Contenu associé

Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012 - Saisine par 60 sénateurs

Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi
Non conformité totale

Monsieur le Président
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,

Nous avons l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Sénat le 23 janvier 2012.
Il va de soi, mais nous tenons à le préciser afin d'éviter toute ambiguïté, que la présente saisine est exclusivement motivée par des considérations de principe et de rigueur constitutionnelle, cependant que ses auteurs, comme la majorité de leurs collègues parlementaires, jugent également odieuses toutes les mises en cause de la réalité de faits dont la mémoire doit demeurer, dont le souvenir est douloureux pour les descendants de ceux qui en furent les victimes, et dont nous nous sentons pleinement solidaires.
En d'autres termes, contester cette loi n'est certes pas cautionner le moindre négationnisme, mais seulement rappeler au respect de notre loi fondamentale.
Or, celle-ci nous paraît gravement méconnue dans plusieurs de ses principes les plus éminents, parmi lesquels ceux des libertés de communication et d'expression, d'une part, de légalité des délits et des peines, d'autre part.

A - Sur les libertés de communication et d'expression

1. La libre communication des pensées et des opinions est, comme l'affirme l'article 11 de la Déclaration de 1789, « un des droits les plus précieux de l'Homme » et c'est pour cela que chacun peut donc « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».
Se trouvent ainsi proclamées simultanément la liberté de communication, qui porte sur les moyens d'émettre ou de recevoir des pensées, opinions ou informations, et la liberté d'expression, qui porte sur le contenu de ces pensées et opinions (1).
Sur cela, qui est déjà substantiel, le Conseil constitutionnel a tenu à préciser que ces libertés sont d'autant plus essentielles que leur « exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale » (2) et même, plus nettement encore, « une condition de la démocratie » (3).

2. Cette liberté n'a de sens que celui de protéger les expressions qui choquent, qui heurtent ou qui dérangent, puisque les autres, par définition, n'ont nul besoin de sauvegarde. En conséquence, le fait que tel discours puisse être pénible, voire insupportable, à certains de ceux qui le reçoivent, loin d'être motif suffisant à l'interdire, traduit, au contraire, l'exercice de cette liberté fondamentale.
Le principe est donc simple qui veut que la liberté soit la règle, avec tout ce qu'elle peut parfois impliquer de trouble ou de réprobation, et que les limitations soient l'exception, dûment circonscrites car il s'agit toujours d'atteintes à la liberté.
C'est ce que le Conseil constitutionnel exprime désormais en considérant que « les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » (4).

3. La question immédiate qui se pose alors est celle des critères de cette nécessité. Le Conseil constitutionnel y a précocement répondu lorsqu'il a considéré, dès 1982, que la liberté devait être conciliée avec « les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels, auxquels ces modes de communication, par leur influence considérable, sont susceptibles de porter atteinte » (5), affirmation que l'on retrouve dans des décisions plus récentes. (6)

Il en résulte qu'imposer des limitations ne relève pas d'une libre appréciation du législateur, qui serait fondée sur ce qu'il estimerait souhaitable ou opportun, mais que cela doit tendre à satisfaire l'un des objectifs de valeur constitutionnelle qui, du fait même de cette valeur, peuvent seuls légitimer une restriction de la liberté.
Il va de soi, en effet, que cette dernière cesserait d'être si des motivations infra-constitutionnelles
pouvaient suffire à la remettre en cause.

4. C'est à la lumière des ces rappels sommaires qu'il convient d'examiner la loi déférée. On constate alors, premièrement, que les libertés de communication et d'expression seraient évidemment atteintes, deuxièmement, qu'elles le seraient par des mesures qui ne seraient nullement « nécessaires, adaptées et proportionnées ».

5. Contester ou minimiser un génocide peut être, selon les cas, aberrant ou odieux, souvent les deux à la fois. Pour autant, cela demeure une pensée, une opinion, quelque pénible qu'elle puisse être, qui peut même se révéler argumentée, parfois avec des prétentions scientifiques plus ou moins justifiées.
Or cette pensée ou cette opinion exposerait son auteur à une condamnation pénale, lourde de surcroît. L'atteinte à la liberté, qui ne se mesure certes pas, et plutôt au contraire, à la sympathie que l'on peut avoir pour l'opinion exprimée, ne souffre donc guère de doute.

6. Elle porterait sur le fait de contester ou minimiser « l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide défini à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française ».
A priori, seul serait concerné le génocide arménien de 1915 (7), ce qui appelle deux observations essentielles.
La première est pour souligner que ce drame historique, avéré, n'a cependant donné lieu à aucune reconnaissance par une convention internationale, ni par des décisions de justice passées en force de chose jugée. Comme l'a relevé le rapporteur au Sénat, le Président Sueur : « sur un plan strictement juridique, il n'existe pas de définition précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement » (8). En ceci, il se distingue du génocide visé par la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990.
La seconde observation consiste à relever que si la loi déférée était promulguée, elle donnerait au Parlement une compétence nouvelle que n'a certes pas prévue l'article 34 de la Constitution, non plus qu'aucune autre de ses dispositions.

7. En effet, le législateur pourrait, dans l'avenir, prendre sur lui de déterminer une sorte de vérité officielle par détermination de la loi, en reconnaissant l'existence d'un génocide, avec comme conséquence automatique d'étendre le champ de l'interdit ici envisagé.
L'histoire de l'humanité n'est pas avare de tragédies. Toutes, même, n'appartiennent pas au passé, plus ou moins lointain.
D'un côté, donc, s'engageraient des batailles de mémoire, dont les vainqueurs seraient ceux qui parviendraient à obtenir la reconnaissance législative. De l'autre, toutes sortes de circonstances politiques pourraient conduire le Parlement à qualifier de génocide un drame en cours, particulièrement horrible ou poignant, avec comme effet que ce ne seraient plus seulement les historiens mais également les journalistes qui seraient mis dans l'impossibilité d'accomplir normalement leur tâche, sauf à risque d'en répondre pénalement.

8. Dès lors, la loi qui vous est déférée est deux fois attentatoire aux libertés de communication et d'expression : une fois à propos du génocide arménien, une seconde fois à propos de tout génocide que le Parlement déciderait de reconnaître dans l'avenir, sans que le Conseil constitutionnel puisse alors y faire échec s'il laissait promulguer le texte qui aurait rendu possible cet ajout considérable, cette extension dangereuse et imprévue de l'article 34 de la Constitution et de la compétence du législateur.

9. A cette démonstration sur la gravité de l'atteinte à la liberté et sur l'atteinte consécutive à l'article 34, s'ajoute un autre élément.
La loi est libellée de telle sorte qu'elle incrimine la minimisation outrancière.
Indépendamment des problèmes que cette notion pose au regard d'un autre principe (infra B), elle signifie que toute démonstration qui tendrait à établir, par exemple, qu'un massacre impitoyable et méthodique a eu lieu mais que celui-ci, pour des raisons de fait ou de droit que l'auteur donnerait, ne lui paraît cependant pas relever de la catégorie juridique du génocide, pourrait être poursuivie. Pour le dire autrement, si la loi a reconnu un génocide, aucune autre qualification ne serait plus possible, sauf à provoquer des sanctions pénales.
Or, le Conseil constitutionnel a très logiquement considéré, à propos de la liberté proclamée à l'article 11 de la Déclaration de 1789, que « cette liberté implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l'expression de sa pensée ».
Ici, pourtant, c'est le choix des termes employés - en pariant, par exemple, de massacres systématiques au lieu de génocide - qui serait le fait générateur de l'infraction. Il s'agit là d'une circonstance encore aggravante à l'atteinte frontale que le texte adopté porterait à la liberté de l'article 11 de la Déclaration de 1789.

10. Pourrait également être mobilisée, enfin, la liberté des enseignants et des chercheurs. Le Conseil constitutionnel, en effet, n'a pas manqué de rappeler que « par leur nature, les fonctions d'enseignement et de recherche exigent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des enseignants-chercheurs soient garanties » (10).
L'on n'y insistera pas, même s'il fallait la mentionner pour mémoire et a fortiori, car la question n'intéresse pas les seuls historiens mais, comme on l'a vu, les journalistes aussi et, au-delà de ces professions, les citoyens en général, que concerne ou préoccupe la défense des libertés.

11. L'existence de ces atteintes étant établie, il reste à rechercher si elles pourraient être jugées « nécessaires, adaptées et proportionnées ».
Relevons déjà qu'il faudrait des motifs singulièrement puissants pour justifier une mesure qui violerait simultanément tant la liberté de communication que la liberté d'expression, la liberté de s'exprimer avec les mots de son choix, la liberté des enseignants et des chercheurs ...
Ils sont inexistants, au regard des indications données en la matière par le Conseil constitutionnel lui-même.
Les objectifs de valeur constitutionnelle, seuls de nature à rendre légitime une restriction à l'article 11 de la Déclaration de 1789, sont, rappelons-le (supra, 3), la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels. Le dernier n'est pas ici en cause et seuls pourraient donc être envisagés les deux premiers.

12. S'agissant de l'ordre public, c'est lui qui est directement visé par la décision cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, que visait explicitement la proposition de loi initiale.
De fait, le Conseil de l'Union européenne y recommande aux Etats d'introduire des dispositifs répressifs dans leur droit pénal notamment, selon le c) de l'article premier, pour sanctionner « l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l 'humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d'un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique ».
Mais il n'y a lieu à procéder ainsi, toujours selon le même article, que dans les cas où « le comportement est exercé d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes ou d'un membre d'un tel groupe ».
Cette seconde condition n'est manifestement pas présente, et chacun doit s'en féliciter, sur le seul génocide aujourd'hui expressément reconnu par la loi (11). Nos compatriotes d'origine arménienne, heureusement, ne font l'objet d'aucune incitation à la haine ou à la violence, mais plutôt de solidarité dans la compassion, pas plus, à vrai dire, qu'il ne se trouve de voix significatives ou nombreuses pour contester ou même banaliser le génocide dont leurs parents furent victimes.
Dans ces conditions, l'objectif de sauvegarde de l'ordre public est purement et simplement absent.
A ceux qui pourraient s'offusquer des conséquences de ce constat, qui pourraient s'étonner de ce qu'il faille attendre la survenue éventuelle de troubles graves pour y remédier, au risque, ce faisant, de les encourager, on répondra que c'est effectivement le prix normal de la liberté : celle-ci ne saurait être limitée pour faire face à des dangers qui ne seraient que virtuels.

13. Qu'en est-il alors de l'autre objectif de nature à justifier un interdit, le respect de la liberté d'autrui ? Il est tout aussi inexistant au cas présent.
Ce n'est pas une liberté, en effet, que celle qui doterait chacun d'un droit à n'être jamais choqué ou heurté, y compris de manière douloureuse. La liberté d'autrui qu'il s'agit de protéger est une liberté objective, celle de tous, qui pourrait se trouver atteinte, par exemple, par des propos racistes ou xénophobes dont les victimes ne seraient pas seulement ceux qui en seraient les cibles directes, mais aussi tous ceux qu'insupporte ces atteintes aux personnes que sont, par essence, le racisme et la xénophobie.
Au contraire, la liberté d'autrui qu'il s'agit de protéger ne saurait être une liberté subjective, qui dépendrait de l'histoire personnelle ou familiale et de la sensibilité de chacun, faute de quoi il n'y aurait plus de limites aux atteintes qui pourraient alors être portées au droit de s'exprimer. Le mauvais goût, l'erreur, la stupidité ou l'aberration même ne sauraient être matière à interdits.
En conséquence, on cherche en vain ici quelle liberté d'autrui serait aujourd'hui menacée dans le droit en vigueur, et ne pourrait être respectée que grâce à la loi déférée.

14. Ainsi, à s'en tenir aux objectifs de valeur constitutionnelle que le Conseil constitutionnel, à juste titre, a déclarés seuls propres à rendre éventuellement nécessaires des atteintes à la liberté, ils ne sont pas présents en l'espèce, ce qui ne laisse donc subsister que la violation de la liberté.
On peut encore ajouter, quoi que ce soit presque surabondant, que les mesures voulues par la loi déférée ne sont, de toute façon, pas adaptées et proportionnées.
Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler que le Conseil constitutionnel, récemment, a jugé un interdit disproportionné, dans des termes qui font directement écho à la question ici analysée.
Il s'agissait déjà de la loi du 29 juillet 1881. Le contentieux portait sur l'interdiction opposée, aux personnes poursuivies pour diffamation, d'apporter la preuve de la vérité des faits diffamatoires, lorsque ceux-ci concernent des faits datant de plus de dix ans. Si le Conseil constitutionnel a admis l'idée selon laquelle un souci de recherche de la paix sociale peut autoriser des restrictions, en revanche il a considéré que : « cette interdiction vise sans distinction, dès lors qu'ils se réfèrent à des faits qui remontent à plus de dix ans, tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général ; que, par son caractère général et absolu, cette interdiction porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas proportionnée au but poursuivi ; qu'ainsi, elle méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789 » (12).
Certes, il s'agissait là d'un droit à l'oubli tandis que c'est de son exact opposé, le devoir de mémoire, qu'il est ici question. Mais il n'y a juridiquement nulle raison que le Conseil constitutionnel fasse preuve de moins de vigilance sur celui-ci que sur celui-là.

15. Il résulte donc de ce qui précède que la loi déférée, premièrement, est gravement attentatoire aux libertés de communication et d'expression ; deuxièmement, que cette méconnaissance s'aggrave d'une violation du droit de chacun à exprimer sa pensée ou ses opinions dans les mots de son choix ; troisièmement, qu'elle s'alourdit encore d'une entrave à la liberté, constitutionnellement consacrée, des enseignants et des chercheurs ; quatrièmement, que ces atteintes graves et multiples ne sont justifiées par aucune des nécessités qui pourraient, constitutionnellement, les rendre légitimes ; cinquièmement, enfin, qu'elles sont en outre disproportionnées. Le tout, de surcroît, est couronné par la révélation d'une compétence nouvelle que le Parlement s'attribuerait, au mépris des termes de l'article 34 de la Constitution.
Cette première série de griefs ne laisse aucun doute sur la déclaration de non conformité qui devra atteindre la loi dans son ensemble.

B - Sur la légalité des délits et des crimes

16. Ne souffre pas de discussion le fait « qu'il est loisible au législateur de prévoir de nouvelles infractions en déterminant les peines qui leur sont applicables », ni celui qu'il lui incombe alors « de respecter les exigences résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (13).
En conséquence, pèse sur lui « l'obligation de fixer lui•-même le champ d'application de la loi pénale de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis ; que cette exigence s'impose non seulement pour exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines, mais encore pour éviter une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infractions ».
La loi déférée n'est conforme à ces principes élémentaires ni en ce qui concerne son périmètre, ni en ce qui touche à son contenu.

17. Sur le périmètre, il porte sur « l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide défini à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi .française ».
On a déjà souligné (supra, 6) que si le génocide arménien a été reconnu par la loi française, il ne l'a formellement été par aucune convention internationale ou jugement national ou international rendu au terme de débats contradictoires et revêtu de l'autorité de la chose jugée. En soi, c'est une première difficulté dans la mesure où les divers éléments constitutifs de ce génocide n'ont pas été précisément identifiés et authentifiés.
De plus, une autre question, essentielle, est celle de savoir si « la loi française », au sens du nouvel article 24 ter qui serait introduit dans la loi du 29 juillet 1881, est nécessairement une loi qui a eu pour objet de reconnaître un génocide, ou s'il peut également s'agir d'une loi qui a eu pour effet de reconnaître un génocide.
Dans le premier cas, seul le génocide arménien entrerait aujourd'hui dans le périmètre de la disposition pénale, et c'est bien ainsi que les auteurs du texte l'ont entendu, comme en attestent les travaux préparatoires.
Pour autant, on ne voit pas, dans la rédaction de l'article 24 ter, qu'il se limite à ce seul texte.

18. Or, il en existe d'autres, dans notre droit positif, qui paraissent bien avoir eu pour effet de reconnaître des génocides, même si ce n'était pas leur objet principal.
Ainsi peut-on citer la loi n° 95-1 du 2 janvier 1995 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations Unies instituant un tribunal international en vue de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991. Son article premier dispose, en son second alinéa : « Les dispositions qui suivent sont applicables à toute personne poursuivie des chefs de crimes ou délits définis par la loi française qui constituent ; au sens des articles 2 à 5 du statut du tribunal international, des infractions
graves aux conventions de Genève du 12 août 1949, des violations des lois ou coutumes de la guerre, un génocide ou des crimes contre l'humanité» (souligné par nous).

On peut également citer la loi n° 96-432 du 22 mai 1996 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies instituant un tribunal international en vue de juger les personnes présumées responsables d'actes de génocide ou d'autres violations graves du droit international humanitaire commis en 1994 sur le territoire du Rwanda et, s'agissant des citoyens rwandais, sur le territoire d'Etats voisins. Le premier alinéa de son article premier dispose : « Pour l'application de la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies du 8 novembre 1994 instituant un tribunal international en vue de juger les personnes présumées responsables d'actes de génocide ou d'autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda, ainsi que les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d'Etats voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994, la France participe à la répression des infractions et coopère avec cette juridiction dans les conditions fixées par la présente loi » (souligné par nous).

19. Dans ces deux cas, quelle devrait être l'attitude du juge français éventuellement saisi - et l'on voit mal pourquoi il ne le serait pas, par des associations diligentes ? La loi française a-t-elle, ou non, reconnu, fût-ce implicitement, l'existence de génocides en ex-Yougoslavie et au Rwanda ? Les génocides ne seront-ils considérés comme reconnus que si des décisions juridictionnelles consécutives à ces textes prononcent des condamnations à ce titre ? Dans ce cas, l'application de l'article 24 ter dépendrait-elle de sentences prononcées par des juridictions, éventuellement étrangères, ayant à juger de faits commis dans ces pays ?
On sait que l'intention du législateur était de ne viser que le génocide arménien, comme en témoignent les échanges dont la commission des lois de l'Assemblée nationale fut le théâtre, où l'on regretta que le génocide rwandais ne fût pas reconnu mais où l'on se promit d'y remédier bientôt (14).
Pour autant, ce n'est pas parce que les parlementaires ont paru ignorer l'existence de ces lois de 1995 et 1996 que le juge pourrait les négliger aussi.
En revanche et assurément, celui serait éventuellement saisi devrait nourrir des doutes sérieux sur le point de savoir ce qui doit l'emporter, de la lettre du texte ou de l'intention univoque de ses auteurs, bref sur le périmètre même de la nouvelle disposition. Il va de soi, en outre, qu'un juge pourrait conclure dans un sens tandis qu'au autre conclurait dans le sens opposé, de sorte que serait également rompue l'égalité des citoyens devant la loi pénale, au moins le temps que la Cour de cassation soit en mesure de donner son interprétation unificatrice.
Mais c'est la présence d'un tel doute qui, en matière pénale, est radicalement prohibée par l'article 8 de la Déclaration de 1789, par l'article 34 de la Constitution et par l'interprétation que le Conseil constitutionnel donne de ces deux textes.

20. Sur le contenu, contestation ou minimisation ne seraient sanctionnées que si elles portent sur « l'existence » des crimes de génocides. Cette précision laisse donc curieusement toute liberté quant à l'imputation : on ne pourra pas nier les faits mais on pourra légalement, même contre toute vérité historique ou simplement toute vraisemblance, en attribuer la responsabilité à n'importe qui sans courir le moindre risque juridique. C'est pour le moins étrange, même si ce n'est pas inconstitutionnel.
Il n'en va pas de même de la notion de minimisation outrancière. On ne lui connaît pas d'équivalent en droit pénal, où la précision est une condition de constitutionnalité. Où commence et où finit la minimisation ? A quel stade devient-elle outrancière ? Ce sont là de nouvelles questions que le juge se verrait poser et auxquelles les réponses pourraient évidemment varier d'un tribunal à l'autre, d'un moment à un autre. Le double risque pointé par le Conseil constitutionnel serait alors élevé, tant de l'arbitraire que de la rigueur non nécessaire dans la recherche des auteurs.

21. Des termes aisément compréhensibles dans le sens commun peuvent ne pas s'acclimater au champ pénal, qui se doit d'être rigoureux. Ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il jugé insuffisamment claires pour jouer un rôle déterminant en matière répressive, des expressions comme la « malversation » (15) ou la « vocation humanitaire » (16) ou, dans les domaines des logiciels et d'internet, le « travail collaboratif » (17), « l'interopérabilité » (18) ou encore, en matière d'inceste « au sein de la famille » sans préciser quels membres de celle-ci sont concernés (19).
A cette aune, il semble difficile d'admettre une notion aussi floue que celle de minimisation outrancière, qui abandonnerait au juge une marge d'appréciation considérable, dont aucune indication, d'aucune sorte, ne vient guider l'utilisation et restreindre ainsi les risques d'arbitraire.

22. Tant dans son périmètre que dans son contenu, la loi déférée nourrit donc des incertitudes très importantes, dont ne saurait s'accommoder la loi pénale.
Elles prennent d'autant plus de relief que, avant de peser sur le juge, ces mêmes incertitudes pèseraient sur quiconque envisagerait de s'exprimer sur un sujet difficile, sans jamais être en mesure de savoir si, à cette occasion, il va ou non franchir la frontière entre ce qui est légal et ce qui l'exposerait à des sanctions.
Une fois encore, les historiens seraient-ils seuls touchés que cela serait déjà trop.
Mais, en réalité, ce sont tous ceux qui ont à s'exprimer, ou souhaitent le faire, qui se trouveraient aussi directement atteints.

23. Une dernière remarque mérite d'être présentée, que sous-tend un dernier moyen d'inconstitutionnalité.
On a déjà vu (supra, 19, 21) que l'imprécision de la loi porterait en elle de graves ruptures d'égalité devant la justice, à raison des issues très contrastées auxquelles pourraient conduire des faits incriminés pourtant très comparables.
Mais il y a plus encore. En effet, des familles de victimes peuvent ressentir très vivement le souvenir douloureux de génocides dont furent victimes leurs ascendants, qu'ils soient originaires du Rwanda ou de l'ex-Yougoslavie, que l'on a déjà évoqués, mais aussi Tsiganes ou Ukrainiens, pour reprendre les exemples mentionnés par le rapporteur au Sénat (20), sans parler de tragédies plus éloignées dans le temps ou l'espace et qui ne furent pas moins atroces. Ajoutons que ce qui vaut pour les génocides peut également valoir, par exemple, pour le souvenir de l'esclavage.
Or, de mêmes douleurs devant la contestation ou la minimisation outrancière ne seraient pas épargnées, ou non, selon des critères objectifs, mais seulement à raison de la prédisposition du législateur à les juger dignes de son attention.
La mémoire collective n'est pas moins sélective que la mémoire individuelle, mais des conséquences beaucoup plus graves et choquantes s'attachent à ses sélections, qui rompraient l'égalité dans la compassion, mais surtout devant la loi, à laquelle toutes les victimes ont le même droit.

24. De quelque côté que l'on se tourne, la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi est donc à plusieurs titres, dont chacun serait suffisant, contraire à la Constitution. Elle sera censurée.

-----------------

1 Th. Renoux, M. de Villiers, Code constitutionnel, Litec, 2011, p. 181.
2 Décision 84-181 DC du Il octobre 198, considérant 37.
3 Décision 2009-580 DC du 10 juin 2009, considérant 15.
4 Ibid., mais aussi décisions 2010-3 QPC du 28 mai 2010, considérant 6, 2011-131 QPC du 20 mai 2011, considérant 3.
5 Décision 82-141 DC du 27 juillet 1982, considérant 5.
6 Décisions 2000-433 DC du 27 juillet 2000, considérant n° 10 ; 2001-450 DC du Il juillet 200 l, considérant 16
7 Sous réserve de ce qui sera exposé plus loin (infra, t 9).
8 Rapport n° 269, p. 18.
9 Décision 94-345 DC du 29 juillet 1994, considérant 6.
10 Décision 93-322 DC du 28 juillet 1993, considérant 7.
11 On peut d'ailleurs relever que l'existence d'une prétendue obligation de transposition d'un texte de l'Union européenne a rapidement disparu des débats.
12 Décision 2011 - 1 3 1 QPC du 20 mai 2011, considérant 6.
13 Décision 2010-604 DC du 25 février 2010, considérant 4.
14 Rapport n° 4035, en particulier p. 13 et 14.
15 Décision 84-183 DC du 18 janvier 1985, considérant 12.
16 Décision 98-399 DC du 5 mai 1998, considérant 7.
17 Décision 2006-540 DC du 27 juillet 2006, considérant 57.
18 Ibid., considérant 60.
19 Décision 2011-163 QPC du 16 septembre 2011, considérant 4.
20 Rapport précité, p. 18.