Titre VII

N° 10 - avril 2023

Les États-Unis et le culte du secret - l'exemple du privilège de l'exécutif

Résumé

Les États-Unis sont imprégnés de la culture du secret, régulièrement ravivé par des événements tragiques. Le privilège de l'exécutif, permettant au président ou ses collaborateurs de refuser de divulguer certaines formes de communications confidentielles aux pouvoirs législatif et judiciaire, fait partie de cette mystérieuse nébuleuse. À la fois outil politique dans les mains du président et arme juridique de protection de sa fonction, ledit privilège continue d'alimenter l'histoire des secrets d'État.

« Un monde caché, grossissant de manière incontrôlable(1) ». C'est par ces termes que le Washington Post qualifiait, plus de dix ans après les attentats « justificateurs » du 11 septembre, l'amplification du renseignement secret américain. Le service secret historique concentré autour des prestigieux National Security Agency, le Federal Bureau of Investigation et la Central Intelligence Agency, semble structuré de manière plus claire depuis 2021. Dix-huit services de renseignement sont désormais regroupés au sein de l'United States Intelligence Community -IC-(2), elle-même créée en 1981 par un Executive Order de Ronald Reagan(3). Néanmoins, cette structure officielle est aujourd'hui concurrencée dans les faits par plus de quarante agences, et autant de nébuleuses encore justifiées par la lutte antiterroriste. Dans l'imaginaire collectif, diffusé et entretenu par la littérature et le cinéma, les États-Unis sont imprégnés de la culture du secret, devenu culte, ravivé qu'il est par de réguliers événements tragiques. Le privilège de l'exécutif, permettant au président ou ses collaborateurs de refuser de divulguer certaines formes de communications confidentielles aux pouvoirs législatif et judiciaire, fait partie de cette nébuleuse.

Le secret est néanmoins perpétuel et universel. Il est partout, des petites cachotteries enfantines aux secrets d'État, en passant par les lourds secrets de famille, obligeant certains membres à garder « la bouche cousue(4) », pour toujours « se taire(5) ». Secret superbe ou secret honteux, il est souvent censé protéger les protagonistes, d'où le fait que le droit s'en saisisse : secret des correspondances, secret de l'instruction, secret professionnel, secret bancaire, secret de fabrique, secret des délibérations juridictionnelles(6), secret défense, « angle mort » de la transparence selon le mot du Conseil d'État français(7)... Il attise la curiosité, entretient des rumeurs, nourrit des fantasmes, « aiguise le désir de savoir, excite la pulsion de voir(8) ». Le secret peut concerner la part la plus intime d'un être ou désigner de monumentaux scandales d'État. Même s'il peut être entouré de mystères, plus ou moins fascinants, le secret est déchiffrable, car son origine est humaine et conventionnelle : ce que l'homme a décidé de cacher, il peut décider de le divulguer.

Aux temps anciens des complots, des diplomaties parallèles et cabinets de pouvoir occulte où le secret était considéré comme arme de tout gouvernement (qui nescit dissimulare, nescit regnare) a succédé celui, moderne, de la vertu de la transparence : « Qui se veut respectable se doit d'être transparent [...]. La discrétion est suspecte, la pudeur maladive, l'opacité illégitime, le secret monstrueux(9) ». Vertu humaine qui se transforme en une idéologie institutionnelle : « Le plus inquiétant est que l'idéologie de la transparence est aujourd'hui souvent liée à l'idée de démocratie. Comme si le progrès de la démocratisation était corrélatif de l'extension de la transparence et du recul du secret (10) ». Et pourtant, l'une des plus grandes démocraties du monde semble ne jamais avoir cédé à la tentation de la transparence. Chaque événement traumatique a, au contraire, renforcé la culture du secret, affichée sur l'étendard de la protection de la Nation.

Les services secrets jouissent aux États-Unis, et plus généralement dans le monde anglo-saxon, d'une image bien plus positive qu'en France. La raison est avant tout d'ordre culturel, de tels services étant « des administrations à part entière et le reflet de la culture politico-stratégique d'un État(11) ». Dans un pays où les universités consacrent des cours aux Intelligence Studies, la figure de l'espion est infiniment plus honorable que celle de son homologue français. Elle continue de se déployer, sous la forme de diverses agences et organismes publics ou privés, dans un univers où le renseignement est quasiment devenu frère de la liberté. Alors que de l'aveu des parlementaires français eux-mêmes, qui ont eu bien des difficultés à s'en emparer, diffuser la culture du renseignement est « la réforme la plus complexe à mettre en œuvre dans la mesure où elle touche aux fondements mêmes de notre système de convictions, de nos mentalités(12) ».

Même si un éditorialiste du New York Times a considéré que la France était devenue, par la loi du 24 juillet 2015(13), « The French Surveillance State », il est évident que les rapports au renseignement et au secret ne sont pas comparables. Outre-Atlantique, ils ne sont pas des cultures à bannir, mais plutôt à entretenir. Et dans les faits, elles irriguent toutes les branches du pouvoir et ont connu une sorte de zénith contemporain avec les attaques du 11 septembre(14).

Le renforcement du renseignement et de la surveillance de masse, après les attentats de 2001, s'est par ailleurs accompagné de la multiplication des bases secrètes - undisclosed locations - de la CIA, sans même parler des techniques de torture, minutieusement décrites dans le secret des mémorandums, finalement divulgués(15).

Le traitement du secret aux États-Unis est un sujet vaste qui embrasse des éléments pas toujours reliés les uns aux autres. Globalement, dans un maillage général se côtoient les services secrets et l'utilisation de méthodes et pratiques dont la justification réside dans la raison d'État. Services d'espionnage, de contre-espionnage, puissantes agences de renseignement, guerres psychologiques, opérations spéciales, prisons secrètes existent et alimentent enquêtes journalistiques, créations artistiques et fantasmes collectifs. Dans ce paysage du secret dit « d'État » où fleurissent plus de 1 200 organisations gouvernementales et un millier d'entreprises privées travaillant sur des programmes liés à la lutte contre le terrorisme, à la sécurité intérieure et au renseignement, la Cour suprême des États-Unis a eu, plusieurs fois, l'occasion d'intervenir. Les faits, périodes et acteurs diffèrent sensiblement, mais le fondement est identique : c'est à chaque fois la raison d'État, quel que soit le nom qui la désigne, qui justifie des actions se situant dans une sorte de zone grise. Ni tout à fait constitutionnelle, ni tout à fait inconstitutionnelle. Dans cette zone où se sont réfugiés les États-Unis depuis la guerre civile, qui transforme l'état d'exception en un état permanent, et offre à l'urgence une définition circonstanciée. De cette acception découle une protection spécifique de l'acteur le plus puissant du monde du secret d'État. Privilège de l'exécutif (The executive privilege) et privilège du secret d'État (The state secrets privilege) continuent d'être des rouages importants du mode de gouvernement aux États-Unis. La Cour suprême est encore revenue récemment sur le second, dans une affaire relative à la communication, par la CIA, d'informations relatives à l'existence - et pratiques tortionnaires - de lieux de rétention en Pologne(16). L'exécutif américain a déclassifié certaines informations concernant le traitement du détenu requérant, mais a invoqué le privilège des secrets d'État pour protéger d'autres informations. Pour des raisons évidentes liées au thème lui-même, ce privilège peut difficilement faire l'objet d'une étude scientifique. De surcroît, elle englobe des aspects avant tout politique, policier, militaire et économique, le juridique n'étant pas le domaine privilégié de son traitement. En revanche, le privilège de l'exécutif permet de saisir ce culte du secret à travers une approche juridique, dont le principe fondateur de la séparation des pouvoirs en est le cœur.

Principe sans fondement textuel, mais répondant aux nécessités pratiques du pouvoir, c'est le scandale du Watergate qui lui a offert un précédent juridictionnel célèbre. Le privilège est un outil politique qui permet au président de gouverner, d'agir dans de multiples domaines sans être obligé de justifier ses actes et décisions, et de divulguer les informations confidentielles afférentes (I). Les autres expériences successives n'ont fait que confirmer l'application conjoncturelle d'un principe aux contours peu précis, servant par ailleurs de bouclier immunitaire au président face au Congrès et au pouvoir judiciaire (II).

I. Les fondements du privilège de l'exécutif. Un outil politique d'action présidentielle

La Constitution est parfaitement silencieuse sur le droit des tribunaux ou du Congrès d'obtenir des documents, mémorandums, témoignages sur des communications au sein du pouvoir exécutif. Tout comme elle ne dit rien sur un prétendu droit à ne pas divulguer des informations, voire à en faire la rétention. C'est au cœur de la séparation des pouvoirs que se situent explications et controverses relatives au privilège de l'exécutif. Dont découlent également l'irresponsabilité politique du président et le principe de continuité (A). Le Watergate sera, pour les temps à venir, une sorte de référentiel jurisprudentiel compensant l'absence de fondement textuel (B).

A. La légitimation du privilège de l'exécutif

Le président n'est responsable de ses actes ni devant le Congrès ni devant la justice civile, du moins pour ses actes ayant trait à sa fonction, ainsi que l'a jugé la Cour suprême dans un arrêt Nixon v. Fitzgerald de 1982(17). La Haute juridiction a précisé que cette immunité était « une conséquence logique du rôle du président, enraciné dans la tradition constitutionnelle de la séparation des pouvoirs et confirmé par l'histoire ». Il faut ajouter à ce premier principe un second, également invoqué au soutien de ce statut protecteur dont bénéficie le chef de l'exécutif américain : celui de la continuité. De manière générale, la Cour suprême a régulièrement rappelé que l'immunité dont bénéficient certains agents civils avait pour objet de « conférer à [des] personnages officiels un maximum de capacités pour remplir sereinement et impartialement leurs missions vis-à-vis du public [...], pour leur épargner une atmosphère d'intimidation qui pourrait contrarier leur détermination à accomplir leurs missions [...](18) ».

Au nom de cette immunité, le président des États-Unis peut invoquer le privilège de l'exécutif s'il est sollicité par les autres autorités. Le premier à avoir brandi un tel bouclier face à la responsabilité fut Washington, lorsqu'il hésita, en 1795, à communiquer au Congrès des documents relatifs à une expédition militaire menée par le général Arthur Saint-Clair contre des Native Americans. Par la suite, les tribunaux vont « construire » le privilège de l'exécutif. Ainsi, dans un arrêt United States v. Burr jugé en 1807, la Cour suprême a jugé qu'une subpoena duces tecum (injonction de produire des documents) pouvait être adressée au président, malgré l'opinion contraire de Thomas Jefferson. Les motifs de refus de divulgation relatifs à la sécurité nationale pouvaient néanmoins être examinés, mais postérieurement à ladite comparution(19). En d'autres termes, le privilège de l'exécutif pouvait être invoqué à un certain moment de la procédure, mais ne signifiait pas, ex ante, un bouclier absolu aux demandes d'informations des pouvoirs législatif et judiciaire.

Pour assumer ses hautes fonctions constitutionnelles, le président peut, doit donc légitimer certains secrets. Révéler des détails sur les armes militaires ou des négociations diplomatiques pourrait compromettre la sécurité nationale et internationale. La confidentialité protège indéniablement cette démarche inhérente à la fonction exécutive, comme l'a souligné le président Eisenhower en 1955 : « Lorsqu'il s'agit de conversations qui ont lieu entre responsable de l'administration et ses conseillers exprimant des opinions personnelles de la manière la plus confidentielle qui soit, elles ne font l'objet d'aucune enquête de la part de qui que ce soit ; et si elles le sont, elles détruiront le gouvernement »(20).

Cette immunité et le privilège qui s'y attache, confirmés plus tard par la Cour suprême dans l'arrêt United States v. Reynolds(21) sont ainsi nés de la pratique du pouvoir. En 1962, John Kennedy refusa ainsi de donner au Sénat la liste des collaborateurs du secrétaire à la Défense qui écrivaient ses discours. Mais c'est bien le Watergate qui a mis le mieux en lumière la question du privilège de l'exécutif, qui en constitue « les prémisses »(22) selon le mot du procureur Archibald Cox, qui fut l'un des principaux acteurs de l'affaire.

B. La limitation du privilège de l'exécutif

Les faits sont célèbres(23). Alors que le président Nixon fut triomphalement réélu en novembre 1972 avec près de 61 % des suffrages, la presse révéla quelques mois plus tard le scandale du Watergate, du nom du siège du parti démocrate, cambriolé au cours de la campagne présidentielle par des hommes de main proches de Nixon. L'intrusion avait pour but de dérober les plans de campagne des démocrates et de poser des micros-espions. Après le limogeage du premier procureur au cours de ce que la presse a nommé « le massacre du samedi soir », tant les démissions furent nombreuses, un second procureur fut nommé et renouvela la demande faite au président de produire les enregistrements de ses conversations sur bandes magnétiques. Clamant son innocence en public (ce qui lui valut le surnom de « Tricky Dickie »), Nixon répondit à l'ordonnance subpoena en excipant de sa nullité au motif qu'elle se heurtait au privilège de l'exécutif.

L'affaire est « montée » jusqu'à la Cour suprême qui, le 24 juillet 1974, a rejeté cette prétention du président à l'unanimité, le juge Rehnquist s'étant désisté en raison du rôle qu'il avait joué au département de la Justice sous l'administration Nixon. La Cour commence par définir le privilège de l'exécutif en lui conférant un fondement constitutionnel : « Le privilège découle de la suprématie dont jouit chaque branche du gouvernement dans le champ de compétences constitutionnelles qui lui est assigné. Certains pouvoirs et privilèges découlent de la nature des pouvoirs énumérés ; de semblables soubassements constitutionnels justifient la nécessité de protéger la confidentialité des communications présidentielles(24) ». Mais elle poursuit en précisant qu'un tel principe ne saurait justifier « une protection absolue et inconditionnée du président en toute circonstance. [...] Lire les pouvoirs présidentiels de l'article II comme conférant un privilège absolu contre toute citation judiciaire indispensable à l'application des lois pénales, sans autre justification que l'intérêt public à garder secrètes les conversations non militaires et non diplomatiques, bouleverserait les équilibres constitutionnels d'un gouvernement viable et mettrait gravement en péril les fonctions qui sont celles de la justice [...](25) ». Finalement, la règle de droit l'emporte sur le privilège : « Cette présomption de privilège doit être envisagée à la lumière de notre attachement historique au règne du droit ». Quelques jours plus tard, la commission des affaires judiciaires de la Chambre des représentants recommanda le vote de la mise en accusation de Nixon pour trois chefs d'accusation : obstruction à la justice, abus de pouvoir (cambriolage) et outrage au Congrès (refus de communiquer les bandes magnétiques). Certains membres de la Chambre voulaient même en ajouter un quatrième relatif au bombardement du Cambodge en 1969. Ce fut la fin de la « Présidence impériale » selon le célèbre mot de Schlesinger : Nixon démissionna en avouant ses fautes le 8 août.

II. L'invocation du privilège de l'exécutif. Une arme juridique de protection présidentielle

Le privilège de l'exécutif a été brandi plusieurs fois par les présidents et leur administration, que ce soit à l'encontre du Congrès ou des tribunaux(26) (A). Le dernier président à l'avoir invoqué est Donald Trump, redevenu aujourd'hui citoyen ordinaire (B). Dans tous les cas, les présidents ont utilisé cet outil politique comme une arme juridique au pouvoir immunisant.

A. Privilège de l'exécutif et immunité présidentielle

L'invocation du privilège accompagna chaque présidence. Ce fut le cas des administrations Ford et Carter (une fois chacune), l'Administration Reagan (à trois reprises, dont l'une à l'occasion du célèbre Irangate. Le président l'opposa au juge instruisant l'affaire en décembre 1989, n'acceptant de livrer des notes extraites de son journal afin de vérifier la culpabilité du conseiller pour les affaires de sécurité nationale, John Poindexter, qu'à huis clos). Les présidents George H. W. Bush et Barack Obama ne l'invoquèrent qu'une seule fois (en 1991 pour le premier, 2012 pour le second), quand l'Administration Clinton battit des records (quatorze fois). Celle de George W. Bush l'invoqua à six reprises, quand Donald Trump surprit une nouvelle fois en ne l'invoquant pas avant de céder à la tentation.

Il est pertinent de mettre ici en lumière les hypothèses où le privilège de l'exécutif a été évoqué dans le cadre d'une procédure d'impeachment, notamment pour les raisons rappelées plus haut, qui lient ledit privilège à l'irresponsabilité politique du président. Lequel est néanmoins pénalement responsable, en vertu de l'article II, section 4 de la Constitution des États-Unis d'Amérique(27). Largement médiatisé, le Monicagate prit naissance dans le rapport du procureur indépendant Kenneth Starr. Le 12 décembre 1998, les membres de la commission judiciaire de la Chambre des représentants adoptèrent, à 21 voix contre 16, un acte d'accusation envers Bill Clinton comportant plusieurs articles. Une semaine plus tard, la chambre basse ne retint que deux chefs d'accusation : parjure devant le grand jury pour l'affaire Paula Jones et obstruction à la justice. Ces hauts crimes et délits « prenant leur source indirecte dans le comportement privé du président », selon les propres termes du rapport Starr, n'ont pas entraîné la décision de culpabilité sénatoriale. Contrairement à Nixon, qui fut gracié par son successeur Gerald Ford, Clinton fut poursuivi sur le plan civil à l'issue de son mandat. Il n'eut ainsi plus le droit de plaider en tant qu'avocat pendant 5 ans dans l'Arkansas.

En 1998, le président Bill Clinton invoqua son privilège de l'exécutif face à une juge fédérale qui souhaitait entendre ses collaborateurs dans le cadre du scandale Lewinsky(28). Il le fit de nouveau plus tard, acceptant de témoigner devant le grand jury, mais après avoir négocié les conditions de sa comparution. À l'occasion d'une conférence devant la Texas Bar Association, le procureur Starr a clairement soumis le privilège de l'exécutif à la primauté du droit : « Le Watergate a enseigné à la nation deux leçons précieuses, des leçons qu'il est particulièrement opportun de rappeler. Premièrement, notre Constitution fonctionne. Deuxièmement, personne - absolument personne - n'est au-dessus de la loi(29) ».

B. Derniers développements

Donald Trump a également eu l'occasion d'opposer ce privilège en 2017, mais ne le fit pas. Et ce faisant, il surprit. Le 9 mai 2017, il prit la décision de limoger le directeur du FBI, James Comey, qui dirigeait l'enquête sur les allégations d'ingérence russe dans l'élection présidentielle américaine et de possibles connexions entre des membres de l'équipe de campagne de Trump et Moscou(30). Trois courriers lui ont été envoyés le même jour, deux lettres lapidaires du président et de l'Attorney General Jeff Sessions ainsi qu'un mémorandum du Deputy Attorney General Rod Rosenstein : « Bien que j'aie apprécié que vous m'avertissiez, à trois reprises, que je n'étais pas l'objet d'une enquête, je rejoins néanmoins l'avis du département de la Justice en vertu duquel vous ne seriez plus capable de diriger efficacement le Bureau(31) ». Seconde surprise après celle que représente un tel limogeage : dans le mois qui a suivi, alors que l'ancien directeur était auditionné par les membres de la commission du renseignement au Sénat, Trump a annoncé qu'il n'invoquerait pas le privilège de l'exécutif(32). L'épisode rappelle étrangement les années soixante-dix, et les commentateurs ne se sont pas privés de l'analogie. Trump exauce en quelque sorte le rêve de Richard Nixon, qui, à défaut de limoger Hoover, avait renvoyé le procureur Archibald Cox. Un homme a d'ailleurs fait le lien entre les deux affaires : Bob Woodward, l'un des deux célèbres journalistes ayant révélé le scandale du Watergate. À propos du limogeage de Comey, il relate une discussion entre Trump et Steve Bannon. Le second répond au premier, qui lui dit qu'il aurait dû renvoyer Comey dès le début : « 75 % des agents détestent Comey. Il n'y a aucun doute. Au moment où vous le virez, il devient un putain d'Edgar Hoover. Le jour où vous le virez, il devient le plus grand martyr de l'histoire américaine. Une arme qui se retourne contre vous. Ils vont nommer un putain de procureur spécial. Vous pouvez virer Comey. Vous ne pouvez pas virer le FBI. Dans la minute où vous le virez, c'est-à-dire le FBI en tant qu'institution, ils vont devoir vous détruire et vont vous détruire(33) ». Mais Trump n'écouta pas l'avertissement de Bannon. D'aucuns s'empressèrent de rappeler ses apparitions dans l'émission de télé-réalité The Apprentice, où il s'écriait « You're fired ! » si le candidat ne donnait pas satisfaction. À cette occasion, le 45e président des États-Unis n'a donc pas brandi le bouclier du privilège de l'exécutif.

Mais il le fit plus tard dans le contexte de l'enquête menée par Robert Mueller. Nommé en mai 2017 en tant que procureur spécial en charge de l'enquête sur les liens entre le clan Trump et la Russie dans l'élection de 2016, l'ancien directeur du FBI rendit son rapport en 2019(34). Trump a immédiatement invoqué le privilège dans l'optique de protéger son ministre de la Justice, William Barr, que la Chambre des représentants voulait poursuivre pour outrage au Congrès face à son refus de divulguer une copie du rapport « non expurgée ». La suite est désormais connue : le très attendu rapport du procureur Mueller n'aura pas eu la postérité de celui de Kenneth Starr. La conclusion de celui-ci respire d'ailleurs la frustration de ne pouvoir être autre : « [...] Nous n'avons pas tiré de conclusions définitives sur la conduite du président. Les éléments de preuve que nous avons obtenus au sujet des réactions et de l'intention du président soulèvent des questions difficiles qu'il faudrait résoudre si nous devions rendre un jugement classique en matière de poursuites. En même temps, si nous avions la preuve [...] que le président n'a manifestement pas commis d'obstruction à la justice, nous le dirions. Compte tenu des faits et des normes juridiques applicables, nous ne sommes pas en mesure d'en arriver à ce jugement. Par conséquent, si ce rapport ne conclut pas que le président a commis un crime, il ne l'exonère pas non plus(35) ».

Au titre des éléments atypiques, spectaculaires et/ou inédits des mandats du sulfureux président figura donc également une tentative d'impeachment, qui a ravivé la question du privilège de l'exécutif. Dans de nombreux domaines, et pour toute une série de raisons, Donald Trump est - et risque de le demeurer longtemps - le détenteur de nombreux records. Parmi eux, le caractère inédit d'une inculpation au pénal par un grand jury de New York. L'ancien président va comparaître le 4 avril 2023, notamment pour avoir peut-être versé, en 2016, 130 000 dollars pour acheter le silence d'une actrice pornographique, Stormy Daniels, avec laquelle il aurait eu des relations. L'hypothétique infraction pénale réside dans la nature de l'achat du silence, Trump étant soupçonné de l'avoir assimilé à des frais de dépenses de campagne. Le voici donc « redescendre » au niveau d'un citoyen ordinaire, que toutes les caméras du monde vont suivre pendant cette nouvelle affaire. Mais la question du privilège de l'exécutif ne l'avait néanmoins pas transformé en président intouchable. Qu'il s'agisse de lui ou de tous ses prédécesseurs, la Cour suprême a rappelé que l'immunité ne signifiait pas impunité et que même les puissants présidents devaient se souvenir de cet adage si cher au cœur des Américains : « No one is above the Law ».

(1): D. Priest et W. M. Arkin, « A hidden world, growing beyond control », The Washington Post, July 19, 2010, disponible sur : https://www.washingtonpost.com/investigations/top-secret-america/2010/07/19/hidden-world-growing-beyond-control-2/, consulté le 28 mars 2023.

(2): Outre les trois agences citées, en font partie The Air Force Intelligence, The Army's Intelligence and Security Command, The Defense Intelligence Agency, the Department of Energy's Office of Intelligence and Counterintelligence, The Department of Homeland Security's Office of Intelligence and Analysis, The State Department's Bureau of Intelligence and Research's, Treasury's Office of Intelligence and Analysis, The Drug Enforcement Administration, The Marine Corps Intelligence, The National Geospatial-Intelligence Agency, The National Reconnaissance Office, The Office of Naval Intelligence, The Director of National Intelligence, The U.S. Coast Guard's Intelligence, et The U.S. Space Force. Voir le site internet du CI, https://www.intelligence.gov/, consulté le 28 mars 2023.

(3): Executive Order 12333, United States intelligence activities, December 4, 1981, 46 FR 59941, 3 CFR, 1981 Comp., p. 200.

(4): M. Pingeot, Bouche cousue, Julliard, 2005, 234 p.

(5): Id., Se taire, Julliard, 2019, 277 p.

(6): W. Mastor, « Opiner à voix basse... et se taire : réflexions critiques sur le secret des délibérés », Mélanges en l'honneur du Président Bruno Genevois, Dalloz, 2008, p. 725-751.

(7): Rapport public du Conseil d'État, Études et Documents, n° 47, La Documentation française, 1995.

(8): A. Garapon, Bien juger : essai sur le rituel judiciaire, Éditions Odile Jacob, collection Opus, 1997, p. 267.

(9): G. Carcassonne, « Le trouble de la transparence », Pouvoirs, Transparence et secret, n° 97, 2001, p. 17. Et l'auteur de regretter cette « manie de la transparence », qui, « en se répandant, risque de nuire à tout exercice d'une volonté », ibid., p. 21.

(10): Y.-C. Zarka, « Ce secret qui nous tient », Cités, n° 26, 2006, p. 3.

(11): Y. Pech, « Le poids des dispositifs et cultures de renseignement dans la formulation de la politique étrangère. Approche comparée des cas américain et français », Stratégique, n° 105, 2014/1, p. 107.

(12): Rapport n° 1022 sur la Mission d'information sur l'évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, 14 mai 2013, p. 187.

(13): Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015, JORF n° 0171 du 26 juillet 2015, p. 12735.

(14): Pour une comparaison entre les dispositifs législatifs français et américain sur le renseignement, voir W. Mastor, « La loi sur le renseignement du 25 juillet 2015 : ″La France, État de surveillance″ ? », Actualité Juridique de Droit Administratif, n° 36, 2015, p. 2018-2025.

(15): C'est ainsi que sont exposés les privations de sommeil, de nourriture, la nudité forcée, le maintien en positions pénibles et la surstimulation sensorielle sur des périodes prolongées, la pression sur l'abdomen, le visage, la simulation de noyade, l'enfermement dans des lieux exigus sans lumière, avec des insectes. Voir le mémorandum du 1er août 2002 destiné à John Ruzzo, avocat de la CIA, pour les interrogatoires des membres présumés d'al-Qaïda, disponible ici : http://graphics8.nytimes.com/packages/images/nytint/docs/justice-department-memos-on-interrogation-techniques/original.pdf, consulté le 28 mars 2023.

(16): United States v. Zubaydah, 595 U.S. ___ (2022).

(17): 457 US 731 (1982).

(18): Ferri v. Ackerman, 444 US 193 (1979).

(19): United States v. Burr, 8 U.S. (4 Cr.) 469, Appx. (1807).

(20): Public Papers of the Presidents of the United States : Dwight D. Eisenhower (1955), disponible ici : https://www.govinfo.gov/app/details/PPP-1955-book1, consulté le 4 avril 2023.

(21): 345 US 1 (1953) : « Au vu de toutes les circonstances d'une affaire donnée, la Cour peut à la rigueur admettre que, dans cette espèce, il existe un risque que la révélation forcée de la preuve mette à jour des informations militaires qui, dans l'intérêt de la sécurité nationale, doivent demeurer secrètes. Lorsque tel est le cas, c'est l'occasion idoine d'invoquer le privilège, et la Cour ne saurait mettre en péril la sécurité que le privilège est censé protéger en insistant pour que les preuves soient néanmoins examinées par les juges à huis clos », cité in E. Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, PUF, coll. Droit fondamental, Paris, 2000, p. 836-837.

(22): A. Cox, « Executive Privilege », University of Pennsylvania Law Review, volume 122, n° 6, 1974, p. 1384.

(23): Sur l'ensemble de l'affaire, et de l'impeachment en général, voir E. Zoller, De Nixon à Clinton, malentendus juridiques transatlantiques, PUF, coll. Béhémoth, 1999.

(24): Cité in E. Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Dalloz, coll. Grands arrêts, Paris, 2010, p. 458.

(25): Ibid., p. 458-459.

(26): T. Garvey, Presidential Claims of Executive Privilege : History, Law, Practice, and Recent Developments, 2012, Congressional Research Service, 7-5700, p. 35-39.

(27): « Le président, le vice-président et tous les fonctionnaires civils seront destitués de leurs charges sur mise en accusation et condamnation pour haute trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs » (treason, bribery, or other high crimes and misdemeanors).

(28): Voir M. J. Rozell, « Executive Privilege in the Lewinsky Scandal : Giving a Good Doctrine a Bad Name », Presidential Studies Quarterly, Vol. 28, No. 4, The Clinton Presidency in Crisis (Fall, 1998), p. 816-820 ; Id., « Something to Hide : Clinton's Misuse of Executive Privilege », Political Science and Politics, Vol. 32, No. 3 (Sep., 1999), p. 550-553 ; N. Kinkopf, « Executive Privilege : The Clinton Administration in the Courts », 8 Wm. & Mary Bill Rts. J. 631 (2000), p. 631-655.

(29): Conférence du 1er mai 1998, disponible ici : https://youtu.be/1jpxOhLdfdY, consulté le 4 avril 2023.

(30): Sur le droit du président des États-Unis de limoger le directeur du FBI, voir l'étude historique, menée à partir du cas Trump/Comey, L. A. Hamlin, « Qualified Tenure : Presidential Removal of the FBI Director », 44 Ohio N.U. L. Rev. 55 (2018).

(31): Documents numérisés disponibles sur le site du New York Times : https://www.nytimes.com/interactive/2017/05/09/us/politics/document-White-House-Fires-James-Comey.html, consulté le 4 avril 2023.

(32): Par la voix de la porte-parole de la Maison-Blanche, Sarah Sanders, le 4 juin 2017.

(33): B. Woodward, Fear Trump in the White House, Simon and Schuster, New York, 2018, p. 162.

(34): R. Mueller, Report On The Investigation Into Russian Interference In The 2016 Presidential Election, https://www.justice.gov/storage/report.pdf, consulté le 4 avril 2023.

(35): R. Mueller, Report On The Investigation Into Russian Interference In The 2016 Presidential Election, p. 394, https://www.justice.gov/storage/report.pdf

Citer cet article

Wanda MASTOR. « Les États-Unis et le culte du secret - l'exemple du privilège de l'exécutif », Titre VII [en ligne], n° 10, Le secret, avril 2023. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-etats-unis-et-le-culte-du-secret-l-exemple-du-privilege-de-l-executif