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Décision n° 86-220 DC du 22 décembre 1986 - Saisine par 60 députés

Loi relative à la limite d'âge et aux modalités de recrutement de certains fonctionnaires civils de l'Etat
Conformité

Monsieur le président,
Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel les articles 1er et 6 de la loi relative à la limite d'âge et aux modalités de recrutement de certains fonctionnaires civils de l'Etat telle qu'elle a été adoptée définitivement par le Parlement.
Cette loi émane d'une proposition déposée devant l'Assemblée nationale par deux députés le 27 mai 1986.
I : Son article 1er a pour objet de permettre aux membres du Conseil d'Etat, de la Cour des comptes et de l'inspection générale des finances d'être maintenus en activité au-delà de l'âge limite fixé par la loi n° 84-834 du 13 septembre 1984 et jusqu'à soixante-huit ans.
En elle-même, cette disposition n'appellerait pas de critique sur le plan constitutionnel, n'était-ce le dernier membre de phrase qui précise que cette prolongation d'activité sera possible " pour exercer respectivement les fonctions de conseiller d'Etat, de conseiller maître à la Cour des comptes ou, s'ils n'ont pas atteint ce dernier grade, celles de conseiller référendaire et d'inspecteur général des finances.
Ainsi, dès lors que la loi du 13 septembre 1984 avait maintenu la limite d'âge à soixante-huit ans pour le vice-président du Conseil d'Etat et le premier président de la Cour des comptes, dès lors que la loi déférée fait de même pour les conseillers d'Etat et les conseillers maîtres à la Cour des comptes (ou éventuellement pour les conseillers référendaires), seuls seront mis dans l'impossibilité de poursuivre leurs fonctions au-delà de soixante-cinq ans les présidents de section au Conseil d'Etat et les présidents de chambre à la Cour des comptes.
Cela est manifestement contraire à la Constitution et pour trois raisons au moins.
Cette disposition, en premier lieu, introduit une rupture d'égalité entre des personnes placées dans la même situation. En effet, au sein du Conseil d'Etat et de la Cour des comptes, tous les membres de ces deux corps auront la possibilité de poursuivre leur activité, dans la même fonction, jusqu'à soixante-huit ans, à la seule exception des présidents de section ou de chambre.
Certes, on pourrait objecter que, n'occupant pas le même grade, ces fonctionnaires ne sont pas strictement dans une situation juridique identique. Mais c'est évidemment faux dès lors que l'identité de situation doit s'apprécier par rapport à l'objet de la loi, comme le Conseil constitutionnel l'avait rappelé dans sa décision n° 78-101 DC du 17 janvier 1979. L'objet de la loi, ici, n'est pas d'introduire des différences entre les différents grades d'un même corps. Il est de déterminer l'âge limite à l'exercice des fonctions.
Certes, on pourra encore objecter que le principe de séparation du grade et de l'emploi, énoncé au premier alinéa de l'article 12 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, permet aux intéressés de conserver leur grade de président de section ou de chambre tout en exerçant des fonctions de conseiller, ce qui les mettrait ainsi en mesure de bénéficier des dispositions de la loi déférée.
Mais une telle objection serait infondée dans la mesure où la séparation du grade et de l'emploi ne s'applique pas dans ces deux corps. En effet, leurs effectifs sont déterminés par grade dans les textes relatifs à leur organisation. Il existe exactement autant de présidents qu'il y a de sections ou de chambres. Dans ces conditions, ne prévoir la poursuite des activités qu'en qualité de conseiller d'Etat ou de conseiller maître aboutit soit à priver les présidents de section ou de chambre de la possibilité ouverte à leurs collègues d'un autre grade, soit à devoir accepter une rétrogradation dans l'exercice de leurs fonctions. Or, en ce qui concerne cette seconde branche de l'alternative, elle ne serait pas non plus conforme à la Constitution pour un autre motif.
S'il est vrai que les magistrats administratifs ne bénéficient pas de l'inamovibilité dont jouissent légalement les membres de la Cour des comptes et constitutionnellement les magistrats du siège, il demeure que l'indépendance de la juridiction administrative, dont le Conseil d'Etat est, pour partie au moins, l'échelon suprême, a été formellement consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980.
Quant à l'indépendance de la Cour des comptes, il ne fait aucun doute que ces fonctions juridictionnelles font que lui serait naturellement applicable le raisonnement adopté par le Conseil constitutionnel dans la décision précitée.
Dans ces conditions, est nécessairement attentatoire à cette indépendance constitutionnelle la faculté dont userait le législateur en déterminant sélectivement l'âge de la retraite de ces fonctionnaires, ce qui permettrait, sous couvert de légiférer de manière générale et impersonnelle, de prendre des décisions ponctuelles, guidées seulement par le souci d'écarter de ces fonctions tel ou tel de ces fonctionnaires.
Certes, la loi de 1984 avait introduit une discrimination au sein d'un même corps entre le chef du corps et les autres membres de celui-ci. Mais tout autre est la situation dans laquelle la discrimination concerne non pas le sommet ou la base de la hiérarchie, mais exclusivement un échelon intermédiaire.
Si une telle possibilité existait, rien ne pourrait faire obstacle à des lois qui, quoi que concernant des institutions dont l'indépendance est une exigence constitutionnelle fondamentale, aboutiraient à priver leurs membres de garanties effectives, en ne leur offrant d'alternative réelle qu'entre la retraite et la rétrogradation de fonctions.
Subsidiairement, enfin, la rédaction du membre de phrase contesté aurait également pour conséquence, contraire au principe d'égalité, de priver les intéressés des diverses positions prévues par le statut du corps auquel ils appartiennent, et notamment leur interdirait la position de détachement ouverte à leurs collègues.
Pour ces divers motifs, le membre de phrase qui terminel'article 1er de la loi déférée est manifestement contraire à la Constitution.
II. : L'article 6 de la loi déférée appelle également la critique.
Il a en effet été introduit en cours de débat et résulte d'un amendement n° 7, de M Mazeaud, examiné par la commission lors de la réunion qu'elle a tenue en application de l'article 88 du règlement de l'Assemblée nationale le 3 décembre 1986.
Or, cette disposition, qui concerne non pas la sortie du service mais le recrutement, était totalement étrangère à l'objet de la loi et à ce titre non conforme à la Constitution.
En effet, le droit d'amendement, largement reconnu aux parlementaires par l'article 44, s'entend toujours du droit d'amender les dispositions en discussion, éventuellement du droit de les compléter, mais certainement pas de celui d'ouvrir : ou de clore : un débat totalement distinct de celui inscrit à l'ordre du jour.
C'est d'ailleurs ce que le Conseil constitutionnel à considéré, dans sa décision n° 85-199 DC du 28 décembre 1985, lorsqu'il a considéré que l'adoption d'un article additionnel à un projet de loi n'était pas contraire à la Constitution dès lors que ses dispositions « ne sont pas dépouvues de tout lien avec les autres dispositions du projet de loi ».
En l'espèce, les dispositions de l'article 6 sont évidemment dépourvues de tout lien avec les autres dispositions de la proposition de loi. Cela est d'ailleurs si vrai qu'il a fallu, de ce fait, en modifier sensiblement le titre, ce qui est d'autant plus surprenant que cet amendement a été déposé par l'un des deux auteurs de la proposition initiale, qui a ainsi notablement altéré l'objet, le sens et la portée de celui-ci.
Il est d'autant plus essentiel de veiller à ce que le droit d'amendement ne s'exerce pas hors du cadre de la discussion que, s'il n'en allait pas ainsi, la fixation de l'ordre du jour, de même que la priorité reconnue au Gouvernement dans ce domaine perdraient beaucoup de leur signification dès lors que n'importe quel « cavalier législatif » permettrait de modifier l'objet du débat.
A ce titre, l'article 6 de la loi devra être déclaré contraire à la Constitution.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la fin de l'article 1er et l'article 6 de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.