L’État de droit face aux crises

Cynthia Fleury - ©Bruno Coutier / AFP

©Bruno Coutier / AFP

Professeur titulaire de la Chaire humanités et santé du Conservatoire national des arts et métiers

Cynthia Fleury

1.Nous vivons une époque où l’État de droit est de plus en plus remis en question, y compris en Europe. Comment l’expliquez-vous ?

Il y a une conjonction de phénomènes : les dernières décennies de la mondialisation ont vu le centre de la croissance économique mondiale se déplacer, les rapports de force se sont tendus avec les autres modèles socio-économiques, car ces derniers « aspiraient » la croissance par une forme de dumping social si l’on se réfère aux canons des pays dits occidentalisés. Tocqueville définissait notamment la démocratie comme le développement graduel de l’égalité des conditions. Or quantité de travaux, certes issus du courant de l’économie dite de régulation (Stiglitz, Krugman, Piketty, Zucman, etc.) montrent que l’inégalité des conditions est redevenue une dynamique d’évolution des sociétés, avec des fractures très fortes entre villes et périphéries, mais également au sein des villes elles-mêmes. Les familles sont mises à rude épreuve, par le soutien accru qu’elles doivent apporter à leurs enfants, qui ont un accès sur le marché du travail plus compliqué (le coût d’entrée sur le marché est beaucoup plus élevé : il faut plus de diplômes, plus de capacité de mobilité et d’adaptabilité, moins de revendications de protection de type traditionnel, etc.), et par le fait qu’elles doivent accompagner leurs « majeurs vulnérables », qui entrent dans la dépendance du fait de l’allongement de la vie. Cela produit une insécurité économique conséquente qui n’explique pas tout, loin s’en faut, mais qui est un premier étage de cette insécurité, à terme psychique, pouvant susciter un rejet disproportionné de la démocratie.

Tous les grands défis politiques sont transnationaux

Le deuxième étage est constitué par ce que nous avons posé depuis plus de vingt ans également, à savoir : la crise de la démocratie en tant que telle, ses institutions dans un monde mondialisé qui met à mal la souveraineté nationale ; ou encore, dans un monde « accéléré » qui met à mal le temps dont la politique a besoin pour bâtir une Cité ; sans parler d’un monde à la démographie galopante, qu’elle soit interne ou externe audit pays. N’oublions pas que la question du « nombre » n’est jamais une question aisée pour la démocratie, car elle ravive sa dimension entropique, celle de la « majorité tyrannique » (Tocqueville), celle de la tyrannie de l’opinion sociale (Mill), ou encore celle de la parenté entre démocraties et totalitarismes (Arendt). Nous savons que nous n’avons pas trouvé la combinaison adéquate pour penser la démocratie « continue » (Dominique Rousseau), celle qui saura articuler la démocratie représentative (en améliorant sa représentativité) et la démocratie participative (en améliorant son efficacité et sa légitimité), mais ce défi reste à relever et il est garant à terme d’un renouveau de confiance institutionnelle envers la démocratie. Sauf que dorénavant le jeu est mondial, et tout ce qui se passe hors des frontières a quasiment plus d’impact sur le pays que ce qui se passe à l’intérieur de ses terres, ce qui est non seulement contre-intuitif mais extrêmement compliqué à canaliser, contrôler, réguler. Tous les grands défis politiques sont transnationaux : la question climatique et des enjeux environnementaux, la question de l’immigration, des déplacés ou réfugiés climatiques, la question de la régulation de la sphère financière, la question de la régulation des multinationales numériques, etc. Rousseau, dans le Contrat social, après avoir défini la démocratie comme un régime pour les Dieux, autrement dit, renvoyant à l’incapacité des humains de l’établir correctement, définit celle-ci par plusieurs critères non négociables : un petit territoire, des faibles inégalités entre les revenus, une homogénéité culturelle et « point de luxe ». Il n’aura échappé à personne que toutes ces conditions sont désormais improbables pour asseoir l’État social de droit.

2.L’État de droit peut être perçu par les citoyens comme quelque chose d’assez théorique. Pourriez-vous nous dire quels en sont les enjeux concrets, pour l’individu et pour la société ?

De manière très basique, l’État de droit fournit un arsenal d’outils et de dispositifs consolidés qui sont eux-mêmes des conditions de possibilité pour obtenir des droits : l’école gratuite, le pluralisme des médias et des partis, la liberté de conscience, quantité d’instances qui sont garantes du maintien de ces outils, de leurs moyens d’opérationnalité, etc. Mais tout cela ne tient pas « spontanément », « automatiquement ». Il y a une illusion mécaniste, certes. Mais elle ne dit pas la vérité du processus qui demande une articulation très fine entre l’engagement des citoyens et des individus et le fonctionnement desdites institutions. Dans mon travail, j’ai essayé, sans cesse, de revenir à ce ruban de Moebius inaugural et définitif : l’État de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus, la qualité de leur processus de subjectivation, lui-même issu en partie de la viabilité des dispositifs démocratiques.

L’État de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus

J’aime assez la définition « capacitaire », que l’on peut trouver chez des auteurs comme Sen, Ostrom, Nussbaum, etc. Sen pose la démocratie des capacités ainsi, comme celle qui permettrait de transformer les droits en libertés concrètes, au sens où les « choix de vie » sont démultipliés. Je dirais pour ma part que l’approche « capacitaire » nous permet, ou doit nous permettre, de transformer les ressources matérielles proposées par la démocratie en ressources existentielles, autrement dit, ces outils doivent nous aider à produire de la sublimation, à transformer nos vies individuelle et collective, à agir sur le monde, dans le monde, pour soi-même et les autres. De manière très concrète, la démocratie reste à ce jour la solution politique la moins « inéquitable », la moins inégalitaire, la moins totalitaire pour permettre au plus grand nombre d’accéder au « pouvoir de » transformation du monde et de son évolution historique.

3.La gestion des crises successives – sécuritaire et sanitaire – donne lieu à ce que vous appelez une « querelle des libertés ». Qu’entendez-vous par là ?

La démocratie est constituée, structurée autour de grandes querelles, absolument légitimes et souhaitables. Pour le dire de façon binaire, trop caricaturale, les conceptions dites positive et négative de la liberté s’affrontent régulièrement pour trouver la juste mesure entre libertés individuelles et libertés publiques. Tout grand moment de crise réactive ardemment cette querelle. Il y a bien sûr d’autres querelles : celle des historiens, ou comment les travaux historiques viennent « rendre compte » aux générations présentes par la mise à nu, scientifique, du passé. Je dis querelle des historiens et non querelle des mémoires (qui existe également, qui serait une sorte de version civile – bien que de nature différente – de la querelle académique) car tous ne sont pas d’accord pour défendre par exemple le bien-fondé des lois dites mémorielles, au nom même de leur discipline historique.

Il est du devoir des institutions, notamment le Conseil constitutionnel, d’être garantes de cette fonction critique de l’état d’exception

Il existe d’autres querelles structurelles comme celle du légitime et du légal, autrement dit, comment la démocratie pose qu’il est possible de redéfinir le légal à partir de la prise en considération de ce qui est jugé désormais légitime, on pense ici au rôle de la désobéissance civile, ou encore à ce que Sen a pu nommer « l’incomplétude de la théorie de la justice ». Il faut être très respectueux de ces querelles car elles permettent d’avoir une réflexivité accrue dans nos prises de décisions politiques. En revanche, nul ne peut nier – et Platon le premier dénonçait l’instrumentalisation sophistique de la parole en démocratie – qu’il y a des instrumentalisations des principes démocratiques, et qu’il n’est jamais aisé de faire la part des choses entre la controverse légitime et la controverse falsifiée. Pour autant, personne ne peut nier que la pandémie produit une accélération des mesures dites d’exception, liberticides par nature, et qu’il nous faut redoubler de vigilance pour ne pas banaliser ces états d’exception et d’urgence permettant de mettre à distance les principes de l’État de droit. Il est du devoir des institutions, notamment le Conseil constitutionnel, d’être garantes de cette fonction critique de l’état d’exception.

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OCTOBRE 2021
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