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Décision n° 2014-692 DC du 27 mars 2014 - Saisine par 60 députés

Loi visant à reconquérir l'économie réelle
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi visant à reconquérir l'économie réelle, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement le 24 février 2014.

Les députés auteurs de la présente saisine estiment que l'article 1er de la loi déférée porte atteinte à plusieurs principes et libertés constitutionnels.

L'article 1er est le coeur de la loi déférée. Il oblige les chefs d'entreprise à rechercher un repreneur en cas de projet de fermeture d'un établissement qui aurait pour conséquence un projet de licenciement collectif.

A cet égard, il augmente les moyens d'information des salariés, de l'autorité administrative et des collectivités territoriales.

L'employeur doit respecter une procédure déterminée par la loi déférée afin de rechercher un repreneur.

Le comité d'entreprise voit son rôle accru. Il est notamment consulté sur toute offre de reprise à laquelle l'employeur souhaite donner suite. S'il ne donne suite à aucune offre, l'employeur doit présenter au comité d'entreprise un rapport indiquant les motifs qui l'ont conduit, le cas échéant, à refuser la cession de l'établissement.

Le comité d'entreprise peut saisir le tribunal de commerce s'il estime que l'entreprise n'a pas respecté ses obligations ou qu'elle a refusé de donner suite à une offre qu'il considère comme sérieuse. Le tribunal de commerce peut alors sanctionner l'entreprise soit pour non-respect des obligations de recherche d'un repreneur, soit pour refus d'« une offre de reprise sérieuse sans motif légitime ». Cette sanction prend la forme d'une pénalité qui peut atteindre vingt fois la valeur mensuelle du salaire minimum interprofessionnel de croissance par emploi supprimé dans le cadre du licenciement collectif consécutif à la fermeture de l'établissement, dans la limite de 2 % du chiffre d'affaires annuel de l'entreprise.

Les députés requérants estiment que les dispositions de l'article 1er portent atteinte au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle.

Le droit de propriété est garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. La liberté d'entreprendre et la liberté contractuelle découlent de l'article 4 de cette même Déclaration.

Selon une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel admet qu'il est « loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et à la liberté contractuelle, qui découle de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ».

De même, «il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle qui découlent de l'article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi )) (décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, Loi relative à la sécurisation de l'emploi, Cons. 6).

En l'espèce, comme le relève le Rapporteur pour avis de la commission des Lois du Sénat, « la fermeture d'un établissement par une entreprise in bonis, malgré les licenciements qui peuvent en résulter, peut être considérée comme relevant de la liberté d'entreprendre, tandis que le refus de céder à une autre entreprise, qui peut être une entreprise concurrente, même sans motif légitime ou sérieux, peut être considéré comme relevant du droit de propriété. Dans ces conditions, sanctionner un manquement dans l'obligation de rechercher un repreneur et surtout le refus de cession peut s'apparenter à une atteinte à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété, qui ne serait pas nécessairement justifiée par un motif d'intérêt général suffisant » (1)

L'article 1er oblige en effet le chef d'entreprise à respecter une procédure pour rechercher un repreneur mais également à accepter de céder son entreprise à un repreneur potentiel.

A défaut, il peut être sanctionné par le tribunal de commerce. Ce qui est sanctionné c'est donc non seulement la faculté de fermer un établissement mais aussi le refus de céder cet établissement. Il s'agit là d'une atteinte au droit de propriété dans l'un de ses attributs essentiels qui est la libre disposition du bien par le propriétaire. Il s'agit là également d'une atteinte à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle puisque le libre choix du cocontractant n'est pas permis.

Par cet article, le législateur a entendu préserver l'activité économique et l'emploi. Ces objectifs peuvent constituer un motif d'intérêt général. Ceci étant, les atteintes au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle sont excessives et disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi dès lors qu'elles dénaturent les principes et libertés garantis par la Constitution.

De surcroît, dans la décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, le Conseil constitutionnel a censuré des dispositions au motif que « la loi conduit le juge (...) à substituer son appréciation à celle du chef d'entreprise quant au choix entre les différentes solutions possibles » (Cons. 49).

En l'espèce, l'article 1er donne au juge du tribunal de commerce un pouvoir d'appréciation sur le caractère sérieux des offres de reprise et les raisons du chef d'entreprise de refuser une de ces offres, à savoir si ces raisons constituent un motif légitime. Il permet donc au juge de s'immiscer dans le contrôle des choix stratégiques de l'entreprise, ce qui porte atteinte à la liberté d'entreprendre.

Enfin, l'article 1er impose à l'entreprise de « donner accès à toutes informations nécessaires aux entreprises candidates, exceptées les informations dont la communication serait de nature à porter atteinte aux intérêts de l'entreprise ou mettrait en péril la poursuite de l'ensemble de son activité », les entreprises candidates étant tenues à une « obligation de confidentialité ».

Or, la notion d'entreprise candidate n'étant pas définie, il est à craindre que toute entreprise concurrente ait intérêt à obtenir le maximum d'informations par ce biais et à les exploiter.

La méconnaissance de cette obligation pour l'entreprise qui ferme l'établissement peut être sanctionnée par le tribunal de commerce. En revanche, il n'est pas prévu de sanction en cas de la méconnaissance de l'obligation de confidentialité pour les candidats repreneurs. Même si le secret des affaires n'est pas un principe de rang constitutionnel, le déséquilibre entre les obligations de l'entreprise qui ferme un établissement et des candidats repreneurs est ici manifeste. Il porte atteinte à la liberté d'entreprendre.

Les députés requérants estiment que les dispositions de l'article 1er portent atteinte au principe de légalité des délits et des peines.

L'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dispose que« La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »

Les députés requérants partagent l'analyse du Rapporteur pour avis de la commission des
Lois du Sénat et souhaitent citer sa démonstration : « En premier lieu, l'employeur doit «informer, par tout moyen approprié, des repreneurs potentiels » et« réaliser sans délai un document de présentation de l'établissement destiné aux repreneurs potentiels ». Votre rapporteur s'interroge sur le caractère peu réaliste et relativement imprécis de ces obligations, car il n'est pas aisé d'identifier la liste de tous les repreneurs potentiels. Or, il appartiendra au tribunal de commerce de vérifier que cette obligation a été respectée et, s'il y a lieu, de sanctionner l'employeur. Le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, qui trouve à s'appliquer en dehors du domaine pénal à l'égard de toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si elle n'est pas prononcée par une juridiction répressive, suppose que les obligations susceptibles de donner lieu à sanction soient définies de façon suffisamment claire et précise pour éviter une appréciation arbitraire. » (2)

En outre, dans son rapport sur la proposition de loi, la Rapporteure de la Commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale a rappelé les observations du Conseil d'Etat
concernant la constitutionnalité de la sanction (3) : « Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, le Conseil d'État, dans son avis sur la proposition de loi, considère que la constitutionnalité de la sanction peut être assurée si quatre critères cumulatifs sont respectés : réduire les délais et les formalités que devront satisfaire les entreprises, notamment en les articulant davantage avec les procédures existantes de licenciement collectif caractériser davantage la notion d'« offre sérieuse » pour tenter de l'objectiver ; prévoir le cas où l'entreprise peut légitimement refuser une offre, même sérieuse, sans risquer une sanction ; prévoir un montant maximum de la sanction qui ne soit pas disproportionné. »

Or, en prévoyant une sanction qui peut atteindre vingt fois la valeur du SMIC par emploi supprimé, plafonnée à 2 % du montant du chiffre d'affaires et le remboursement des aides attribuées les deux années précédentes, le montant maximum des peines ne répond pas à ces exigences, en particulier à la dernière d'entre elles. Par de tels montants, l'entreprise concernée est en effet susceptible de se voir pénalisée au point que d'autres secteurs d'activité que celui concerné par l'établissement en cause soient menacés.

Le montant maximal de la sanction encourue, alors qu'il s'applique par construction à des licenciements collectifs et à des secteurs économiquement fragiles, est manifestement disproportionné au regard des manquements qu'il sanctionne.

Enfin, il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de censurer la prise en compte du chiffre d'affaires comme critère de plafonnement d'une pénalité : « pour l'instauration d'un plafonnement global du montant des sanctions pouvant être encourues, le législateur a retenu des critères de calcul, alternatifs au seuil de 10 000 euros, en proportion du chiffre d'affaires ou du montant des recettes brutes déclaré, sans lien avec les infractions, et qui revêtent un caractère manifestement hors de proportion avec la gravité des infractions réprimées » (décision no 2013-679 DC du 4 décembre 2013, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, Cons. 49).

Au regard de cette analyse, l'article 1er porte atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.

Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.

(1) Avis n°3l6, Commission des Lois, Sénat, p 29
(2) Avis 11 °316, Commission des Lois, Sénat, p 17
(3) Rapport n° 1238, Commission des affaires économiques, Assemblée nationale, p 76-77