Titre VII
Les libertés médicales et l'organisation des soins en France
N° 11 - octobre 2023
« L'assurance-maladie sera ce que nous la ferons ». Le titre de l'éditorial du journal de la Confédération des syndicats médicaux français, Le médecin de France, publié le 1er janvier 1930, symbolise la défiance qui a pendant longtemps caractérisé les relations entre le corps médical et les pouvoirs publics.
Depuis la Révolution française, les interventions des municipalités, du législateur et des gouvernements ont souvent été perçues dans le monde médical comme autant de menaces voire de volontés d'asservissement.
S'agissant des compétences communales qui existent de longue date, depuis la police sanitaire attribuée aux corps municipaux en 1790(2) jusqu'à la grande loi de santé publique de 1902 faisant du règlement sanitaire communal le pivot de la protection de la santé publique, en passant par la loi de 1884 sur l'organisation municipale(3) qui a gravé dans le marbre les attributions communales en matière de santé, elles n'ont connu que des applications locales et limitées, souvent contrebattues par des acteurs économiques(4).
Parallèlement et jusqu'à la Première Guerre mondiale, l'État s'est progressivement et implicitement résigné à ne pas intervenir en matière de santé, en dehors des situations d'épidémie(5). Il a progressivement délégué au corps médical l'organisation du système de santé. Et cette organisation s'est, au fil d'une histoire chaotique, établie sur le principe de libertés médicales, perçues comme autant de garanties de l'indépendance professionnelle des médecins(6) et de la qualité des soins dispensés.
L'article L 162-2 du code de la sécurité sociale dispose encore aujourd'hui : « Dans l'intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la liberté d'exercice et de l'indépendance professionnelle et morale des médecins est assuré conformément aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade, la liberté d'installation du médecin, sauf dispositions contraires en vigueur à la date de promulgation de la loi n° 71-525 du 3 juillet 1971 ».
Que tous ces principes soient qualifiés de « principes déontologiques fondamentaux » ne peut manquer de surprendre alors que, dans bien des pays étrangers dans lesquels la déontologie médicale est respectée avec autant de rigueur qu'en France, la législation ne retient pas les principes du paiement direct des honoraires ou de la liberté d'installation du médecin.
Les évolutions actuelles de la médecine, des professionnels et des usagers du système de santé comme de la société appellent une transformation de l'organisation des soins susceptible de remettre en cause ses fondements historiques. Il n'est pas inutile dans ce contexte de revenir sur la défiance qui a longtemps marqué les relations entre le corps médical et les pouvoirs publics (1) et sur les libertés médicales étendues sur lesquelles a été forgé le système de santé français (2), avant de s'interroger sur les ruptures qui ont depuis 1945 remis en cause les équilibres antérieurs (3), sur l'encadrement progressif des libertés médicales (4) et enfin sur la nécessité d'une organisation partenariale du système de santé (5).
1. Une histoire placée sous le signe de la défiance du corps médical à l'égard des pouvoirs publics
La loi Le Chapelier du 14 juin 1791 et le décret du 18 août 1792(7), en supprimant les corporations de citoyens de même état ou profession, et toutes les universités et sociétés savantes, y compris les facultés de médecine, ont établi une liberté totale d'exercice de la médecine jusqu'à la loi de 1803(8) qui le réserva à des professionnels formés à cet effet. Cette période, vite refermée, montra les limites pour l'intérêt public d'un secteur sans aucune régulation.
Le moment-clé de la construction du système de santé en France peut cependant être trouvé dans une autre initiative révolutionnaire. Les travaux du Comité de mendicité ont contribué à inclure, de manière particulièrement précoce, les soins médicaux dans le champ des « secours publics » que la société devait aux plus démunis. Cette proclamation de l'existence de droits sociaux par l'article 21 de la Constitution du 24 juin 1793(9) doit être rapprochée du décret-loi de la Convention du 28 juin 1793 prescrivant la création d' « agences de secours », restées lettre morte, et au sein desquelles des officiers de santé, qui n'étaient pas docteurs en médecine, se voyaient confier « le soin de visiter à domicile et gratuitement tous les individus secourus par la nation » (10). L'existence d'un ordre médical dual, - docteurs en médecine et officiers de santé - fut confirmée par la loi du 10 mars 1803 rétablissant le monopole de l'exercice de la médecine par des professionnels.
La création des officiers de santé par l'État et leur multiplication au cours du XIXe siècle - ils représentaient 41 % du corps médical en 1847(11) - ont suscité l'opposition des docteurs en médecine auxquels ils faisaient concurrence. Il en est résulté d'une part le développement, sous couvert de sociétés savantes, de puissantes organisations syndicales, malgré leur interdiction résultant de l'interprétation peu sociale de la loi Le Chapelier, et d'autre part, un engagement politique visant à obtenir la suppression de l'officiat de santé. L'adoption de la loi du 30 novembre 1892, dite loi Chevandier, du nom du député, docteur en médecine, qui l'a portée, mit fin à la formation d'officiers de santé mais n'interdit pas l'exercice de ceux qui étaient déjà installés(12). Des officiers de santé exerçaient encore en 1945. Cette loi de 1892 pourrait symboliser le recul, sinon l'abandon, de l'ambition d'une organisation nationale de la médecine durant la IIIème République.
Parallèlement, les docteurs en médecine se sont mobilisés pour s'opposer aux ambitions des sociétés de secours mutuel qui, instituant des mécanismes d'entraide en cas d'accident, de maladie ou d'infirmité, entendaient établir des tarifs médicaux contraints aux fins de rembourser certains soins. La défense de la liberté des honoraires devint le second ferment de la syndicalisation du corps médical(13). Ainsi, le principe d'une organisation du système de santé, fût-ce par des organismes privés, suscita une vive opposition traduisant le refus de toute régulation collective de l'exercice de la médecine. Là encore, la France accusa un retard, d'ailleurs largement imputable aux effets de la loi Le Chapelier qui, interdisant les corporations, fit longtemps obstacle au développement des « mutuelles »(14). Ces dernières ne comptaient que 925 000 membres en 1870 alors que leurs homologues anglaises avaient à la même date 4 millions d'adhérents.
2. Un système de santé forgé sur le principe de libertés médicales étendues
Une nouvelle étape de la construction du système de santé s'ouvrit en 1918 avec le retour de l'Alsace-Lorraine dans le giron national. Abrogation ou extension des lois bismarckiennes(15) à l'ensemble du territoire national, telle était la question qui se posait inévitablement dans un pays particulièrement attaché au principe d'égalité. Le débat engagé au Parlement conduisit, après d'âpres débats dans le pays, à la loi du 5 avril 1928 instituant les premières assurances sociales, dont l'assurance-maladie. Le patronat et les exploitants agricoles s'y opposèrent, comme certaines organisations syndicales notamment la CGTU(16) qui redoutait une forme de compromission menaçant l'autonomie ouvrière, ainsi que la Mutualité dont les activités étaient concurrencées par les assurances sociales en gestation.
Mais l'opposition la plus résolue fut celle du corps médical, au point de susciter, en 1928, la fusion des deux grands syndicats médicaux au sein de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF). Un an plus tôt, un texte avait été élaboré par la Fédération nationale des syndicats de médecins de France ; il devait durablement marquer l'histoire du système de santé. Une « charte médicale » fut ainsi approuvée lors d'un congrès tenu le 30 novembre 1927. Elle tenait en sept principes(17) : le libre choix du médecin par le malade, le respect du secret médical, la liberté des honoraires, le paiement en direct de ces derniers, la liberté thérapeutique et de prescription, le contrôle des malades par les caisses d'assurances sociales et des médecins par leurs syndicats et enfin la représentation des syndicats dans les commissions des caisses.
La loi de 1928, inspirée des lois bismarckiennes, qui prévoyait le principe du paiement du médecin par les caisses et l'encadrement des honoraires par des conventions ou contrats collectifs prenant en compte les « tarifs syndicaux ordinaires » ne fut pas appliquée et la loi du 3 avril 1930(18) consacra le refus du tiers payant par le corps médical et la liberté des honoraires. La création de la sécurité sociale en 1945(19), si elle bouleversa profondément la dynamique du système de santé en permettant la généralisation du remboursement des soins et des médicaments, ne remit pas en cause ces principes malgré la tentative de régulation des honoraires par l'ordonnance du 3 mars 1945 relative à la fixation des tarifs des assurances sociales pour les risques maladie et maternité(20).
Une loi du 3 juillet 1971(21) modifia substantiellement l'article L. 257 du code de la sécurité sociale(22) pour consacrer des exigences inspirées de la Charte de 1927. Cet article, devenu depuis lors l'article L 162-2 du même code cité en introduction, place sur le même plan des principes pourtant très différents par leur visée ou leur portée.
La liberté thérapeutique et le secret professionnel sont au cœur de l'art médical(23). Même s'ils doivent être conciliés avec des obligations de sécurité sanitaire ou des prescriptions poursuivant l'objectif de valeur constitutionnelle de bon usage des deniers publics(24), ces principes constituent des libertés médicales essentielles mais également des garanties pour les droits des personnes malades comme l'expriment les articles L 1110-4 et L 1110-5 du code de la santé publique résultant de la loi du 4 mars 2002(25).
Les autres principes semblent davantage inspirés par des préoccupations de gestion du système de santé. Le principe du libre choix du médecin par le malade a été qualifié par le Conseil d'État de « prétendu principe constitutionnel » dans une décision du 30 avril 1997(26). Il a toutefois été confirmé par l'article L 1110-8 du code de la santé publique qui énonce qu'il s'agit d'un « principe fondamental de la législation sanitaire » tout en le soumettant à des limitations résultant des régimes de protection sociale et le Conseil d'État a jugé en 2018(27) qu'il constituait un principe général du droit.
Quant à la liberté d'installation des professionnels, elle peut également, comme cela sera examiné plus loin (cf. 4), être encadrée très strictement par la loi aux fins de favoriser l'égal accès aux soins par une répartition territoriale des praticiens mieux adaptée aux besoins de la population.
Enfin, le principe du paiement direct des honoraires, qui recouvre la liberté des tarifs, traduit un mode de gestion des relations entre le médecin, le patient et les régimes de protection sociale. Lors de la réforme visant à généraliser le tiers payant pour les bénéficiaires de l'assurance maladie en médecine de ville(28), le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 21 janvier 2016(29) sur la loi de modernisation de notre système de santé(30), que les dispositions de l'article L. 162-2 du code de la sécurité sociale relatives au paiement direct des honoraires par le malade *« ne sont imposées par aucune exigence constitutionnelle ».
3. Les ruptures fondamentales de la deuxième moitié du XXème siècle
Trois phénomènes majeurs ont transformé le système de santé français depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En premier lieu, la création de la sécurité sociale qui, comme cela a été dit, a bouleversé le rapport à la prévention et aux soins de la population(31). Pour les professionnels de santé, elle a eu un double effet paradoxal. D'abord, elle a induit une intervention de plus en plus affirmée des pouvoirs publics dans leur exercice professionnel, au gré de la montée des préoccupations de maîtrise des dépenses de santé et des actions visant à renforcer la qualité des soins. Parallèlement, elle a renforcé les libertés médicales dès lors que, grâce à la prise en charge par la collectivité des dépenses de santé, les médecins n'étaient plus contraints par les finances de leurs patients pour leurs prescriptions, et qu'ils pouvaient s'installer partout sur le territoire sans se soucier de la solvabilité de leurs futures patientèles.
La deuxième rupture a été réalisée par les ordonnances Debré de 1958(32),(33). La création des centres hospitaliers universitaires et surtout l'institution de médecins fonctionnaires - les praticiens hospitalo-universitaires - et plus tard d'agents publics - les praticiens hospitaliers -, ont profondément modifié le visage de la médecine en France. Le médecin libéral n'était plus le seul modèle professionnel puisqu'apparaissait le médecin hospitalier à temps plein, inspiré du principe du « bedside teaching by full-time practitioner » préconisé par Simon Flexner(34). L'hôpital n'était plus confié à des médecins libéraux exerçant à temps partiel des vacations hospitalières mais à des professionnels totalement dédiés au service public et dont le prestige intellectuel et médical s'est rapidement imposé.
Cette « révolution »(35) médicale a ébranlé certains principes de 1927. Avec le service public hospitalier consacré par la loi du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière(36), la question du libre choix du médecin, de sa liberté d'installation ou de la fixation d'honoraires ne se pose plus ou se pose en des termes radicalement différents. Et l'État trouve naturellement place dans le pilotage et la gestion du système hospitalier.
Troisième rupture, l'émergence, dans les années 1990, de la mission de sécurité sanitaire à la suite de drames sanitaires(37). Ces événements ont souligné la faiblesse des dispositifs de prévention en France et brutalement rappelé la responsabilité incessible de l'État en matière de santé publique. Il en est résulté la création d'agences nationales de sécurité sanitaire puis, en lien avec les politiques de maîtrise des dépenses de santé, la réorganisation de l'administration de la santé, conduisant notamment à l'institution des agences régionales de l'hospitalisation en 1996, transformées par la loi du 21 juillet 2009(38) en agences régionales de santé(39).
L'affirmation de l'imperium de l'État sur le champ de la santé s'est accompagnée d'une profusion de réglementations venant encadrer les libertés médicales. Désormais, l'article L. 1411-1 du code de la santé publique définit le champ de la politique de santé, en disposant que « La politique de santé relève de la responsabilité de l'État » et en y incluant « L'organisation des parcours de santé(40) » et « La prise en charge collective et solidaire des conséquences financières et sociales de la maladie, de l'accident et du handicap par le système de protection sociale(41) », c'est-à-dire l'assurance maladie. Sur le fondement de cet objectif, les libertés médicales ont été encadrées.
4. L'encadrement progressif des libertés médicales
Dans le cadre de la démocratie sociale, le législateur a confié, par la loi du 3 juillet 1971 citée précédemment, aux partenaires sociaux, gestionnaires des caisses d'assurance maladie, le pouvoir de négocier et de conclure des conventions avec les représentants des professions de santé, en particulier des médecins(42),(43),(44). Il appartient à l'État d'approuver les conventions conclues pour leur conférer les « effets qui s'attachent aux dispositions réglementaires(45),(46)». Depuis 2016, le ministre chargé de la Santé et de la Sécurité sociale peut définir des lignes directrices dont l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (UNCAM) doit tenir compte dans les négociations conventionnelles(47).
C'est ainsi que, depuis 1971, a émergé en médecine de ville la notion de tarifs opposables pour les professionnels relevant de ces conventions. Avec pour corollaire une très forte réduction de la liberté des honoraires, laquelle est en principe exclue pour garantir le remboursement des soins par l'assurance maladie. Toutefois, elle reste autorisée soit en cas d'« exigence particulière du malade », soit pour les médecins lorsqu'ils bénéficient du droit à dépassements d'honoraires dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler le « secteur 2 », soit enfin dans les domaines d'activité où l'obligation de respecter des tarifs conventionnels n'est pas applicable -- comme pour certains soins dentaires. La liberté tarifaire, avec les dépassements d'honoraires mis en œuvre en particulier par les médecins spécialistes(48), entre d'ailleurs en conflit avec la liberté de choix du médecin lorsqu'elle constitue un obstacle à l'accès aux soins malgré les encadrements qui existent(49).
S'agissant de la liberté de prescription, elle connaît également diverses limites. Ainsi, certains médicaments sont soumis à « prescription restreinte », c'est-à-dire réservés pour leur prescription à des médecins exerçant à l'hôpital ou relevant de spécialités déterminées par l'autorisation de mise sur le marché(50).
Quant à la liberté d'installation, elle peut être soumise à des règles restrictives par les conventions d'exercice professionnel. C'est par exemple le cas des infirmiers libéraux, pour lesquels, dans les zones « surdotées » définies par la convention, l'accès au conventionnement ne peut intervenir que si un autre infirmier cesse son activité dans la zone considérée(51). Pour répondre à l'inégale répartition des médecins sur le territoire, les pouvoirs publics n'ont pour l'heure développé que des politiques incitatives (aides à l'installation, contrats d'engagement de service public(52), praticiens territoriaux de médecine générale(53)).
En revanche, une législation plus ancienne, en miroir du monopole de préparation et de vente de la plupart des médicaments prévue pour les pharmaciens(54), soumet l'installation des officines à autorisation afin d'assurer une « desserte en médicaments optimale au regard des besoins de la population résidente »(55) et organise un service de garde pour répondre aux besoins du public(56).
5. La nécessité d'une organisation partenariale du système de santé
L'édification du système de santé français sur le fondement des libertés médicales a permis l'essor d'une médecine de qualité, adaptable et dynamique. En déléguant implicitement au corps médical son organisation, l'État a favorisé l'incorporation en temps réel du progrès médical, au gré des initiatives de chaque médecin. C'est également ce qui explique la part très importante des cliniques privées - obstétricales, chirurgicales, psychiatriques, ... - qui se sont établies, le plus souvent à l'initiative de médecins, pour accompagner les progrès médicaux et l'évolution des besoins de la population(57),(58).
Sans intervenir dans la structuration de ce système, les pouvoirs publics ont ensuite permis une expansion sans précédent des effectifs professionnels(59). Le nombre des médecins a été multiplié par sept entre 1945 et 2020(60), grâce à la solvabilisation de leurs patients par la sécurité sociale. La part des dépenses de soins dans le produit intérieur brut (PIB) est ainsi passée de 2,5 % en 1950 à 8,9 % en 2022(61).
Mais ce qui a constitué un atout majeur pour l'expansion du système de santé peut se révéler un obstacle pour relever les défis contemporains.
Les contraintes macro-économiques qui pèsent sur le système de protection sociale depuis la fin des Trente Glorieuses, symbolisée en particulier par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, ont imposé une régulation des systèmes de santé dont les dépenses sont socialisées. En France, l'absence de mécanismes collectifs et la prééminence des libertés médicales ont rendu l'adaptation du système particulièrement délicate. Les pouvoirs publics ont progressivement introduit des législations contraignantes visant à endiguer la dynamique historique d'un système fondé sur l'initiative individuelle.
Des mécanismes de régulation budgétaire -- dotation globale puis tarification à l'activité pour l'hôpital(62), reversement d'honoraires et références médicales pour la médecine de ville - ont été mis en place pour infléchir la croissance des dépenses. Des mesures d'encadrement physique ont également été prises, comme la création puis la réduction du numerus clausus(63),(64) des professions de santé, la mise en œuvre de 1988 à 2003 d'un mécanisme d'incitation à la cessation d'activité (Mica)(65) incitant des médecins à prendre leur retraite précocement ou le durcissement de la carte sanitaire, remplacée par des schémas d'organisation sanitaire de plus en plus directifs.
L'ensemble de ces mesures ont eu plus ou moins implicitement pour ambition, à partir de la création des lois de financement de la sécurité sociale, de garantir le respect d'un objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM(66)) fixé par le Parlement.
Au-delà des avancées et des limites de ces politiques, l'enjeu pour le système de santé français est sans doute aujourd'hui de mettre en place une organisation partenariale. Son avenir repose sur la capacité d'assurer une prise en charge coordonnée de la population, intégrant démarches de prévention, soins de ville et soins hospitaliers. Cela suppose des systèmes d'information communs, une articulation des intervenants médicaux et sociaux en cas de maladie chronique ou de handicap et une présence territoriale permettant d'assurer la permanence et la continuité des soins.
Comment atteindre ces objectifs dans un contexte marqué par le vieillissement de la population, la rémanence de l'impératif de maîtrise des dépenses et la menace d'épidémies et de risques sanitaires émergents ? Les réponses sont certainement multiples mais un principe directeur semble s'imposer, celui de la coopération entre les diverses catégories de professionnels(67), l'acceptation de nouvelles professions et compétences à l'instar des infirmiers en pratique avancée (IPA)(68) et l'établissement d'une relation de confiance durable entre les professions de santé et les pouvoirs publics.
Émergent d'ores et déjà, à l'initiative de professionnels de santé, des pratiques coordonnées, avec notamment la création de maisons de santé(69) particulièrement précieuses pour la prise en charge des maladies chroniques. Cette organisation des pratiques, encouragée par les pouvoirs publics, dépasse le clivage entre hôpital et médecine de ville et place cette dernière en situation de contribuer aux actions de santé publique(70). La généralisation des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS)(71) poursuit le même objectif de coordination des acteurs territoriaux de santé.
Conclusion
Les libertés médicales ont été au cœur de l'édification du système de santé français. La liberté thérapeutique et le secret professionnel doivent, sans nul doute, demeurer les pivots de l'indispensable indépendance professionnelle des médecins et des autres professions de santé. Ils constituent d'ailleurs, comme cela a été dit, autant de droits et de garanties pour les malades.
Quant aux autres principes régissant l'exercice professionnel, ils devraient être regardés comme placés au service de la protection de la santé que garantit le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946(72).
C'est dans une relation de confiance, de dialogue et de concertation que peut se concevoir et se déployer une organisation partenariale du système de santé adaptée aux défis du temps et respectueuse tant du serment d'Hippocrate que des droits des personnes malades.
(1): Texte écrit en collaboration avec Jean-Baptiste Desprez, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d'État.
(2): Décret sur l'organisation judiciaire des 16 et 24 août 1790.
(3): Loi du 5 avril 1884 sur l'organisation municipale.
(4): L. Murard et P. Zylberman, L'hygiène dans la République. La santé publique ou l'utopie contrariée, 1870-1918, Fayard, 1998.
(5): G. Jorland, Une société à soigner, Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle, Gallimard, 2010.
(6): L'indépendance professionnelle constitue un principe général du droit (CE, 6 avril 2018, n° 416563).
(7): La loi Le Chapelier du 14 juin 1791 supprime corporations de citoyens de même état ou profession, et le décret du 18 août 1792 supprime toutes les congrégations, les universités et les sociétés savantes, y compris les facultés de médecine.
(8): Loi du 10 mars 1803 (19 Ventôse an XI)
(9): M. Borgetto, La Notion de fraternité en droit public français, Le passé, le présent et l'avenir de la solidarité, LGDJ, 1991.
(10): Alinéas 13 et suivants du II du Titre III du décret du 28 juin 1793 « *relatif à l'organisation des secours à accorder annuellement aux enfans, aux vieillards et aux indigens ».
(11): Le Concours médical, 10 avril 1886, p. 169.
(12): D. Tabuteau, « L'avenir de la médecine libérale et le spectre de M. Bovary », Droit social, n° 4, 2009 ; « Pouvoirs publics et professions de santé », Les Tribunes de la santé, 2010.
(13): P. Hassenteufeul, Les médecins face à l'État, Une comparaison européenne, Presses de Sciences Po, 1997.
(14): P. Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours, Le Seuil, 1990.
(15): P. A. Köhler, H. F. Zacher, Ph.-J. Hesse, Un siècle de sécurité sociale 1881-1981, Centre de recherche en histoire économique et sociale de l'université de Nantes, Max-Planck Institut, Association française d'histoire de la sécurité sociale, 1982.
(16): Confédération générale du travail unitaire (qui exista sous cette forme de 1921 à 1936).
(17): P. Hassenteufel, « Syndicalisme et médecine libérale : le poids de l'histoire », Les Tribunes de la santé, 2008/1, n° 18.
(18): Loi du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 sur les assurances sociales
(19): Notamment par l'ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale et l'ordonnance n° 45-2454 du 19 octobre 1945 fixant le régime des assurances sociales.
(20): Ordonnance n° 45-319 du 3 mars 1945
(21): Loi n° 71-525 relative aux rapports entre les caisses d'assurance-maladie et les praticiens et auxiliaires médicaux
(22): Cet article L. 257 se bornait avant sa réécriture complète par la loi de 1971 à disposer « L'assuré choisit librement son praticien. / Les consultations médicales sont données au domicile du praticien, sauf lorsque l'assuré ne peut se déplacer en raison de son état. / Un décret en Conseil d'État détermine les conditions dans lesquelles sont constatés les soins et les incapacités de travail ».
(23): M. Girer, G. Mémeteau, Cours de droit médical, LEH Editions, 2016
(24): Cons. const., déc. n° 2021-917 QPC du 11 juin 2021.
(25): Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé
(26): CE, 30 avril 1997, nos 180838, 180837 et 180867.
(27): CE, 6 avril 2018, n° 416563.
(28): À l'article 83 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
(29): Cons. const., déc. n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, cons. 50.
(30): Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016
(31): C. Bec, La sécurité sociale, Une institution de la démocratie, NRF, Éditions Gallimard, 2014.
(32): Ordonnance n° 58-1198 du 11 décembre 1958 portant réforme de la législation hospitalière et ordonnance n° 58-1373 du 30 décembre 1958 relative à la création de centres hospitaliers et universitaires, à la réforme de l'enseignement médical et au développement de la recherche médicale.
(33): Ses principes avaient été énoncés dès la Seconde Guerre mondiale par le professeur Debré dans ses rapports : Médecine, santé publique, population, Rapports présentés au Comité médical de la Résistance et au Comité nationale des médecins français. Transmis au Comité français de la libération nationale, à Alger, en janvier 1944, Éditions du médecin français, 1944.
(34): H. Jamous, Sociologie de la décision, La réforme des études médicales et des structures hospitalières, CNRS, 1969, p. 181.
(35): D. Tabuteau, « La révolution de 1958 : naissance de l'hôpital moderne », in Santé : urgence, A. Grimaldi et F. Pierru (dir.), Éditions Odile Jacob, avril 2020.
(36): D. Truchet, B. Apollis, Droit de la santé publique, 10ème édition, Dalloz, 2020.
(37): Voir notamment CE, Ass., 9 avril 1993, n° 138653 ; CE, Ass., 3 mars 2004, n° 241151.
(38): Par la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.
(39): P.-L. Bras, « La création des agences régionales de santé : notre système de santé sera-t-il encore mieux gouverné ? », Droit social, nov. 2009
(40): 5 ° de l'article L. 1411-1 du code de la santé publique (CSP)
(41): 6 ° du même article
(42): J.-J. Dupeyroux, M. Borgetto, R. Lafore, Droit de la sécurité sociale, Dalloz, 18ème édition, 2015.
(43): D. Piveteau, « Quelques enseignements de la jurisprudence récente sur les conventions entre l'assurance maladie et les professionnels libéraux », Journal de droit de la santé et de l'assurance-maladie (JDSAM), n° 3, 2014.
(44): Cour des Comptes, Les relations conventionnelles entre l'assurance maladie et les professions libérales de santé, Communication à la commission des affaires sociales du Sénat, juin 2014.
(45): CE, 18 février 1977, n° 99086, Lebon ; et CE, 9 octobre 1981, n° 20026, Lebon.
(46): X. Prétot, « L'évolution du régime juridique des conventions médicales : du contrat doué d'effets réglementaires au règlement à élaboration concertée », Droit social, n° 9/10, septembre- octobre 1997.
(47): Article L. 162-14-5 du code de la sécurité sociale
(48): Voir notamment P.-L. Bras, « La liberté des tarifs médicaux : la victoire des médecins spécialistes », Les Tribunes de la santé, 2015/3 (n° 48), pages 73 à 92.
(49): Voir notamment l'avenant n° 8 à la convention nationale organisant les rapports entre les médecins libéraux et l'assurance maladie.
(50): Articles R. 5121-77 à R. 5121-92 du code de la santé publique
(51): Voir la convention nationale des infirmières et infirmiers libéraux (point 1.3.1) approuvée par l'arrêté du 17 octobre 2008 portant approbation de l'avenant n° 1 à la convention nationale des infirmières et infirmiers libéraux - Principe repris aux articles 3.4 et suivants de l'avenant n° 6 à cette convention.
(52): Articles R. 631-24 et suivants du CSP
(53): Voir les articles R. 1435-9-1 et suivants du CSP.
(54): Article L. 4211-1 du CSP
(55): Voir sur les conditions d'installation les articles L. 5125-3 et suivants du CSP.
(56): Article L. 5125-17 du CSP
(57): O. Faure, Les cliniques privées, Deux siècles de succès, Presses universitaires de Rennes, 2012.
(58): N. Tanti-Hardouin, L'hospitalisation privée, Crise identitaire et mutation sectorielle, La documentation française, 1996.
(59): F.-X. Schweyer, « Histoire et démographie médicales », ADSP, septembre 2000, n° 32.
(60): Voir dossier publié par la DREES le 26 mars 2021 sur la démographie médicale.
(61): Consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) - voir étude de la DREES, Les dépenses de santé en 2022, La CSBM depuis 1950, édition 2023.
(62): R. Cash, « La T2A dans les établissements de santé de court séjour : réforme inachevée ? », Les Tribunes de la santé, 2017/4, p. 35 à 55.
(63): Numerus clausus pour l'accès en deuxième année du premier cycle de ces études, instauré par la loi 71-557 du 12 juillet 1971 aménageant certaines dispositions de la loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d'orientation de l'enseignement supérieur et supprimé par la loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé.
(64): L. Collet, « Numerus clausus et accès aux études de médecine : bases juridiques », Les Tribunes de la santé, 2019/1, p. 47 à 61.
(65): Voir loi n° 88-16 du 5 janvier 1988 relatif au mécanisme d'incitation à la cessation anticipée d'activité des médecins.
(66): Voir les ordonnances n° 96-344, 96-345 et 96-346 du 24 avril 1996 relatives à l'organisation de la sécurité sociale, à la maîtrise médicalisée des dépenses de soins et à la réforme de l'hospitalisation publique et privée.
(67): Y. Knibiehler, Histoire des infirmières. En France au XIXème siècle, Hachette Littérature, 2008.
(68): Voir notamment les décrets du 18 juillet 2018, relatif à l'exercice infirmier en pratique avancée et relatif au diplôme d'État d'infirmier en pratique avancée, ainsi que les deux décrets du 12 août 2019.
(69): Introduites dans le code de la santé publique à l'article L. 6323-3, en 2007.
(70): Ces maisons de santé publique peuvent ainsi, en vertu de l'article L. 6323-3 du code de la santé publique, « participer à des actions de santé publique, de prévention, d'éducation pour la santé et à des actions sociales ».
(71): C. Leicher, « CPTS et territoire », Regards, 2019/2.
(72): « [La Nation] garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs (...). »
Citer cet article
Didier-Roland TABUTEAU. « Les libertés médicales et l'organisation des soins en France », Titre VII [en ligne], n° 11, Santé et bioéthique, octobre 2023. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-libertes-medicales-et-l-organisation-des-soins-en-france
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