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Décision n° 85-200 DC du 16 janvier 1986 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à la limitation des possibilités de cumul entre pensions de retraite et revenus d'activité
Non conformité partielle

II : SAISINE SENATEURS
Les sénateurs soussignés soumettent à la censure du Conseil constitutionnel la loi adoptée le 17 décembre 1985 par le Parlement « portant modification de l'ordonnance n° 82-290 du 30 mars 1982 et de la loi n° 84-575 du 9 juillet 1984 et relative à la limitation des possibilités de cumul entre pensions de retraite et revenus d'activité ».
Cette loi apparaît entachée d'inconstitutionnalité pour les raisons exposées ci-après.
L'ordonnance du 30 mars 1982 a institué une « contribution de solidarité » à la charge des employeurs et de ceux de leurs salariés de plus de soixante ans qui jouissent d'une pension de vieillesse. Le système a été étendu par la loi du 9 juillet 1984 aux travailleurs non salariés ayant une activité artisanale, industrielle ou commerciale (art 13 de la loi). La contribution de solidarité est due lorsque la pension perçue est supérieure au SMIC majoré de 25 p 100 par personne à charge.
La loi adoptée le 17 décembre 1985 majore cette contribution de deux façons : d'une part, l'assiette de la contribution est le total des rémunérations brutes de chaque intéressé, alors qu'elle était limitée au salaire plafonné dans l'ordonnance de 1982 ; d'autre part, le taux de la cotisation, jusqu'alors égal à 10 p 100 du montant de l'assiette, est porté à 20 p 100 pour la partie de l'assiette inférieure à deux fois et demie le SMIC et 100 p 100 au-delà du plafond. Dans le cas des travailleurs salariés, cette charge est répartie par moitié entre l'employeur et l'employé. Dans le cas des professions non salariées, le taux est à la charge du travailleur seul, à raison de 10 p 100 et 50 p 100.
Enfin, le projet de loi ouvre une faculté d'option pour la suspension du service de la pension, qui exonère du versement de la contribution de solidarité.
Ces dispositions sont de nature à affecter gravement, dans leur situation personnelle, les personnes poursuivant leur activité professionnelle après soixante ans en bénéficiant du service d'une pension de retraite. Tel est le cas de nombreux anciens agents civils et militaires de l'Etat qui ont quitté leur administration ou leur corps d'origine, en utilisant des dispositions législatives ou réglementaires qui leur garantissaient la liquidation immédiate de leur pension et le service de celle-ci en cas de nouvelle activité professionnelle à l'extérieur de la fonction publique (décret du 8 décembre 1959 pris en application de l'ordonnance du 29 octobre 1958, décret dont le Conseil d'Etat a fait par deux fois application dans des arrêts des 8 novembre 1960 et 5 juillet 1967).
L'inconstitutionnalité de la nouvelle loi résulte de quatre ordres de considérations, en ce qu'elle porte atteinte à la fois au droit au travail, aux exigences du principe d'égalité devant les charges publiques, à la liberté d'entreprendre et enfin au respect des principes généraux du droit des pensions publiques de retraite.
A : Le droit au travail
Le préambule de la Constitution de 1946 auquel renvoie expressément le préambule de la Constitution de 1958 proclame que « chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi ».
Le Conseil constitutionnel a reconnu valeur positive à cette disposition du préambule lorsqu'il a eu à connaître de l'ordonnance du 30 mars 1982 et de sa loi de ratification (déc n° 81-134 du 5 janvier 1982, Rec 1982, p 15, et déc n° 83-156 du 28 mai 1983, Rec 1983, p 41).
Deux principes semblent avoir été établis à l'occasion de cet examen : le caractère positif et la valeur constitutionnelle du principe du droit au travail du préambule de la Constitution de 1946 ; la compatibilité avec ce principe de l'institution d'une contribution de solidarité frappant le salarié cumulant une pension de retraite et une rémunération d'activité, ainsi que son employeur.
On peut cependant estimer que le problème change de nature dès lors que la « contribution de solidarité », dont le principe avait été admis en l'occurrence par le Conseil constitutionnel, se transforme en un prélèvement fixé à deux fois 50 p 100 des rémunérations globales perçues. A ce taux, la contribution devient évidemment confiscatoire, ainsi qu'il a été souligné à l'Assemblée nationale lors du vote de la loi en première lecture. Par l'effet de dissuasion qui en résulte pour l'intéressé, mais aussi pour tout employeur éventuel, le texte marque clairement son intention d'interdire toute activité aux personnes cumulant une retraite, même partielle, et une rémunération salariée minimum. Le prélèvement opéré sur le produit du travail aboutit par son ampleur à une dénaturation de la notion de salaire, en retirant à ce dernier son caractère de contrepartie équitable d'un travail fourni.
En confisquant pour l'essentiel le produit du travail, l'auteur de la loi interdit en fait celui-ci ; tel est d'ailleurs l'objectif ouvertement recherché par la loi votée. Il s'agit donc d'une atteinte indirecte mais certaine au droit au travail consacré par le préambule de 1946 et reconnu par le Conseil constitutionnel comme un principe s'imposant au législateur.
B : Le principe d'égalité
Le principe d'égalité a le statut de norme constitutionnelle, puisqu'il est consacré, dans sa généralité ou sous certains de ses aspects, par des textes à valeur constitutionnelle : Déclaration des droits de l'homme de 1789, notamment ses articles 1er et 13, Constitution de 1958, notamment son article 2. Le Conseil constitutionnel lui a reconnu une valeur positive dans de nombreuses décisions, précisant notamment que « le principe d'égalité devant la loi implique qu'à situation semblable, il soit fait application de solutions semblables, il n'en résulte pas que des situations différentes ne puissent faire l'objet de solutions différentes ».
C'est à partir de ces principes constants qu'il convient d'apprécier si, dans le cas particulier, la loi votée comporte une atteinte à l'égalité des personnes.
Il en est ainsi puisque les titulaires d'une pension de retraite de la fonction publique se trouveraient :
: soit écartes de la concurrence à un emploi avec d'autres candidats puisque, en les embauchant, l'employeur doit assurer la charge d'une contribution de 50 p 100 du montant de leur salaire ;
: soit privés, par voie de licenciement, de leur emploi par un employeur incapable de supporter la charge de cette même contribution, ce licenciement n'étant d'ailleurs fondé sur aucun des motifs retenus par le code du travail, mais constituant l'objectif avoué et la raison d'être de la loi votée ;
: soit enfin pénalisés, faute que le texte de la loi opère la distinction fondamentale entre : : d'une part, les pensionnés qui entament une seconde carrière au terme d'une première carrière administrative complète, avec, par voie de conséquence, la jouissance simultanée d'une pension complète et d'un salaire complet, : et, d'autre part, ceux qui, ayant mis dans les conditions indiquées plus haut un terme anticipé à leur carrière administrative et disposant d'une pension partielle, ont entamé avec retard une seconde carrière génératrice d'avantages également partiels.
On peut observer à ce propos que la possibilité de renonciation à la pension offerte par la loi laisse intacte cette situation d'inégalité.
Vainement, semble-t-il, peut-on prétendre que le législateur a usé du pouvoir que la pratique constitutionnelle lui reconnaît de traiter différemment des catégories d'administrés différents. En effet :
: la détermination de ces catégories, dans le cas de l'espèce, n'a pas un caractère fondamental mais purement accidentel et résulte de la volonté des pouvoirs publics de favoriser le passage de certaines personnes de la catégorie des agents de l'Etat à celle de salariés ou de professions relevant du secteur privé ;
: le texte même de la loi opère une autre rupture d'égalité à l'intérieur même de la catégorie des pensionnés, entre ceux qui exercent une activité salariée et ceux qui exercent une activité non salariée : dans le premier cas, à la contribution personnelle de l'intéressé s'ajoute une contribution de même montant de l'employeur, qui a évidemment un effet dissuasif sur l'emploi ; dans le cas, au contraire, d'activité non salariée, la contribution globale s'identifie à la contribution personnelle de l'intéressé.
Il y a donc pénalisation de l'exercice salarié par rapport à l'exercice non salarié. Si l'on ajoute que certaines catégories de pensionnés, comme ceux exerçant des activités libérales et artistiques, ne tombent pas du tout sous le coup de la loi, on peut conclure que celle-ci édicte des discriminations prohibées, contraires au principe d'égalité.
C : La liberté d'entreprendre
Dans sa décision du 16 janvier 1982 relative aux lois de nationalisation (Favoreu et Philip, Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, p 524 et suivantes), le Conseil constitutionnel a décidé que « des restrictions arbitraires ou abusives apportées à la liberté d'entreprendre » seraient contraires aux dispositions de la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Cette liberté est directement déduite par le Conseil constitutionnel du droit de propriété consacré par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme. La liberté d'entreprendre apparaît ainsi comme la possibilité reconnue à chacun de tirer parti de sa propriété pour exercer librement l'entreprise qu'il souhaite.
On peut observer à cet égard que la disposition de l'article 5 de l'actuel projet de loi, qui concerne les personnes s'engageant dans des activités non salariées, artisanales, commerciales ou industrielles, se révèle contraire à la liberté constitutionnelle d'entreprendre. Dès lors que les revenus professionnels de ces personnes se trouvent, indépendamment des autres impositions, affectés d'une contribution de solidarité fixée au taux considérable de 50 p 100, n'est-on pas en présence d'une disposition qui, en pratique, fait disparaître à l'égard de ces personnes la liberté d'entreprendre ? Et, puisque, dans le cas des personnes exerçant une activité salariée, il faut étendre le raisonnement à la fois au salarié et à son employeur, l'un et l'autre se trouvent atteints dans leur capacité d'entreprendre par l'importance du prélèvement organisé par le projet de loi.
D : Les principes généraux du droit des pensions publiques de retraite
Enfin, il convient de rappeler que la loi votée signifie que l'Etat revient sur les engagements antérieurement pris par lui, dans le cadre de textes législatifs et réglementaires, selon lesquels le cumul d'une rémunération d'activité et d'une pension de retraite serait possible, spécialement dans le cas des anciens administrateurs de la France d'outre-mer.
Il convient de rappeler, à cet égard, que dans ses décisions des 5 janvier, 16 janvier et 30 décembre 1982 notamment, le Conseil constitutionnel a jugé que :
« Les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle, tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression, qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit »
La loi doit respecter les « garanties données au titulaire du droit de propriété » qui ont un caractère « constitutionnel ». Ces garanties sont celles de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : la privation de la propriété ne se conçoit qu'en présence d'une « nécessité publique légalement constatée », elle ne se réalise que sous la condition d'une « juste et préalable indemnité ».
Il est acquis d'autre part que cette protection constitutionnelle vaut pour toutes les formes de propriété et quels que soient la forme et l'objet de la dépossession. Elle concerne les biens meubles et immeubles, les droits réels et les droits personnels, la propriété corporelle comme la propriété incorporelle.
La raison en est qu'il n'y a pas lieu de distinguer entre ces différents aspects de la propriété au regard des considérations qui sont à la base du statut constitutionnel qui lui est reconnu. Les formes d'exercice de la propriété peuvent être aménagées différemment, chacune selon ses exigences propres, par le législateur ; mais la fonction de cette propriété est toujours la même : préserver la liberté, l'autonomie individuelle et donner les moyens de la liberté d'entreprendre. Ces considérations, qui sont à la base du statut constitutionnel de la propriété, interdisent de fractionner le droit de propriété pour limiter sa protection constitutionnelle à certaines de ses manifestations.
Selon certaines conceptions doctrinales, la situation juridique de pensionné serait assimilable à celle de fonctionnaire en activité à l'égard de son traitement, situation qui peut être librement modifiée par l'Etat. Mais cette dernière conception n'est pas applicable aux pensions avec droit de cumul, garanties à d'anciens fonctionnaires, moyennant une lourde contrepartie constituée par le fait d'avoir quitté, à l'invitation de l'Etat et à leurs risques et périls, la fonction publique, passant ainsi avec l'Etat un quasi-contrat dont la pension et le droit de cumul constituaient l'élément essentiel.
Si l'on soutient par contre que le pensionné est dans une situation subjective vis-à-vis de sa pension, qu'il est titulaire d'un droit qu'il peut faire valoir à l'encontre de l'administration elle-même en cas de changement dans la réglementation des pensions, il faut considérer que la réforme en cours affecte gravement ce droit. Elle ne pourrait le faire, par application des principes qui ont été rappelés, qu'à la condition de régler parallèlement la question de l'indemnisation des titulaires de ces droits.
Il est donc demandé au Conseil constitutionnel de censurer la loi votée le 17 décembre 1985 comme contraire aux principes généraux du droit des pensions publiques de retraite, aussi bien qu'au droit au travail, au principe d'égalité et à la liberté d'entreprendre.