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Décision n° 2014-692 DC du 27 mars 2014 - Saisine par 60 sénateurs

Loi visant à reconquérir l'économie réelle
Non conformité partielle

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les conseillers,

Les Sénateurs soussignés ont 1 'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi visant à reconquérir l'économie réelle, aux fins de déclarer contraires à la Constitution certaines de ses dispositions.

1- S'agissant de l'article 1er

Cet article instaure une obligation de recherche d'un repreneur pour toute entreprise d'au moins mille salariés envisageant un projet de fermeture d'un établissement, ayant pour conséquence un licenciement collectif. II prévoit également une procédure de vérification et de sanction du respect de cette obligation devant le tribunal de commerce. La sanction peut être également encourue si l'entreprise a refusé une offre sérieuse sans motif légitime.

Les Sénateurs requérants estiment que l'article 1er de la loi déférée est contraire aux principes constitutionnels de liberté d'entreprendre, en particulier tel que défini dans votre décision n°200 1-455 du 12 janvier 2002, de droit de propriété et de légalité des délits et des peines.

1) Sur les obligations pesant sur l'entreprise envisageant la fermeture d'un établissement

a. Sur l'obligation de recherche de repreneurs

Le nouvel article L. 1233-57-14 du code du travail créé par l'article 1er de la loi, énumère les obligations de l'employeur une fois qu'il a informé le comité d'entreprise et l'administration de son projet de fermeture de l'établissement.

L'employeur doit notamment « infàrmer, par tout moyen approprié, des re preneurs potentiels de son intention de céder 1 'établissement » et « réaliser sans délai un document de présentation de l'établissement destiné aux re preneurs potentiels ».

Cette définition de l'obligation de 1' employeur est imprécise, car il est impossible d'identifier la liste de tous les repreneurs potentiels. Il appartiendra donc au tribunal de commerce de vérifier que cette obligation a été respectée et, s'il y a lieu, de sanctionner l'employeur.

Or, le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, tel qu'il ressort de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, trouve à s'appliquer en dehors du domaine pénal à l'égard de toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si elle n'est pas prononcée par une juridiction répressive. En 1 'espèce, la sanction, bien qu'elle soit de nature civile, doit donc être définie de façon suffisamment claire et précise pour éviter une appréciation arbitraire, à défaut de quoi elle serait inconstitutionnelle.

Votre Conseil a procédé à un tel examen par exemple dans sa décision n° 92-307 OC du 25 février 1992.

Les Sénateurs requérants sont donc fondés à demander 1' annulation de ces dispositions contraires au principe de légalité des délits et des peines.

b. Sur l'obligation de communication d'informations aux repreneurs potentiels

De même, une autre obligation de l'employeur prévue à l'article L 1233-57-14 du code du travail consiste à« donner accès à toutes informations nécessaires aux entreprises candidates à la reprise de l'établissement, exceptées les informations dont la communication serait de nature à porter atteinte aux intérêts de l'entreprise ou mettrait en péril la poursuite de l'ensemble de son activité ».

Une telle disposition vise à encadrer très strictement les modalités de négociation entre l'entreprise cédante et les éventuels repreneurs.

Or, de telles négociations sont d'habitude couvertes par le régime de la liberté entre les parties et du secret des affaires, en laissant nécessairement une certaine marge d'appréciation au cédant sur les informations qu'il souhaite communiquer à d'éventuels repreneurs.

En l'état, il est difficile d'appréhender de façon précise la nature des informations que le cédant ne serait pas tenu de communiquer, celles « dont la communication serait de nature à porter atteinte aux intérêts de l'entreprise ou mettrait en péril la poursuite de l'ensemble de son activité ».

L'obligation de communication de l'employeur manque ainsi de précision. Pour apprécier le respect de cette obligation, le tribunal de commerce, s'il est saisi, aura nécessairement une forte capacité d'appréciation de la situation concrète soumise à son jugement. En outre, si la méconnaissance de cette obligation, pour l'entreprise qui ferme l'établissement est assortie de peines ; en revanche, la méconnaissance de l'obligation de confidentialité pour les candidats re preneurs n'est pas sanctionnée.

La notion d'entreprise candidate n'étant pas définie, autant dire que toute entreprise concurrente a intérêt à obtenir le maximum d'informations par ce biais et à les exploiter.

Même si le secret des affaires n'est pas un principe de rang constitutionnel, le déséquilibre entre les obligations de 1' entreprise qui ferme un établissement et des candidats repreneurs est ici manifeste. En ne sanctionnant pas l'obligation de confidentialité, le législateur méconnaît sa compétence. En obligeant à la fourniture d'informations, il porte atteinte à l'égalité entre les entreprises, ouvrant la voie à des distorsions de concurrence et en ne préservant pas la compétitivité de l'entreprise, comme l'exige la décision du 12 janvier 2002, il porte atteinte à la liberté d'entreprendre.

Un tel dispositif est donc contraire au principe de légalité des délits et des peines et doit être invalidé.

c. Sur le refus d'une offre pour un motif légitime

Comme il vient d'être mentionné, l'entreprise doit mener une recherche active d'un repreneur, et à la suite de celle-ci, il va recevoir des offres.

L'article L. 773-1 du code du commerce pose le principe qu'il ne peut refuser une offre qu'à la condition qu'il puisse faire valoir un« motif légitime de refus ».

L'article L. 772-2 du même code qualifie ce motif légitime comme la « mise en péril de l'ensemble de l'activité de l'entreprise ».

Cette limitation dans la possibilité de l'employeur de refuser une offre est inacceptable.

En effet, elle ne couvre pas tous les cas envisageables de motifs légitimes, à savoir : une obligation légale ou conventionnelle, la mise en œuvre d'un projet local d'urbanisme, l'interdiction d'une technique ou d'une production exploitée dans cet établissement… le cas le plus fréquent de refus étant certainement la proposition d'un prix excessivement bas par rapport à la valeur des actifs que comporte l'établissement.

Exclure tout autre motif que celui mentionné ci-dessus, dont toute appréciation de la viabilité du repreneur, de la volonté de celui-ci de préserver l'emploi, des risques d'altération de la concurrence, de délocalisation à court terme, ou encore de prix notablement insuffisant, constitue une atteinte à la liberté d'entreprendre.

Ainsi, ce dispositif méconnaît la liberté d'entreprendre, puisqu'il limite le cas du refus de cession légitime à une seule hypothèse, et la séparation des pouvoirs, puisqu'à l'inverse de la décision censurée pour un autre motif en 2002, il impose au juge un critère exclusif d'appréciation. Il représente également une atteinte grave au droit de propriété visé par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Les Sénateurs requérants demandent donc au Conseil constitutionnel d'invalider cette disposition.
2) Sur la procédure de vérification et de sanction en cas de non-respect des obligations de recherche d'un repreneur

L'article 1er institue, au sein du livre VII du code de commerce relatif aux procédures collectives, une procédure de contrôle par le tribunal de commerce de l'obligation de rechercher un repreneur : il vérifiera le respect des obligations qui s'imposent à l'employeur et, en cas de manquement, fixera une sanction financière.

L'article L. 773-1 du code de commerce prévoit que cette pénalité pourra atteindre vingt fois la valeur mensuelle du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), dans la limite de 2 % du chiffre d'affaires annuel.

Or, le droit de propriété et la liberté d'entreprendre sont des principes qui doivent protéger la faculté de l'entreprise de fermer un établissement et de refuser de le céder, comme l'a souligné le rapport pour avis de la Commission des lois du Sénat.

En effet, la fermeture d'un établissement par une entreprise, malgré les licenciements qui peuvent en résulter, peut être considérée comme relevant de la liberté d'entreprendre, tandis que le refus de céder à une autre entreprise, qui peut être une entreprise concurrente, même sans motif légitime ou sérieux, peut être considéré comme relevant du droit de propriété.

Dans ces conditions, sanctionner un manquement dans l'obligation de rechercher un repreneur et surtout le refus de cession peut s'apparenter à une atteinte à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété.

Certes, votre Conseil admet que la liberté d'entreprendre, visée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, puisse recevoir des limitations au nom de l'intérêt général, mais à condition que cette liberté ne soit pas dénaturée ou ne reçoive pas des atteintes disproportionnées (Décisions n° 1998-401 DC du 10 juin 1998 et n°2000-439 DC du 16 janvier 2001).

S'agissant du droit de propriété, votre Conseil admet qu'il soit apporté des limitations au droit de disposer de ses biens, attribut essentiel du droit de propriété qui est en cause avec la loi, à la condition que l'atteinte soit justifiée par un motif d'intérêt général et qu'elle ne soit pas disproportionnée.

Dans sa décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 sur la loi de modernisation sociale, votre Conseil a censuré la nouvelle définition du licenciement économique, au motif que « la loi conduit le juge (…) à substituer son appréciation à celle du chef d'entreprise quant au choix entre les différentes solutions possibles » (considérant 49). Cette considération paraît transposable au cas prévu par la présente loi, dans laquelle le juge doit apprécier si l'entreprise a reçu des offres sérieuses de reprise et si elle disposait d'un motif légitime pour refuser ces offres.

En outre, dans la mesure où la loi institue une pénalité ayant le caractère d'une sanction prononcée par une autorité juridictionnelle, il y a lieu de veiller au principe de légalité des délits et des peines, conformément à la jurisprudence constitutionnelle. Or, comme cela a été précédemment évoqué, le manque de consistance et l'imprécision de certaines obligations instaurées dans le code du travail, susceptibles de justifier une sanction, sont contraires à ce principe.

La gravité des atteintes aux différents principes constitutionnels ne peut être justifiée par le motif d'intérêt général de préservation de l'activité économique et de l'emploi.

Quant au mécanisme des sanctions, il devait, selon les termes mêmes du rapport de la commission des affaires économiques de l'Assemblée (Doc. AN ! 1 °1238) obéir au respect de règles claires : « le Conseil d'État, dans son avis sur la proposition de loi, considère que la constitutionnalité de la sanction peut être assurée si quatre critères cumulatifs sont respectés :
- réduire les délais et les formalités que devront satisfaire les entreprises, notamment en les articulant davantage avec les procédures existantes de licenciement collectif ;
-caractériser davantage la notion d'« offre sérieuse » pour tenter de l'objectiver ;
- prévoir le cas où l'entreprise peut légitimement refuser une offre, même sérieuse, sans risquer une sanction ;
-prévoir un montant maximum de la sanction qui ne soit pas disproportionné. ».

En prévoyant une sanction qui peut atteindre vingt fois la valeur du SMIC par emploi supprimé plafonné à 2 % du montant du chiffre d'affaires et le remboursement des aides attribuées les deux années précédentes, le montant maximum des peines ne répond pas à ces exigences, en particulier à la dernière d'entre elles. Par de tels montants, l'entreprise concernée est susceptible de se voir pénalisée au point que la survie d'autres secteurs d'activité que celui concerné par l'établissement en cause sera menacée. Il convient également de rappeler que vos décisions n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013 et n° 2013 - 685 DC du 29 décembre 2013 ont censuré la prise en compte du chiffre d'affaires comme critère de plafonnement d'une pénalité « critère de calcul du maximum de la peine encourue sans lien avec les infractions réprimées et qui revêt un caractère manifestement hors de proportion avec leur gravité ». Si en l'espèce ce plafond n'est pas le seul critère applicable, en lui-même il ne peut servir à établir un montant maximum de pénalité, ainsi que les décisions citées le démontrent.

Quant au montant de 20 SMIC, alors qu'il s'applique par construction à des licenciements collectifs et à des secteurs économiquement fragiles, il est manifestement disproportionné au regard des manquements parfois anodins qu'il sanctionne - un défaut d'information, une insuffisance de documentation ou de renseignements pourront toujours être mis en exergue - et méconnaît de ce fait les exigences de l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'homme et du Citoyen.

A titre complémentaire, on ajoutera que la pénalité en cause ne peut être affectée « dans les conditions prévues par la loi de .finances » s'agissant d'une pénalité prononcée par le tribunal de commerce. L'affectation d'une imposition à une personne morale est ainsi possible dans les conditions prévues par l'article 2 de la L.O.L.F. Dans la mesure où ces pénalités ne sont pas des impositions de toute nature, sont méconnus les articles 34 et 2 de la L.O. L.F ainsi que son chapitre III. En outre, le dispositif est, dans son principe, des plus étonnants : comment justifier sans méconnaître le respect du principe de la séparation des pouvoirs que le montant d'une pénalité prononcée par un tribunal de commerce, qui est une amende civile, soit affecté automatiquement à un établissement public par un mécanisme qui relèverait de la loi de finances ?

Pour l'ensemble de ces raisons, les Sénateurs requérants sollicitent l'abrogation de l'article 1er.

II- S'agissant de l'article 8

L'article 8 comporte, en particulier, un dispositif permettant aux comités d'entreprises de demander au président du tribunal de grande instance la communication d'éléments d'information manquants à l'élaboration de l'avis qu'il doit rendre sur une offre publique d'acquisition. Cette saisine ne prolonge pas les délais dans lesquels l'avis doit être rendu.

Le II de l'article L.2323-23 prévoit ensuite un dispositif dont la citation intégrale s'impose : « Cette saisine n'a pas pour effet de prolonger le délai dont dispose le comité pour rendre son avis. Toutefois, en cas de difficultés particulières d'accès aux informations nécessaires à la formulation de l'avis du comité d'entreprise, le juge peut décider la prolongation du délai prévu au deuxième alinéa du I, sauf lorsque ces difficultés résultent d'une volonté manifeste de retenir ces informations de la part de la société faisant l'objet de l'offre ».

Aucune explication n'a été fournie à l'appui de la notion de volonté manifeste de rétention d'information lors de cette adjonction, en nouvelle lecture à 1'Assemblée nationale.

Au cours de la séance du 24 février 2014, le gouvernement a « interprété » ce dispositif : « afin de clarifier la compréhension du texte, le Gouvernement indique que le juge pourra évidemment prolonger le délai accordé au comité d'entreprise pour rendre son avis si la direction de la société qui fait l'objet de l'offre ne transmet pas certaines informations dans un autre but que de faire obstacle à cette offre ». On ne peut que s'interroger sur quel serait ce « but » et on ne peut que constater que, selon le texte, le juge ne peut prolonger le délai dans cette hypothèse, alors que le gouvernement affirme cette possibilité.

Une telle « clarification » n'en est pas une ; par son imprécision, le texte méconnaît les exigences de clarté et d'intelligibilité de la loi qui découlent des articles 4, 56 et 16 de la Déclaration (n° 98-401 OC, 10 juin 1998, 99-421 OC du 16 décembre 1999, 2001-455 DC, 12 janvier 2002,) dont résulte en particulier une exigence de précision (n° 2000-437 DC, 19 décembre 2000, cons. 3) laquelle fait ici totalement défaut. En conséquence, cette imprécision posera des difficultés d'application. Par exemple, la prolongation des délais de procédure retarde d'autant une opération de cession et porte donc atteinte à la liberté d'entreprendre, qui en l'espèce est la liberté de vente et d'acquisition d'une entreprise.

Pour ces raisons, l'article 8 doit être déclaré contraire à la Constitution.

III- S'agissant de l'article 9

L'article 9 est contraire aux exigences d'intelligibilité et de clarté de la loi, au droit de propriété, tel qu'il résulte des articles 17 et 2 de la Déclaration, et à la liberté d'entreprendre.

Selon la législation en vigueur, le nombre total des actions attribuées gratuitement ne peut excéder 10 % du capital social à la date de la décision de leur attribution par le conseil d'administration ou le directoire, exceptionnellement 15 % pour des PME.

Le dispositif de l'article 9, qui ne faisait pas partie de la proposition de loi initiale, porte ce plafond sous certaines conditions à 30 % sans remettre en cause le texte de l'actuel article L. 225-197-1 du code de commerce, qu'il modifie par ajouts. La commission de l'Assemblée nationale a adopté un premier amendement de la rapporteure « visant à élever le plafond de distribution d'actions gratuites de 10 % à 30 %, à la condition toutefois que la distribution concerne l'ensemble du personnel salarié de l'entreprise ». Cette première partie de dispositif maintient donc la possibilité ouverte par l'article L 225-197-1 du code de commerce de distribuer % d'actions gratuitement sans conditions, le pourcentage s'élevant à 30 % si la distribution concerne tous les salariés.

A partir de ce premier dispositif, le Sénat en première lecture a prévu d'ajouter que « l'écart entre le nombre d'actions distribuées à chaque salarié ne peut être supérieur à un rapport de un à cinq ». En dépit du rejet du texte par le Sénat, c'est cette version qui est retenue par un amendement adopté à l'Assemblée nationale le 17 février, sans que soit précisé le champ d'application de ce dernier élément.

Ni le texte, ni ces apports successifs, ne permettent de déterminer si les attributions qui se font en dessous du plafond de 10 % sont ou non concernées par ces limites, notamment lorsqu'une attribution d'actions gratuites concerne tous les salariés. Soit il convient de faire une lecture globale de l'ajout que constitue l'article 9, et, dans ce cas, les écarts de un à cinq ne concernent que le cas où la distribution dépasse 10 %, soit il convient de faire une lecture globale de l'article L. 225-197-1 du code de commerce, et, dans ce cas, toute distribution d'actions concernant l'ensemble des salariés doit respecter les limites tenant au nombre d'actions distribuées à chaque salarié, soit enfin, en appliquant la règle de l'écart de un à cinq à tous les cas, le nouveau texte impose celle-ci à toute distribution gratuite d'actions, quel que soit le nombre de salariés concernés.

Cette ambiguïté pourrait être dépassée si on se référait seulement aux propos tenus par le gouvernement au cours de la lecture définitive, le 24 février, à 1'Assemblée nationale : « Le Gouvernement souhaite préciser, et telle était bien votre intention, que cette nouvelle règle encadrant la distribution d'actions gratuites ne s'appliquera pas de manière cumulative sur plusieurs résolutions successives d'autorisation d'attribution d'actions gratuites. Elle ne s'appliquera donc que dans le cas où une assemblée générale extraordinaire a autorisé, pour un délai déterminé ne pouvant dépasser trente-huit mois, une attribution d'actions gratuites à 1'ensemble des salariés. Dès lors, elle ne trouvera pas à s'appliquer si l'employeur décidait, comme c'est déjà possible aujourd'hui, d'une attribution d'actions gratuites à certains salariés dans la limite de JO% du capital. ».Cette interprétation indique que la limite de un à cinq s'applique à toute distribution d'actions gratuites, dès lors qu'elle concerne tous les salariés, que le plafond de 10 % soit ou non atteint.

Le recours aux travaux préparatoires paraît, au regard du texte lui-même, pat1iculièrement hasardeux : cette interprétation ne résulte nullement des amendements adoptés, elle est opposée à celle qu'en donne M. le Sénateur Desessart, le 4 février, lorsqu'il soutient l'amendement sans faire référence à un plafond ; cette interprétation ne résulte nullement des amendements adoptés ; elle ajoute à la lettre du texte sans permettre de confirmer, ni d'infirmer l'interprétation du Gouvernement. Elle incitera sans nul doute les entreprises à maintenir une politique sélective d'attributions d'actions, et donc à ne pas attribuer d'actions à tous leurs salariés, même en deçà du plafond de 10 %, à supposer que dans ce cas la limite tenant à l'écart de un à cinq ne soit pas applicable.

Toujours est-il que nul n'est capable d'indiquer, si une entreprise dispose toujours de la faculté de sélectionner les salariés bénéficiaires tant qu'elle ne franchit pas le seuil de 10 % sans respecter la règle de l'écart de 1 à 5, ce qui paraît contraire à la volonté des auteurs d'amendements à l'origine de ce dispositif, si, dans l'hypothèse où une entreprise attribue 9 % d'actions gratuites à tous ses salariés, l'écart de 1 à 5 doit être respecté, comme le prétend le gouvernement appliquant ce dispositif sans égard au plafond de 10 %, ou encore , si dans l'hypothèse où elle décide d'attribuer 15 % d'actions à tous les salariés seule la part située au-delà de 10 % doit respecter cet écart, comme la logique des adoptions successives d'amendements incite à le penser. Au-delà, il convient également de s'interroger sur le point de savoir si l'écart doit s'appliquer à la distribution elle-même ou s'il porte sur le stock détenu par chaque salarié à l'issue d'opérations de distribution successives.

Or, c'est bien à la loi, et à elle seule, qu'il incombe de déterminer si une attribution gratuite d'actions doit respecter certaines limites. En l'espèce, l'absence totale de clarté et d'intelligibilité de la loi rejoint le fait que la compétence du législateur ne s'est pas exercée dans sa plénitude : on ne sait si le fait générateur de la limite sur le nombre d'actions distribuées est ou non l'application du plafond de 30 %, ni si cette limite est calculée en stock ou par opération de distribution (V. n° 20 Il- 644 DC du 28 décembre 20 Il). Il existe en l'espèce une contradiction entre un dispositif qui porte de 10 % à 30 % le plafond en cas d'attribution à tous les salariés et l'application, semble-il générale, d'un autre dispositif, même en deçà du plafond de 10 % (n° 2012- 662 DC du 29 décembre 2012, C. 84 portant notamment sur la distribution d'actions gratuites).

En se fondant sur l'interprétation du gouvernement- à savoir que le texte nouveau ne change pas les conditions dans lesquelles sont attribuées les actions gratuites tant que l'attribution ne concerne pas tous les salariés, le texte comporterait alors une évidente rupture d'égalité, relevée, lors des débats à l'Assemblée nationale en deuxième lecture, le 17 février, par le gouvernement lui-même : « inscrire dans la loi que le rapport des actions distribuées entre chaque salarié ne doit pas être supérieur à un rapport de un à cinq me semble particulièrement lourd. Pour commencer, le législateur peut difficilement arrêter une telle règle sans que l'on sache exactement les répercussions que cela aura sur les politiques de distribution des entreprises. Ensuite, prévoir un rapport fixe, quelles que soient les entreprises, me semble particulièrement rigide. Au total, je crains que votre amendement ne conduise les entreprises à renoncer à exercer la nouvelle faculté dont les députés avaient souhaité les doter : la capacité de distribuer en plus grand nombre des actions gratuites à tous leurs salariés pour encourager le développement de 1 'actionnariat salarié. ». Les objectifs du législateur, présentés en cours de débat, de faciliter la distribution d'actions gratuites, d'encourager une stabilité de l'actionnariat et l'égalité entre les salariés, sont méconnus, puisque les entreprises seront naturellement incitées à rester en deçà du plafond de 10 % et, si l'interprétation donnée in fine par le gouvernement prévaut, à ne surtout pas distribuer, en deçà de ce plafond, des actions à tous les salariés, si elles souhaitent faire de cette distribution un instrument de gestion, par exemple pour inciter aux changements de postes ou pour récompenser une action particulière dans l'entreprise ou à lutter contre les appels d'un salarié par la concurrence.

Au surplus, et quelle que soit l'interprétation retenue, le texte de l'article 9 méconnaît le droit de propriété, dont les distributions d'actions font naturellement partie (n° 81-132 DC du 16 janvier 1982). Le gouvernement relève d'ailleurs le caractère strict et uniforme du texte, qui fait obstacle à la libre disposition, par un conseil d'administration, de ses titres de propriété et de vote et limite l'émission et la distribution d'actions. Or, le droit de propriété doit garantir l'initiative de l'affectation du capital d'une entreprise et l'exercice des droits attachés à ces valeurs (n° 2011-215 QPC du 27 janvier 20 12), faute de quoi 1' article 17 de la Déclaration est méconnu. Tel est le cas en l'espèce : l'entreprise ne dispose plus de la pleine liberté d'attribution d'actions, donc de son capital et des droits qui y sont attachés.

Même en retenant que la privation du droit de propriété ne serait pas totale, puisque les conditions posées ne font pas totalement obstacle au droit de propriété lui-même mais bien à son exercice qu'elles limitent de façon drastique, « en l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article [17], il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi » ( n° 2011-212 QPC du 20 janvier 2012) . Il a déjà été indiqué que 1 'atteinte portée au droit d'attribution n'était justifiée par aucun motif d'intérêt général suffisant, puisqu'elle décourage, de facto l'attribution d'actions gratuites à tous les salariés. Il convient d'ajouter que la limite ainsi posée n'est pas proportionnée à l'objectif poursuivi. L'attribution gratuite d'actions n'est pas un élément de base du lien salarial. Elle ne peut être qu'un encouragement, un avantage, une forme d'émulation ou de reconnaissance ou de fidélisation. Dès lors, le plafonnement en fonction d'une attribution égalitaire - quel qu'en soit le champ d'application- n'est pas proportionné à l'objectif poursuivi par le législateur.

Il n'est pas besoin, pour les mêmes motifs, d'insister sur l'atteinte à la liberté d'entreprendre tant celle-ci est évidente : la libre disposition des distributions d'actions est un moyen d'assurer la croissance externe des entreprises, en encourageant les équipes, en récompensant les salariés les plus performants ou la prise de risque, en luttant contre les appels concurrentiels. Les atteintes qui peuvent être portées à la liberté d'entreprendre doivent être proportionnées à l'objectif poursuivi (n° 2000-439 DC du 16 janvier 2011). Tel n'est pas le cas en l'espèce où l'atteinte portée pose un obstacle évident à des choix de gestion de l'entreprise soit en mettant tous les salariés dans une situation identique au regard d'un avantage destiné à leur motivation, soit en incitant fortement 1 'entreprise à pratiquer une différence d'attribution en restant en deçà du« seuil » de 10 % et en n'attribuant surtout pas des actions à l'ensemble des salariés. Dans les deux cas, le législateur méconnaît la liberté d'entreprendre par une contrainte injustifiée et inappropriée.

Pour ces raisons, l'article 9 doit être déclaré contraire à la Constitution.