L’État de droit face aux crises
1.Pourquoi la justice et les réparations font-elles partie intégrante du processus de guérison des victimes de violences sexuelles ?
L’impunité empêche les victimes des crimes les plus graves de reconstruire leur vie dans la dignité. Nous le voyons bien dans le processus de guérison des femmes survivantes de violences sexuelles que nous accompagnons à l’Hôpital de Panzi depuis plus de 20 ans. Tant que la justice ne sera pas rendue, leur processus de guérison ne pourra être parachevé, malgré tous nos efforts de prise en charge holistique aux niveaux médical, psychologique et socio-économique.
Voici de nombreuses années que je parcours le monde à la rencontre des survivantes, et partout où nous allons à la rencontre des femmes et des jeunes filles, mais parfois aussi des hommes qui ont été abusés sexuellement, nous retrouvons le même langage, la même dévastation par rapport à ces actes qui laissent quelqu’un en vie mais qui lui donne l’impression de l’avoir perdue. « C’est comme si j’avais été tué », nous disent les victimes.
C’est dans ce contexte que la justice et les réparations, qui signifient une reconnaissance du préjudice subi, envoient le message opposé : « Tu es un être humain, tu as été victime d’une atrocité, mais ce n’est pas ta faute, ta voix est entendue, et la société va t’accompagner pour reprendre le chemin de la vie ».
Pourtant, nous le savons, seulement une petite minorité de victimes des violences sexuelles ont accès à la justice et recevront des réparations du préjudice subi par un mécanisme de la justice formelle car les obstacles, légaux et autres, sont multiples.
Nous sommes convaincus que lorsque l’État n’a pas su protéger et rendre justice aux victimes, la communauté humaine a l’obligation morale et juridique d’agir car les survivants réclament la vérité et une reconnaissance publique des atrocités qu’elles ont subies, et elles ont le droit d’être indemnisées et réhabilitées.
C’est animé par cet esprit que nous avons plaidé en faveur de la création de ce Fonds Mondial pour les survivantes, qui répond à la fois à une logique de solidarité et de responsabilité. Ce Fonds, élaboré pour et avec les survivantes et lancé en 2019 avec l’appui de la France, est complémentaire des efforts de lutte contre l’impunité en matière de crimes à caractère sexuel et n’a pas vocation à se substituer à la soif de justice des survivantes de violences sexuelles.
Son objet est de mobiliser des ressources financières pour mener des programmes et des projets de réparation, de réinsertion et de réadaptation, mais aussi de fournir une assistance technique, de rassembler et de disséminer des bonnes pratiques, et enfin de mener des actions de plaidoyer pour que les décideurs et les débiteurs d’obligations assument enfin leurs responsabilités.
2.En quoi l’impunité représente-t-elle un obstacle à la paix et à la sécurité en République du Congo (RDC) ?
Depuis plus de 25 ans, le quotidien de la majorité de la population congolaise est jalonné d’atrocités de masse commises par des acteurs étatiques et non étatiques, congolais et étrangers, dans un climat prévalant d’impunité qui a miné la confiance des citoyens dans les institutions et l’État de droit.
Diverses résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies ont mis en lumière que l’impunité dont jouissent les responsables présumés des crimes les plus graves a été et reste l’un des principaux obstacles à l’instauration de la paix et de la stabilité en RDC, et explique en grande partie la résurgence des cycles de violence et la perpétuation des atrocités de masse jusqu’à ce jour dans les Provinces en conflit de l’Est du pays, notamment en Ituri et dans les Kivus.
Pourtant, les différents accords de paix ont systématiquement sacrifié la justice sur l’autel d’une paix dont les dividendes ne sont jamais parvenus à l’Est du Congo. Naviguant de crise en crise, politiciens et médiateurs ont cédé à la tentation de brader la justice en échange de promesses de résolution de conflit, négligeant de traiter les causes profondes de la violence, notamment la culture de l’impunité, et privilégiant la recherche d’une stabilité à court terme au lieu de construire une paix durable.
Les accords de paix ont sacrifié la justice sur l’autel d’une paix dont les dividendes ne sont jamais parvenus à l’Est du Congo
Ces tentatives politiques visant à mettre fin à la violence ont planté les graines de l’instabilité et de la culture de l’impunité en intégrant des éléments des groupes armés rebelles, congolais et étrangers, au sein des forces de sécurité et de défense de la République, en vertu du principe d’inclusivité consacré dans les accords de paix. Ceux qui sont censés protéger les civils et le territoire – l’armée, la police, les services de renseignement – sont bien souvent devenus une source de menaces pour la population et pour le pays, entraînant des conséquences désastreuses pour la protection des civils.
Des processus de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion sous-financés et bâclés ainsi que les politiques de « mixage » et de « brassage » de miliciens au sein des forces de sécurité et de défense, souvent accompagnées de promotions, ont intégré l’indiscipline au sein des institutions, et ce jusqu’au plus haut niveau de l’État.
Cette situation a favorisé l’organisation d’un système légitimant la violence et les crimes comme mode d’accès au pouvoir, hypothéquant ainsi l’instauration d’une paix durable.
3.Le chemin de la paix passera-t-il par la justice en RDC ?
Nous sommes convaincus que le chemin de la paix durable en RDC passera par la justice, tant rétributive que réparatrice. Les solutions politiques et sécuritaires ont largement échoué à protéger les civils et à stabiliser la RDC, malgré la présence de l’une des plus grandes missions de maintien de la paix des Nations Unies depuis plus de 20 ans.
Telle est la raison pour laquelle nous plaidons sans relâche pour la mise en œuvre des recommandations du Rapport Mapping sur les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en RDC entre 1993 et 2003, l’une des périodes les plus tragiques de l’histoire moderne du pays.
Ce rapport, publié en 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, préconise le recours à tous les mécanismes de la justice transitionnelle pour que les droits des victimes à la justice, à la vérité, à des réparations et à des garanties de non-renouvellement soient respectés. Cet impératif de justice représente un prérequis indispensable pour briser le cycle de la violence et de l’impunité, et une condition sine qua non pour avancer sur le chemin d’un développement et d’une paix durables.
La lutte contre l’impunité est un élément indispensable et préalable à la réconciliation et au rétablissement de la paix
Ainsi, nous exhortons les autorités congolaises à adopter sans tarder une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle, avec l’appui de ses partenaires privilégiés, dont l’Union européenne et la France.
Cette stratégie devra combiner des mécanismes judiciaires et non judiciaires, qui sont complémentaires, et prendre en compte la forte implication des pays tiers dans les conflits armés internationaux ou internationalisés qui ont ravagé la RDC. Enfin, il sera impératif d’intégrer une forte dimension genre vu le recours massif, méthodique et systématique à la violence sexuelle utilisée par tous les belligérants comme une arme de guerre et une stratégie de terreur.
Outre la mise en place de programmes de réparation et de mécanismes de recherche de la vérité, notre plaidoyer pour la justice transitionnelle s’oriente en priorité autour de la nécessité d’adopter des réformes institutionnelles en vue de garantir la non-répétition des atrocités, qui devraient inclure un assainissement de la fonction publique et une réforme profonde des secteurs de la sécurité et de la justice en RDC.
Enfin, le temps est venu d’établir un Tribunal International Pénal pour la RDC et d’installer des chambres spécialisées mixtes pour traduire en justice les responsables des crimes de masse commis en RDC, car la lutte contre l’impunité est un élément indispensable et préalable à la réconciliation et au rétablissement de la paix.