Titre VII

Hors-série - octobre 2020

QPC et droit fiscal. Les apports croisés du droit fiscal et de la QPC

Les questions fiscales ont pris une place importante dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel grâce à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Les contribuables se sont saisis de cette nouvelle voie de recours pour contester de nombreux dispositifs législatifs.

L'importance quantitative des décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel en matière fiscale révèle déjà l'intérêt de cette nouvelle voie de droit. Entre le 1er mars 2010 et le 31 décembre 2019, la matière fiscale représente 22 % des décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel, soit 158 décisions dont 83 de conformité, 33 de conformité sous-réserve, 8 de non-conformité partielle, 29 de non-conformité totale, 1 de non-conformité de date à date et 4 de non-lieu à statuer. Il convient aussi et surtout de mesurer matériellement l'apport de la QPC en matière fiscale et réciproquement.

A) Objectifs de la recherche, problématique retenue et choix méthodologiques

Les décisions fréquentes du Conseil constitutionnel en matière fiscale constituent autant d'occasion de remodeler le droit fiscal ; l'objectif de la recherche n'est toutefois pas simplement de mettre en évidence les évolutions du droit fiscal sous l'influence de la QPC mais aussi d'apprécier l'apport de la matière fiscale au contentieux de la QPC.

La problématique retenue consiste donc à mettre en évidence les facteurs d'enrichissement mutuels du droit fiscal et de la QPC.

La méthode utilisée pour y répondre est essentiellement analytique mais aussi prospective. Elle repose sur une étude exhaustive des décisions rendues par le Conseil constitutionnel en matière fiscale entre le 1er mars 2010 et le 31 décembre 2019, étant entendu qu'il a été décidé de retenir une conception large de la matière fiscale en incluant dans le périmètre de la recherche les décisions relatives à des cotisations sociales(1). Les décisions des juges du filtre de la QPC ont été mobilisées en tant que de besoin. Dans le but de mieux appréhender la réception de la QPC chez les praticiens du droit fiscal, l'identité des auteurs de QPC en droit fiscal a été recensée de manière systématique sur les deux dernières années de la période étudiée, ce qui a permis de mettre en évidence que les personnes physiques représentent environ la moitié des auteurs des QPC alors que les grandes entreprises, notamment multinationales, ne représentent qu'une part assez faible des auteurs de QPC(2). Par ailleurs, un questionnaire a été adressé aux avocats fiscalistes pour tenter de saisir leur vision de la procédure de la QPC(3) ; le nombre de réponses reçues n'est pas suffisant pour qu'il ait été possible d'en tirer des conclusions scientifiques mais il s'en dégage quelques tendances qui ont été prises en considération pour guider l'analyse.

B) Principales conclusions de la recherche

L'apport de la QPC au droit fiscal est effectif quoique relatif à certains égards (1), tandis que l'apport du droit fiscal à la QPC est encore trop limité, l'étude révélant des marges de progression de la procédure de contrôle de la constitutionnalité des lois a posteriori (2).

1. L'effectivité relative de l'apport de la QPC au droit fiscal

Ce premier axe de la recherche a permis de mettre en évidence les évolutions matérielles des règles constitutionnelles applicables en matière fiscale, étant entendu que les droits et libertés garantis par la Constitution principalement mobilisés sont les principes liés à la protection de la sécurité juridique, les exigences relatives aux sanctions ayant le caractère d'une punition ainsi que le principe d'égalité. Un renforcement de la protection des droits des contribuables a eu lieu depuis le 1er mars 2010 (1.1 et 1.2.1) mais le mécanisme de filtrage des QPC est à l'origine de certains espoirs déçus (1.2.2).

1.1. La progression de la jurisprudence relative à l'exigence de sécurité juridique

La protection de l'exigence de sécurité juridique progresse via l'extension et l'intensification du contrôle exercé sur les lois de validation ou rétroactives (1.1.1) et la protection des situations acquises comme des attentes légitimes (1.1.2).

1.1.1. L'intensification du contrôle des validations législatives et de la rétroactivité des lois fiscales

Le Conseil constitutionnel a intensifié son contrôle sur les validations législatives et les lois fiscales rétroactives en substituant à l'exigence d'un motif d'intérêt général suffisant celle de « motif impérieux d'intérêt général » pour justifier le recours à la rétroactivité, notamment dans le cadre d'une opération de validation(4), alignant ainsi sa formulation sur celle de la Cour européenne des droits de l'Homme. Cependant, il ne semble pas que le Conseil fasse véritablement de différence entre les deux notions(5), si bien que l'intensification du contrôle des lois rétroactives et de validation est essentiellement formelle.

En outre, il existe une certaine disparité dans l'intensité du contrôle réalisé sur la réalité du risque contentieux ou financier susceptible de constituer un motif d'intérêt général impérieux au soutien d'une loi de validation. Dans certaines affaires, le Conseil exerce un contrôle poussé sur le risque, qu'il soit financier ou contentieux, susceptible de constituer un motif d'intérêt général suffisant ou impérieux(6) mais, dans d'autres, il semble moins exigeant concernant la démonstration de la réalité du risque(7). Reste la question du seuil à partir duquel l'impact pour le budget de l'État est un motif impérieux d'intérêt général permettant de justifier l'opération de validation.

1.1.2. Le développement de la protection des situations acquises et des attentes légitimes

Née dans le cadre du contrôle a priori(8), la jurisprudence relative à la protection des situations acquises et des attentes légitimes s'est développée a posteriori à partir de 2014, notamment en matière fiscale(9). Ainsi, le Conseil a implicitement constitutionnalisé le principe de confiance légitime en considérant que le législateur ne saurait sans motif d'intérêt général suffisant, « ni porter atteinte aux situations légalement acquises, ni remettre en cause les effets qui peuvent être légitimement attendus de telles situations ».

La décision du Conseil constitutionnel n° 2019-812 QPC du 15 novembre 2019, M. Sébastien M. et autre, permet de distinguer ce qui relève de la protection due aux situations légalement acquises de celle due aux attentes légitimes : le législateur « ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l'empire de textes antérieurs »(10). Une atteinte à une situation légalement acquise est constituée lorsque la loi nouvelle s'applique à des situations juridiques dont le fait générateur est antérieur à son entrée en vigueur, c'est-à-dire lorsque la loi est rétroactive ; en revanche, la remise en cause des attentes légitimes recouvre des cas dans lesquels le contrôle du Conseil s'étend à des dispositions qui, alors même qu'elles interviennent avant le fait générateur de l'imposition, s'appliquent à des situations nées sous l'empire de textes antérieurs.

Une telle attente a été reconnue dans deux hypothèses : dans le cas de l'acquittement d'une imposition qualifiée de libératoire(11) et dans le cas où le contribuable a respecté les conditions fixées par la loi pour bénéficier d'un régime d'imposition particulier(12). Ces deux hypothèses sont très différentes en réalité. La première renvoie à un cas de rétrospectivité (petite rétroactivité très fréquente en matière fiscale qui s'apprécie non au regard du fait générateur de l'impôt mais de la réalisation du fait imposable) alors que la seconde renvoie à un changement de régime fiscal.

Mais les décisions rendues marquent la volonté du juge constitutionnel de circonscrire la notion d'attente légitime et de ne pas trop élargir son contrôle de la garantie des droits en matière de rétrospectivité et d'opérations complexes.

1.2. La précision de la jurisprudence relative aux sanctions

Pendant la période considérée, les garanties dont les contribuables sanctionnés bénéficient sur le fondement de l'article 8 DDHC ont progressé (1.2.1) mais certaines sanctions fiscales échappent encore au contrôle de constitutionnalité a posteriori faute d'avoir franchi le filtre du Conseil d'État (1.2.2).

1.2.1. Les avancées des règles constitutionnelles relatives aux sanctions

La matière fiscale a fourni au Conseil constitutionnel de multiples occasions de faire évoluer les règles constitutionnelles applicables aux sanctions, tirées des principes de nécessité et de proportionnalité des peines qui découlent de l'article 8 DDHC.

Les principes relatifs à la matière pénale s'appliquent à toute sanction ayant le caractère d'une punition. C'est notamment le cas des sanctions fiscales mais tel n'est pas le cas des majorations ou intérêts de retard ayant pour objet de réparer le préjudice subi par l'État du fait du paiement tardif de l'impôt(13) ou dans le cas d'une majoration ou d'une cotisation n'ayant pas le caractère d'une punition(14).

Parmi les principes applicables, les principes de nécessité et de proportionnalité des peines, ainsi que le principe d'individualisation des peines, ont été mobilisés pour contester soit l'adéquation entre la sanction et l'infraction, soit le cumul de sanctions et de poursuites. Le Conseil a parfois émis des réserves d'interprétation pour prévenir une violation potentielle du principe de non-rétroactivité des sanctions ; à deux reprises, il a ainsi veillé à ce qu'une loi de validation ne puisse donner lieu à des sanctions qui pourraient être prononcées à l'encontre des contribuables ne s'étant pas acquittés de l'imposition objet de la validation(15).

S'agissant de l'adéquation entre la sanction et l'infraction, le Conseil veille à ce que la sanction soit directement liée à l'infraction(16). En matière fiscale, ce lien est généralement assuré par sa nature financière (amende, pénalité ou majoration) dont le montant est modulé en fonction de la gravité des comportements réprimés. Cette modulation permet d'assurer le respect du principe d'individualisation de la peine qui découle de l'article 8 DDHC(17) et qui « implique que la majoration des droits, lorsqu'elle constitue une sanction ayant le caractère d'une punition, ne puisse être appliquée que si l'administration, sous le contrôle du juge, l'a expressément prononcée en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce »(18). Le Conseil veille à ce que la modulation des peines soit assurée en fonction de la gravité des comportements réprimés, peu importe que l'amende soit une somme forfaitaire(19) ou qu'elle soit calculée en référence à un taux unique et fixe(20) ou à un éventail de taux déterminés(21). Mais il a une appréciation relativement limitée du principe d'individualisation des peines dont il considère que le respect est assuré par le caractère proportionnel de l'amende et/ou par le contrôle du juge qui garde in fine la possibilité de dispenser le contribuable de la sanction en fonction de la gravité des agissements(22) sans que celui-ci ne dispose forcément d'un pouvoir de modulation(23). Concernant le montant de la sanction, soucieux de respecter le pouvoir d'appréciation du législateur(24), le Conseil exerce un contrôle de proportionnalité entre l'infraction et la peine encourue restreint à l'erreur manifeste(25).

S'agissant du cumul de poursuites et de sanctions en matière fiscale, le Conseil juge que le cumul de sanctions n'est pas en lui-même contraire au principe de proportionnalité des peines(26). Mais il a posé une réserve selon laquelle « le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues »(27).

Le cumul de poursuites complémentaires pour les infractions les plus graves a été admis dans deux décisions du Conseil constitutionnel, n° 2015-545 QPC et n° 2015-546 QPC du 24 juin 2016, M. Jérôme C., relatives aux pénalités fiscales pour insuffisance de déclaration et sanctions pénales pour fraude fiscale ; cette solution a été étendue aux cas de défaut ou retard de déclaration(28). Elle se justifie par la nécessité de recouvrer la contribution publique et la volonté de lutter contre la fraude fiscale. C'est la même poursuite qui se déploie à un ou deux degrés selon la gravité des faits reprochés.

Le Conseil en profite pour ébaucher une définition de la notion de gravité : elle « peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ». Ces critères de la gravité permettant de justifier l'engagement de poursuites complémentaires ont été précisés par la Cour de cassation dans trois décisions du 11 septembre 2019(29). Ils ont également inspiré le législateur pour déterminer les cas de fraude fiscale soumis à une transmission obligatoire au parquet dans la loi du 23 octobre 2018 réformant le verrou de Bercy, dont la conformité à la Constitution a été reconnue dans une décision QPC rendue en 2019(30).

Il faut bien distinguer ce cas de cumul de poursuites complémentaires du cas de poursuites différentes, déjà admis par la jurisprudence constitutionnelle antérieure(31) et ainsi reformulé par les décisions de 2016 : « Le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts » (32). Le Conseil n'exige plus que les poursuites soient exercées devant le même ordre de juridiction.

Concernant l'articulation entre les deux procédures fiscale et pénale, le Conseil a exclu qu'« un contribuable qui a été déchargé de l'impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond puisse être condamné pour fraude fiscale ». Mais se posait la question de savoir si le juge pénal devait surseoir à statuer en attendant la réponse du juge fiscal. Pour se conformer à la réserve du juge constitutionnel, la Cour de cassation a infléchi sa jurisprudence en reconnaissant la possibilité pour le juge pénal de surseoir à statuer « en cas de risque sérieux de contrariété de décisions »(33).

1.2.2. Les espoirs déçus en raison du filtrage opéré par le Conseil d'État en matière d'abus de droit

Aucune QPC relative à l'abus de droit fiscal n'a pas été présentée à la Cour de cassation, contre huit au Conseil d'État dont aucune n'a été transmise au Conseil constitutionnel. Dans ces huit QPC, on relève trois moyens dont le rejet ne prête pas à discussion : l'incompétence négative du Parlement dans la définition de l'abus de droit, le défaut ou manque de contradictoire devant le comité de l'abus de droit fiscal et la prétendue présomption irréfragable de fraude contenue à l'article 150-0 B CGI. En revanche, le rejet systématique est discutable dans les autres situations. À cet égard, l'affaire Société financière des pins est assez emblématique. La société requérante reprochait à la loi de méconnaître le principe de légalité des délits et des peines car, à l'époque des faits, l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF) ne définissait qu'en partie les actes constitutifs d'abus de droit (l'abus de droit par fictivité) tandis que la jurisprudence du Conseil d'État avait créé une seconde branche de l'abus de droit dans le champ d'application de cet article (l'abus de droit par recherche d'un but exclusivement fiscal). Or, une notion répressive ne devrait découler que de la volonté du législateur. Le Conseil d'État affirme, de façon pour le moins lapidaire, que les articles L. 64 LPF et 1729 CGI « ne présentent aucune ambiguïté en ce qui concerne la définition des infractions qu'ils sanctionnent »(34). Le Conseil d'État n'a pas suivi son rapporteur public(35), Claire Legras, qui proposait de renvoyer la question au juge constitutionnel en soulignant, à l'unisson de la doctrine, le degré d'incertitude résultant de la notion jurisprudentielle de la fraude. Mme Legras a mis le doigt sur la principale faiblesse de celle-ci. L'abus de droit par recherche d'un but exclusivement fiscal consiste en l'application littérale des textes en contrariété avec les objectifs des auteurs des textes. Or, il est parfois impossible de connaître les objectifs du ou des auteurs de la norme abusée. La règle de droit dont il a été fait un usage abusif peut résulter d'une convention fiscale internationale, d'un décret ou d'un arrêté ; or, ces textes ne font pas l'objet de travaux préparatoires. Lorsque la norme abusée est issue de la loi, l'exposé des motifs, souvent succinct, ne permet pas toujours de connaître les intentions du législateur.

Cela n'embarrasse pas du tout l'administration et le juge de l'impôt qui se réfèrent à l'économie générale du texte, sa logique, pour savoir si celle-ci a été méconnue par le contribuable. Il arrive même que le Conseil d'État ignore purement et simplement des travaux préparatoires pourtant explicites, en se fondant sur sa propre interprétation de l'objectif poursuivi(36).

Il est pour le moins contestable de reprocher au contribuable d'avoir détourné la finalité de la loi, alors que l'on ignore le but que celle-ci a recherché. La faiblesse des arguments utilisés par le Conseil d'État pour refuser de transmettre les QPC relatives à l'abus de droit est surprenante. Il apparaît ainsi que la haute assemblée ne souhaite pas que le Conseil constitutionnel ait à connaître de l'abus de droit, alors qu'il pourrait apporter une contribution utile à la clarification de cette notion fortement répressive qui peut conduire à l'application d'une majoration de 40 % ou de 80 % de l'impôt éludé.

2. L'apport prospectif du droit fiscal à la QPC

L'apport du droit fiscal à la QPC réside essentiellement dans la prise de conscience de marges de progression de la procédure de contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois. Les décisions QPC rendues en matière fiscale mériteraient d'être motivées de manière plus précise de sorte que les contribuables puissent mieux comprendre les raisons pour lesquelles une disposition législative a été, ou non, reconnue conforme à la Constitution, mais aussi pour que tous les contribuables, les juges et l'administration fiscale puissent mieux percevoir les effets que la déclaration d'inconstitutionnalité produit, lorsque le Conseil constitutionnel décide de les moduler sur le fondement de l'article 62 de la Constitution (2.1). En outre, la puissance du contrôle concret en matière de protection des droits fondamentaux est de nature à interroger le juge constitutionnel quant à son office(37), comme l'importance des conséquences financières de certaines décisions (2.2).

2.1. La prise de conscience de la nécessité de mieux préciser les motifs des décisions QPC

La jurisprudence constitutionnelle relative au principe d'égalité apparaît trop fuyante (2.1.1) tandis que subsistent d'importantes incertitudes concernant les effets des déclarations d'inconstitutionnalité (2.1.2).

2.1.1. Le caractère fuyant de la jurisprudence relative au principe d'égalité

Les décisions QPC rendues en matière fiscale qui appliquent le principe d'égalité devant la loi ou le principe d'égalité devant les charges publiques souffrent souvent d'un déficit de motivation pour deux raisons.

Premièrement, la motivation est parfois insuffisante, car éludée, externalisée ou stéréotypée. Elle est éludée lorsque, dans les décisions où sont invoqués à la fois le principe d'égalité devant la loi et le principe d'égalité devant les charges publiques, le Conseil répond sur le fondement de l'un puis affirme dans le considérant terminal que l'autre n'est pas violé, sans aucune motivation particulière(38). Elle est externalisée lorsqu'il est parfois nécessaire de se reporter au commentaire de la décision pour bien comprendre les raisons pour lesquelles le Conseil a considéré que le principe d'égalité est ou n'est pas violé(39). Elle est stéréotypée lorsque le Conseil se contente d'affirmer qu'il n'existe pas de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques et/ou que le législateur ne fait pas peser sur le contribuable une charge excessive au regard de ses capacités contributives(40).

Deuxièmement, la motivation est extrêmement variable d'une décision à l'autre. Parfois, ce sont les mêmes paragraphes qui servent à motiver la conformité ou la non-conformité d'une disposition législative tant au regard du principe d'égalité devant la loi qu'au regard du principe d'égalité devant les charges publiques(41) ; parfois, ce sont des paragraphes différents(42). Les décisions dans lesquelles les deux principes sont mêlés sont les plus nombreuses, alors même qu'ils ne répondent pas aux mêmes conditions d'application ; ils semblent ainsi interchangeables alors que ce n'est pas le cas, et le Conseil constitutionnel s'y perd parfois lui-même, comme lorsqu'il affirme que « les dispositions contestées n'entraînent pas de rupture caractérisée de l'égalité devant la loi et devant les charges publiques »(43) alors que le principe d'égalité devant la loi ne fait en principe pas l'objet d'un contrôle restreint.

De manière plus générale, la formulation des critères d'application des deux principes d'égalité varie énormément d'une décision à l'autre(44). Dans les décisions de conformité mobilisant le principe d'égalité devant la loi, les formules suivantes sont utilisées sans que l'on sache précisément ce qui justifie l'emploi de l'une ou de l'autre : « différence de situation en rapport avec l'objectif poursuivi ou l'objet de la loi » ; « différence de traitement en rapport avec l'objet de la loi ou l'objectif poursuivi par le législateur » ; « critères objectifs et rationnels en rapport avec l'objectif poursuivi par le législateur ». Dans les décisions de conformité mobilisant le principe d'égalité devant les charges publiques, le Conseil considère soit que le législateur « n'a pas méconnu l'exigence de prise en compte des facultés contributive », soit qu'il ne fait pas peser sur les contribuables « une charge excessive au regard de leurs facultés contributives », soit que « les dispositions contestées n'entraînent pas de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ».

2.1.2. Les incertitudes dans la modulation des effets dans le temps des décisions

L'évolution des termes employés par le juge constitutionnel montre une prise en compte progressive des difficultés liées à l'application dans le temps de ses déclarations d'inconstitutionnalité, sans qu'il soit possible de constater une utilisation standardisée ou uniforme des différentes modulations envisageables.

Trois mots sont incontournables sans pour autant être systématiques : affaire, instance, jugées. Une censure peut ainsi être prononcée « à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date » ou être invoquée « dans toutes les instances introduites et non jugées définitivement à cette date », sous réserve de quelques variantes dans les formulations. Les trois termes revêtent, en dépit de leur incontestable connotation juridique, une relative imprécision. Ni le terme « instance » ni le terme « affaire » ne sont définis par les textes. Dès lors, trois difficultés apparaissent notables. En premier lieu, le terme « instance » vise-t-il seulement l'instance devant un juge ou son acception est-elle plus large ? Quelle différence doit-on faire avec les « affaires » ? En matière fiscale, la formulation d'une réclamation contentieuse auprès de l'administration fiscale avant que ne soit rendue la décision du Conseil constitutionnel fait naître une instance, à en croire la jurisprudence du Conseil d'État, qui bénéficiera donc d'une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité applicable aux instances en cours(45). La notion d'instance peut-elle englober les autres modes de résolution des litiges, comme la médiation et la transaction qui se développent en matière fiscale ? En deuxième lieu, le terme d'instance recouvre-t-il seulement les contentieux menés au fond ou inclut-il ceux initiés en référé. Les procédures d'urgence ayant un rôle non négligeable à jouer en matière fiscale(46), on peut se demander si le contribuable qui aurait saisi le juge des référés pourrait invoquer à son bénéfice, dans le cadre d'un contentieux initié au fond une décision d'inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel et dont les effets seraient limités aux instances en cours. Tout porte à le croire, sous réserve néanmoins qu'un lien soit établi entre l'affaire ou l'instance en cours devant le juge des référés au moment où la décision du juge constitutionnel a été rendue et l'instance au fond initiée postérieurement. En troisième et dernier lieu, la notion d'« instance en cours » implique de déterminer les différents évènements susceptibles de faire « naître » l'instance et ceux susceptibles d'y mettre fin. L'instance est indubitablement en cours lorsque le juge compétent en première instance a rendu une décision pour laquelle une voie de recours ordinaire est susceptible d'être exercée ou est exercée. Qu'en est-il pour les voies de recours dites extraordinaires et notamment le pourvoi en cassation ? Que faut-il penser de l'hypothèse où les voies de recours internes ont été épuisées et qu'une instance devant la Cour européenne des droits de l'homme a été engagée ?

En délimitant les effets de sa décision « aux affaires non jugées », « non définitivement jugées », « aux instances en cours », aux impositions ayant fait l'objet d'une contestation(47) ou encore « aux prélèvements non atteints par la prescription », la juridiction constitutionnelle fait incontestablement des choix qui ont des répercussions importantes sur les contentieux fiscaux en cours ou à venir.

Les différentes formulations retenues par le Conseil constitutionnel pour moduler dans le temps les effets de ses décisions ne font pas référence au fait générateur de l'impôt, alors même que cet élément est déterminant pour apprécier la loi fiscale applicable. Ainsi, lorsque le fait générateur de l'impôt est antérieur à la publication de la décision du Conseil constitutionnel en cas d'abrogation immédiate, ou antérieur à l'entrée en vigueur de sa décision en cas d'abrogation différée, aucune règle n'impose d'appliquer une rétroactivité, à l'exception du principe de rétroactivité in mitius dont le champ d'application apparaît trop limité(48). Cela signifie donc que l'administration fiscale est en mesure de mettre en œuvre une imposition sur le fondement d'une base législative déclarée inconstitutionnelle, mais encore en vigueur par le jeu de l'effet différé. À moins de s'appuyer sur une autre norme supérieure et donc d'engendrer un nouveau type de contentieux, l'abrogation différée engendre une inconstitutionnalité résiduelle. Celle-ci pourrait être corrigée si le Conseil constitutionnel modulait les effets dans le temps de ses décisions en s'appuyant sur le fait générateur de l'impôt. À défaut, le contrôle de conventionnalité sera bien souvent le seul outil permettant au contribuable de faire valoir ses droits.

2.2. La révélation d'un déficit de concrétisation du contrôle

Les décisions QPC rendues en matière fiscale laissent apparaître un déficit de concrétisation du contrôle de constitutionnalité de la loi, que ce soit pour l'examen de la conformité d'une disposition législative (2.2.1) ou pour la détermination des effets dans le temps des déclarations d'inconstitutionnalité (2.2.2).

2.2.1. La concrétisation au service d'une meilleure protection des droits et libertés fondamentaux

D'un point de vue substantiel, le contrôle concret renvoie à la nature du raisonnement du juge : le juge prend en considération certains faits et ne considère plus abstraitement les rapports entre deux normes. Ces faits peuvent être ceux de l'espèce à l'occasion de laquelle la question de constitutionnalité a été posée, les adjudicative facts, ou des faits généraux, les legislative facts(49). Parmi ces derniers, il y a ceux dans lesquels la loi contrôlée s'inscrit et ceux qu'elle produit, non dans le cas d'espèce mais de manière générale.

Concernant les faits des espèces à l'occasion desquelles les QPC sont posées, le constituant et le législateur organique n'ont pas souhaité que le Conseil constitutionnel en connaisse. Mais rien ne semble empêcher que les juges ordinaires réinvestissent le contrôle de constitutionnalité, en aval des décisions QPC, en acceptant de contrôler la constitutionnalité de l'application de la loi dans un cas déterminé.

En effet, il semble possible de dédoubler le contrôle de constitutionnalité de la loi, comme l'illustrent certaines décisions des juges ordinaires opérant le contrôle de conventionnalité de la loi. Ainsi et par exemple, dans la décision qui fait figure de décision de principe sur le contrôle concret de la loi dans le cadre du contrôle de conventionnalité de la loi par le Conseil d'État(50), ce dernier affirme que « la compatibilité de la loi avec les stipulations de la [Convention européenne des droits de l'Homme] ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l'application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention et [...] il appartient par conséquent au juge, lorsque le requérant fait état de telles circonstances particulières, d'apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l'atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n'est pas excessive »(51). Sont ainsi distingués le contrôle de la loi au regard d'une norme supérieure de manière générale et le contrôle au regard de cette même norme de l'application de cette même loi dans une espèce déterminée. Dans le cadre du contrôle de conventionnalité de la loi, ces deux contrôles sont concomitants car exercés par le même juge, le juge ordinaire. S'agissant du contrôle de constitutionnalité de la loi, le contrôle abstrait est confié au Conseil constitutionnel mais rien ne semble interdire au juge ordinaire d'exercer un contrôle concrétisé aux faits de l'espèce dans les décisions dites « retour de QPC ».

Ainsi, un justiciable qui aurait posé une QPC, vu celle-ci transmise au Conseil constitutionnel et qui serait déçu par le fait que la disposition législative qu'il conteste est reconnue conforme à la Constitution dans le cadre d'un contrôle abstrait, serait fondé à démontrer devant le juge ordinaire chargé de juger son affaire en aval de la QPC que l'application de ladite disposition législative, à son cas particulier et au regard de circonstances particulières, porte une atteinte disproportionnée à un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Ces considérations ne sont pas propres à la matière fiscale mais sont susceptibles d'y avoir des répercussions importantes. La lecture des écritures de la décision n° 2018-719 QPC du 13 juillet 2018, Mme Estelle M., laisse ainsi penser qu'alors que le Conseil constitutionnel y a reconnu que la disposition législative contestée ne méconnaît pas l'exigence de prise en compte des facultés contributives, son application à la justiciable qui a posé la QPC semble méconnaître cette exigence puisque, concrètement, elle se voit imposée sur des plus-values réalisées par d'autres personnes qu'elle-même, ses coïndivisaires.

S'agissant des faits généraux, ceux que la loi contrôlée produits comme ceux dans lesquels elle s'inscrit, les textes qui encadrent la procédure de la QPC n'interdisent pas au Conseil constitutionnel d'en tenir compte. C'est lui-même qui a décidé de ne pas le faire, dans un souci d'harmoniser les contrôles de la loi qu'il opère a priori et a posteriori. Ce choix présente un coût en termes de protection des droits et libertés constitutionnellement garantis. C'est ce qu'illustre la décision n° 2016-555 QPC du 22 juillet 2016, M. Karim B., dans laquelle le Conseil a reconnu la conformité à la Constitution du dispositif connu sous le nom de « verrou de Bercy », codifié à l'article L. 228 du Livre des procédures fiscales et modifié depuis(52), qui subordonnait la mise en mouvement de l'action publique pour la répression de certaines infractions fiscales au dépôt d'une plainte par l'administration fiscale. Il a jugé que le principe d'indépendance de l'autorité judiciaire n'était pas violé par cette limitation du libre exercice de l'action publique par le procureur de la République, notamment parce que « la compétence pour déposer la plainte préalable obligatoire relève de l'administration qui l'exerce dans le respect d'une politique pénale déterminée par le Gouvernement conformément à l'article 20 de la Constitution et dans le respect du principe d'égalité ». Or, plusieurs rapports ou documents administratifs, postérieurs pour certains à la décision certes, mais qui ne relataient que des faits antérieurs, ont mis en évidence que l'administration fiscale n'exerçait pas sa compétence dans le respect du principe d'égalité. Il s'agit d'un rapport de la Cour des comptes(53), d'une circulaire du directeur général des finances publiques du 4 juin 2013 relative au renforcement et à la diversification de l'action pénale de la DGFIP pour réprimer les fraudes les plus graves, d'un rapport de la commission des finances du Sénat(54) et du rapport de la Mission d'information commune sur les procédures de poursuite et des infractions fiscales(55). Par ailleurs, les écritures d'une partie intervenante dans cette affaire laissent entendre que l'administration fiscale instrumentalisait l'autorité judiciaire en utilisant la menace d'un dépôt de plainte comme moyen de pression pour obtenir des contribuables redressés qu'ils acceptent les rectifications proposées et qu'ils s'acquittent des rappels d'impôt. Si le Conseil constitutionnel avait accepté de prendre en considération les faits mis en évidence par ces documents, la protection accordée au principe d'égalité et au principe d'indépendance de l'autorité judiciaire aurait certainement pu être renforcée.

La fiscalité comportementale permet aussi d'illustrer l'insuffisance de la protection constitutionnelle des droits et libertés des contribuables en raison du refus du Conseil constitutionnel de prendre en compte les effets produits concrètement par les lois qu'il contrôle. En effet, la fiscalité comportementale est nécessairement discriminatoire et cette discrimination ne peut être constitutionnellement justifiée, conformément au principe d'égalité, que si elle n'est pas manifestement inappropriée par rapport à l'objectif poursuivi par le législateur, qui est dans cette hypothèse la généralisation d'un certain comportement. Or, si les faits révèlent qu'après un certain laps de temps, l'impôt créé n'a pas modifié les comportements dans le sens voulu, alors l'atteinte au principe constitutionnel d'égalité n'est pas justifiée et devrait être sanctionnée dans le cadre d'un contrôle a posteriori de la loi.

2.2.2. La concrétisation au service d'une meilleure prise en compte des risques budgétaires

L'équilibre du système fiscal peut être menacé par des décisions QPC en ce sens que les prévisions de ressources fiscales faites par le Gouvernement et le législateur peuvent être modifiées par la censure de certains dispositifs fiscaux à l'occasion de QPC. Il s'agit ainsi de réfléchir sur l'opportunité de mieux prendre en considération le coût des décisions de censure rendues dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a posteriori, à partir de l'exemple de la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-660 QPC du 6 octobre 2017, Société de participations financière, dont les conséquences financières pour l'État se sont élevées à 10 milliards d'euros, étant entendu que le contentieux de la QPC n'est pas le seul susceptible de créer de telles conséquences sur le budget de l'État. Ainsi et par exemple, la société Bouygues Télécom a réclamé à l'État la réparation d'un préjudice de 2,3 milliards d'euros causé par l'absence d'encadrement par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) des conditions de mise en œuvre et d'extinction du contrat d'itinérance entre Free et Orange(56). Parfois, c'est l'existence d'un contentieux de masse qui explique l'importance des conséquences budgétaires ; mais dans ce cas, l'administration peut anticiper et limiter le risque contentieux en proposant la signature de protocoles d'accords amiables comme ce fut le cas suite à un arrêt déclarant l'État responsable des conséquences dommageables résultant de l'absence d'affiliation de vétérinaires sanitaires au régime général et complémentaire de sécurité sociale(57).

Dans le cadre de la procédure contradictoire qui a lieu lorsqu'une QPC est transmise au Conseil constitutionnel, la question se pose de savoir si les conséquences sur le budget de l'État d'une censure lui sont présentées. Les parties n'ayant, par hypothèse, pas d'intérêt à le faire, c'est vers le représentant du Gouvernement qu'il faut se tourner. Or, comme en atteste son argumentaire lors de l'audience de la décision n° 2017-660 QPC du 6 octobre 2017, Société de participations financière, peu de place est faite pour une discussion sur les conséquences de la décision, sous deux réserves. Premièrement, il présente les circonstances particulières de l'espèce qui justifieraient selon lui que le juge constitutionnel limite les effets rétroactifs de la réserve d'interprétation (et non la censure) qu'il formulerait pour déclarer la loi inapplicable à certaines situations. Deuxièmement, il affirme que « le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Conseil constitutionnel ». Cette formulation était déjà apparue dans la réponse du ministre de l'Action et des Comptes publics au Conseil d'État comme dans la décision de renvoi de ce dernier(58). Elle peut laisser entendre que l'effet de la décision doit être mesuré avec prudence. Le Conseil constitutionnel a-t-il auditionné ou s'est-il entretenu avec des membres de l'administration fiscale, avec des ministres, avec des parlementaires ? S'il peut sembler évident qu'il avait connaissance des effets budgétaires de la censure, rien dans la procédure actuelle de la QPC ne permet de s'en rendre compte. Ce type de contentieux ayant vocation, selon les Rapports de la Mission parlementaire(59) et de l'Inspection générale des finances(60) à se développer, ne faudrait-il pas prévoir et procéduraliser la réception par le juge constitutionnel des informations concernant les suites concrètes de ses décisions en matière fiscale ? Le fait que les parlementaires prévoient d'améliorer la réception des décisions constitutionnelles, notamment par une augmentation de l'effort de prévision dans les études d'impact des mesures fiscales et par le suivi régulier des affaires porteuses d'un risque contentieux, pourrait impacter positivement à moyen terme la connaissance par le juge constitutionnel du contexte budgétaire de ses décisions.

C) Conclusions et perspectives


La QPC et le droit fiscal se nourrissent mutuellement.

Tout d'abord, les contribuables ont trouvé dans la QPC un outil remarquable de protection de leurs droits et libertés fondamentaux, conformément aux objectifs fixés par le constituant. La protection de l'exigence de sécurité juridique progresse dans la jurisprudence constitutionnelle grâce à une intensification du contrôle des lois fiscales rétroactives et de validation et à une meilleure protection des situations acquises et des attentes légitimes. Le Conseil veille aussi à ce que la modulation des peines soit assurée en fonction de la gravité des comportements réprimés. Ces évolutions, cohérentes à bien des égards avec la jurisprudence rendue par la Cour européenne des droits de l'homme, vont dans le sens d'une meilleure garantie des droits et libertés des contribuables, même si des améliorations peuvent y être encore apportées, certaines notions fondamentales (attentes légitimes, sanctions) étant entendues de manière trop restrictive. À la vérité, la recherche n'a pas permis de démontrer que ce sont les caractéristiques du contentieux de la QPC qui ont permis une évolution de la jurisprudence relative à la sécurité juridique et aux sanctions en matière fiscale. En d'autres termes, cette évolution aurait sans doute eu lieu même si la France ne s'était pas dotée d'une procédure de contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois. L'instauration de la QPC a simplement permis d'intensifier le contentieux et de donner ainsi plus d'occasions au Conseil constitutionnel de faire évoluer sa jurisprudence. En revanche, la recherche a mis en évidence, à partir du cas des dispositions législatives relatives à l'abus de droit, que le filtre opéré par les cours suprêmes peut se révéler un obstacle dirimant pour obtenir le contrôle de constitutionnalité d'une disposition législative en vigueur. La question se pose de savoir s'il ne conviendrait pas de modifier à la marge le système du filtre mis en place par le législateur organique, de sorte qu'il soit possible de lever certaines résistances lorsqu'elles sont caractérisées, comme cela a d'ailleurs déjà été le cas avec la suppression de la formation spéciale de la Cour de cassation en 2010(61).

Ensuite, la recherche a montré que le droit fiscal pourrait être un puissant facteur d'évolution du contrôle de constitutionnalité a posteriori. Le renforcement de la motivation quant aux effets dans le temps des décisions et aux conditions d'application du principe d'égalité permettrait une plus grande intelligibilité des décisions du Conseil constitutionnel et donc une meilleure prévisibilité de sa jurisprudence, au service de la sécurité juridique des contribuables comme de l'administration fiscale. Par ailleurs, la recherche a montré qu'une plus grande concrétisation du contrôle de constitutionnalité des lois en vigueur, notamment grâce à une nouvelle répartition des compétences entre les juges ordinaires et le Conseil constitutionnel, serait de nature à offrir une meilleure protection des droits fondamentaux des contribuables tout en permettant d'appréhender certains risques, notamment quant à l'impact de certaines décisions sur le budget de l'État.


(1): V. annexes 1 et 2 du rapport final.

(2): V. annexe 3 du rapport final.

(3): V. annexe 4 du rapport final.

(4): Cons. const., déc. n° 2013-366 QPC du 14 février 2014**,** SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France.

(5): En ce sens, v. les commentaires des décisions du Conseil constitutionnel n° 2015-525 QPC du 2 mars 2016, Société civile immobilière PB 12, et n° 2017-644 QPC du 21 juillet 2017, Communauté de communes du pays roussillonnais, qui assimilent les deux, motif d'intérêt général suffisant ou motif d'intérêt général impérieux.

(6): V. par exemple Cons. const., déc. n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France.

(7): En ce sens, v. Marie-Odile Diemer, « La TASCOM et la QPC : chronique d'un contentieux enterré ? ». Constitutions, 2017, p.442.

(8): Cons. const., déc. n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014.

(9): V. notamment Cons. const., déc. n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014, M. Jean-François V.

(10): § 5.

(11): En ce sens, v. Cons. const., déc. n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014, M. Jean-François V (à propos de la Contribution exceptionnelle sur les hauts revenus). Au contraire, le Conseil constitutionnel a refusé de caractériser une attente légitime dans le cas où l'imposition déjà acquittée n'était pas qualifiée par la loi de « libératoire » (Cons. const., déc. n° 2017-656 QPC du 29 septembre 2017, M. Jean-Marie B., à propos de contributions sociales sur certains revenus).

(12): Ainsi le Conseil a jugé au sujet du bénéfice d'un régime particulier d'imposition soumis au respect d'une condition de durée de conservation des contrats d'assurance-vie que « les contribuables ayant respecté cette durée de conservation pouvaient légitimement attendre l'application d'un régime particulier d'imposition lié au respect de cette durée légale » (Cons. const., déc. n° 2013-682 QPC du 19 décembre 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014) ; à l'inverse la simple conservation des titres pendant une période inférieure à la durée exigée par la loi ne saurait faire naître une attente légitime (Cons. const., déc.n° 2019-812 QPC du 15 novembre 2019, M. Sébastien M. et autre).

(13): Cons. const., déc. n° 2011-124 QPC du 29 avril 2011, Mme Catherine B. ; n° 2012-239 QPC du 4 mai 2012, Mme Ileana A.

(14): Cons. const., déc. n° 2019-793 QPC du 28 juin 2019, *Époux C. *; n° 2010-84 QPC du 13 janvier 2011, SNC Eiffage Construction Val de Seine.

(15): Cons. const., déc. n° 2013-327 QPC du 21 juin 2013, *SA Assistance Sécurité et Gardiennage *; n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France.

(16): En ce sens v. notamment Cons. const., déc. n° 2010-103 QPC du 17 mars 2011, Société SERAS II ; et Cons. const., déc. n° 2010-105/106 QPC du 17 mars 2011, M. César S. et autre.

(17): Comme l'a précisé le Conseil dans sa décision n° 2005-520 DC du 22 juillet 2005, Loi précisant le déroulement de l'audience d'homologation de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. À noter que cette précision ne constitue pas un changement de circonstance de nature à imposer le réexamen de dispositions soumises au Conseil avant cette date (Cons. const., déc. n° 2010-104 QPC du 17 mars 2011, Époux B.).

(18): V. Cons. const., déc. n° 2010-103 QPC du 17 mars 2011, Société SERAS II ; et Cons. const., déc. n° 2010-105/106 QPC du 17 mars 2011, M. César S. et autre. Dans la décision n° 2013-371 QPC du 7 mars 2014, SAS Labeyrie, le Conseil précise que ce principe n'implique pas « que la peine soit exclusivement déterminée en fonction de la personnalité de l'auteur de l'infraction ; une majoration égale au montant de l'insuffisance constatée correspond à la part inexécutée d'une obligation fiscale permet d'en assurer le respect (cons. 10).

(19): En ce sens v. Cons. const., déc. n° 2015-481 QPC du 17 septembre 2015, Époux B.

(20): C'est le cas dans la grande majorité des sanctions fiscales où l'amende ou la majoration est un pourcentage des sommes non déclarées, versées ou indûment perçues.

(21): V. en ce sens l'article 1729 du Code général des impôts (CGI) qui prévoit des majorations fiscales de 40 % et 80 % du montant de l'impôt éludé selon le comportement du contribuable.

(22): En ce sens, v. par exemple Cons. const., déc. n° 2017-636 QPC du 9 juin 2017, Société Edenred France, et Cons. const., déc. n° 2015-481 QPC du 17 septembre 2015, Époux B ; dans le sens de la censure, v. Cons. const., déc. n° 2010-72/75/ 82 QPC du 10 décembre 2010, M. Alain D. et autres.

(23): Cette position du juge constitutionnel rejoint celle de la Cour européenne des droits de l'Homme (7 juin 2012, Ségame c. France, req. N° 4837/06). Elle est justifiée par le caractère particulier du contentieux fiscal, marqué par l'impératif d'efficacité poursuivi. Pour une analyse plus approfondie, v. Charles Froger, « La sanction fiscale dans les jurisprudences constitutionnelle et européenne », RDP 2013, n° 4, p. 929

(24): Cons. const., déc.n° 2013-371 QPC du 7 mars 2014, SAS Labeyrie : le Conseil précise pour justifier ce contrôle restreint que « la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur ».

(25): Cons. const., déc. n° 2012-267 QPC, Mme Irène L., § 3 et Cons. const., déc. n° 2013-371 QPC du 7 mars 2014, SAS Labeyrie, § 7. Le recours au critère de « l'absence de disproportion manifeste » indique que le contrôle de l'adéquation de la sanction à l'infraction est de moindre intensité par rapport à un contrôle renforcé qui impliquerait de vérifier l'existence d'une stricte adéquation entre la sanction et l'infraction.

(26): Cons. const., déc. n° 2013-371 QPC du 7 mars 2014, SAS Labeyrie, précitée.

(27): Plafond fixé dans Cons. const., déc.n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier. Cette réserve est constamment reprise : v. Cons. const., déc. n° 2013-371 QPC du 7 mars 2014, SAS Labeyrie ; n° 2014-418 QPC du 8 octobre 2014, *Société SGI *; n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016, *M. Alec W. et autre *; n° 2016-546 QPC du 24 juin 2016, *M. Jérôme C. *; n° 2016-556 QPC du 22 juillet 2016, M. Patrick S., et n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018, M. Thomas T.

(28): Cons. const., déc. n° 2018-746 QPC du 23 novembre 2018, M. Djamal Eddine C.

(29): Arrêts n° 18-81.067, n° 18-81.040 et n° 18-84.144 de la chambre criminelle de la Cour de cassation. La note explicative relative à ces arrêts ([https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/notes_explicatives_7002/relative_arrets_43548.html]) indique qu'ont été retenus la réitération des faits, la qualité d'élu, le recours à des intermédiaires établis à l'étranger, l'existence de manœuvres de dissimulation ou le montant des droits éludés. En revanche, n'ont pas été retenus l'absence de justification de l'origine des fonds non déclarés ou le comportement du prévenu postérieurement aux faits.

(30): Cons. const., déc. n° 2019-804 QPC du 27 septembre 2019, Association française des entreprises privées.

(31): Défini par la réserve formulée dans Cons. const., déc.n° 2016-550 QPC du 1er juillet 2016, M. Stéphane R. et autre.

(32): Cons. const., déc. n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016, M. Alec W. et autre, et 2016-546 QPC du 24 juin 2016, M. Jérôme C., § 8.

(33): Cass. Crim. 11 septembre 2019, n° 18-81.980. La Cour de cassation précise que c'est le cas « lorsque le juge de l'impôt a déchargé le prévenu de l'impôt pour un motif de fond par une décision qui n'est pas définitive ».

(34): CE, 23 mai 2014, n° 374056*.* En ce sens, v. également CE, 23 juin 2014, n° 360708.

(35): Une telle divergence entre les conclusions et l'arrêt, devant le juge de cassation, se rencontre très rarement.

(36): CE, 12 mars 2010, n° 306368.

(37): En ce sens, v. Nicole Belloubet, « Des ordres juridiques et des juges : complémentarité, hiérarchie, articulation », Droit social 2017, p. 388.

(38): V. par exemple Cons. const., déc. n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019, Société Total raffinage France.

(39): V. par exemple Cons. const., déc. n° 2015-498 QPC du 20 novembre 2015, Société SIACI Saint-Honoré SAS et autres : sans son commentaire, il est impossible de comprendre pourquoi la disposition législative a été censurée en raison du caractère excessif de l'effet de seuil qu'elle crée.

(40): C'est le cas dans 13 décisions QPC rendues en matière fiscale entre le 1er mars 2010 et le 31 décembre 2019. V. par exemple Cons. const., déc. n° 2015-475 QPC du 17 juillet 2015, Société Crédit Agricole SA, § 13.

(41): V. par exemple Cons. const., déc. n° 2019-784 QPC du 24 mai 2019, Société Cosfibel Premium, §§ 4 à 13.

(42): V. par exemple Cons. const., déc. n° 2017-654 QPC du 28 septembre 2017, Société BPCE, (§§ 5 à 9 consacrés au grief tiré de la violation du principe d'égalité devant les charges publiques ; §§ 10 et 11 consacrés au grief tiré de la violation du principe d'égalité devant la loi).

(43): Cons. const., déc. n° 2017-638 QPC du 16 juin 2017, M. Gérard S., § 9.

(44): V. annexes 6 et 7 du rapport final.

(45): Stéphane Austry, « QPC fiscale et effets de la décision dans le temps », NCCC 2011, n° 33, p. 69 ; CE Ass., 31 octobre 1975 n° 97234, Sté Coq-France, RJF 12/75 n° 578, chron. Bruno Martin Laprade p. 373 : donnent lieu au paiement d'intérêts les remboursements effectués en raison des dégrèvements prononcés à la suite de l'introduction d'une instance fiscale qui peut prendre la forme d'une réclamation adressée aux services fiscaux. V. désormais l'article L. 208 LPF.

(46): Thierry Lambert, Procédures fiscales, LGDJ, 4e éd., 2019, spéc. n° 1662 et s.

(47): Cons. const., déc. n° 2013-362 QPC du 6 février 2014, TF1 SA, spéc. n° 9.

(48): Le principe de rétroactivité in mitius est certes applicable aux sanctions fiscales (v. Avis CE, sect. 5 avr. 1996, n° 176611), mais seulement en ce qui concerne le quantum de la sanction ayant le caractère d'une punition ainsi qu'à ses éléments constitutifs (v. également, CE, 1er avril 2019 n° 422589).

(49): À propos de la distinction entre les adjudicative facts et les legislative facts dans la doctrine américaine, v. Apostolos Vlachogiannis, « Le Conseil constitutionnel face au changement de circonstances de fait : réflexions à la lumière de l'expérience américaine », Jus Politicum, n°11, disponible sur : [http://juspoliticum.com/article/Le-Conseil-constitutionnel-face-au-changement-de-circonstances-de-fait-reflexions-a-la-lumiere-de-l-experience-americaine-789.html]

(50): CE, Ass. 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n° 396848, Rec. p. 208.

(51): Pour plus de précisions, v. l'analyse détaillée d'un certain nombre de décisions de la Cour de cassation et du Conseil d'État dans l'article de Julien Bonnet et Agnès Roblot-Troizier, « La concrétisation des contrôles de la loi », RFDA 2017, p. 821.

(52): La nouvelle version de l'article L. 228 LPF a été reconnue conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans la décision n° 2019-804 QPC du 27 septembre 2019, Association française des entreprises privées.

(53): Rapport annuel de 2010.

(54): Rapport sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, n° 602 (Sénat) de M. Albéric de Montgolfier, fait au nom de la commission des finances, du 27 juin 2018.

(55): Rapport d'information n° 982 ([xv]e législature) du 23 mai 2018.

(56): CE, 13 décembre 2017, n° 401799, 401830 et 401912. En rejetant les requêtes au fond, le Conseil d'État a évacué tout risque budgétaire pour l'État.

(57): CE, 14 novembre 2017, n° 334197 et 341325.

(58): Cette mention apparaît dans la décision de renvoi transmise par le Conseil constitutionnel avec l'ensemble des écritures concernant cette affaire. En revanche, elle est absente de cette même décision de renvoi telle qu'elle est publiée sur le site du Conseil.

(59): Rapport d'information n° 1310 du 17 octobre 2018 déposé par la Commission des finances de l'Assemblée nationale en conclusion des travaux de la mission d'information relative à la gestion du risque budgétaire associé aux contentieux fiscaux et non fiscaux de l'État, présenté par M. Romain Grau et Mme Véronique Louwagie.

(60): Rapport réalisé par l'Inspection générale des finances en 2017, in « La contribution additionnelle de 3 % sur les dividendes : l'enquête de l'inspection générale des finances », Gestion & Finances publiques, 2018, n° 1, p. 69.

(61): Loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010.

Citer cet article

« QPC et droit fiscal. Les apports croisés du droit fiscal et de la QPC », Titre VII [en ligne], Hors-série, QPC 2020 : les dix ans de la question citoyenne, octobre 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/qpc-et-droit-fiscal-les-apports-croises-du-droit-fiscal-et-de-la-qpc