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Décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998 - Saisine par 60 députés

Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail
Conformité

SAISINE DEPUTES :
Le Parlement a définitivement adopté, le 19 mai 1998, la loi « d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail » qui, selon l'exposé des motifs rédigé par le Gouvernement, « traduit la volonté de celui-ci de recourir à tous les moyens possibles pour réduire le chômage, et en particulier la réduction du temps de travail » ; la conviction est encore exprimée, dans cet exposé des motifs, qu'« une réduction du temps de travail bien conduite peut créer des centaines de milliers d'emplois, ce qu'aucune des politiques mises en oeuvre depuis une vingtaine d'années n'est parvenue à faire jusqu'ici ».
Cette présentation des choses a été vivement combattue à l'intérieur même du Parlement, lors des débats d'examen de la loi, et par des experts nationaux et internationaux qui ont fait valoir qu'au contraire la politique de réduction du temps de travail menée de cette façon risquait d'aggraver le chômage. M Gilles de Robien lui-même, promoteur d'une démarche incitative de la réduction du temps de travail, a condamné, dans son exception d'irrecevabilité soutenue en première lecture, le caractère contraignant de cette loi et les conséquences néfastes de cette méthode erronée sur l'emploi.
Au fil des débats, d'autres considérations ont ainsi été mises en avant, comme l'amélioration qualitative de la vie des travailleurs ou le droit au temps libre « condition de l'exercice de la citoyenneté » (M Gremetz, JO, Débats, 2e séance, 24 mars 1998). Ce changement de perspective est important dans la mesure où il détermine le cas que l'on doit faire ou non en l'espèce du droit à l'emploi reconnu par le Préambule de 1946 et de la possibilité de s'en réclamer pour justifier l'atteinte à d'autres principes, objectifs et règles de valeur constitutionnelle que méconnaît la présente loi.
Peu assurée dans la défense du droit de l'emploi, critiquée par ceux-là mêmes qu'elle entend régir, entreprises et salariés, dénoncée comme une erreur par nombre d'organismes internationaux experts comme dernièrement le Fonds monétaire international, isolée au sein de l'Union européenne au moment même du passage à la monnaie unique, la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail est également, par l'ensemble de son dispositif et par plusieurs de ses dispositions, contraire à la Constitution, comme l'a notamment relevé Mme le président Nicole Catala (JO, Débats, 2e séance, 24 mars 1998, p 2043), en soutenant l'exception d'irrecevabilité à l'encontre de ce texte, devant l'Assemblée nationale, en seconde lecture de la loi.
C'est pourquoi, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les députés soussignés la défèrent au Conseil constitutionnel, et lui demandent de la déclarer non conforme à la Constitution, notamment pour les motifs suivants.
I : Méconnaissance de l'" exigence constitutionnelle
de clarté de la loi "

  1. Tous les commentateurs de la loi se sont accordés à considérer qu'on est là en présence d'une réforme fondamentale ; telle a été également la présentation du Gouvernement. Mais le même accord se fait pour considérer que cependant rien n'est clair ni vraiment arrêté, comme le relève éloquemment le titre même de la loi : « loi d'orientation et d'incitation ».
    Si l'on considère en effet l'article 1er de la loi, on retient que, par insertion d'un nouvel article L 212-1 bis du code du travail, « la durée légale du travail effectif des salariés est fixée à 35 heures par semaine à compter du 1er janvier 2002 » et à compter du 1er janvier 2000 pour les entreprises employant plus de 20 salariés.
    La suite de la loi comporte un certain nombre de prévisions et surtout des mécanismes d'incitation et d'avantages consentis aux entreprises qui réduisent la durée du travail avant le 1er janvier 2000. On y reviendra. Mais l'article 9 de la loi ajoute que :
    « Au plus tard le 30 septembre 1999, et après concertation avec les partenaires sociaux, le Gouvernement présentera au Parlement un rapport établissant le bilan de l'application de la présente loi, qui portera précisément sur les résultats de la politique d'avantages et d'incitations à la réduction conventionnelle du temps de travail menée entre-temps. Le rapport présentera les enseignements à tirer de ce bilan pour la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail prévue à l'article 1er », et notamment « en ce qui concerne le régime des heures supplémentaires, les règles relatives à l'organisation et à la modulation du travail, les moyens de favoriser le temps partiel choisi, la place prise par la formation professionnelle dans les négociations et les modalités particulières applicables au personnel d'encadrement », etc.
    C'est dire que le législateur se déclare lui-même dans l'incertitude du contenu exact de la réforme qui doit s'appliquer en 2000 ou 2002 selon les entreprises ; il renvoie expressément à des lois complémentaires à intervenir sur la base du bilan prescrit pour 1999, qui sera lui-même essentiellement fonction de la pratique conventionnelle des entreprises d'ici là.
    Or l'article 34 de la Constitution donne compétence au Parlement pour « fixer les règles » qui gouvernent les matières relevant du domaine de la loi. Sans doute le législateur peut différer l'entrée en vigueur de la règle qu'il fixe ; sans doute encore les règles fixées peuvent-elles avoir pour finalité d'« inciter » les administrés à un comportement déterminé et c'est fréquemment le cas en matière sociale (p ex, la loi du 11 juin 1996 et auparavant le mécanisme prévu par la loi d'habilitation du 7 janvier 1982 sur la base de laquelle est intervenue l'ordonnance du 16 janvier 1982).
    Mais la formule adoptée par la présente loi est inédite. Elle consiste à indiquer des règles dont l'application est différée et que le législateur s'engage à modifier d'ici là, en fonction des résultats de mesures d'incitation qui sont elles-mêmes déterminées dans la perspective d'une réforme incertaine. Cette approche « circulaire » du problème de l'emploi n'a pas échappé et justifie que plusieurs parlementaires lors des débats aient vu dans la loi en cause une « expérimentation hasardeuse ».
    D'un point de vue pratique, la loi a ainsi pour effet de troubler les perspectives économiques et sociales, sans indication certaine sur la règle de fond qui s'appliquera ultérieurement. Le législateur ne « fixe » rien ; il perturbe. Et par là, il contrevient aux règles constitutionnelles qui s'imposent à lui.
    2. En effet, comme l'a fort justement relevé le président Mme Catala, au soutien de l'exception d'irrecevabilité présentée par elle en seconde lecture (réf. ci-avant), la technique législative ici utilisée, qui consiste à annoncer la règle nouvelle tout en la retenant, est contraire au principe constitutionnel qui interdit aux organes qu'elle investit : dont le Parlement : de ne pas exercer leurs compétences entières sur les questions dont ils se saisissent ; c'est bien « d'incompétence négative » qu'il s'agit, sous une forme un peu particulière, il est vrai ; et le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution les lois qui restent en deçà de la compétence du Parlement (p ex, Cons. constit. 20 mars 1997, JO 26 mars 1997, p 4661 ; 21 janvier 1997, JO 25 janvier 1997, p 1285).
    En l'espèce, le législateur se saisit de la matière de la durée du travail, qu'il est sans doute compétent pour réglementer ; mais il ne légifère pas vraiment, se bornant à afficher un horizon législatif incertain et même improbable dans les termes où il s'exprime pour : 1 ° Sacrifier à l'incantation politique ; 2 ° Accroître sa pression sur les partenaires sociaux. Ce n'est plus une loi, mais un acte politique. La loi, quant à elle, doit épuiser la compétence qui s'exerce et qui est une compétence de commandement.
    Ainsi, l'article 13 de la loi réserve la compétence que le législateur prétend exercer aux articles 1er et 2. Le système n'a rien à voir avec les précédentes lois incitatives où les partenaires sociaux étaient invités à négocier dans un contexte législatif définitif et non expérimental.
    3. De manière plus générale, on observera, à cet égard, que beaucoup de critiques formulées contre le texte examiné tiennent à l'imprécision de nombre de ses dispositions. A ces critiques, le Gouvernement a souvent répondu en renvoyant soit à des textes réglementaires à venir, soit à des négociations collectives futures.
    Il convient notamment de citer, à ce titre, les dispositions suivantes :
    L'article 3-VI, alinéa 3, opérant un renvoi au pouvoir réglementaire sur le point très important des aides à la réduction du temps de travail, et selon des critères aussi imprécis que : « proportion importante », « proches du salaire minimum de croissance », etc, alors qu'il s'agit de respecter les exigences du principe constitutionnel d'égalité ;
    L'article 3-VI, alinéa 5, renvoyant à un décret en Conseil d'Etat la détermination des « modalités de contrôle de l'exécution de la convention avec l'Etat et les conditions de suspension de la convention, assorties le cas échéant d'un remboursement de l'aide dans le cas où l'entreprise n'a pas mis en oeuvre ses engagements », ce qui constitue en réalité un renvoi en cascade (la loi renvoie au décret qui précise les modalités d'établissement du régime par la convention) dont la constitutionnalité n'est pas évidente, alors surtout que les mesures de suspension de la convention et de remboursement de l'aide peuvent être rapprochées de mesures de sanction, relevant de la compétence propre du législateur ;
    L'article 3 VII et VIII qui ne prévoit aucun critère ou condition de son application, laissant ainsi aux autorités chargées de le mettre en oeuvre une totale liberté incompatible avec la réserve constitutionnelle de compétence du législateur.
    Ces observations relatives au manquement du législateur à son obligation d'exercer pleinement sa compétence doivent par ailleurs être complétées par d'autres remarques et critiques concernant le caractère non normatif ou inopérant de certaines dispositions du texte examiné.
    La jurisprudence sur ce point a été inaugurée par la décision du 27 juillet 1982 relative à la réforme de la planification (n° 82-142 DC, RJC I-129) dans laquelle le Conseil constitutionnel déclare que certaines des dispositions de la loi « sont dépourvues de tout effet juridique et () en raison même de leur caractère inopérant, n'ont pas à faire l'objet d'une déclaration de non-conformité » (considérant n° 8).
    L'application de cette jurisprudence devrait conduire à considérer comme « inopérantes », c'est-à-dire sans effets juridiques, les dispositions suivantes de la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail :
    L'article 2 : la formule choisie (« sont appelés à »), assez inédite dans le style législatif français, semble illustrer clairement l'absence d'effet normatif possible de cette disposition, pour deux raisons au moins. La première tient à sa trop grande imprécision : le degré de l'obligation imposée aux organisations salariales et patronales est très flou, et quelque peu contradictoire avec d'autres dispositions du texte, plus explicites (cf art 3-II : négociation par entreprise ou établissement) ; par ailleurs, l'objet de la négociation prévue (« modalités de réduction effective de la durée du travail adaptées aux situations des branches et des entreprises ») est extrêmement vague, compte tenu que c'est la loi qui détermine l'essentiel (la durée) et que la négociation se trouve largement dépourvue d'objet ou inconstitutionnelle dans ses effets ;
    L'article 3-I : au regard notamment des exigences du principe constitutionnel d'égalité, la formule « peuvent bénéficier d'une aide dans les conditions ci-après » ne saurait être entendue que comme une obligation et non une faculté pour les organes d'application de la loi, faute de quoi le législateur violerait la Constitution, d'une part, en instituant un mécanisme n'assurant pas dans des conditions satisfaisantes le respect du principe d'égalité, d'autre part, en demeurant en deçà de sa compétence ;
    L'article 3-VII : le « dispositif d'appui et d'accompagnement », que prévoit la disposition, envisage l'intervention possible, dans des termes extrêmement vagues, des régions, sans que l'on sache si cette possibilité correspond à un rappel ou un élargissement des mécanismes existants (prime régionale à l'emploi) ou s'il s'agit véritablement d'une compétence nouvelle, en particulier au regard de l'état du droit en la matière depuis les lois du 6 février 1992 et du 4 février 1995. Une telle formule apparaît beaucoup trop imprécise, compte tenu surtout des exigences résultant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales et du principe constitutionnel d'égalité (cf n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, RJC I-207 et surtout n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, RJC I-562).
    4. Le résultat de cette technique de législation « retenue » est évidemment de perturber, d'établir l'incertitude sur le contenu de la règle qui s'applique ou s'appliquera. Et le grief d'incompétence négative rejoint ici le manquement à l'exigence de clarté de la loi dont le Conseil constitutionnel a affirmé le caractère de principe de valeur constitutionnelle.
    Dans sa décision du 2 juin 1987, Nouvelle-Calédonie (rec. p 34), le Conseil constitutionnel avait à examiner une loi qui disposait que la question sur laquelle les populations intéressées de Nouvelle-Calédonie seraient appelées à se prononcer portait, non seulement sur le choix de l'accession de ce territoire à l'indépendance ou son maintien au sein de la République, mais également, dans cette seconde éventualité, sur un statut dont les éléments essentiels auraient été portés à la connaissance des intéressés.
    Le conseil juge que : « Cette rédaction est équivoque, qu'en effet elle peut faire naître dans l'esprit des votants l'idée erronée que les éléments du statut sont d'ores et déjà fixés, alors que la détermination de ce statut relève, en vertu de l'article 74 de la Constitution, d'une loi prise après consultation de l'Assemblée territoriale. »
    Et il censure cette disposition de la loi au motif très explicite qu'elle « ne satisfait pas à l'exigence constitutionnelle de clarté de la consultation ».
    On constate dans la loi ici déférée au Conseil constitutionnel la même « équivoque » de nature à « faire naître dans l'esprit des destinataires de la loi, l'idée erronée que les éléments (de la loi) sont d'ores et déjà fixés », alors que ceux-ci relèvent d'une autre loi, antérieure à l'entrée en vigueur de celle qu'on veut adopter, et tributaire dans son contenu d'un bilan lui-même fonction de la pratique conventionnelle des entreprises et d'une possible évolution des pouvoirs publics eux-mêmes sur une orientation éminemment controversée.
    Une telle loi ne satisfait pas à l'exigence constitutionnelle de clarté de son dispositif (v aussi dans le même sens : Cons. constit, 27 juillet 1982, Planification, rec. p 52). Elle doit être censurée pour ce motif.
    A quoi s'ajoute un deuxième grief tenant toujours à l'ordre des compétences.
    II. : Violation de l'avant-dernier alinéa de l'article 34 de la Constitution relatif aux lois de financement de la sécurité sociale
  2. La loi constitutionnelle du 22 février 1996 instituant les lois de financement de la sécurité sociale a créé la catégorie nouvelle des lois de financement de la sécurité sociale et soumis celles-ci à un régime constitutionnel spécifique, mais sans en donner une définition, ni même la détermination de leur contenu. Elle a complété en ce sens l'article 34 de la Constitution pour y inscrire un alinéa ainsi rédigé :
    « Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. »
    La même loi constitutionnelle a également ajouté un article 47-1 à la Constitution, qui renvoie également à la loi organique la détermination des conditions de vote par le Parlement des projets de loi de financement de la sécurité sociale et impose d'autre part des délais sur le modèle de ceux prévus par l'article 47 pour les lois de finances et avec la même possibilité de mettre en vigueur les dispositions du projet par voie d'ordonnance lorsque ces délais ne sont pas respectés.
    La loi organique annoncée par l'article 34, avant-dernier alinéa, et par l'article 47-1 nouveau de la Constitution est intervenue le 22 juillet 1996, après examen par le Conseil constitutionnel conformément à l'article 61 de la Constitution (déc. n° 96-379 DC du 16 juillet 1996, JO, 22 juillet).
    Elle aligne assez largement la procédure d'élaboration de la loi de financement de la sécurité sociale sur celle de la loi de finances : conditions de présentation du texte et documents annexés ; date de présentation de la loi de financement de l'année et calendrier de discussion devant les deux chambres, etc.
    Dans sa décision précitée du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel a admis que cette loi organique comporte une « restriction du droit d'amendement » : qui ne lui est pas apparue contraire à la Constitution : et impose que tout amendement soit accompagné « des justifications qui en permettent la mise en oeuvre », selon une disposition reprise de l'article 42 de l'ordonnance organique relative aux lois de finances du 2 janvier 1959.
    2. Il ne saurait être contesté par personne que la loi d'orientation et d'incitation relative au temps de travail adoptée par le Parlement ne présente pas les caractéristiques de forme ni de procédure des lois de financement de la sécurité sociale, telles que déterminées par la Constitution et la loi organique du 22 juillet 1996.
    La présente loi n'a pas été discutée selon les conditions de délai et de calendrier qu'impose la loi organique du 22 juillet 1996 pour les lois de financement de la sécurité sociale. Elle n'est pas davantage accompagnée des informations et annexes exigées pour cette catégorie de loi. Enfin, à aucun moment du débat, on n'a imaginé d'opposer la réglementation spéciale du droit d'amendement qui figure à l'article LO 111-3-III, alinéas 2 et 3, du code de la sécurité sociale résultant de la loi organique du 22 juillet 1996.
    Bref, il ne saurait y avoir de discussion sur ce point : on n'a pas agi en l'espèce selon les canons et dans les formes constitutionnelles et organiques d'une loi de financement de la sécurité sociale.
    Or, cette loi comporte des dispositions très importantes, relatives aux aides dont bénéficieraient les entreprises qui s'engageraient conventionnellement dans un processus de réduction du temps de travail avant les échéances de 2000 et de 2002 fixées par l'article 1er de la loi. Notamment, l'article 3-VI indique que l'aide attribuée pour chacun des salariés auxquels s'applique la réduction du temps de travail « vient en déduction du montant global des cotisations à la charge de l'employeur pour la période considérée au titre des assurances sociales, accidents du travail et maladies professionnelles et allocations familiales sur les gains et rémunérations des salariés de l'entreprise ou de l'établissement considéré » ; le même article permet encore, dans certains cas, le cumul de cette aide avec celui d'une exonération totale ou partielle des cotisations patronales de sécurité sociale.
    Tout ceci, d'évidence, outre les effets mécaniques de la diminution du temps de travail, est de nature à modifier profondément les conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale, et notamment les prévisions de recettes.
    3. Un tel bouleversement ne peut pas se faire en dehors des formes et conditions imposées par la Constitution pour les lois de financement de la sécurité sociale qui ont précisément cet objet.
    En effet, si la loi constitutionnelle du 22 février 1996 se borne à compléter l'article 34 de la Constitution d'un alinéa disposant - comme on l'a dit : que : « Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique », la loi organique du 22 juillet 1996 est plus précise. Le nouvel article LO 111-3 qu'elle ajoute au code de la sécurité sociale énumère le contenu des lois de financement de la sécurité sociale.
    Selon le point I de cet article, la loi de financement de l'année approuve les orientations de la politique de la santé et de la sécurité sociale, et les objectifs qui déterminent les conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale ; le Sénat avait jugé cette disposition très en retrait par rapport à la loi constitutionnelle du 22 février 1996 et ne s'est rangé à cette rédaction qu'en seconde lecture. La loi de financement de la sécurité sociale prévoit également, par catégorie, les recettes de l'ensemble des régimes obligatoires de base et des organismes créés pour concourir à leur financement (cotisations sociales, impôts et taxes affectés, contributions publiques, transferts de compensation entre les régimes, autres recettes).
    Elle fixe par tranche les objectifs de dépenses de l'ensemble des régimes obligatoires de base de plus de 20 000 cotisants (une vingtaine de régimes assurant 99 % des prestations), selon une initiative qui est due à l'Assemblée nationale. La loi de financement de la sécurité sociale fixe encore, pour l'ensemble des régimes obligatoires de base, l'objectif national de dépenses d'assurance maladie. Enfin, elle fixe les limites des besoins de trésorerie pouvant être couverts par certaines ressources.
    Le point III de ce même article LO 111-3 du code de la sécurité sociale ajoute que : « Outre celles prévues au I, les lois de financement de la sécurité sociale ne peuvent comporter que des dispositions affectant directement l'équilibre financier des régimes obligatoires de base ou améliorant le contrôle du Parlement sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale. »
    Ainsi, l'objet de la loi de financement de la sécurité sociale couvre la fixation des objectifs de dépenses et de financement de tous les régimes obligatoires de base comptant plus de 20 000 cotisants ; le Conseil constitutionnel a admis cette limitation, considérant que le seuil de 20 000 cotisants « constitue une des conditions et réserves que pouvait prévoir la loi organique ».
    Le Conseil a d'autre part voulu, par une réserve expresse d'interprétation, limiter l'objet de la loi à la seule détermination des conditions de l'équilibre financier de ces régimes et condamner par avance toute espèce de « cavaliers sociaux » qui ne seraient pas directement liés à cet équilibre. Il a ainsi fait savoir que la formule de la loi organique selon laquelle ces lois « ne peuvent comporter » que des dispositions « améliorant le contrôle du Parlement sur l'application des lois de financement » ou « affectant directement l'équilibre financier des régimes obligatoires de base » devrait être comprise comme ne concernant, « selon les termes de la Constitution, que les conditions générales de l'équilibre financier » de la sécurité sociale, objet exclusif des lois de financement.
    Enfin, dans sa décision du 19 décembre 1996 dans laquelle il examine la conformité à la Constitution de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1997, le Conseil constitutionnel s'est ainsi exprimé à propos de dispositions de la loi relatives à la contribution sociale généralisée (CSG) :
    « Considérant que le produit de cette contribution est appelé à concourir de façon significative à l'équilibre financier des régimes obligatoires de base ; que la détermination de son assiette a une incidence directe sur le volume de ses recettes ; que les règles relatives aux conditions de son recouvrement garantissent l'application effective des règles d'assiette et en sont par là même le complément nécessaire ; que, par suite, les dispositions critiquées sont au nombre de celles qui peuvent figurer dans une loi de financement de la sécurité sociale » (v texte de la décision in Les Petites Affiches, 27 décembre 1996, p 4).
    On doit comprendre que l'objet ainsi défini est un objet qui implique nécessairement sa formulation dans une loi de financement de la sécurité sociale. Quelle serait en effet la portée positive de la loi constitutionnelle du 22 février 1996 si une loi ordinaire pouvait remettre en cause et définir sur de nouvelles bases l'équilibre général de la sécurité sociale que la Constitution réserve désormais à des lois spécifiques, encadrées par un texte organique ?
    Or, de toute évidence, en l'espèce, la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail affecte gravement l'équilibre général de la sécurité sociale et elle le fait en dehors des formes et procédures d'une loi de financement de la sécurité sociale. Elle méconnaît ainsi tant les articles 34, avant-dernier alinéa, 39 et 47-1 de la Constitution que la loi organique du 22 juillet 1996 prise en application de ceux-ci.
    4. On dispose malheureusement sur ce point de peu de jurisprudence, s'agissant de textes et mécanismes qui ne se sont appliqués que depuis 1997.
    Cependant, la question s'est déjà posée de savoir si la loi sur l'épargne retraite, devenue la loi du 26 mars 1997, touchait par son objet ou ses effets aux lois de financement de la sécurité sociale.
    La loi en question relative à l'épargne retraite ne traitait pas directement de l'équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale ; elle ne comportait pas non plus de dispositions visant à améliorer le contrôle du Parlement sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale. Elle ne constituait donc pas, en elle-même, et à ce titre, une loi de financement de la sécurité sociale au sens de l'article 34 de la Constitution et de la loi organique du 22 juillet 1996 qui la complète.
    Mais les sénateurs qui ont saisi le Conseil constitutionnel ont fait valoir que la loi comportait une disposition qui complétait l'article L 242-1 du code de la sécurité sociale pour exclure les abondements des employeurs aux plans d'épargne retraite de l'assiette des cotisations sociales dues par ceux-ci. Et cette prise en compte des abondements des employeurs se traduisait nécessairement par une perte de recettes pour la sécurité sociale, non compensée par l'Etat ; de la sorte les recettes de la sécurité sociale et donc les conditions de son équilibre financier étaient remises en cause. Or la loi constitutionnelle du 22 février 1996 et la loi organique du 22 juillet 1996 réservent à la seule loi de financement de la sécurité sociale la définition des conditions générales de cet équilibre. Dès ce stade des débats, les sénateurs de l'opposition avaient indiqué leur intention de saisir le Conseil constitutionnel « afin de connaître son sentiment sur ce point » (intervention M Fr. Autain, JO, Débats Sénat, 13 décembre 1996, p 7386, v aussi intervention de M Marc Massion, id. Loc, p 7387).
    Ils faisaient aussi valoir que le mécanisme financier d'exonération des abondements patronaux aux fonds de pension favoriserait ce mode d'épargne au détriment des régimes complémentaires existants et du régime général, affectant ainsi de façon quasi organique l'équilibre financier de la sécurité sociale.
    Dans la suite des débats, toujours au Sénat, on a imaginé pouvoir faire l'économie de cette discussion tenue pour sérieuse.
    Constatant que la discussion : et le texte dans la rédaction soumise au Sénat : opposait « ceux qui veulent que le problème (du financement du nouveau système de l'épargne retraite) soit réglé en dehors de la sécurité sociale et ceux qui voudraient que soit institué un mécanisme de déduction supplémentaire au risque de concurrencer le régime de sécurité sociale », M J-P Fourcade, président de la commission des affaires sociales du Sénat, proposait d'amender l'article 26 du projet de loi « pour replacer le dispositif d'exonération des plans d'épargne retraite dans le cadre déjà prévu par le législateur au cinquième alinéa de l'article L 242-1 du code de la sécurité sociale » (JO, Débats Sénat, 13 décembre 1996, p 7388).
    Cet amendement, accepté par le rapporteur à titre personnel et par le Gouvernement, a été adopté. Pour le Gouvernement, le ministre délégué au budget a fait valoir que l'amendement proposé avait « pour objet de faire entrer les versements des employeurs à l'épargne retraite dans le droit commun. Ces versements seront ainsi traités comme toutes les contributions des employeurs au financement des prestations de retraite complémentaire » (JO, Débats Sénat, 13 décembre 1996, p 7390). Et encore : « l'abondement de l'employeur aux plans d'épargne retraite a vocation à être exclu de l'assiette des cotisations sociales comme toutes les cotisations de retraite des employeurs à des dispositifs facultatifs ou obligatoires. Cette non-imposition aux cotisations sociales est une condition même de l'abondement par les entreprises, donc de l'émergence et du développement de l'épargne retraite ».
    On pouvait estimer que cette référence à une disposition déjà existante du code de la sécurité sociale ne faisait pas disparaître la critique.
    Ce qui était en cause en effet, ce n'était pas tant l'importance de ces avantages ou leur plafonnement, c'est qu'ils devaient aller à un produit d'épargne retraite extérieur au régime de sécurité sociale et qu'ils devaient être financés : pour une certaine partie : par une réduction des cotisations qui abondent normalement le régime général de retraite et les régimes complémentaires de la sécurité sociale.
    Aussi bien la saisine du Conseil constitutionnel développait-elle, parmi d'autres, ce grief de non-conformité aux dispositions constitutionnelles et organiques relatives aux lois de financement de la sécurité sociale.
    Mais le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 mars 1997, n'a pas vidé le débat, se bornant à relever, pour l'essentiel, que l'article L 242-1 du code de la sécurité sociale comportait déjà un mécanisme d'exonération de cotisations sociales auquel la loi nouvelle ne faisait qu'ajouter, et qu'il ne lui appartenait pas, à l'occasion du vote d'une loi nouvelle, d'apprécier la conformité de la constitution d'une loi déjà votée et promulguée. C'était là l'application d'une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel généralement rattachée à sa décision « état d'urgence en Nouvelle-Calédonie » du 25 janvier 1985.
    Le débat mérite d'être repris aujourd'hui. Et on a dit pourquoi : sauf à vider de toute substance les dispositions constitutionnelles et organiques relatives aux lois de financement de la sécurité sociale, on ne saurait admettre que les conditions générales de l'équilibre de celle-ci et la détermination de ses recettes soient remises en cause par une loi ordinaire.
    III. : Méconnaissance de la liberté constitutionnelle d'entreprendre et des droits et libertés des employeurs et des salariés
  3. Aucune réforme depuis 1958 n'a jamais affecté, comme celle que veut réaliser la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, l'organisation complète de l'entreprise, les rapports collectifs et individuels du travail et sur une échelle aussi importante. Ce sont toutes les entreprises et l'ensemble des salariés qui sont concernés et, au-delà d'une réglementation très contraignante de la durée du travail, de multiples aspects du droit du travail, des conventions collectives et des contrats individuels de travail.
    Cela présente sans doute de nombreux inconvénients économiques et risque d'affecter la compétitivité internationale des entreprises françaises, les seules à être ainsi réglementées pour un aspect essentiel de leurs activités, comme encore de favoriser des délocalisations ou d'entraîner des discriminations entre les entreprises de main-d'oeuvre, plus lourdement pénalisées, et les autres. Tout cela doit être pris en compte à l'appui de la discussion juridique que les députés soussignés souhaitent, d'autre part, argumenter.
    La jurisprudence du Conseil constitutionnel a en effet affirmé à plusieurs reprises le caractère constitutionnel de la liberté d'entreprendre et la protection constitutionnelle des « droits et libertés des employeurs ».
    La liberté d'entreprendre, qui s'appuie à la fois sur le droit de propriété et sur la liberté du commerce et de l'industrie, a été affirmée par le Conseil constitutionnel pour la première fois dans sa décision « Loi de nationalisation » du 16 janvier 1982 (rec. p 21) dans des termes qui doivent être rappelés.
    « Considérant que si, postérieurement à 1789 et jusqu'à nos jours, les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d'application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l'intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression, qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ; que la liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre.
     » Considérant que l'appréciation portée par le législateur sur la nécessité des nationalisations décidées par la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ne saurait, en l'absence d'erreur manifeste, être récusée par celui-ci dès lors qu'il n'est pas établi que les transferts de biens et d'entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d'entreprendre au point de méconnaître les dispositions précitées de la Déclaration de 1789. "
    Par la suite, le Conseil constitutionnel a, à différentes reprises, réaffirmé la valeur constitutionnelle de la liberté d'entreprendre, dont il a aussi indiqué qu'elle n'avait pas un caractère général ni absolu (Cons. constit, 27 juillet 1982, rec. p 48 ; 16 janvier 1986, rec. p 9). Il est ainsi loisible au législateur d'y apporter les limitations exigées par l'intérêt général à condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée (Cons. constit, 8 janvier 1991, rec. p 11 ; 20 janvier 1993, rec. p 14).
    Dans sa décision du 20 juillet 1988 « Loi d'amnistie » (rec. p 119, consid. 25 à 27), le Conseil constitutionnel a également censuré, au nom de la liberté d'entreprendre, des contraintes imposées aux employeurs « qui excéderaient manifestement les sacrifices d'ordre personnel ou d'ordre patrimonial qui peuvent être demandés aux individus dans l'intérêt général » (en l'espèce, certaines obligations, du fait de la loi d'amnistie, de réintégration des travailleurs protégés licenciés).
    Enfin, dans sa décision du 16 janvier 1991 (rec. p 20), le Conseil constitutionnel a précisé la portée de la liberté d'entreprendre face à une législation qui affecte les « droits et libertés des employeurs mais qui ne saurait porter atteinte à leur substance ». Examinant le statut et les droits du conseiller du salarié, normalement institués par la loi, le Conseil constitutionnel procède à une analyse très minutieuse de ceux-ci pour vérifier qu'ils ne « créent pas au détriment de l'employeur une rupture de l'égalité de tous devant les charges publiques » et qu'ils ne « portent pas atteinte à la substance des droits et libertés des employeurs ».
    On en déduit que, dans le cas où, au contraire, la loi apporterait à ces « droits et libertés des employeurs », dont la liberté d'entreprendre, des limites telles que leur substance s'en trouverait affectée, cette loi serait jugée contraire à la Constitution.
    2. C'est de ces principes et solutions qu'il faut partir pour constater que la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail est critiquable au regard de la liberté constitutionnelle d'entreprendre.
    Et il apparaît alors qu'une telle critique peut se développer sur trois plans : la loi affecte la liberté d'entreprendre parce qu'elle oblige l'employeur et les salariés à négocier en préjugeant du résultat de cette négociation et en l'imposant (a) ; parce que, à terme, elle touche à la substance des droits des employeurs en imposant une modification de leurs modes de production consécutive à une baisse autoritaire et très importante de la durée du travail (b) ; et enfin, parce que, à terme et immédiatement, elle affecte les contrats de travail et les salaires en vigueur dans le secteur économique marchand (c) ;
    a) L'effet immédiat de la loi est de forcer les employeurs à négocier la durée du travail et cette négociation est faussée par la loi qui en impose elle-même le résultat, sans en fixer les modalités.
    Certes, le législateur peut toujours : on l'a dit : procéder par voie de lois incitatives ; mais alors les entreprises et, plus généralement, les partenaires sociaux restent libres d'ouvrir la négociation correspondante et maîtres du résultat de celle-ci. Au contraire, la présente loi impose le résultat de la négociation (la durée hebdomadaire du travail fixée à 35 heures) tout en réservant les modalités (la nouvelle loi à venir annoncée par l'article 9 de la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et les textes réglementaires qui l'accompagneront). A l'aléa économique, la loi ajoute l'aléa législatif ; et elle dessaisit finalement les entreprises de leur libre pouvoir de négociation (v aussi infra V). On rejoint ici sur le fond la critique déjà tirée du manquement de la loi à l'exigence constitutionnelle de clarté de la législation ;
    b) A terme ensuite : c'est-à-dire en 2000 ou 2002 selon les entreprises (art 1er de la présente loi) : la loi réalise une immixtion directe dans les « droits et libertés des employeurs » en imposant une durée de travail réduite par rapport aux besoins des entreprises et aux normes usuelles des autres Etats de la Communauté.
    L'objectif avoué du législateur est d'empêcher l'entrepreneur de poursuivre son exploitation sur les bases actuelles pour le contraindre à effectuer le même travail avec un nombre supérieur de salariés, dans des conditions économiques qui sont tellement défavorables qu'une certaine compensation est envisagée. Autrement dit, le législateur impose une répartition en nature des postes à des emplois sans nécessité économique et sans aucun intérêt pour la grande majorité des salariés en place, mais à seule fin de régler un problème social (l'exclusion) dont il a la charge et dont les entreprises ne sont pas responsables ;
    c) Enfin, la liberté d'entreprendre et les droits des travailleurs sont affectés parce que la loi, de façon nécessaire, impose une remise en cause des conventions collectives en vigueur, des contrats de travail individuels et des conditions de rémunération.
    La loi implique, en effet, en limitant le temps de travail que les employeurs et les salariés redéfinissent l'ensemble de leurs conditions de travail, et notamment de rémunération, sur une durée de travail amputée de presque un mois par an. On est bien en présence d'une atteinte frontale à la liberté d'entreprendre et aux droits des employeurs.
    3. Les atteintes portées à ces principes et objectifs de valeur constitutionnelle sont manifestement disproportionnées à ce qu'autoriserait la poursuite de l'objectif constitutionnel de plein emploi, par ailleurs : on l'a dit : affiché avec de moins en moins de conviction par le Gouvernement et plus qu'hypothétique au vu de toutes les expertises économiques indépendantes, nationales et internationales, qui ont pu être faites de la question.
    A cela s'ajoute un grief de manquement au principe constitutionnel d'égalité.
    IV. : Atteinte au principe constitutionnel d'égalité
    L'égalité est méconnue par la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail sous son aspect de l'égalité devant les charges publiques et parce que la loi institue des discriminations injustifiées entre les entreprises et entre les salariés.
    1. La rupture de l'égalité devant les charges publiques est caractérisée par le fait que la loi vise à imposer aux seules entreprises du secteur privé ayant une activité de production en France la charge de la lutte contre l'exclusion. Les autres employeurs, entreprises publiques, administrations, ont pourtant une égale vocation à contribuer à la réalisation des objectifs de la loi.
    En outre, la charge imposée est d'autant plus importante que la main-d'oeuvre employée par l'entreprise est nombreuse ; et ceci est sans rapport avec l'objet de la loi.
    Le principe d'égalité impose au législateur, « pour assurer sa mise en oeuvre (celle de la loi), de fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels » (Cons. constit, 29 décembre 1989, rec. p 229) et, si ce principe « ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général », il faut que « dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit » (Cons. constit, 1er décembre 1990, rec. p 84) ; 8 janvier 1991, rec. p 11). Ce principe constitutionnel d'égalité, de caractère général, trouve un fondement direct dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 sous sa forme de l'égalité devant les charges publiques.
    On ne peut que renvoyer ici aux décisions du Conseil constitutionnel citées au point III ci-dessus, dont on constatera qu'elles réservent toutes, à côté de la liberté d'entreprendre, la nécessaire égalité devant les charges publiques. Ainsi, la décision déjà citée du 16 janvier 1991 (rec. p 20) vérifie que la loi déférée « ne créée pas au détriment de l'employeur une rupture de l'égalité de tous devant les charges publiques » (consid. n° 9).
    En l'espèce, la violation du principe d'égalité devant les charges publiques est caractérisée. La réglementation nouvelle va pénaliser essentiellement les entreprises utilisatrices de main-d'oeuvre. Des milliers de réductions d'horaires assorties de certaines augmentations de salaires pèseront beaucoup plus sur une entreprise manufacturière que sur une société financière ayant le même budget.
    L'objet de la loi étant finalement de redistribuer les emplois, au lieu de redistribuer la richesse nationale, le législateur doit évidemment veiller à une répartition harmonieuse de cette charge nouvelle. Or la loi tend au contraire à exempter de cette charge les entreprises les moins utilisatrices de main-d'oeuvre.
    Vainement objecterait-on que les accords de branche qui sont prévus devraient permettre de moduler les effets de la loi dans les différentes catégories d'entreprises. Ces accords de branche consacreront en fait la faculté pour certaines entreprises de passer au régime des 35 heures, sans véritable perte de productivité, mais ils n'auront ni pour objet ni pour effet de répartir la charge des embauches supplémentaires dans les entreprises qui ne peuvent s'en passer. D'autre part, et de toute façon, le législateur ne peut abandonner l'égale répartition des charges publiques à la discrétion des partenaires sociaux.
    2. Par ailleurs, il paraît légitime de s'interroger sur le rapport direct avec l'objet de la loi de la différence de traitement opérée par cette dernière entre les personnels cadres et non cadres des entreprises. L'article 3 II, alinéa 3, prévoit en effet que des conditions particulières à la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail s'appliqueront au personnel d'encadrement.
    De même, il convient de souligner que la rédaction de l'article 1er de la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail risque d'entraîner de graves effets de seuil et de créer ainsi des inégalités entre entreprises, celles de plus de vingt salariés n'étant pas traitées de la même manière que celles de moins de vingt salariés.
    3. Enfin, la présente loi crée une inégalité entre les salariés ayant la rémunération la plus faible, c'est-à-dire rémunérés au niveau du SMIC.
    En effet, la réduction impérative du temps de travail prévu par l'article 1er ne peut être mise en oeuvre sans régler l'importante question de sa compensation salariale.
    Mme la ministre de l'emploi et de la solidarité l'a expressément reconnu, lors des débats à l'Assemblée nationale (JO, Débats AN, 27 janvier 1998, p 581), en précisant :
    « Quant au SMIC, il n'est pas question de définir strictement dans le détail les décisions qui seront prises, car celles-ci font l'objet d'une concertation approfondie avec les organisations patronales et syndicales.
     » Mais afin d'éclairer pleinement le débat et les négociateurs, je me dois d'exprimer les principes qui seront les nôtres. Le salarié payé au SMIC, dont l'horaire hebdomadaire passe de 39 à 35 heures, doit bien sûr garder intact son salaire aujourd'hui et pour demain.
    « En même temps, il n'apparaît pas non plus opportun que la rémunération d'un salarié restant à 39 heures et payé au SMIC s'accroisse automatiquement de 11,4 % auxquels il faudrait naturellement ajouter la rémunération des heures supplémentaires.
     » Cela nous oriente vers la définition, parallèlement au SMIC horaire qui resterait en l'état, d'une rémunération mensuelle minimale dont le niveau serait fixé de telle sorte que le premier principe que j'ai rappelé, pour les smicards, soit respecté.
    « Il nous faudra, bien sûr, débattre des modalités d'indexation de ce nouvel indice de même que des effets de celui-ci sur les salaires de ceux qui travaillent à temps partiel. C'est l'objet d'un travail approfondi qui se poursuivra dans les jours qui viennent dans le cadre naturel de la Commission nationale de la négociation collective.
     » Il me semble que, sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres, c'est aux organisations patronales et syndicales de nous donner leur avis et de nous dire comment elles entendent faire dans les conventions collectives. "
    Il devrait donc en résulter qu'un salarié payé au SMIC dont l'horaire hebdomadaire aura été réduit de 39 à 35 heures sera toujours payé 6 663,67 F (soit une majoration de son salaire horaire de 11,46 %), en application de la « rémunération mensuelle minimale ».
    Il en résulte également qu'un salarié restant à 39 heures, dès lors que le SMIC horaire resterait en l'état, serait payé 6 663,67 F (39 heures x 39,43 F), somme qu'il conviendrait de compléter par la majoration des quatres heures supplémentaires qu'il effectue entre 35 et 39 heures dont le taux, selon l'exposé des motifs de la loi, sera au maximum de 25 %. Ce salarié travaillant 39 heures sera donc payé 40 heures et son salaire mensuel progressera de 2,56 % pour atteindre 6 834,26 F.
    En conséquence, l'article 1er aboutira, de l'avis même du Gouvernement, à faire coexister au sein d'une même entreprise, des salariés effectuant 35 heures payées 39 heures et des salariés effectuant 39 heures payées 40 heures.
    De plus, le salarié embauché à 35 heures, après l'entrée en vigueur de la présente loi, devrait ne percevoir en toute logique comme rémunération que 35 fois le SMIC horaire, alors qu'un salarié plus ancien dans la même entreprise conservera pour 35 heures travaillées l'actuelle rémunération mensuelle minimale calculée sur la base de 39 heures et donc, de toute évidence, une rémunération plus élevée. Il y a donc rupture de l'égalité entre des salariés placés dans la même situation.
    V : Violation du droit constitutionnel
    à la négociation collective des partenaires sociaux
  4. Dans une décision du 6 novembre 1996 (n° 96-383 DC) sur la loi relative à l'information et à la consultation des salariés (rec.
    p 128), confirmée par sa décision du 20 mars 1997 (n° 97-388 DC), le Conseil constitutionnel a fait application du huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, selon lequel « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises », pour en déduire que les organisations syndicales ont une « vocation naturelle à assurer, notamment par la voie de la négociation collective, la défense des droits et intérêts des travailleurs » ; la décision de 1997 vise de même « une concertation appropriée entre les employeurs et les salariés ou leurs organisations représentatives ».
    2. On constatera qu'avec la présente loi, si les partenaires sociaux sont invités à négocier pour anticiper le passage aux 35 heures, le fond de la réforme est déjà arrêté ou le sera, également par voie unilatérale, par la loi prévue pour 1999. Ce travail législatif lui-même n'a pas été précédé d'une concertation des partenaires sociaux, contrairement à la précédente réforme de 1982 ; et s'il est exact que notamment les représentants du personnel salariés n'ont pas le monopole de la représentation de celui-ci, on peut se demander si le droit constitutionnel de participation déduit du Préambule de la Constitution de 1946 n'a pas été méconnu en l'espèce.
    Pour toutes ces raisons, les députés soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'ensemble des dispositions de la loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, telle que votée en dernière lecture par l'Assemblée nationale. Le texte adopté est en effet contraire à certains des droits et garanties les plus fondamentaux inscrits dans la Constitution.