Titre VII

N° 5 - octobre 2020

Les principes de sécurité juridique et de confiance légitime dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne

Résumé

La sécurité juridique et la confiance légitime ont été consacrées par la Cour de justice en tant que principes généraux du droit de l'Union. Elles s'imposent ainsi tant aux institutions, organes et organismes de l'Union qu'aux autorités et juridictions nationales lorsque celles-ci mettent en œuvre le droit de l'Union. Ces principes sont inhérents à un système juridique organisé selon le modèle de l'Union de droit, se traduisant par des exigences à respecter dans l'édiction et l'application du droit de l'Union. Ils s'avèrent également modelés par les caractéristiques spécifiques de l'ordre juridique intégré de l'Union.

La sécurité juridique évoque une scène du film Roma de Fellini ; à l'occasion des travaux du métro de la ville éternelle, une brèche est percée dans une caverne ; les premiers visiteurs y découvrent la tombe de la famille Arieti ornée de fresques qu'ils admirent le temps seulement d'un instant car les fresques antiques s'évanouissent à peine sont-elles effleurées par l'air moderne. La sécurité juridique est ainsi, elle se dérobe à mesure qu'on s'en rapproche, dans un étrange rapport du présent au passé, ce qui en fait un sujet éternel, en droit de l'Union tout particulièrement. Avant même qu'elle rende les arrêts fondateurs de l'ordre juridique intégré (Van Gend en Loos et Costa)(1), la Cour de justice avait consacré l'existence du « principe général de la sécurité juridique » en tant que « règle de droit à respecter dans l'application du traité »(2). Le 25 juin 2020, elle s'est fondée « sur des considérations impérieuses de sécurité juridique » pour préciser du pouvoir des juges nationaux afin de garantir l'application uniforme du droit de l'Union(3). Il s'agit, à la date du rendu de cet écrit, du dernier exemple parmi les 3 350 occurrences de l'expression « sécurité juridique » et les 2 129 de celle de « confiance légitime » qu'on relève dans les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne(4). Comme l'avaient souligné J-P. Puissochet et H. Legal, l'approche statistique n'a que peu d'intérêt, tant les requérants soulèvent des moyens afférents à la sécurité juridique ou à la confiance légitime, sans que cela soit toujours pertinent. Ce « phénomène auto-inflationniste »(5) s'explique aussi par le paradoxe dont la sécurité juridique est porteuse. D'un côté, celle-ci relève de l'évidence puisqu' « un droit qui n'assurerait pas la sécurité des relations qu'il régit cesserait d'en être un »(6). De l'autre côté, c'est « une exigence d'autant plus présente qu'elle demeure floue dans son contenu, multiple dans ses acceptions, indéterminée dans sa portée »(7).

Principe « protéiforme » et « matriciel »(8), la sécurité juridique comporte deux aspects, l'un concernant la qualité normative des dispositions de droit de l'Union - « la relation de l'autorité légale aux normes qu'elle produit », l'autre la nature des situations visées - « la relation de l'autorité légale aux destinataires des normes qu'elle produit »(9). En s'ouvrant aux situations individuelles, la sécurité juridique entretient une affinité élective avec la confiance légitime, l'autre principe général tiré par la Cour de justice de « l'emprise du droit allemand »(10). Excroissance de la sécurité juridique, la confiance légitime ne s'en est jamais totalement émancipée expliquant que les deux principes sont souvent invoqués concomitamment.

Le prisme fonctionnel s'avère également heuristique pour étudier la sécurité juridique en tant que principe s'imposant à l'exercice des fonctions législative, exécutive et juridictionnelle dans l'Union. Si on exclut de cette étude la dimension légistique de la sécurité juridique qui s'épuise dans l'accord « Mieux légiférer »(11), la Cour soumet les actes législatifs, délégués et d'exécution au respect de ce principe. Élargir l'analyse aux fonctions exécutives et juridictionnelles permet également de tirer toutes les conséquences du caractère intégré du droit de l'Union. Consacrées en tant que principes généraux, la sécurité juridique et la confiance légitime s'imposent tant aux institutions, organes et organismes de l'Union, qu'aux autorités et juridictions des États membres lorsque ceux-ci mettent en œuvre le droit de l'Union ou adoptent des mesures qui relèvent du champ d'application de ce droit. Ces principes s'avèrent ainsi inhérents à l'Union de droit (I) et modelés par le droit de l'intégration (II).

I. Les principes inhérents à l'Union de droit

Sécurité juridique et confiance légitime font partie des principes « inhérents à tout système juridique organisé selon le modèle du respect du droit »(12). Expression de l'Union de droit(13), elles n'entretiennent pas moins un rapport ambigu à la légalité(14). Dès 1961, la Cour de justice a affirmé que le respect de la sécurité juridique, « tout important qu'il soit, ne saurait s'appliquer de façon absolue, [car] son application doit être combinée avec celle du principe de la légalité [et] la question de savoir lequel de ces principes doit l'emporter dans chaque cas d'espèce dépend de la confrontation de l'intérêt public avec les intérêts privés en cause »(15). Cette dialectique se retrouve dans trois régularités jurisprudentielles que dessine un contentieux aussi abondant que répétitif.

A. La structure constitutionnelle

La sécurité juridique est une manifestation de la « structure constitutionnelle » de l'Union de droit qui se reflète dans le principe d'attribution des compétences(16) en vertu duquel les institutions adoptent des actes juridiques. Intrinsèquement liée à la production normative de l'Union, la sécurité juridique vise à remédier à certaines « malfaçons »(17) qui affectent les actes de l'Union de sorte que, loin de s'y opposer, elle renforce la légalité.

Tout d'abord, « l'impératif de sécurité juridique requiert que tout acte visant à créer des effets juridiques emprunte sa force obligatoire à une disposition du droit de l'Union qui doit expressément être indiquée comme base légale et qui prescrit la forme juridique dont l'acte doit être revêtu »(18). Lié au principe de proportionnalité(19), il justifie le contrôle juridictionnel de la base juridique des actes qui permet de vérifier que l'Union et les institutions sont demeurées dans les limites de leurs compétences et de leurs pouvoirs. Il peut aussi fonder l'obligation des institutions d'exercer leurs pouvoirs(20) ou, du moins, celle de préserver l'intangibilité de leurs actes qui affectent la situation juridique et matérielle des sujets de droit, de sorte que ces actes ne peuvent être modifiés qu'en respectant les règles de compétence et de procédure(21).

Ensuite, une belle illustration de la manière dont la confiance légitime conforte la légalité est donnée par la jurisprudence précisant la portée normative des actes de soft law édictés par la Commission notamment en matière de concurrence(22). « En adoptant de telles règles de conduite et en annonçant par leur publication qu'elle les appliquera dorénavant aux cas concernés par celles‐ci, la Commission s'autolimite dans l'exercice [de son] pouvoir d'appréciation et ne saurait, en principe, se départir de ces règles sous peine de se voir sanctionner, le cas échéant, au titre d'une violation de principes généraux du droit, tels que l'égalité de traitement ou la protection de la confiance légitime »(23). Elle est donc liée par ces règles, sauf à expliciter les motifs qui justifient de s'en écarter sur un point précis.

B. Les exigences substantielles

Les arrêts se succèdent dans lesquels la sécurité juridique vise à garantir que les règles sont claires et précises et que les réglementations présentent un caractère de certitude et de prévisibilité(24). Renforcées le cas échéant par le principe de légalité des délits et des peines(25), ces exigences impliquent d'apprécier si la réglementation de l'Union permet aux intéressés de « connaître avec exactitude »(26) et « sans ambiguïté leurs droits et leurs obligations et [de] prendre leurs dispositions en conséquence »(27), « ce qui ne saurait être garanti que par la publication régulière de ladite réglementation dans la langue officielle du destinataire »(28). L'impératif s'impose « avec une rigueur particulière lorsqu'il s'agit d'une réglementation susceptible de comporter des incidences financières »(29) ou pouvant « avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables »(30).

Impliquant une appréciation in concreto des intérêts en présence, la sécurité juridique participe de la subjectivisation du droit de l'Union dont la confiance légitime constitue l'expression paroxystique. Celle-ci, « versant subjectif du principe objectif de sécurité juridique »(31), constitue la « règle supérieure de droit »(32) protégeant les particuliers contre les modifications des dispositions en vigueur et la survenance de toute situation dans laquelle il ressort que l'administration a fait naître des espérances, y compris en fournissant des renseignements erronés(33). Aussi le juge s'extirpe-t-il du texte abstrait pour se saisir des situations concrètes en se plaçant du côté des particuliers afin de déterminer de quelle manière l'acte a été compris et donc respecté(34). Corrélativement, la sécurité juridique ne peut pas être invoquée si le sujet de droit, dont la situation matérielle et juridique était affectée par l'acte, n'a pas respecté les conditions formulées par celui-ci(35). Cette subjectivisation conduit à tempérer les exigences de la légalité. On peut s'en émouvoir, mais concrètement les annulations d'actes de l'Union pour violation de ces principes demeurent fort rares(36).

C. La dimension temporelle

La prévisibilité et la stabilité de la norme conduisent sur le terrain des rapports entre le droit et le temps(37). La sécurité juridique exige de porter de manière certaine à la connaissance de l'intéressé la date à compter de laquelle un acte commence à, ou cesse de, produire ses effets(38). Elle rend impossible le report de la date d'entrée en vigueur d'un acte ayant une portée générale lorsque la date initialement prévue est passée(39) et implique de se référer à l'état du droit en vigueur lors de l'application du texte dont l'interprétation est demandée(40). En principe exclue, la rétroactivité d'un acte est admise, à titre exceptionnel, selon de strictes conditions tirées de la sécurité juridique et la confiance légitime(41).

La sécurité juridique ne saurait empêcher la mutabilité du droit de l'Union. Si les actes normatifs produisent leurs effets sur les situations existantes et futures et modifient les réglementations en vigueur, les institutions doivent respecter le principe de la confiance légitime dans la réglementation existante(42). En cas de modification ou de suppression d'une réglementation, avec effet immédiat, sans avertissement et en l'absence de mesures transitoires, la confiance légitime est ainsi méconnue sauf si un intérêt public péremptoire a été invoqué et pour autant que les mesures intervenues étaient prévisibles pour un opérateur économique prudent(43). En vue de protéger les droits acquis, la jurisprudence a fixé des conditions au retrait des actes dont le non-respect est attentatoire aux deux principes(44).

Afin de garantir la sécurité juridique, l'acte publié ou notifié jouit d'une présomption de validité et produit des effets juridiques aussi longtemps qu'il n'a pas été annulé ou retiré(45). Afin d'éviter la remise en cause indéfinie des actes, des délais de recours(46) et de forclusion(47) garantissent la sécurité juridique s'ils sont fixés à l'avance et suffisamment prévisibles.

Enfin, nœud de la dialectique sécurité juridique et légalité, la modulation des effets dans le temps des arrêts de la CJUE a été admise, conformément à l'article 264, alinéa 2, du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), en prenant en compte « de considérations impérieuses de sécurité juridique tenant à l'ensemble des intérêts, tant publics que privés »(48). Certains effets d'un acte contesté peuvent être déclarés définitifs ou maintenus jusqu'à l'adoption d'un nouvel acte valide. Consacrée dans le cadre du recours en annulation, la solution a été étendue au renvoi préjudiciel en appréciation de validité(49).

II. Les principes modelés par le droit de l'intégration

L'ordre juridique intégré s'épanouit dans une tension permanente qui le renforce et le fragilise à la fois. De prétention absolue pour résoudre un conflit normatif substantiel, la primauté est en pratique tempérée lorsque, fortes de leur autonomie institutionnelle et procédurale, les autorités et juridictions nationales appliquent le droit de l'Union selon des voies de droit internes. Affleure le risque qu'au gré des actions nationales, l'application et l'interprétation du droit de l'Union diffèrent d'un État membre à l'autre. L'effectivité du droit de l'Union régule la tension fédérale induite par l'office du juge national, juge de droit commun du droit de l'intégration.

A. L'identité entre application uniforme et sécurité juridique promue par le dialogue des juges

« Clef de voute du système juridictionnel », le renvoi préjudiciel, en instaurant un dialogue de juge à juge entre la Cour et les juridictions nationales, assure l'unité d'interprétation du droit de l'Union, permettant ainsi d'assurer sa cohérence, son plein effet et son autonomie(50).

De façon explicite, la sécurité juridique constitue un moyen pour la Cour de justice d'aiguiller le juge national dans la pratique du renvoi préjudiciel. L'article 267 TFUE consacre la faculté la plus étendue des juges ordinaires de poser des questions préjudicielles. La faculté devient obligation pour tous les juges nationaux qui doutent de la validité d'un acte de l'Union, au motif que des divergences entre juridictions nationales quant à cette validité « seraient susceptibles de compromettre l'unité même de l'ordre juridique communautaire et de porter atteinte à l'exigence fondamentale de la sécurité juridique »(51). C'est cette exigence que la Cour de justice a rappelée fermement lorsque le Bundesverfassungsgericht a décidé de ne pas suivre la solution retenue par la Cour de justice dans son arrêt préjudiciel et de contrôler la validité d'un programme d'achats de titres publics par la BCE(52). De même, la sécurité juridique exclut la possibilité pour un justiciable de remettre en cause, par la voie préjudicielle, la validité d'un acte de l'Union devant les juridictions nationales, à l'occasion d'un recours dirigé contre les mesures d'exécution de cet acte prises par les autorités nationales, lorsque le justiciable aurait pu attaquer ledit acte par la voie d'un recours en annulation(53). La Cour de justice justifie ainsi son monopole du contrôle de validité des actes par une identité entre sécurité juridique et application uniforme du droit de l'Union(54).

Ce sont aussi « des considérations impérieuses de sécurité juridique tenant à l'ensemble des intérêts en jeu, tant publics que privés » qui, depuis l'arrêt Defrenne, fondent la jurisprudence relative à la modulation des effets dans le temps des arrêts préjudiciels en interprétation(55). Limitée à des situations exceptionnelles, la modulation tient compte de la bonne foi des milieux intéressés et du risque de troubles graves(56). D'une part, il faut établir un risque de répercussions économiques graves dues au nombre élevé de rapports juridiques constitués de bonne foi sur la base de la réglementation considérée valide. D'autre part, particuliers et autorités nationales doivent avoir été incités à adopter un comportement non conforme du droit de l'Union en raison d'une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions en cause, incertitude alimentée par les comportements adoptés par d'autres États membres ou par une institution(57). Tout en réinjectant une dose de subjectivité, la Cour de justice insiste sur l'exigence fondamentale d'une application uniforme et générale du droit de l'Union impliquant qu'il lui appartienne de décider des limitations intratemporelles à apporter à l'interprétation qu'elle donne(58).

B. Les principes généraux, trait d'union entre sécurité juridique et effectivité

Lorsque, tenues par l'obligation de coopération loyale prévue par l'article 4, paragraphe 3 du Traité sur l'Union européenne (TUE), des autorités et juridictions nationales mettent en œuvre le droit de l'Union, « les exigences de l'application effective du droit communautaire [peuvent] s'opposer aux considérations tirées de la sécurité juridique »(59). Ainsi, les arrêts fondateurs de l'autonomie procédurale concernant les délais de recours ont affirmé que le « principe fondamental de sécurité juridique » permet à l'État membre d'opposer certaines règles de son droit à l'exercice d'actions introduites par les particuliers sur le fondement du droit de l'Union(60). Afin d'apprécier si une disposition procédurale nationale rend impossible ou excessivement difficile l'application du droit de l'Union (effectivité), il faut prendre en considération les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la sécurité juridique(61). Inhérente à la structure constitutionnelle nationale, la sécurité juridique constitue une limite à l'effectivité du droit de l'Union qui est elle-même un principe encadrant l'autonomie procédurale.

On retrouve cette circularité des rapports entre effectivité du droit de l'Union et sécurité juridique dans les arrêts relatifs aux procédures nationales de réexamen ou d'annulation des décisions administratives. Le droit de l'Union n'exige pas qu'un organe administratif soit, en principe, obligé de revenir sur le caractère définitif d'une décision administrative qui contribue à la sécurité juridique(62). Toutefois, en vertu du principe de coopération loyale, le réexamen d'une décision administrative peut être imposé afin de tenir compte de l'interprétation retenue postérieurement par la Cour. Transposition à l'échelle nationale de la solution dégagée pour l'Union, la solution implique de tenir compte des particularités des situations et des intérêts en cause. Tout est alors question de mesure ; ainsi, la Cour de justice a apprécié si l'autorité de la chose jugée d'une décision juridictionnelle constitue « un obstacle d'une telle envergure à l'application effective du droit de l'Union » qu'elle « ne peut pas être raisonnablement justifiée par le principe de sécurité juridique »(63). Là encore, l'effectivité du droit de l'Union ouvre à une subjectivisation, accentuée lorsque la confiance légitime est invoquée, même si celle-ci est rarement admise en pratique(64).

C. La suspension exceptionnelle de l'effet d'éviction

En principe, la sécurité juridique ne saurait faire échec à la primauté du droit de l'Union(65). Toutefois, on relève avec M. Blanquet quelques arrêts dans lesquels la question s'est progressivement posée de la possibilité d'admettre, dans des circonstances exceptionnelles, le maintien des effets d'une norme nationale contraire à une norme de droit de l'Union, en reprenant pour le droit national la solution de l'article 264 TFUE(66).

Pour la Cour, « à supposer même que des considérations similaires à celles sous-jacentes à [la] jurisprudence, développée en ce qui concerne les actes de l'Union, soient de nature à conduire, par analogie et à titre exceptionnel, à une suspension provisoire de l'effet d'éviction exercé par une règle de droit de l'Union directement applicable à l'égard du droit national contraire à celle-ci, une telle suspension, dont les conditions ne pourraient être déterminées que par la seule Cour, est à exclure d'emblée, en l'occurrence, eu égard à l'absence de considérations impérieuses de sécurité juridique propres à justifier celle-ci »(67). En effet, « si des juridictions nationales avaient le pouvoir de donner aux dispositions nationales la primauté par rapport au droit de l'Union contraire à celles-ci, serait-ce même à titre provisoire, il serait porté atteinte à l'application uniforme du droit de l'Union »(68). Cependant, la Cour a immédiatement ajouté « qu'une juridiction nationale peut, compte tenu de l'existence d'une considération impérieuse liée à la protection de l'environnement et pour autant que sont respectées un certain nombre de conditions que cet arrêt précise, exceptionnellement être autorisée à faire usage de sa disposition nationale l'habilitant à maintenir certains effets d'un acte national annulé »(69).

La solution a été réitérée dans un arrêt dans lequel étaient en cause des considérations impérieuses ayant trait à la protection de l'environnement et à la sécurité de l'approvisionnement en électricité ; la Cour de justice a exclu d'emblée que la Cour de cassation puisse limiter dans le temps les effets de l'annulation d'un acte de droit interne contraire au droit de l'Union en l'absence d'éléments concrets susceptibles d'établir des risques spécifiques d'insécurité juridique(70). C'est donc uniquement, au cas par cas et à titre exceptionnel, qu'une juridiction nationale a la faculté d'aménager les effets de l'annulation d'une disposition nationale jugée incompatible avec le droit de l'Union. Ainsi, la Cour de justice a admis, à propos de la possibilité de maintenir les effets d'un permis, adopté en méconnaissance d'une directive, que « dans une situation telle que celle de l'espèce, la juridiction nationale ne pouvait maintenir les effets de l'arrêté et de la circulaire, ainsi que du permis délivré sur leur fondement, que si le droit interne le lui permettait dans le cadre du litige dont elle était saisie, et dans l'hypothèse où l'annulation de ce permis serait susceptible d'avoir des retombées significatives sur l'approvisionnement en électricité (...) et uniquement pendant le temps strictement nécessaire »(71). Que ce soit la protection de l'environnement ou la sécurité énergétique n'est pas un hasard ; la primauté s'avère ainsi tempérée dans un mouvement de substantialisation du droit de l'Union qui se forme autour à partir d'un commun constitutionnel.


Tirée des traditions constitutionnelles communes aux États membres, la sécurité juridique a été européanisée dans l'Union de droit, sans être dénationalisée dans le droit de l'Union. Elle s'avère ainsi emblématique des principes du « réseau structuré » et « de relations juridiques mutuellement interdépendantes liant, réciproquement, l'Union elle-même et ses États membres »(72) qui font toute la spécificité du système constitutionnellement intégré de l'Union et des États membres.

(1): On peut y voir une première manifestation dans un arrêt relatif au retrait des actes évoquant la nécessité de « sauvegarder la confiance dans la stabilité de la situation ». CJCE, 2 juillet 1957, Algera, C-7/56 et C-3/57 à C-7/57, ECLI : EU : C : 1957 : 7, Rec. p. 115.

(2): CJCE, 6 avril 1962, Bosch GmbH, 13-61, Rec. p. 89, ECLI : ECLI : EU : C : 1962 : 11, pt 6.

(3): CJUE, Gde ch., 25 juin 2020, A e.a., C‑24/19, ECLI : EU : C : 2020 : 503, pt 84.

(4): Selon une recherche par mots du texte dans le formulaire du site Curia en cochant la case « arrêts ».

(5): J.-P. Puissochet, H. Legal, « Le principe de sécurité juridique dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2001, n° 11.

(6): J. Boulouis, « Quelques observations à propos de la sécurité juridique », Liber amicorum Pierre Pescatore, Baden Baden Nomos, 1987, p. 538.

(7): L. Azoulai, « La valeur normative de la sécurité juridique », L. Boy, J.-B. Racine, F. Siiriainen (dir.), Sécurité juridique et droit économique, Bruxelles, Larcier, Collection Droit Économie International, 2008, p. 25.

(8): R. Mehdi, « Variations sur le principe de sécurité juridique », Le droit de l'Union européenne en principes. Liber amicorum en l'honneur de Jean Raux, Rennes, Éditions Apogée, 2006, pp. 179 et 183.

(9): Azoulai, précité, p. 26.

(10): J.-C. Gautron, « Le principe de protection de la confiance légitime », Le droit de l'Union européenne en principes. Liber amicorum en l'honneur de Jean Raux, Rennes, Éditions Apogée, 2006, p. 202.

(11): Accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission, JOUE L 123 du 12 mai 2016, p. 1.

(12): D. Simon, Le système juridique communautaire, Paris, Puf, Collection Droit fondamental, 1998, 2e éd., § 248.

(13): M. Blanquet, Droit général de l'Union européenne, Paris, Sirey, Collection Université, 2018, 11e éd., § 725.

(14): Voir J. L. da Cruz Vilaça, « Principe de légalité, principe de sécurité juridique », 16 novembre 2018, Entretiens du contentieux du Conseil d'État.

(15): CJCE, 22 mars 1961, S.N.U.P.A.T., 42 et 49/59, Rec. p. 101, ECLI : EU : C : 1961 : 5, p. 159.

(16): CJUE, Ass. plén., 18 décembre 2014, Avis 2/13, ECLI : EU : C : 2014 : 2454, pt 165.

(17): J.-P. Puissochet, H. Legal, précité.

(18): CJCE, 16 juin 1993, France / Commission, C-325/91, ECLI : EU : C : 1993 : 245, Rec. p. I-3283, pt 26. CJCE, 1er octobre 2009, Commission / Conseil, C‑370/07, EU : C : 2009 : 590, pt 39. CJUE, 25 octobre 2017, Commission / Conseil, C‑687/15, EU : C : 2017 : 803, pt 53.

(19): CJUE, 4 mai 2016, Pillbox 38, C-477/14, ECLI : EU : C : 2016 : 324, pts 51, 53, 55, 61, 64-65. CJUE, 2 juin 2016, Kapnoviomichania Karelia, C-81/15, ECLI : EU : C : 2016 : 398, pts 46, 47, 49-51, 54.

(20): Pour le pouvoir de sanction, CJCE, 14 juillet 1972, ICI / Commission, 48-69, Rec. p. 619, ECLI : EU : C : 1972 : 70.

(21): TPICE, 27 février 1992, BASF e.a. / Commission, T-79/89, T-84/89, T-85/89, T-86/89, T-89/89, T-91/89, T-92/89, T-94/89, T-96/89, T-98/89, T-102/89 et T-104/89, Rec. p. II-315, ECLI : EU : T : 1992 : 26, pts 35 et 49.

(22): La sécurité juridique justifie également que la Commission adopte des actes au contenu interprétatif pour préciser la portée des dispositions du droit de l'Union : Trib. UE, 12 février 2014, Beco / Commission, T-81/12, ECLI : EU : T : 2014 : 71, pts 68, 70-75, 77, 81-83.

(23): CJUE, Gde ch., 19 juillet 2016, Kotnik e.a., C‐526/14, EU : C : 2016 : 570, pt 40.

(24): CJCE, 9 juillet 1981, Gondrand et Garancini, 169/80, Rec. p. 1931, ECLI : EU : C : 1981 : 171, pt 17. Pour une pratique dépourvue de caractère contraignant, CJUE, 7 octobre 2019, Safeway, C-171/18, ECLI : EU : C : 2019 : 839.

(25): CJUE, Gde ch., 28 mars 2017, Rosneft, C-72/15, ECLI : EU : C : 2017 : 236, pts 161, 162, 167, 170.

(26): CJUE, 9 juillet 2015, Salomie et Oltean, C-183/14, ECLI : EU : C : 2015 : 454, pt 31.

(27): CJCE, Gondrand et Garancini, 169/80, précité.

(28): CJCE, 11 décembre 2007, Skoma-Lux, C-161/06, Rec. p. I-10841, ECLI : EU : C : 2007 : 773, point 38.

(29): CJCE, 15 décembre 1987, Irlande / Commission, 325/85, Rec. p. 5041, ECLI : EU : C : 1987 : 546, pt 18.

(30): Trib. UE, 29 avril 2015, Bank of Industry and Mine / Conseil, T-10/13, ECLI : EU : T : 2015 : 235, pts 75-80, 83-84, 88.

(31): D. Simon, « La confiance légitime en droit communautaire : vers un principe général de limitation de la volonté de l'auteur de l'acte ? », Études à la mémoire du Professeur Alfred Rieg, Bruxelles Bruylant, 2000, p. 733.

(32): CJCE, 14 mai 1975, CNTA / Commission, 74/74, Rec. p. 533, ECLI : EU : C : 1975 : 59, pt 16.

(33): Blanquet, op. cit., § 738.

(34): CJUE, 8 décembre 2011, France Télécom / Commission, C-81/10 P, Rec. p. I-12899, ECLI : EU : C : 2011 : 811, pts 100 et 102.

(35): Trib. UE, 21 mars 2012, Irlande / Commission, T-50/06 RENV, T-56/06 RENV, T-60/06 RENV, T-62/06 RENV et T-69/06 RENV, ECLI : EU : T : 2012 : 134, pt 62.

(36): TPICE, 22 janvier 1997, Opel Austria GmbH / Conseil, T-115/94, Rec. p. II-39, ECLI : EU : T : 1997 : 3. Trib. UE, 3 juillet 2019, PT / BEI, T-573/16, ECLI : EU : T : 2019 : 481.  

(37): Voir L. Blatière, L'applicabilité temporelle du droit de l'Union européenne, Préface L. Coutron, Avant-propos J. Petit, Montpellier, CREAM, 2018.

(38): TPICE, 22 janvier 1997, Opel Austria / Conseil, T-115/94, ECLI : EU : T : 1997 : 3, Rec. p. II-39, pt 124.

(39): CJCE, 22 février 1984, Kloppenburg, 70/83, ECLI : EU : C : 1984 : 71, Rec. p. 1075, pt 11.

(40): CJCE, 14 juillet 1971, Henck, 12-71, Rec. p. 743, 13-71, Rec. p. 767, 14-71, Rec. p. 779, ECLI : EU : C : 1971 : 86.

(41): CJCE, 25 janvier 1979, Racke, 98/78, Rec. p. I-3655, ECLI : EU : C : 1998 : 293 ; CJCE, 13 novembre 1990, Fedesa e.a., C-331/88, Rec. p. 4023, ECLI : EU : C : 1990 : 391.

(42): CJCE, 14 mars 1973, Westzucker GmbH, 57/72, Rec. p. 321, ECLI : EU : C : 1973 : 30

(43): CJCE, 14 mai 1975, CNTA, 74/74, Rec. p. 533, ECLI : EU : C : 1975 : 59.

(44): CJCE, Algera, précité. CJCE, 26 février 1987, Consorzio Cooperative d'Abruzzo / Commission, 15/85, Rec. p. 1005, ECLI : EU : C : 1987 : 111, pts 12 et 17.

(45): CJCE, 15 juin 1994, Commission / BASF e.a., C-137/92 P, C-137/92 P, Rec. p. 2555, ECLI : EU : C : 1994 : 247.

(46): CJUE, 14 juin 2016, Commission / McBride e.a., C-361/14 P, ECLI : EU : C : 2016 : 434, pts 55-56.

(47): CJUE, 26 mars 2020, HUNGEOD e.a., C-496/18 et C-497/18, ECLI : EU : C : 2020 : 240, pt 95.

(48): CJUE, Gde ch., 3 septembre 2008, Kadi / Conseil et Commission, C‐402/05 P et C‐415/05 P, Rec. p. I-6351, EU : C : 2008 : 461, pts 373-376.

(49): Voir par exemple CJCE, 15 octobre 1980, ONIC, 4/79, Rec. p. 2823, ECLI : EU : C : 1980 : 2322823, pts 44-46.

(50): CJUE, Ass. plén., 18 décembre 2014, Avis 2/13, ECLI : EU : C : 2014 : 2454, pt 176.

(51): CJUE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85, Rec. p. 4199, ECLI : EU : C : 1987 : 452, pt 15.

(52): BVerfG, 5 mai 2020, 2 BvR 859/15, 2 BvR 980/16, 2 BvR 2006/15, 2 BvR 1651/15. CJUE, 8 mai 2020, Communiqué de presse, n° 58/20.

(53): CJCE, 9 mars 1994, Textilwerke Deggendorf GmbH (TWD), C-188/92, Rec. p. I-833, ECLI : EU : C : 1994 : 90, pt 16.

(54): CJUE, Gde ch., 22 juin 2010, Melki et Abdeli, C-188/10 et C 189/10, EU : C : 2010 : 363, pt 54.

(55): CJCE, 8 avril 1976, Defrenne, 43-75, Rec. p. 455, ECLI : EU : C : 1976 : 56, pt 74.

(56): CJUE, 14 avril 2015, Manea, C-76/14, ECLI : EU : C : 2015 : 216, pt 54.

(57): CJUE, 18 octobre 2012, Mednis, C-525/11, ECLI : EU : C : 2012 : 652, pts 39-46.

(58): CJCE, 27 mars 1980, Denkavit Italiana, 61/79, ECLI : EU : C : 1980 : 100, pt 18.

(59): L. Azoulai, précité, p. 38.

(60): CJCE, 16 décembre 1976, Rewe et Comet, 33 et 45/76, Rec. p. 1989 et 204, ECLI : EU : C : 1976 : 188, pt 4.

(61): CJCE,14 décembre 1995, Peterbroeck, C-312/93, Rec. p. I-4599, ECLI : EU : C : 1995 : 437, pt 14. CJCE, 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones SL, C-40/08, Rec. p. I-9579, ECLI : EU : C : 2009 : 615, pt 39. CJUE, 17 juillet 2014, Sánchez Morcillo, C-169/14, ECLI : EU : C : 2014 : 2099, pt 34.

(62): CJCE, 13 janvier 2004, Kühne & Heitz NV, C-453/00, Rec. p. 837, ECLI : EU : C : 2004 : 17, pt 24. CJCE 12 février 2008, Kempter, C-2/06, Rec. p. 411, ECLI : EU : C : 2008 : 78, pt 37.

(63): CJUE, 11 novembre 2015, Klausner Holz Niedersachsen GmbH, C-505/14, ECLI : EU : C : 2015 : 742, pt 45.

(64): Voir par exemple pour la récupération des aides d'État, CJCE, 12 février 2008, CELF, C-199/06, ECLI : EU : C : 2008 : 79, pts 65-67.

(65): CJUE, 4 octobre 2012, Byankov, C-249/11, ECLI : EU : C : 2012 : 608, pts 79-82.

(66): M. Blanquet, op. cit., § 816.

(67): CJUE, Gde ch., 8 septembre 2010, Winner Wetten GmbH, C-409/06, Rec. p. I-8015, ECLI : EU : C : 2010 : 503, pt 67.

(68): CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C-379/15, ECLI : EU : C : 2016 : 603, pt 33.

(69): Ibid.

(70): CJUE, 19 décembre 2019, GRDF SA, C‑236/18, ECLI : EU : C : 2019 : 1120, pts 43-44.

(71): CJUE, A e.a., C-24/19, précité, pt 95.

(72): CJUE, avis 2/13, précité, point 167.

Citer cet article

Francesco MARTUCCI. « Les principes de sécurité juridique et de confiance légitime dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne », Titre VII [en ligne], n° 5, La sécurité juridique , octobre 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-principes-de-securite-juridique-et-de-confiance-legitime-dans-la-jurisprudence-de-la-cour-de