Résumé

À bien des titres, le secret de la Défense nationale est atypique. Ainsi, sa force particulière vient de son extrême visibilité. Un support classifié est identifié par un marquage attestant que sa divulgation pourrait nuire à la sécurité nationale. Dès lors, comme nul ne peut ignorer la qualité secrète d'une information du fait de sa matérialité, toute compromission ne peut résulter que d'un acte intentionnel. Cette spécificité constitue une différence notable avec tous les autres secrets protégés par la loi. En détaillant les autres singularités de ce secret, l'article défend d'une part qu'il pourrait constituer un modèle servant l'intérêt général et d'autre part, avance quelques pistes d'amélioration toujours possibles.

Titre VII

N° 10 - avril 2023

Le secret de la Défense nationale

Le secret n'est pas plus un vice que la transparence n'est une vertu. Pourquoi le confort qu'offrirait une fréquentation assidue des supposées ténèbres serait-il plus enviable que l'extase promise par la lumière des probables bûchers ? Les deux ne sont que des moyens n'ayant d'autre valeur que celle de la fin qui leur est assignée. Les opposer n'a donc guère de sens dans une démocratie sereine.

Tel ne fut pas toujours le cas. La plupart des régimes libéraux se sont abondamment construits contre les secrets de l'État, du monarque, de ses conseillers et de leurs polices en ce qu'ils abritaient l'arbitraire et sa protection. Un État agissant dans le sens de la raison ne pouvait recourir au secret. Dès lors, une démocratie reposant sur un vote éclairé supposait la publicité. Ce fut d'ailleurs l'un des acquis majeurs de la Révolution française. Bernard Manin a ainsi démontré la place occupée dans notre histoire institutionnelle par la publicité de la vie publique comme source de légitimité(1).

Paradoxalement, cette quête s'est accompagnée de la lente élaboration d'un cadre juridique autant que d'une éthique du secret. Le statut et les usages de ce dernier peuvent donc parfaitement renseigner sur les valeurs d'une société.

En France, dans le cadre d'une lente maturation de l'État de droit et pour satisfaire une demande sociale de confiance, un droit du secret s'est progressivement élaboré. Longtemps, ses sources ne furent que les propres carences des différents textes organisant le fonctionnement de l'État et singulièrement de ses administrations ; des failles que vint parfois défendre le Conseil d'État (si l'on songe par exemple au concept de légalité occulte(2)). Rien ne contrariait ce cadre lâche, le législateur estimant sans doute inutile de fixer des règles que la pratique exécutive suffisait à ses yeux à légitimer.

L'entaille dans cette culture juridique conservatrice intervint à la fin des années soixante-dix par l'adoption de la loi du 6 janvier 1978 puis celle du 17 juillet de la même année instaurant un droit d'accès des citoyens aux documents administratifs et enfin celle du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs. Sans cohérence réelle, cette accumulation de dispositions fonda néanmoins les bases textuelles du secret administratif en cherchant à concilier la nécessité de préservation de zones de confidentialité et l'exigence du contrôle de l'usage de ces secrets. Le droit démontrait ainsi qu'il pouvait servir l'ossature au secret pour en limiter l'emploi dans des conditions retenues tout en favorisant son bien-fondé.

Dans ce foisonnement des textes insusceptibles de conduire à une généralisation, le secret de la Défense nationale est une figure originale en raison de son antériorité, de la détermination de son objet et de son régime juridique. Sa genèse ayant été amplement documentée(3), retenons simplement que, dès la Révolution française, la volonté de protéger des informations jugées sensibles en raison de leur incidence manifeste sur les intérêts majeurs de l'État fut affirmée. La Convention adopta ainsi un très court décret le 16 juin 1793 destiné à condamner sévèrement l'espionnage en temps de guerre. Par la suite, le Code pénal de 1810, élargi par la loi du 18 avril 1886, réprima le « crime d'intelligence avec les puissances étrangères ». Près de cinquante ans plus tard, une loi promulguée le 26 janvier 1934 refonda l'ensemble puis le décret-loi du 29 juillet 1939 portant codification des textes relatifs à la sécurité extérieure de l'État définit pour la première fois l'étendue des « secrets de la Défense nationale ». Après avoir procédé à une formulation générale du renseignement secret, il distingua les secrets par nature(4) des secrets par extension, à savoir les informations militaires non secrètes, mais que le Gouvernement n'avait pas rendues publiques et susceptibles de conduire à la découverte de secrets par nature.

Las, comme tout recensement à vocation d'ensemble, cette approche comportait des failles notamment en raison de l'extraordinaire diversité des informations à protéger ou de l'inévitable impact des évolutions technologiques. Aussi, l'ordonnance du 4 juin 1960 privilégia-t-elle une définition procédurale plutôt que matérielle du « secret de la Défense nationale ». Dès lors, devait être considérée comme relevant de la protection du secret de la Défense nationale toute information ayant fait l'objet de mesures particulières de la part de l'autorité publique. La démarche était bien plus habile. Vouloir décrire ce qui doit être tu est un paradoxe insoluble !

C'est encore ainsi que le Code pénal le définit dans son article 413-9 : « présentent un caractère de secret de la Défense nationale [...] les renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers intéressant la Défense nationale qui ont fait l'objet de mesures de protection destinées à restreindre leur diffusion. Peuvent faire l'objet de telles mesures les renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers dont la divulgation est de nature à nuire à la Défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d'un secret de la Défense nationale ». Il s'en déduit d'une part qu'il appartient aux autorités de l'État d'apprécier le caractère sensible d'une information afin d'en tirer les conséquences et d'autre part, que les juges disposent tout autant d'une large autonomie pour en réprimer les atteintes.

Enfin, selon la décision n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011 du Conseil constitutionnel, le secret de la Défense nationale « participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, [...] au nombre desquels figurent l'indépendance de la Nation et l'intégrité du territoire ». Partant, cela suppose que les modalités de son contrôle, notamment juridictionnel, sont restreintes(5) même si des progrès sont régulièrement votés. Par exemple, depuis l'adoption de la loi relative au renseignement promulguée le 24 juillet 2015, une formation spécialisée du Conseil d'État - dont les membres sont habilités ès-qualités au secret de la Défense nationale - peut accéder aux fichiers intéressant la sûreté de l'État et aux éléments relatifs à une technique de renseignement(6). Pour le surplus, comme le souligne l'instruction générale interministérielle (IGI) - dont la septième et dernière version date du 9 août 2021(7) - rédigée par le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), le principe de séparation des pouvoirs qui fait obstacle, sauf exception découlant du besoin de conciliation entre principes constitutionnels, que le secret de la Défense nationale, apanage de l'exécutif, soit opposable aux juges et aux parlementaires(8).

À bien des titres, le secret de la Défense nationale est donc atypique. Cela explique pourquoi la doctrine l'a régulièrement décortiqué pour en souligner les évolutions, les limites ou les utilités(9).

Une caractéristique n'a pourtant peut-être pas été suffisamment valorisée : sa qualité de potentielle source d'inspiration pour les autres secrets légaux.

En effet, il se distingue du simple secret relatif opposable aux tiers, mais pas aux personnes intéressées en étant tout à la fois une forme, une règle et un dispositif. De surcroît, non seulement, le temps a éprouvé sa résistance, mais il a su se redéfinir et s'adapter. Et même si l'idéal de la démocratie est d'être « un régime de lumière excluant tout secret de la part des autorités publiques »(10), il sera ici défendu que la protection du secret de la Défense nationale, point de rencontre entre les intérêts de l'État et les besoins de la société, peut constituer un modèle servant l'intérêt général.

Un secret matériel, gage d'intelligibilité et de respect

Par essence, un secret sait se recouvrir d'un voile pour être insaisissable. Il a en commun avec le mystère de comporter l'idée de cacher et d'être incertain. Son origine latine « secretus » pourrait d'ailleurs se traduire par « non su ou caché de tous ». Et pourtant paradoxalement, la force particulière du secret de la Défense nationale vient de son extrême visibilité.

En effet, quand une autorité habilitée identifie un support comme sensible, elle doit d'une part, prendre la décision de le classifier selon des modalités précisées dans un décret du 2 décembre 2019 et d'autre part, lui attribuer un niveau de protection. Ce choix se matérialise alors par un marquage porté directement sur le document. Ce timbre de classification est la clef de voûte de la protection du secret de la Défense nationale. C'est lui qui atteste que le support contient des informations dont la divulgation pourrait nuire à la sécurité nationale. Et c'est aussi lui qui conduit, en cas de compromission, à l'engagement des sanctions pénales prévues.

Ces conséquences justifient l'extrême formalisme de son apparence, encadré par une instruction générale interministérielle (IGI) - dont la septième et dernière version date du 9 août 2021(11) - rédigée par le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN). Son paragraphe 7.1.2.3 précise ainsi pour un support papier, que « le timbre est apposé, avec une encre rouge, ou, à titre exceptionnel, d'une couleur contrastant avec celle du support, au milieu du haut et du bas de chaque page. Pour les documents reliés, un timbre d'un modèle de dimension supérieure est placé au milieu du bas de la couverture et de la page de garde. Le timbre, dont la dimension est adaptée à celle du support, est définitif et toujours visible ».  

Cette visibilité d'une marque est une différence notable avec tous les autres secrets protégés par la loi. À titre d'exemple, les documents relevant du secret médical, lequel constitue un des « droits essentiels » de la personne selon l'article L. 1110-4 du Code de la santé publique, ne sont pas formellement identifiables. C'est également le cas des secrets industriels et commerciaux et notamment du dernier venu d'entre eux, le secret des affaires organisé par la loi du 30 juillet 2018 qui a fidèlement transposé une directive européenne dans les articles L151-1 et suivants du Code de commerce. Si le texte est explicite sur les caractéristiques des informations protégées par ce secret ou sur ses « détenteurs légitimes », le législateur n'a pas jugé opportun de prévoir l'obligation d'une identification spécifique des supports, préférant privilégier les modes de conservation.

De même, aucune disposition de cet ordre n'est applicable à la protection du secret de l'enquête et de l'instruction, principe fondateur de notre procédure pénale, inscrit depuis 1957 à l'article 11 du code idoine. Mais dans le même temps, le doyen de la chambre criminelle de la Cour de cassation indiquait récemment qu'il n'est « ni général ni absolu »(12) ? Et de fait, son usage, sa transmission et sa diffusion ne font l'objet d'aucune règle particulière. Il a d'ailleurs fallu attendre la condamnation de l'auteur de ces lignes par la Cour de justice de la République pour qu'une construction jurisprudentielle aussi prétorienne que discutable vienne fixer des principes bancals qui touchent plus aux attributions du ministre de la Justice qu'au secret lui-même. Pis, les parties d'un procès ne sont pas tenues à ce secret légal, sa violation n'est quasiment jamais poursuivie. Enfin, paradoxe suprême, le secret de l'enquête et de l'instruction se heurte de plein fouet avec le principe de publicité des débats (et notamment de débats contradictoires), érigé à juste titre en gage de démocratie. Comment dans ces conditions en fixer un périmètre intelligible et prévisible ? Une quelconque matérialité, source de protection pour ceux qui ont à en connaître ? Comment assurer son utilité, sa portée, voire sa crédibilité ? Comment estimer qu'il répond pleinement aux critères d'un État de droit ?

Car la crédibilité d'un secret tient pour beaucoup à son identification, à ses règles de gestion, à la qualité et l'effectivité de la sanction en cas de violation. À ce titre, la violation du secret de la Défense nationale emporte des quanta de peine parmi les plus élevés pour les délits. Ainsi, le fait pour une personne non qualifiée de s'être procuré indûment un secret de la Défense nationale, ou plus encore de l'avoir divulgué est passible d'une peine de cinq ans de prison et de 75 000 euros d'amende. Pour celles qui sont habilitées, la compromission est punie de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende(13).

Cette rigueur est d'autant plus facile à défendre que nul ne peut ignorer la qualité secrète d'un document ou d'une information du fait de sa matérialité. Dès lors, une compromission résulte, non d'une ignorance, mais d'un acte intentionnel ou pire, d'une désinvolture.

Indéniablement, le secret de la Défense nationale présente donc une très grande clarté d'identification, de gestion, et de sanction. C'est sans doute pour cela que Serge Daël l'a rangé dans ses conclusions dans la catégorie des « secrets absolus »(14). Toutefois, la doctrine s'arrête souvent au seul critère d'opposabilité à toute personne, à l'inverse des autres secrets précités qui seraient « relatifs » car communicables à des tiers. Mais l'on pourrait interroger ce critère de distinction (la communicabilité) dans la mesure où tout secret suppose sa communication à des personnes intéressées (plus ou moins nombreuses). Au final, plus un secret est relatif, plus il peut être communiqué, mais moins il est identifié. Cela n'a guère de sens.

Nous considérons que le caractère absolu procède de la rigueur de l'identification, de l'usage, de la transmission du secret, mais également de la sanction prononcée en cas de violation. Car l'on abdique le secret lorsque sa révélation indue n'est pas poursuivie. Et encore, la question de « l'indu » ouvre des béances de perplexité tant elle fonde la possibilité pour la presse, dans la mesure où elle poursuit un objectif d'intérêt public supérieur, de s'ériger en autorité de déclassification ou de révélation, selon le secret concerné.

D'une manière générale, on peut sans peine avancer que le secret de la Défense nationale doit servir de modèle pour que les secrets légaux progressent vers une plus grande matérialité, gage d'intelligibilité, de prévisibilité et donc de garantie pour l'État de droit, mais également gage d'une plus grande efficacité dans sa gestion et sa protection.

Les critères d'accès au secret : le difficile équilibre entre protection et maîtrise de l'arbitraire

Si chaque groupe social, chaque organisation, chaque « institution » aurait dit Maurice Hauriou est propriétaire de son secret, celui de la Défense nationale est entouré de la plus grande chaîne de maîtrise des risques, dont la procédure d'habilitation constitue une étape essentielle.

En sus de la classification, tout a été judicieusement pensé pour que les données concernées ne soient accessibles qu'aux personnes physiques qualifiées. À cette fin, deux conditions cumulatives doivent être réunies pour relever de cette catégorie : être « habilité » et avoir le « besoin d'en connaître ». Ces deux conditions très claires et utiles laissent toutefois la place à une potentielle subjectivité, à un risque d'arbitraire qui pourrait être utilement tempéré.

L'habilitation suppose qu'un service instructeur (la DGSI ou la DRSD par exemple) déploie une procédure au cours de laquelle est vérifiée la capacité de l'impétrant à accéder à des informations sans risque pour la sécurité nationale. À cette fin, le souci vétilleux de description des processus de classification et d'habilitation à suivre par l'administration fait ressembler l'IGI 1300 à un véritable bréviaire. Pour autant, c'est en raison de la netteté de leur exposé que les mécanismes parviennent à concilier leur nécessaire mutabilité avec un impératif de stabilité. La sécurité juridique qui en découle agit dès lors comme un principe tout à la fois directeur et régulateur.

Si l'existence de cette procédure administrative rassure quant au caractère non discrétionnaire de la décision prise à l'issue, elle est néanmoins in fine très difficilement contestable. À cet égard, si des tribunaux administratifs et des cours d'appels ont tenté de bousculer l'exécutif sur ce sujet, le Conseil d'État a récemment rappelé que « Les décisions qui refusent l'habilitation « secret défense » étant au nombre de celles dont la communication des motifs est de nature à porter atteinte au secret de la Défense nationale, [...] la décision de retrait d'habilitation [...] n'avait pas à être motivée »(15).

Pareille situation mériterait sans doute des évolutions afin de poursuivre l'affermissement de l'État de droit. Pourquoi ne pas imaginer que la formation spécialisée du Conseil d'État en matière de fichiers de sûreté et de techniques de renseignement puisse connaître de ce contentieux pour aller plus loin dans la qualité de son appréciation des recours administratifs en la matière ?

Quant au « besoin d'en connaître », aucun texte ne décrit précisément ce qu'il recouvre. L'IGI 1300 se limite laconiquement à considérer qu'il s'agit d'une « nécessité impérieuse de prendre connaissance d'une information dans le cadre de l'exercice d'une fonction ou l'accomplissement d'une mission ». Au surplus, comme il est probablement impossible d'imaginer, in abstracto, tous les cas de figure possibles, il est permis de penser qu'il serait difficile d'être plus clair.

Dans les faits, il appartient à l'autorité hiérarchique du candidat ou à l'autorité de classification d'apprécier concrètement, si les responsabilités exercées par le postulant imposent de pouvoir consulter ou utiliser des éléments classifiés. Le « besoin d'en connaître » est donc entendu comme une obligation liée aux fonctions exercées et non comme une volonté personnelle de prendre connaissance de l'information.

Mais, là encore, une grande latitude est laissée à l'autorité administrative. L'auteur de ces lignes a eu l'occasion d'en apprécier l'existence. À l'époque président de la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), il entendait être assisté de son collaborateur dédié aux questions de renseignement et habilité pour ce faire. Si ce dernier ne pouvait l'assister lors des auditions de la délégation parlementaire au renseignement dans la mesure où l'article 6 nonies de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires ne citait expressis verbis que les seuls « agents des assemblées parlementaires désignés pour assister les membres de la délégation », tel ne pouvait pas être le cas pour la CVFS puisqu'aucune mention équivalente ne figurait dans l'article 154 de la loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001 de finances pour 2002 régissant l'action de la structure. À l'issue d'un contrôle plus exhaustif qu'attendu d'un service relevant du ministère de la Défense, le cabinet du ministre dénia le besoin d'en connaître de ce collaborateur. En définitive, cette capacité fut cependant confirmée, certes non spontanément, mais à l'issue d'un rapport de force politique. L'arbitraire potentiel existe bel et bien même s'il est contenu puisqu'une discussion peut se nouer entre personnes habilitées sur le périmètre entendu des missions. Néanmoins, quelle voie de recours envisager en cas de désaccord persistant ? Le secrétariat général du Gouvernement ne pourrait-il pas se voir confier la capacité à délivrer un avis en appui à un arbitrage nécessairement politique ?

Au-delà de ces souhaitables perfectionnements, ne nous y trompons pas, ces deux modalités contraignantes forment déjà une architecture vertueuse. Il n'existe ainsi aucun « droit à savoir » puisque l'habilitation n'est qu'une condition nécessaire pour accéder au secret sans qu'elle ne soit suffisante. Si la personne ne relève pas du « besoin d'en connaître », les données ne lui seront pas communiquées. De même, le détenteur d'une information classifiée n'est aucunement contraint de la confier à toutes les personnes habilitées. Partant, c'est donc bien la nature de l'information qui prime sur la qualité de la personne.

Protéger ad libitum ?

Comme déjà évoqué, les qualités du secret de la Défense nationale pourraient encore s'intensifier en procédant à quelques aménagements depuis longtemps documentés. Il en est ainsi de la durée d'un secret. On sait depuis Racine qu'il « n'est point de secret que le temps ne révèle »(16). Dès lors, l'appréciation que portait en 1996 le rapport Braibant sur les « archives en France » reste pertinente, « les responsables de la Défense nationale reconnaissent eux-mêmes volontiers que le secret de la Défense nationale vieillit vite ». Or, même si l'article 25 de la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement a inscrit le principe d'une déclassification automatique à l'issue d'un délai de 50 ans, ce qui est une évolution notable, l'affirmation est immédiatement assortie de tempérament. Anatole France affirma un jour, non sans cruauté, que la France n'avait pas un État, mais simplement des administrations(17). Cette faculté laissée à ces dernières pour apprécier le délai de publicité d'une information l'illustre pleinement !

En comparaison, aux États-Unis, depuis une décision du 29 décembre 2009 de Barack Obama, les documents comparables sont automatiquement déclassés après vingt-cinq ans, sauf uniquement si une agence gouvernementale s'y oppose auprès de l'autorité dédiée.

Ce débat mérite donc d'être poursuivi. Un secret perpétuel serait contraire aux principes démocratiques puisqu'il interdirait tout contrôle public. En parallèle, qui pourrait croire à la fiabilité d'une justification plusieurs décennies après le déroulement des faits ? En réalité, déclassifier - outre ses mérites pratiques(18) - permet de rappeler un principe, une règle presque philosophique : en démocratie, la publicité est la règle, le secret la dérogation. Cette procédure doit conduire les autorités de classification à se rappeler qu'elles bénéficient précisément d'un cadre exorbitant du droit commun et non d'un confort d'action. Par ce biais, le rapport au secret n'est pas le même. La caducité participe à la fois de la vivacité et de la probité du secret.

C'est tout le sens des pratiques que l'auteur de ces lignes a défendu au sein de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) qu'il présida en 2014 lorsqu'il fut conduit à proposer, sur le modèle britannique, de rédiger des rapports ambitieux en ne soustrayant que le strict nécessaire et en signalant cette opération par un signe typographique (***) identique, quelle que soit l'ampleur de la soustraction(19). L'objectif était précisément de rappeler que la règle était la publicité, plus encore dans les activités parlementaires. Le lecteur pouvait ainsi apprécier le raisonnement déployé, sa cohérence, ses principales conclusions, tandis que certains détails restaient protégés sans que puisse être critiquée la vacuité du propos ou un « caviardage » excessif. Grâce à ce procédé, les rapports de la DPR ont considérablement crû en volume et en intérêt sans que des compromissions ne soient à déplorer.

La même dynamique a été imprimée concernant l'activité de la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS) lors de la publication en 2015 du premier rapport public depuis la création de cette structure en 2002(20). Dans un État de droit, le secret est nécessairement subsidiaire, sous-pesé, restreint. La philosophie du secret n'est pas un isolat, mais un sous-ensemble de celle de la démocratie, contraint par celle-ci.

Un autre enrichissement pourrait être envisagé pour fournir une alternative à la déclassification : la communication à la justice sans déclassification. Le droit positif suppose que l'on ne fonde pas une condamnation sur des éléments de preuve qui ne peuvent être discutés. Toutefois, il aménage l'intime conviction et, pour les juridictions administratives, autorise largement la pratique des notes blanches, abondamment commentée par la doctrine(21). Ces deux exemples attestent qu'il est donc possible de faire cohabiter le secret et la publicité dans une procédure.

Un timide essai avait été réalisé par le Parlement dans le cadre de la loi n° 2014-372 du 28 mars 2014 relative à la géolocalisation par la création, au sein d'un nouvel article 230-40 du Code de procédure pénale, d'un dossier distinct. Celui-ci devait permettre de soustraire au contradictoire les conditions de la pose de l'outil de géolocalisation et des éventuelles complicités nécessaires. Suscitant l'hostilité du Gouvernement, cette innovation fut cependant considérablement restreinte dans sa portée, conduisant le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014 à prononcer des réserves supplémentaires au profit des droits de la défense. À l'issue de cette décision, la possibilité d'utiliser des éléments de preuve soustraits au contradictoire pour participer à établir une culpabilité a été écartée.

Toutefois, l'exemple britannique des « special advocates » mérite intérêt. Avocat désigné pour représenter une partie dans le cadre d'un contentieux, il s'assure que certains éléments de la procédure soustraits au contradictoire présentent toutes les caractéristiques de la légalité et de la loyauté. Ils n'ont aucun autre rôle et ne participent par exemple pas à la stratégie de défense. Une évolution du droit français vers cette possibilité serait-elle envisageable au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ? La discussion pourrait être engagée sur ce point, car l'objet consiste à asseoir l'œuvre de justice et non à faire régresser les droits de la défense. Évitant de faire achopper des procédures sur une déclassification, le dispositif présente par bien des aspects des vertus intéressantes.

Il ne peut en effet être question d'espérer supprimer l'arbitraire. Même dans un État de droit, les décisions sont toujours arbitraires au sens où Lucien Sfez affirmait qu'il « n'y a pas de décision »(22) puisque ces dernières sont toujours latéralisées, tordues, mutilées et tronquées au regard des intentions initiales de leurs auteurs. En revanche, il n'est pas interdit de chercher à le cantonner, à le contrôler, car l'arbitraire dangereux, en définitive, est celui d'un individu seul.

Dans un monde où la transparence s'apparente dorénavant à un dogme, il n'est pas anodin que le secret de la Défense nationale, véritable modèle de secret, soit né du monde militaire régulièrement présenté comme réservé, pour ne pas dire réticent, voire méfiant vis-à-vis du débat public. Cela démontre a contrario que seuls les préjugés obscurcissent l'observation. Ainsi, si le secret peut être vu comme le synonyme du silence ou de l'intimité, ce qui le rend alors aussi précieux que rassurant, il peut aussi être appréhendé comme perturbant, car masquant tant l'illicite que l'interdit. Au vrai, ces deux aspects forment une même réalité. Pour un État de droit, l'enjeu est alors de concilier la raison d'État avec l'efficacité de la démocratie. Et de ce point de vue, par la rigueur de sa définition, de sa matérialité, de ses règles de gestion et les sanctions prévues en cas de violation, le secret de la Défense nationale présente, à nos yeux, un optimum en termes de respect de l'État de droit confronté à sa protection.

(1): B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, p. 119.

(2): Cf. CE, 24 juin 2002, req. n° 227983, ministère de la Défense c. Wolmy, Gaz. Pal. Rec. 2003, p. 1213.

(3): B. Warusfel, Le secret de la Défense nationale - protection des intérêts de la nation et libertés publiques dans une société d'information, thèse pour le doctorat d'État en droit, Université Paris V-René Descartes, 1994.

(4): Nouvel article 78 de la section 1re du chapitre I du titre 1er du livre III du Code pénal : « Les renseignements d'ordre militaire, diplomatique, économique ou industriel qui, par leur nature, ne doivent être connus que des personnes qualifiées pour les détenir et doivent, dans l'intérêt de la Défense nationale, être tenus secrets à toute autre personne ».

(5): Cf. les articles L. 2312-1 et suivants du Code de la défense.

(6): Article L.773-2 du Code de justice administrative.

(7): Instruction générale interministérielle n° 1300/SGDSN/PSE/PSD du 9 août 2021 sur la protection du secret de la Défense nationale (IGI 1300) consécutive au décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la Défense nationale. Sur son analyse, voir R. Doaré, « Du secret de la Défense nationale », Inflexions, 2021/2, n° 47, pp. 67-72.

(8): Arrêté du 9 août 2021 portant approbation de l'instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la Défense nationale, JO, 11 août 2021, p. 20.

(9): Cf. par exemple P. Sartre, P. Ferlet, « Le secret de défense en France », Études, février 2010, n° 4122, pp. 165-175 ou, plus récemment, R. Binsard, A. Bousquet, S. Brihi, G. Martine, « Secret de la Défense nationale : la raison d'État et le droit », Dalloz-actualité.fr, 6 octobre 2021, [https://www.dalloz-actualite.fr/node/secret-defense-raison-d-etat-et-droit#.YuThTxzP2Ul]

(10): J.-M. Auby, « Le principe de la publicité de la justice et le droit public », Annales de la faculté de droit de Toulouse, 1968, tome XVI, fascicule 1, p. 260.

(11): Instruction générale interministérielle n° 1300/SGDSN/PSE/PSD du 9 août 2021 sur la protection du secret de la Défense nationale (IGI 1300) consécutive au décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la Défense nationale. Sur son analyse, voir R. Doaré, « Du secret de la Défense nationale », Inflexions, 2021/2, n° 47, pp. 67-72.

(12): X. Breton, D. Paris, Rapport d'information sur le secret de l'enquête et de l'instruction, Assemblée nationale, n° 2540, 18 décembre 2019, p. 19.

(13): Articles 413-10 et suivants du Code pénal.

(14): CE, 23 décembre 1988, Banque de France c. Huberschwiller, rec. 464, RFDA 1989, p. 973, concl. Daël.

(15): Conseil d'État, 7ème chambre, 23 février 2021, n° 432198.

(16): Britannicus, sc. 4.

(17): A. France, L'Anneau d'améthyste, Calmann Levy, 1899, p. 147.

(18): La conservation de documents classifiés dans des conditions sûres est extrêmement onéreuse en moyens financiers et humains.

(19): Délégation parlementaire au renseignement, Rapport pour l'année 2014, Assemblée nationale, n° 2482, 18 décembre 2014, p. 11.

(20): Rapport général de la commission de vérification des fonds spéciaux, Délégation parlementaire au renseignement, Rapport pour l'année 2015, Assemblée nationale, n° 3524, 25 février 2015, pp. 101-130.

(21): B.-L. Combrade, « Les notes blanches des services de renseignement », RFDA, 27 décembre 2019, pp. 1103-1115.

(22): L. Sfez, Critique de la décision, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1992, 4e éd.

Citer cet article

Jean-Jacques URVOAS. « Le secret de la Défense nationale », Titre VII [en ligne], n° 10, Le secret, avril 2023. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-secret-de-la-defense-nationale