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Décision n° 92-317 DC du 21 janvier 1993 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant diverses mesures d'ordre social
Non conformité partielle

DEUXIEME SAISINE SENATEURS : RECOURS PRÉSENTÉ DEVANT LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL PAR LES SÉNATEURS SOUSSIGNÉS
En application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi portant diverses mesures d'ordre social, adoptée définitivement par l'Assemblée nationale le 23 décembre 1992, et plus particulièrement son article 59, lequel dispose :
« Les fonctionnaires détachés depuis au moins deux ans dans le corps des sous-préfets sont, sur leur demande, intégrés dans ce corps à l'échelon de détachement.
 » Les services publics effectifs qu'ils détenaient dans leur corps ou cadre d'emplois d'origine sont assimilés à des services effectifs de sous-préfets.
« Les fonctionnaires visés au présent article seront intégrés de plein droit dans le corps des administrateurs civils s'ils cessent leurs fonctions de sous-préfets. »
Cette disposition a pour origine un article additionnel résultant d'un amendement présenté par M Michel Charasse, sénateur : cet amendement, après avoir été repoussé lors de la première lecture du 18 décembre 1992, a été adopté par le Sénat le 22 décembre au cours de la nouvelle lecture, puis repris par l'Assemblée nationale lors de la lecture définitive du 23 décembre sous la forme d'un amendement présenté par M Claude Bartolone et les membres du groupe socialiste.
Cet article paraît contraire à la Constitution pour les motifs développés ci-dessous et pour tous autres qu'il plaira au Conseil constitutionnel de relever d'office.
I : Premier motif d'inconstitutionnalité : l'article 59 est dépourvu de tout lien avec l'objet de la loi déférée.
Dans plusieurs de ses décisions (n° 85-191 DC du 10 juillet 1985, n° 85-198 DC du 13 décembre 1985, n° 86-225 DC du 23 janvier 1987, n° 88-251 DC du 12 janvier 1989 et n° 90-287 DC du 16 janvier 1991), le Conseil constitutionnel a considéré que les adjonctions ou modifications apportées au texte en cours de discussion ne sauraient, sans méconnaître les articles 39, alinéa 1, et 44, alinéa 1, de la Constitution, être sans lien avec le texte.
Si l'on prend comme exemple la décision en date du 16 janvier 1991, le Conseil constitutionnel a ainsi considéré comme dépourvus de tout lien avec une loi portant dispositions relatives à la santé publique et aux assurances sociales des articles fixant des règles de recrutement dérogeant au statut général des fonctionnaires pour les enseignants des écoles d'architecture ou concernant la rémunération des fonctionnaires territoriaux en activité.
L'article 59 (ex-article additionnel après l'article 20 decies) paraît tomber sous le coup de cette jurisprudence désormais constante du Conseil constitutionnel.
Certes, le problème du lien de connexité d'une disposition additionnelle avec l'objet général d'un texte peut prêter à discussion, s'agissant d'une loi portant diverses mesures d'ordre social dont le contenu est par définition hétérogène. Mais pour diverses qu'elles soient, les mesures en cause doivent, pour figurer dans un tel texte, présenter un caractère social.
Tel n'est pas le cas de l'article 59 comme le confirment les débats au Sénat et plus spécialement les déclarations de M Michel Charasse lui-même :
« Cet amendement vise à permettre l'intégration dans le corps des sous-préfets des fonctionnaires qui sont actuellement détachés comme sous-préfets mais qui n'appartiennent pas à ce corps. Il s'agit soit de fonctionnaires de l'Etat appartenant à un autre corps que celui des administrateurs civils, soit de fonctionnaires territoriaux. Mon amendement concerne une vingtaine de fonctionnaires, dont une dizaine de fonctionnaires territoriaux.
 » Le Gouvernement a voulu pourvoir tous les postes vacants de sous-préfets : un certain nombre de nos collègues se plaignaient de ces vacances : afin de couvrir l'ensemble du territoire. Le Gouvernement a donc agi au mieux. Il a ainsi été conduit à faire appel à un certain nombre de fonctionnaires n'appartenant pas au corps des administrateurs civils.
« Les fonctionnaires d'Etat détachés sont privés de leur emploi de sous-préfet : cela peut arriver à tout moment : seront réintégrés dans leur corps d'origine.
 » En revanche, s'agissant des administrateurs territoriaux qui ont perdu leur poste de secrétaire général d'une ville ou de directeur départemental, le Centre national de la fonction publique territoriale devra leur chercher une autre affectation et, en attendant, continuera de les rémunérer. Ils seront donc à la charge des collectivités locales.
« Je propose que les fonctionnaires détachés depuis au moins deux ans dans le corps des sous-préfets soient intégrés dans ce corps. Ils seront intégrés de plein droit dans le corps des administrateurs civils s'ils cessent leurs fonctions de sous-préfet.
 » En sens inverse, lorsqu'un sous-préfet est détaché dans la fonction publique territoriale, il peut être intégré au bout de deux ans dans celle-ci. Le chemin peut se faire dans un sens mais pas dans l'autre.
« Cette disposition concerne certes des fonctionnaires de l'Etat et des collectivités territoriales, mais principalement ceux des collectivités territoriales. Elle vise à épargner notre argent, si je puis dire, c'est-à-dire celui des communes, des départements et des régions, qui cotisent déjà beaucoup au Centre national de la fonction publique territoriale. »
C'est M Philippe Marini, sénateur, qui était dans le vrai lorsqu'il s'estimait « quelque peu surpris que l'on introduise dans un projet de loi portant diverses mesures d'ordre social une disposition relative à la fonction publique ». Il ajoutait que cette disposition « aurait mieux sa place dans un texte traitant des carrières des fonctionnaires territoriaux et des fonctionnaires d'Etat ainsi que des passerelles entre les deux corps qui doivent être améliorées ».
Il est donc manifeste que l'article 59 n'a aucun rapport avec l'objet de la loi ; il ne concerne en fait que la carrière de certains fonctionnaires et, partant, ne pouvait trouver juridiquement sa place dans un texte à objet purement social, d'autant qu'il figure à la fin du titre IV consacré aux mesures relatives à la vie professionnelle et à la famille.
Pour reprendre une terminologie propre à la procédure parlementaire, cet article est un « cavalier », car il traite d'une matière ressortissant au droit de la fonction publique et non pas au droit social.
Pour toutes ces raisons, il apparaît que l'article 59 a été examiné et adopté dans des conditions contraires aux articles 39, alinéa 1, et 44, alinéa 1, de la Constitution, raison pour laquelle cet article doit être déclaré non conforme à la Constitution.
II. : Second motif d'inconstitutionnalité : l'article 59 porte plusieurs atteintes au principe constitutionnel de l'égalité devant la loi :
L'article 59 de la loi portant diverses mesures d'ordre social accorde aux personnes qui en seraient « bénéficiaires » un double privilège dérogatoire au droit commun de la fonction publique :
1 ° La prise en compte comme « services effectifs de sous-préfets » des services publics accomplis par les agents dans leur corps ou cadre d'emplois d'origine ;
2 ° L'intégration de plein droit dans le corps des sous-préfets, puis, en cas de cessation des fonctions de sous-préfet, dans le corps des administrateurs civils.
Le premier de ces privilèges représente un avantage exorbitant qui n'est pas accordé aux agents publics en général et en particulier à ceux exerçant les fonctions de sous-préfet. En tant que tel, ce privilège constitue une grave rupture d'égalité entre les quelques fonctionnaires « visés » par l'article 59 et tous les autres qui sont entrés dans le corps des sous-préfets par une voie autre que le détachement, notamment par l'effet de l'article 8 ou de l'article 9 du décret n° 64-260 du 14 mars 1964 portant statut des sous-préfets. Il est à noter que les conditions d'admission dans ce corps, telles qu'elles sont déterminées par ces deux articles, sont très restrictives, qu'il s'agisse des conditions d'âge, de diplôme ou de nombre des postes offerts. Or aucune de ces conditions ne se retrouve dans l'article 59, qui accorde, à la suite d'un détachement d'au moins deux ans, un droit automatique à l'intégration dans le corps de sous-préfet.
Le second privilège, institué par l'article 59, à savoir l'intégration là encore automatique dans le corps des administrateurs civils, constitue une autre rupture d'égalité portant sur les conditions d'entrée dans ce corps.
En effet, les agents « bénéficiaires » de l'article 59 pourraient accéder directement et de plein droit au grade d'administrateur civil sans pour autant remplir les conditions requises par le droit commun pour la titularisation dans ce corps. Le dispositif de l'article 59 institue donc une discrimination grave et injustifiée entre les différents fonctionnaires appartenant à ce corps.
Cette inégalité de traitement touche plus particulièrement les sous-préfets eux-mêmes, dans la mesure où ils seront, pour l'accès au corps des administrateurs civils, soumis à des règles différentes selon les modalités de leur recrutement comme sous-préfets. S'ils réunissent les conditions prévues par l'article 59, les sous-préfets pourraient bénéficier d'une intégration de plein droit dans le corps des administrateurs civils, tandis que, pour tous les autres sous-préfets, cette intégration suppose un détachement préalable de deux ans dans le corps des administrateurs civils, et l'avis de deux commissions administratives paritaires dont l'une est interministérielle.
Au surplus, cette double intégration de plein droit dans le corps des sous-préfets, puis dans le corps des administrateurs civils peut être considérée comme limitant indûment le pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires de l'Etat que l'article 13 de la Constitution reconnaît au Président de la République.
Pour toutes ces raisons, il y a lieu de conclure que l'article 59 de la loi portant diverses mesures d'ordre social contrevient au principe de l'égalité devant la loi au regard tant des règles de recrutement dans la fonction publique que de celles régissant le déroulement des carrières.
Or, le principe de l'égalité devant la loi est un principe constitutionnel affirmé par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse », et l'article 2 de la Constitution : « La République assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Au surplus, l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen précise que « tous les citoyens étant égaux à ses yeux (de la loi), sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Or, l'article 59 de la loi déférée contrevient aussi bien au principe de l'égalité d'accès aux emplois publics qu'à celui de l'égalité de traitement dans le déroulement des carrières, au motif que ledit article assure un statut privilégié aux personnes qu'il vise.
En l'espèce, et s'il est permis de reprendre en substance les termes d'un considérant d'une décision du Conseil constitutionnel, l'article 59 dont il s'agit apporte au principe d'égalité une grave atteinte qui dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour faire droit à la situation particulière de certaines personnes ou pour ménager les finances d'un organisme public, quand bien même il s'agirait du Centre national de la fonction publique territoriale.