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Décision n° 93-333 DC du 21 janvier 1994 - Saisine par 60 sénateurs

Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication
Conformité

SAISINE SENATEURS
Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, telle qu'elle a été adoptée définitivement par le Parlement.
Nous vous prions de croire, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, à l'expression de notre considération distinguée.
CLAUDE ESTIER

En application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, définitivement adoptée le 23 décembre 1993.
Ils lui demandent de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de la loi déférée, et notamment ses articles 4-A, 4-II, 6, 9 et 10, en tant qu'elles portent atteinte au pluralisme dans le secteur de la communication, et donc à la libre communication des pensées et des opinions garantie par l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Comme l'a souligné le Conseil constitutionnel (décisions n° 86-210 DC du 29 juillet 1986 et n° 86-217 DC du 18 septembre 1986), s'il est loisible au législateur de modifier les textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions, s'il ne lui est pas moins loisible d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et qui peuvent comporter la modification ou la suppression de dispositions qu'il estime excessives ou inutiles, cependant, l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel.
Or, tel est bien l'effet des dispositions de la loi déférée :
1. Les dispositions des articles 9 et 10 de la loi déférée abrogent, sans leur substituer des règles comportant des garanties équivalentes, certaines des dispositions de la loi du 30 septembre 1986 précitée tendant à assurer la limitation des concentrations et le respect du pluralisme dans le secteur de la communication :
a) L'article 9, afin de « mieux faire coïncider responsabilité dans la gestion et contrôle du capital », objectif certes respectable, mais qui n'a pas valeur constitutionnelle, modifie les dispositions du premier alinéa du paragraphe I de l'article 39 de la loi relative à la liberté de communication.

lative à la liberté de communication.
Dans sa rédaction résultant de l'article 2 de la loi n° 86-1210 du 27 novembre 1986, cet alinéa limite à 25 p 100 la fraction du capital ou des droits de vote que peut détenir, dans une société titulaire d'une autorisation relative à un service national de télévision par voie hertzienne terrestre, une même personne physique ou morale.
Il tend ainsi à assurer le pluralisme interne de la communication audiovisuelle. Comme le soulignaient en effet les travaux préparatoires de la loi du 30 septembre 1986, compte tenu du nombre restreint de chaînes privées hertziennes terrestres bénéficiant d'une couverture nationale, « il est incontestable que la détention, par une seule personne, du contrôle d'une société exploitant une de ces chaînes conférerait, ipso facto, à cette personne une position dominante dans le secteur de la communication » (rapport Sénat, n° 415 [1985-1986], tome II, p 69).
Cette disposition, qui ne semble nullement avoir fait obstacle à la gestion des chaînes concernées, et qui a d'ailleurs été reprise dans plusieurs législations européennes autorisant l'exploitation de chaînes nationales privées (en Grèce, au Portugal, aux Pays-Bas, en Espagne) reste d'autant plus nécessaire que le nombre de chaînes hertziennes terrestres à couverture nationale a été réduit de quatre à trois dont deux chaînes « en clair », l'une de ces deux chaînes disposant d'une incontestable « position dominante ».
Or l'article 9-I de la loi déférée, en portant de 25 p 100 à 49 p 100 du capital ou des droits de vote le seuil prévu à l'article 39-I, alinéa 1er, de la loi du 30 septembre 1986, permet à un seul actionnaire de contrôler une chaîne nationale par voie hertzienne terrestre.
Certes, comme l'a fait valoir le rapporteur à l'Assemblée nationale de la loi déférée (rapport AN, n° 779, p 81), le seuil de 49 p 100 maintient, « du moins théoriquement, un actionnariat majoritaire extérieur à l'actionnaire de référence », mais ce dernier détiendra en fait le contrôle de la chaîne. Il suffit à cet égard de rappeler qu'aux termes de l'article 355-1 de la loi du 24 juillet 1966, une société est présumée en contrôler une autre dès lors qu'elle dispose d'une fraction des droits de vote supérieure à 40 p 100 et qu'aucun associé ou actionnaire n'en détient une fraction supérieure.
L'article 9-I de la loi déférée contrevient donc à la triple nécessité de diversifier les opérateurs, d'assurer le pluralisme des opinions et d'éviter les abus de position dominante à laquelle répondaient les dispositions de l'article 39-I de la loi du 30 septembre 1986 précitée, et que tendaient également à garantir, selon l'analyse qu'en avait faite le Conseil constitutionnel, les dispositions des articles 58 et 62 à 64 de la même loi, relatifs aux conditions de transfert au secteur privé du capital de la Société nationale de programme Télévision française 1.
En outre, la loi déférée ne comporte aucune disposition modifiant, pour tenir compte du relèvement du seuil prévu au premier alinéa de l'article 39-I de la loi du 30 septembre 1986, les conditions du cumul de participations dans des sociétés exploitant un service national de télévision par voie hertzienne terrestre (art 39-II), ni les règles relatives à la limitation des concentrations « multimédia » sur le plan national (art 41-1) ou régional et local (art 41-2).
b) L'article 10 de la loi déférée, qui modifie le premier alinéa de l'article 41 de la loi du 30 septembre, relève dans des proportions considérables le seuil de concentration dans le secteur de la radiodiffusion sonore.
Ce relèvement est motivé par le souci de « faciliter la constitution de groupes radiophoniques performants disposant de moyens de développement », préoccupation parfaitement légitime mais qui ne saurait prévaloir contre les objectifs de nature constitutionnelle que sont le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression.
Dans sa rédaction résultant de l'article 3 de la loi n° 86-1210 du 27 novembre 1986 précitée, le premier alinéa de l'article 41 de la loi relative à la liberté de communication limite le cumul des autorisations relatives à des services de radiodiffusion sonore, selon la règle dite des « 30 p 15 », à la disposition, d'une part, d'un réseau national, c'est-à-dire de services dont l'audience potentielle totale excède 30 millions d'habitants et, d'autre part, de services dont la desserte totale ne peut excéder 15 millions d'habitants.
L'article 10 de la loi déférée propose une nouvelle rédaction de cet alinéa permettant à une même personne physique ou morale de disposer en droit ou en fait de plusieurs réseaux dans la limite d'une audience potentielle cumulée de 150 millions d'habitants, et précise, en se bornant à reprendre la jurisprudence dégagée par le CSA sur le fondement des articles 41 et 41-3 de la loi relative à la liberté de communication, la définition des réseaux.
Alors que les dispositions en vigueur permettent à une même personne de détenir un réseau national et un réseau « multivilles », le seuil de concentration défini par l'article 10 de la loi déférée correspond, selon la définition donnée par la loi des réseaux à caractère national, à cinq réseaux nationaux et, compte tenu des audiences potentielles des réseaux existants, dont un seul dessert plus de 40 millions d'auditeurs, à trois ou quatre réseaux nationaux.
Il existe actuellement quatre réseaux nationaux : chacun de leurs titulaires pourrait donc, en application de l'article 10 de la loi déférée et alors qu'il n'existe aucune fréquence disponible, disposer de deux ou trois réseaux supplémentaires.

x ou trois réseaux supplémentaires.
Loin de constituer un aménagement des modalités de protection du pluralisme, les dispositions de l'article 10 de la loi déférée portent donc atteinte au principe de la libre communication des pensées et des opinions garanti par l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dès lors qu'aucune autre disposition de loi déférée n'a pour objet d'assortir ce principe de garanties au moins équivalentes à celles résultant des dispositions de l'article 41 de la loi relative à la liberté de communication modifiée par cet article.
2. Les dispositions des articles 4 A et 6 de la loi déférée privent d'effet les dispositions prévues par la loi du 30 septembre 1986 précitée pour garantir le respect du pluralisme :
a) L'article 4 A introduit dans l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986 un alinéa 12 ° disposant que les conventions fixant les règles particulières applicables aux services nationaux de télévision par voie hertzienne terrestre autoriseront ces derniers à effectuer des « décrochages locaux » d'une durée limitée, sauf dérogation accordée par le CSA, à trois heures par jour, et précisant que ces décrochages ne seront pas considérés comme des services distincts bénéficiant d'autorisations locales.
Cet alinéa nouveau légalise et généralise la pratique des « décrochages locaux », en étend considérablement la durée les « décrochages » actuellement autorisés par le CSA sont limités à six minutes quotidiennes et n'en limite ni le nombre ni l'audience.
Il ne peut donc s'analyser que comme une dérogation aux règles prohibant ou limitant le cumul des autorisations relatives à des services de télévision, et comme une atteinte au pluralisme et à la limitation des concentrations équivalente à celles résultant du cumul d'autorisations relatives à un service national et à un service non national de télévision par voie hertzienne terrestre, prohibé par l'article 41, deuxième alinéa, de la loi du 30 septembre 1986 précitée, ou du cumul d'autorisations relatives à des services locaux de télévision par voie hertzienne terrestre, limité par l'article 41, quatrième alinéa, de la même loi ;
b) L'article 6 de la loi déférée insère dans la loi du 30 septembre 1986 précitée un article 28-3 permettant au CSA de délivrer, sans appel à candidatures, des autorisations temporaires relatives à des services de radiodiffusion sonore ou de télévision par voie hertzienne terrestre.
Cet article ne soumet cependant ces services « temporaires » à aucune des règles relatives à la transparence et au contrôle des concentrations prévues par les articles 35 à 41-3 de la loi relative à la liberté de communication.
Il constitue dès lors une atteinte à l'objectif de pluralisme des moyens de communication.
3. L'article 4 de la loi déférée contribue également à restreindre la garantie légale de respect du principe du pluralisme des moyens de communication :
Cet article introduit dans la loi du 30 septembre 1986 précitée un article 28-1 prévoyant une « présomption de renouvellement », sans appel à candidatures, des autorisations relatives à des services de radiodiffusion sonore ou de télévision par voie hertzienne terrestre qui portera la durée de ces autorisations de dix à vingt ans pour les services de télévision et de cinq à quinze ans pour les services de radiodiffusion sonore.
Ces dispositions aggraveront encore les risques de concentration et d'abus de position dominante résultant des dispositions sus- analysées de la loi déférée.
Elles apparaissent d'autant plus dangereuses, à cet égard, que les évolutions technologiques qui se manifesteront bien avant l'expiration des autorisations ainsi renouvelées permettront aux personnes autorisées à exploiter une fréquence hertzienne de diffuser plusieurs services sur cette fréquence, perspective qui aurait dû conduire le législateur à réviser les conditions d'octroi des autorisations d'exploitation de services de communication prévues par la loi du 30 septembre 1986, plutôt qu'à prolonger la durée des autorisations délivrées en application de cette loi.
Par ces moyens et par tous autres à soulever d'office par le Conseil constitutionnel, les sénateurs soussignés demandent au conseil de déclarer la loi déférée non conforme à la Constitution.