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Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012 - Réplique par 60 députés

Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi
Non conformité totale

Les observations du Gouvernement, en date du 15 février 2012, appellent de la part des députés saisissants les réponses suivantes.
Le dispositif déféré ne porte ni sur la poursuite des auteurs de génocide, ni sur la nécessaire lutte contre leur apologie, mais seulement sur l'impossibilité de remettre en cause publiquement un génocide dès lors qu'il est ou sera « reconnu » par une loi distincte de la loi pénale. Selon les observations du Gouvernement, seul le génocide arménien est actuellement visé par le texte, contrairement à ce que son titre même, et son économie, pouvaient laisser supposer. Les objectifs allégués pour justifier de cette prohibition absolue sont la « sauvegarde de l'ordre public et de la liberté d'autrui »et le respect dû à la mémoire des victimes et à la dignité de leur descendants (II B, 1).

Les saisissants estiment que de tels arguments ne peuvent écarter les nombreux griefs d'inconstitutionnalité encourus par ce texte et conduisent également, outre les chefs d'inconstitutionnalité déjà soulevés, à évoquer la contrariété de son article 1er à l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

1) Sur la compétence du législateur en matière pénale

Il est rappelé que la loi pénale déférée, dans son article 1er, fait dépendre le prononcé de la sanction non seulement de la reconnaissance d'un génocide par le juge, mais également de l'intervention d'une loi spécifique de reconnaissance d'un génocide. Les saisissants maintiennent que l'applicabilité de la loi pénale ne peut dépendre d'une quelconque reconnaissance législative, passée ou à venir. Si la loi du 29 janvier 2001 était abrogée ou modifiée, la contestation serait à nouveau possible. Or aucun critère objectif n'est mis à une telle reconnaissance dès lors que les faits entrent dans le champ d'application de l'article 211-1 du code pénal (voir notamment point 7 ci-dessous ).
Au demeurant, les observations sont bien contraintes de reconnaître que : « cette loi (celle qui reconnaît un génocide) contribue à délimiter le champ d'application de la disposition législative contestée ». Une incrimination pénale, définie par la loi, ne saurait dépendre du vote d'une loi distincte sans que soient méconnues les prescriptions de l'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et celles de l'article 34 de la Constitution, aux termes duquel la loi détermine les délits : cette détermination ne saurait être subordonnée à une reconnaissance législative exprès, laquelle établirait ainsi un cas concret, en l'espèce unique, d'application de la loi pénale.
Ainsi la loi déférée ne « détermine » nullement un délit et sa sanction, mais subordonne l'existence même du délit qu'elle crée à une reconnaissance législative spéciale.

2) Sur la compétence législative pour reconnaître un génocide

Une loi ne peut « reconnaître » un fait historique : une telle loi méconnaît par elle-même les termes de l'article 34 de la Constitution et l'exigence de normativité, fortement affirmée par la décision du Conseil constitutionnel n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, citée. Une telle reconnaissance ne relève pas du domaine de la loi (décision n° 2006-203 L du 31 janvier 2006, citée) et trouverait mieux aujourd'hui sa place dans le vote d'une résolution. Ici encore les observations soulignent qu'outre leur portée « symbolique » - ce qui en soi est contraire à l'article 34- « ces lois, en tant que la loi déférée s'y réfère, ne peuvent être regardées comme dépourvues de caractère normatif ». En d'autres termes, ce serait l'incrimination, attachée à une loi dépourvue de normativité, qui lui confèrerait sa normativité. Admettre un tel raisonnement consiste à admettre qu'une loi inconstitutionnelle perdrait son inconstitutionnalité dès lors qu'elle servirait à déclencher une sanction.
C'est bien, comme on l'a soutenu sans pouvoir être contredit, une loi inopérante en elle même qui permettrait ainsi de déclencher des poursuites pénales. C'est précisément un tel mode de raisonnement que le Conseil a écarté en retenant qu'une simple définition de l'inceste- et non une incrimination- ne pouvait renvoyer à un concept aussi vague que celui de « famille » (n° 2011-163 QPC du 16 septembre 2011, citée). Le mécanisme est donc contraire à l'intelligibilité et à la clarté de la loi pénale et à l'exigence de normativité qui en découle.

3) Sur la séparation des pouvoirs

Il n'est nullement « suggéré » dans la saisine, comme tentent de le considérer les observations, que le législateur viendrait, par une telle reconnaissance, concurrencer « les juridictions appelées à juger les auteurs de crimes de génocide ». Une confusion est ici entretenue entre le jugement du génocide et de ses auteurs - lequel ne dépend que de l'application par le juge compétent de l'article 211-1 du code pénal ou de traités internationaux, et n'est nullement en cause dans le texte déféré- et le jugement lié à la négation d'un génocide, dont l'incrimination dépend d'une reconnaissance spécifique, étrangère au juge.
Le grief, auquel il n'est pas répondu, peut même être précisé. Non seulement l'article 1er de la loi déférée est contraire à l'article XIV de la Déclaration en ce qu'il fait dépendre l'application de la loi pénale de l'existence d'une loi distincte spécifique, mais aussi la portée générale de la loi est méconnue par une telle incrimination « par ricochet ». Faut-il opposer Rousseau à la construction juridique d'une telle pénalisation : « il n'y a point de volonté générale sur un objet particulier. la loi peut bien statuer qu'il y aura des privilèges, mais elle n'en peut donner nommément à personne, la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, ... mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis. En un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative » (Du contrat social, II, 5) ?
La « reconnaissance » législative d'un génocide spécifique, emportant incrimination de sa contestation, méconnaît le caractère général de la loi, tel qu'il résulte de l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme, et le pouvoir d'application de la norme pénale générale par le juge, tel qu'il résulte de son article XVI.

4) La notion de « minimisation de façon outrancière » ne peut servir de définition légale à une incrimination.

Ce n'est pas parce que la Cour de cassation, dans un cas bien précis de négationnisme, a fait usage de cette notion, pour qualifier les faits et retenir la mauvaise foi de la personne incriminée, que cette notion est suffisamment précise pour relever de la généralité de la loi pénale. Au demeurant, en tentant de préciser les « proportions excédant manifestement les besoins du débat public ou de la discussion scientifique » les observations démontent elles même, s'il en était besoin, que ce critère n'en est pas un : peut on débattre d'un nombre de victimes ? Jusqu'où ? Peut-on remettre en cause les dates de fonctionnement d'un lieu concentrationnaire ? Jusqu'à quel moment ? Peut-on débattre des moyens utilisés pour une extermination de masse ? Lorsqu'est évoquée une « forme larvée d'apologie », cela ne fait que démontrer le caractère totalement imprécis, aléatoire, des communications pouvant faire l'objet de sanctions.

5) Sur la nécessité de la loi pénale, il n'est pas répondu. Il convient, à nouveau de souligner que ce n'est pas la poursuite des auteurs d'un génocide qui est ici en cause, mais bien la liberté d'expression et de la recherche, la prohibition de la contestation d'un fait historique n'est nullement nécessaire à la manifestation de la vérité.

6 °) Sur la liberté de communication

Une fois encore, il convient de distinguer la nécessaire incrimination des auteurs ou des apologistes d'un génocide, qui relève de la loi pénale, et la nécessaire liberté de débat, qui ne saurait en relever.
C'est bien à tort que le Gouvernement invoque la décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011, puisque cette décision constate le caractère inconstitutionnel de l'imprescriptibilité des faits de diffamation remontant à plus de dix ans, dès lors qu'elle vise sans distinction « tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général ».
Une fois encore, il faut admettre que, conformément à cette décision, dans une société démocratique, le législateur ne peut régir l'histoire. A fortiori est-ce le cas du législateur pénal.
Celui-ci, en revanche, doit poursuivre les auteurs de crimes ou ceux qui en font l'apologie. La Cour européenne des droits de l'homme le rappelle : « la liberté d'expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique » ( 23 septembre 1998 , Lehideux et Isorni c/ France, n° 55/1997/839/1045, point 55) : la distinction est ainsi établie par la Cour entre la condamnation morale du fait de vouloir occulter les crimes contre l'humanité et la liberté d'expression ( point 54). La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, est donc également sollicitée à tort : « la Cour estime qu'elle n'a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs des délits de contestation de crimes contre l'humanité. . . En droit français » (Garaudy, 24 juin 2003). Ainsi que la requête l'expose, c'est au regard de la promotion des droits et libertés garantis par l'article 17 de la Convention que la Cour a jugé que la liberté d'expression ne pouvait être détournée au profit des négationnistes dont la démarche aboutit à une véritable réhabilitation du régime nazi (outre les décisions citées voir Jersild CI Danemark, 23 septembre 1994. En outre, il est rappelé qu'une telle démonstration peut s'appuyer sur les procès de Nuremberg, et que la conventionnalité de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 ne vaut pas constitutionnalité de la loi déférée.
La mise en avant de la sauvegarde de l'ordre public est en l'espèce inadaptée : il ne saurait y avoir d' « ordre public » historique. En supposant même que la reconnaissance d'un génocide par la loi poursuive un but d'apaisement social, il faut inversement souligner qu'elle peut aussi inciter le groupe ainsi désigné irrévocablement comme l'auteur du crime, ou ses descendants, à la contestation, même violente. En outre, dès lors que la loi ne vise que certains génocides, et pour l'instant un seul, on voit mal ce qui distingue au regard de ce critère ou de la mémoire des victimes le génocide arménien des autres.

7) Sur la liberté de la recherche historique : les observations soutiennent que la loi- même si elles attribuent ce rôle au juge en omettant la reconnaissance législative prévue par l'article 1er du texte déféré- ne fera que suivre un « consensus des historiens ». Mais il s'agit là d'un postulat de principe : à supposer qu'un tel consensus existe, rien ne garantit qu'un génocide soit ou non reconnu par la loi ou par une juridiction française ou internationale s'il a d'abord été reconnu par la communauté scientifique. Rien à l'inverse ne garantit non plus que le législateur ne « force » le consensus, en empêchant précisément une remise en cause alors même que le consensus n'existe pas.

8) Si l'on admettait même que l'ordre public puisse justifier une telle restriction absolue d'expression sur un génocide aujourd'hui reconnu par la loi, il faut alors admettre que rien ne justifie, au regard de ces éléments, que le législateur puisse distinguer tel ou tel négationnisme : en quoi le génocide cambodgien, Tchétchène en 1944, en quoi la Shoa - qui n'est pas concernée par le texte déféré- seraient-ils plus ou moins attentatoires à la mémoire des victimes que le génocide arménien ? En quoi de tels drames, de tels crimes seraient-ils moins attentatoires à la mémoire des victimes ou à la dignité de l'homme que le génocide arménien : y a-t-il des degrés dans l'horreur ? Quel critère, objectif et rationnel, autorise le législateur à choisir les génocides ne pouvant être contestés et les autres ? A l'évidence aucun.
Il est maintenu, au vu des arguments développés dans la saisine, que le texte comporte une rupture d'égalité flagrante entre les génocides.

9 °) En affirmant ( IV B) que le génocide se singularise, au sein des crimes contres l'humanité, par un « élément intentionnel spécifique » les observations méconnaissent les termes mêmes de l'article L. 212-1 du code pénal qui visent eux aussi « en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe » des faits tels que la déportation ou la réduction en esclavage : le critère évoqué ne peut être retenu, pas plus que l'ampleur d'un phénomène négationniste : ce n'est certainement pas l'ampleur d'un phénomène qui peut expliquer qu'on interdise la liberté d'expression. La contestation serait ainsi admise pour certains génocides et non pour d'autres, sans justification appropriée.
Chercher à sacraliser une vérité historique excède la compétence du législateur, qui ne peut dicter l'histoire, l'officialiser.
Dans un ouvrage, particulièrement étayé,« Auschwitz, enquête sur un complot nazi », M. Florent Brayard, observe (p. 12) : « la pratique historique consiste également à statuer, à procéder à des arbitrages. Or ces choix, ces arbitrages, il faudrait être arrogant ou ingénu pour prétendre qu'ils sont opérés dans un univers stérile où l'objectivité régnerait en maître. Non dans le mouvement d'écrire l'histoire, l'historien est beaucoup plus présent que ne voudrait le faire accroire son style impersonnel. Quand il décide, il a ses raisons, et certaines ont sans doute plus à voir avec lui-même ses croyances et ses présupposés qu'avec les faits bruts . . . l'histoire est une pratique sublunaire ; comme telle elle ignore la perfection. Garder ce fait à l'esprit est ce qui peut nous arriver de mieux ». Ce n'est manifestement pas ce qui est « arrivé » au législateur, soucieux d'officialiser une vérité historique.

Pour ces motifs, les nombreux griefs d'inconstitutionnalité de l'article 1er du texte déféré doivent conduire à sa censure.