Résumé

Brillant par son absence du corpus normatif textuel, la sécurité juridique n’a de cesse de tourmenter la doctrine, spécifiquement en matière fiscale. Progressivement érigée en principe, la malléabilité du concept de sécurité juridique offre de nombreuses perspectives. Dans sa dimension objective, le principe impose intelligibilité et accessibilité de la loi, le contribuable devant pouvoir connaître et anticiper sa charge fiscale, principes d’égalité et de consentement à l’impôt obligent. Dans son versant subjectif, la sécurité juridique suppose le respect des situations acquises, par la loi ou l’écoulement du temps. La matière fiscale révèle toutefois que cet objectif de sécurité juridique se réalise par une mise en balance entre les deux composantes du principe.

Titre VII

N° 5 - octobre 2020

Le principe de sécurité juridique et le droit fiscal

  1. « Parmi les domaines frappés par l'insécurité juridique, chacun sait que le droit fiscal arrive au premier rang »(1). C'est par cet argument d'autorité que débutait la troisième partie du rapport du Club des juristes Sécurité juridique et initiative économique, troisième partie exclusivement réservée au droit fiscal, seule discipline - avec le droit social - à avoir droit aux honneurs d'une partie dédiée.

    Le droit fiscal et la sécurité juridique paraissent ainsi entretenir des rapports passionnels, quoique l'on puisse observer, plus largement, que la sécurité juridique n'a de cesse de préoccuper la doctrine. Le Conseil d'État y a consacré plusieurs fois tout ou partie de ses rapports et études(2). Le Conseil constitutionnel, quant à lui, lui dédiait déjà une édition de ses Cahiers en 2001. Cependant, la sécurité juridique est systématiquement envisagée de manière négative : ce n'est pas la sécurité juridique qui est invoquée mais l'insécurité juridique qui est dénoncée.

  2. En matière fiscale, l'instabilité permanente des normes est au cœur des critiques. Elle est pourtant consubstantielle au droit fiscal en raison du principe d'annualité de l'impôt. Le paradoxe apparaît immédiatement : dénoncée et mal perçue par les contribuables, cette instabilité législative demeure de principe et ne saurait surprendre. Les deux composantes traditionnelles du principe de sécurité juridique, la première, dite objective, et la seconde, subjective, s'esquissent alors pour entrer en opposition.

    Traditionnellement présenté comme inspiré du droit allemand, le principe de sécurité juridique se décline en effet dans ces deux dimensions(3). L'exigence objective du principe de sécurité juridique suppose que la norme soit intelligible et accessible par les citoyens ce qui suppose une certaine stabilité normative. La dimension subjective du principe de sécurité juridique traduit quant à elle la confiance légitime qui doit s'instaurer entre les autorités normatives et leurs administrés qui méritent une protection toute particulière en cas de changement brutal de la règle.

  3. Dans l'une ou l'autre de ces acceptions, la sécurité juridique est invoquée comme un bouclier, une protection contre les changements : la sécurité juridique serait un droit à la stabilité. Pourtant, la sécurité juridique n'est pas érigée en droit fondamental et demeure, au mieux, consacrée en tant que principe dont la reconnaissance n'a été que progressive. En dépit de nombreuses propositions en ce sens, le principe de sécurité juridique est absent du corpus textuel interne et international.

    Érigée en principe général du droit de l'Union européenne par la Cour de justice de l'Union européenne dès 1973(4), la sécurité juridique ne sera pas expressément consacrée lors de l'adoption de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne le 6 décembre 2000. Il en est de même au sein de la Convention européenne des droits de l'Homme. La sécurité juridique participe néanmoins de la prééminence du droit(5) et la Cour européenne des droits de l'Homme juge le respect de la sécurité juridique nécessaire au droit à un procès équitable(6) - lequel demeure inapplicable en matière fiscale sauf le recours à la qualification pénale(7) - comme au droit au respect des biens(8).

    Le Conseil constitutionnel opte quant à lui pour une posture de principe, refusant de consacrer le principe de sécurité juridique pour ne reconnaître que ses manifestations ponctuelles. Seul le Conseil d'État, à l'instar de la Cour de justice de l'Union européenne, érige expressément la sécurité juridique en principe général du droit(9).

  4. Il apparaît donc quelque peu paradoxal de s'interroger sur la sécurité juridique en droit fiscal si ce n'est précisément pour dénoncer son absence. Toutefois, la position du Conseil constitutionnel se justifie par la vocation même du principe. La sécurité juridique n'est ni un droit, ni une garantie ou un objectif : elle participe de la réalisation même du droit et procède ainsi d'un élément constitutif de l'État de droit(10). En ce sens, le Conseil constitutionnel rattache systématiquement la sécurité juridique, sans la nommer, à la garantie des droits de l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen.

  5. La sécurité juridique est alors présentée comme un principe matriciel, dont découlerait différentes exigences de qualité du droit(11). Cet éclatement du principe de sécurité juridique ne saurait occulter ses deux composantes traditionnelles.

    La dimension objective du principe de sécurité juridique impose tout d'abord une certaine « sécurité rédactionnelle »(12) laquelle se concrétise par les exigences d'accessibilité et d'intelligibilité de la norme (A). Dans sa dimension subjective, ensuite, le principe de sécurité juridique s'entend du respect des situations légalement acquises et, plus largement de la confiance légitime, les deux principes étant parfois distingués. Non-rétroactivité (B) et prescriptibilité (C) s'imposent, progressivement, au nom de l'exigence de sécurité juridique.

A. La sécurité rédactionnelle

  1. Réputé pour sa technicité, le droit fiscal s'illustre par son illisibilité au point d'être cité en exemple caricatural des maux légistiques contemporains. Le Conseil constitutionnel érige cependant le principe d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi en objectif à valeur constitutionnelle découlant du principe d'égalité et de la garantie des droits(13). Tardivement mobilisé en matière fiscale, le Conseil constitutionnel censurait au nom de ce principe la première version du mécanisme de plafonnement des niches fiscales en raison de son inintelligibilité par sa décision du 29 décembre 2005(14).

    Aucune décision de censure pour ce motif n'est à recenser depuis lors en matière fiscale. À cet égard, les juges rappellent fréquemment que la seule technicité de même que la complexité des textes ne sauraient, à elles seules, porter atteinte à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi(15).

  2. Au contraire, le principe semble davantage invoqué dans sa deuxième acception, strictement inverse. Selon la formule bien éprouvée du Conseil constitutionnel, « l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi (...) impose au législateur d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques »(16). C'est ici une forme d'incompétence négative du législateur qui est redoutée, les juges prenant soin d'ajouter que ces exigences sont requises « afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ». Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il censuré la modification des critères déterminants de l'abus de droit à la faveur de la notion de montage à but principalement fiscal(17), l'obligation de déclaration des schémas d'optimisation fiscale(18) ou encore l'exclusion du régime mère-fille des dividendes prélevés sur des bénéfices non soumis à l'impôt sur les sociétés (IS) ou un impôt équivalent(19).

La censure demeure toutefois réservée au contrôle de constitutionnalité a priori. D'abord, parce que le principe d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi ne constitue pas un droit ou liberté que la Constitution garantit : aucune question prioritaire ne saurait être soulevée pour ce grief(20). Ensuite, parce que la censure de l'inintelligibilité de la loi fiscale dans le cadre du contrôle a posteriori de constitutionnalité viendrait fragiliser le pouvoir d'interprétation dont le juge fiscal a été naturellement investi lorsque l'imprécision de la loi n'aura pas été sanctionnée dans le cadre d'un contrôle a priori. Aussi comprend-on aisément le refus du Conseil d'État ou de la Cour de cassation de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité en ce sens.

  1. L'incomplétude et l'imprécision de certains textes législatifs suscitent l'inquiétude davantage sans doute que la haute complexité de certains textes fiscaux, le simple recours à la technique du standard juridique et aux notions cadres en matière fiscale étant parfois critiqué au nom de la sécurité juridique. La sécurité rédactionnelle suppose ainsi un équilibre délicat dans la rédaction de loi au point de relever de l'injonction paradoxale(21) : trop générale, la loi laisse une trop grande marge d'appréciation du juge et crée un risque d'arbitraire. Trop précise, elle devient inintelligible et source d'insécurité quant à sa mise en œuvre effective.

    Dans l'un comme l'autre cas, les exigences de sécurité juridique conduisent aujourd'hui à conférer aux commentaires administratifs comme au rescrit une importance cruciale(22). L'opposabilité de la doctrine administrative et de ses prises de position formelle sur une situation de fait procèdent d'une garantie fondamentale et constitue aujourd'hui une valeur refuge. En témoigne, plus largement, la généralisation de la procédure de rescrit par la Loi ESSOC du 10 août 2018(23). Mais cette obsession de sécurité juridique conduit paradoxalement à conférer à l'administration une forme de primauté dans l'interprétation de la loi, lors même que ce rôle échoie traditionnellement au juge. L'ouverture du recours de plein contentieux et du recours pour excès de pouvoir impose, certes, de nuancer la critique. Mais si l'on comprend les besoins de sécurisation des opérateurs, la pratique confine peu à peu au contrôle administratif a priori et pourrait faire perdre en liberté aux contribuables.

  2. Néanmoins, le pouvoir d'interprétation du juge n'est pas critiqué en ce qu'il revient à confier au juge le pouvoir de déterminer a posteriori et de modifier le sens de la règle. Ce qui est redouté est la nature intrinsèquement évolutive et, donc, rétrospective, de la jurisprudence. La dimension subjective du principe de sécurité juridique apparaît immédiatement en filigrane, l'exigence de non-rétroactivité de la norme, lato sensu, demeurant consubstantielle au principe de sécurité juridique.

B. L'application de la loi dans le temps

  1. Si la dimension objective du principe de sécurité juridique commande des exigences parfois contradictoires, la dimension subjective du principe de sécurité juridique, quant à elle, impose une exigence univoque de non-rétroactivité.

    Hors la matière pénale cependant, le Conseil constitutionnel ne reconnaît qu'une valeur législative au principe de non-rétroactivité(24). Le principe de la garantie des droits a toutefois permis au juge constitutionnel d'accorder au contribuable une protection certaine en la matière. Le Conseil constitutionnel contrôle le recours à la rétroactivité, laquelle doit être justifiée par un motif d'intérêt général suffisant et ne saurait ni fonder de sanctions pour des agissements antérieurs à la publication de la loi, ni porter atteinte aux décisions de justice passées en force de chose jugée(25). L'interdiction s'impose peu à peu comme le principe, la rétroactivité l'exception, quoique souplement admise.

  2. Sous l'influence de la Cour de justice de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'Homme, le Conseil constitutionnel a renforcé la protection des contribuables, jugeant que le législateur ne saurait ni porter atteinte aux situations légalement acquises, ni même aux effets qui peuvent légitimement être attendus des situations légalement acquises. Le principe dit de confiance légitime, versant subjectif du principe de sécurité juridique, s'invite dans la jurisprudence de la rue Montpensier, le Conseil constitutionnel admettant un tempérament au principe d'applicabilité immédiate de la loi nouvelle aux situations créées avant son entrée en vigueur.

    La décision du 19 décembre 2013 a marqué un tournant majeur dans l'évolution du contrôle constitutionnel en matière d'applicabilité de la loi dans le temps(26), le Conseil constitutionnel venant juger contraire à la garantie des droits la remise en cause du bénéfice des taux réduits de prélèvements sociaux aux produits du dénouement de contrats d'assurance vie conclus entre le 1er janvier 1983 et le 25 septembre 1997. Alors qu'aucune rétroactivité juridique stricto sensu n'était relevée, le Conseil constitutionnel censurait l'application de nouveaux taux d'imposition aux produits perçus après son entrée en vigueur.

    Nonobstant l'engouement suscité par la décision, la rétrospectivité du droit fiscal demeure de principe, la notion d'effets légitimement attendus étant strictement entendue. À cet égard, le Conseil constitutionnel prenait ici en compte deux considérations. La première tient au fait que les produits de contrat d'assurance vie sont des revenus particuliers en ce qu'ils sont financés par des primes versées par le souscripteur, primes versées en considération de la fiscalité applicable au produit du contrat : aussi, le fait à l'origine de la matière imposable était bien antérieur à la loi nouvelle. Le second élément déterminant réside dans ce que le régime de faveur rétrospectivement mis en cause avait été octroyé au regard d'une durée minimale de conservation du contrat. L'atteinte à la confiance légitime des contribuables provient de ce que le législateur remet en cause, pour l'avenir, un régime de faveur cependant même qu'il aura incité les opérateurs à retarder le dénouement du contrat.

    La portée de la décision apparaissait donc extrêmement limitée et le Conseil constitutionnel n'a, depuis lors, reconnu qu'une seule fois que l'application immédiate de la loi nouvelle aux revenus dont le fait imposable est antérieur porte atteinte aux effets légitimement attendus des contribuables et procède d'une atteinte à la garantie des droits(27).

  3. La protection contre les changements de législation demeure relative, en témoigne la décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2019 concernant la modification du régime d'imposition des plus-values de cession de valeur mobilières(28). Le Conseil constitutionnel était saisi de la conformité à l'article 16 de la DDHC de la suppression de l'abattement pour durée de détention des plus-values sur titres applicable. Cet abattement permettait une exonération totale au terme d'une détention supérieure à huit ans ; ce délai de détention des titres était décompté à compter du 1er janvier 2006 ou, pour les titres acquis après cette date, à compter de la date d'acquisition des titres. Le dispositif devait ainsi permettre une exonération partielle pour les cessions réalisées à compter du 1er janvier 2012 et une exonération totale pour les plus-values réalisées à compter du 1er janvier 2014 au plus tôt.

    Cet abattement était pourtant supprimé avant même son entrée en vigueur à la faveur d'un dispositif de report d'imposition plus contraignant. Si la suppression du dispositif ne présentait aucun caractère rétroactif, s'appliquant aux plus-values réalisées après son entrée en vigueur seulement, les requérants estimaient sa suppression contraire à la garantie des droits en ce qu'ils pouvaient légitimement espérer bénéficier d'une exonération partielle en retardant la cession des titres et, en conséquence, la réalisation de la plus-value après le 1er janvier 2012. Le Conseil constitutionnel rejetait alors toute atteinte à la garantie des droits, jugeant que la seule détention des titres durant une période inférieure à celle requise pour bénéficier de l'abattement n'avait pu faire naître une attente légitime de bénéficier de l'abattement lors de la cession ultérieure des titres.

  4. Le Conseil constitutionnel confirme son refus de considérer ensemble deux opérations successives - id est l'acquisition et la cession des titres, pour déterminer les effets pouvant légitimement être attendus ensuite de la seconde opération(29). La protection des attentes légitimes ne concerne donc que des impositions dont la matière imposable trouve sa source dans des opérations conclues avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, soit l'hypothèse dans laquelle le fait générateur est postérieur mais le fait imposable antérieur à la loi nouvelle(30).

    Néanmoins, le Conseil constitutionnel réfute la nature particulière des plus-values, lesquelles se constituent au fur et à mesure de l'écoulement du temps mais se réalisent en une seule fois, à l'occasion de la cession de titres. Les juges paraissent encore occulter le fait que le dispositif en cause avait précisément vocation à encourager la conservation des titres pendant une durée déterminée, du moins en ce qui concerne les titres acquis avant le 1er janvier 2006(31). Cette considération pourrait conduire à juger que l'espérance des contribuables de bénéficier de la mesure disposait d'une base suffisante en droit interne pour caractériser une espérance légitime, constitutive d'un bien au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'Homme.

  5. Le principe d'entrée en vigueur immédiate de la loi nouvelle demeure toutefois de principe ; le maintien de la loi ancienne, l'exception réservée aux seuls effets futurs des opérations légalement conclues avant l'entrée en vigueur du nouveau dispositif, le Conseil constitutionnel préservant l'économie fiscale des contrats légalement conclus. Seul un fait à l'origine de la matière imposable réalisé sous l'empire de la loi ancienne permet de cristalliser les espoirs du contribuable au point de les qualifier d'attentes légitimes et non de pures spéculations. En revanche, lorsque l'opération aura été conclue postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, le contribuable ne peut prétendre avoir réalisé l'opération en considération de l'ancien régime de faveur dont il réclame le maintien. La dimension objective du principe de sécurité juridique évince ici sa dimension subjective, légitimant la brutalité du changement de législation.

  6. À l'inverse, la dimension subjective du principe de sécurité juridique pourra absoudre la rétroactivité de la loi nouvelle dès lors que la confiance légitime des contribuables n'aura pas été trompée. Le Conseil constitutionnel admet en effet que la loi nouvelle s'applique à toutes les opérations conclues à compter, non de son entrée en vigueur, mais de son annonce, afin d'éviter le développement des opérations et des schémas d'optimisation entre le dépôt du projet de loi à l'Assemblée nationale et son adoption(32). De même, la Cour européenne des droits de l'Homme juge quant à elle que le droit au respect des biens ne s'oppose pas, en tant que tel, à une loi fiscale rétroactive(33).

  7. La sécurité juridique, dans sa composante temporelle, prend des allures de principe à géométrie variable selon que sa composante objective ou subjective aura été préservée. En ce sens, la sécurité juridique n'apparaît pas comme un droit ni même une garantie des contribuables mais comme une exigence de qualité de la loi et, plus largement du droit. Dans cette perspective, le principe de sécurité juridique peut également être invoqué à l'encontre du contribuable en ce qu'il s'oppose, plus largement à la remise en cause de situations consolidées par l'effet du temps.

C. La prescription

  1. À l'instar du principe de non-rétroactivité, la prescription participe de la protection des situations acquises et, donc, de la sécurité juridique. Le Conseil d'État juge ainsi que le pouvoir réglementaire ne saurait instituer un droit de reprise excluant tout délai de prescription sans méconnaitre le principe de sécurité juridique(34). Toutefois, le Conseil d'État estime seulement que le délai de prescription de l'article L. 186 du LPF revêt une portée générale, l'absence de tout délai de prescription de même que l'existence de délais de prescriptions plus courts ne pouvant résulter que de dispositions législatives expresses(35). Ces solutions laissent alors entrevoir la possibilité, pour le législateur, de prévoir l'imprescriptibilité du droit de reprise de l'administration.

    Cette considération avait certainement conduit le Conseil d'État à abandonner le principe d'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non-prescrit par sa décision Ghesquière équipement(36), la règle permettant de déroger aux règles de prescription au bénéfice de l'administration comme du contribuable. Lors de sa réintroduction à l'article 38. 2 bis du Code général des impôts, quelques mois plus tard, le législateur prendra le soin de limiter les effets de la mesure en prévoyant que le principe d'intangibilité du bilan d'ouverture ne s'applique pas lorsque l'entreprise apporte la preuve que ces omissions ou erreurs sont intervenues plus de sept ans avant l'ouverture du premier exercice non prescrit(37). Opposée au contribuable, la règle ne permet que d'étendre les règles de prescription de trois à dix ans.

  2. La question de la conformité de l'imprescriptibilité de l'action administrative à la garantie des droits telle que consacrée par l'article 16 de la DDHC reste donc entière. Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'action disciplinaire à l'encontre d'un avocat, le Conseil constitutionnel ne relevait aucune contrariété à l'article 16 de la DDHC du seul fait de l'absence de prescription(38). Le Conseil constitutionnel envisage la prescription comme une simple faculté pour le législateur et non comme une obligation découlant directement de la garantie des droits. La prescription demeure conçue comme une forme d'atteinte au droit à un recours effectif, atteinte justifiée par une considération d'intérêt général, et non comme une exigence constitutionnelle issue de la garantie des droits(39).

  3. La conventionnalité d'un droit de reprise imprescriptible pourrait encore être interrogée. Le droit de l'Union européenne ne serait que d'un secours limité, le principe de sécurité juridique, en tant que principe général du droit de l'Union européenne, n'étant opposable aux États membres que dans la mise en œuvre du droit de l'Union européenne, soit en matière fiscale, dans les domaines harmonisés(40).

    La confrontation du délai de reprise de l'administration au droit au respect des biens garanti par la Convention européenne des droits de l'Homme paraît également compromise. Averti du délai de reprise de l'administration ou, plus exactement, de l'absence de délai de reprise, le contribuable pourra difficilement faire état d'une espérance légitime caractérisant un bien au sens de la Convention.

  4. Pourtant, la protection de l'état du droit justifie réciproquement l'invocation du principe de sécurité juridique et, donc, des règles de prescription au bénéfice de l'administration. Cette exigence aura sans doute justifié que la décision de non-conformité à une règle de droit supérieure de la norme fondant l'imposition ne constitue plus un évènement nouveau permettant la réouverture du délai de réclamation du contribuable(41).

    Faisant échec à la remise en cause sans condition de délai des situations consolidées par l'effet du temps, le principe de sécurité juridique conduit le Conseil d'État à imposer au contribuable de contester une décision individuelle dans un délai raisonnable nonobstant l'absence ou l'inopposabilité des délais de réclamation(42). Seul le rejet implicite d'une réclamation du fait d'un défaut de réponse de l'administration ouvrirait au contribuable un droit d'agir sans délai(43), la solution étant néanmoins menacée par le principe de sécurité juridique dont découle l'exigence d'un délai raisonnable pour agir. En effet, le Conseil d'État juge seulement que le délai légal de recours contentieux ne peut courir contre le contribuable tant qu'une décision expresse de rejet ne lui a pas été notifiée, ce qui n'exclut pas, en tant que tel, qu'un délai raisonnable pour agir lui soit par ailleurs opposé.

    Cette même exigence de sécurité juridique a conduit le Conseil d'État à juger opposable le délai de recours de deux mois au recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'une instruction régulièrement insérée au BoFip, là où cette mise en ligne était auparavant considérée comme insuffisante à déclencher le délai de recours, faute de constituer une publication au sens strict(44). Cette dernière décision est particulièrement intéressante en ce que les juges tentent de concilier les différentes exigences du principe de sécurité juridique. Revenant sur sa jurisprudence antérieure en la matière, le Conseil d'État module les effets dans le temps de ce revirement en ouvrant un délai de deux mois à compter de la décision pour contester les instructions publiées avant le 1er janvier 2019.

    La vocation duale du principe de sécurité juridique apparaît alors de manière éclatante : préserver la qualité du droit objectif tout en garantissant les droits subjectifs. Ni un droit, ni une garantie, la sécurité juridique demeure un principe au service de la réalisation de l'État de droit.

(1): Le Club des juristes, Sécurité juridique et initiative économique, dir. H. de Castries et N. Molfessis, Mare & Martin, juill. 2015, § 121, p. 201.

(2): Rapp. pub. Conseil d'État, De la sécurité juridique, La documentation française, 1991 ; Rapp. pub. Conseil d'État, Sécurité juridique et complexité du droit, La documentation française, 2006 ; v. aussi, Conseil d'État, Le rescrit : sécuriser les initiatives et les projets, La Documentation française, 2014.

(3): D. Soulas de Roussel, P. Raimbault, Nature et racines du principe de sécurité juridique : une mise au point, RIDC, mars 2003, n° 1, p. 85.

(4): CJCE, 4 juill. 1973, Aff. C-1/73 ; v. déjà CJCE, 6 avr. 1962, Bosch, Aff. C 13/61.

(5): Cour EDH, 13 juin 1979, Marckx, req. n° 6833/74.

(6): Cour EDH, 28 oct. 1999, Zielinski, Pradal et Gonzales c/ Fr., req. n° 24846/94, 34846/96 et 34173/96.

(7): Cour EDH, 12 juill. 2001, Ferrazzini c/ Italie, req. n° 44759/98.

(8): Cour EDH, 23 oct. 1997, National & Provincial Building society, req. n° 21319/93, 21449/93 et 21675/93.

(9): CE, Ass., 24 mars 2006, n° 288460, 288465, 288474 et 288485, KPMG.

(10): V. not. les commentaires du Conseil constitutionnel sous la décision n° 2013-682 DC du 19 déc. 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014.

(11): V. not. F. Luchaire, La sécurité juridique en droit constitutionnel français, Cah. Cons. const. 2001 ; v. aussi. O. Dutheillet de Lamotte, La sécurité juridique. Le point de vue du juge constitutionnel, Conseil constitutionnel, 20 sept. 2005.

(12): Expression empruntée au président Fouquet, in Abus de droit : la sécurité juridique rédactionnelle, Dr. fiscal 2014, n° 1-2, act. 3.

(13): Cons. const., déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes.

(14): Cons. const., déc. n° 2005-530 DC du 29 déc. 2005, Loi de finances pour 2006.

(15): Cons. const., déc. n° 2000-437 DC du 19 déc. 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 ; Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 déc. 2009, Loi de finances pour 2010 ; Cons. const., déc. n° 2012-662 DC du 29 déc. 2012, Loi de finances pour 2013.

(16): Cons. const., déc. n° 2005-514 DC du 28 avr. 2005, Loi relative à la création du registre international français ; V. not. B. Mathieu, La normativité de la loi : une exigence démocratique, Cah. Cons. const., janvier 2007.

(17): Cons. const., déc. n° 2013-685 DC du 29 déc. 2013, Loi de finances pour 2014.

(18): Ibid.

(19): Cons. const., déc. n° 2014-708 DC du 29 déc. 2014, Loi de finances rectificative pour 2014.

(20): CE, 8e et 3e ss-sect., 12 nov. 2015, n° 392772, M. et Mme Merceron-Vicat.

(21): V. not. A. Flückiger, Le principe de clarté de la loi ou l'ambigüité d'un idéal, Cah. cons. const. janv. 2007.

(22): V. not. Améliorer la sécurité du droit fiscal pour renforcer l'attractivité du territoire, dir. B. Gibert, La Documentation française, 1er sept. 2004, prop. N° 1 ; Améliorer la sécurité juridique des relations entre l'administration fiscale et les contribuables : une nouvelle approche, dir. O. Fouquet, 23 juin 2008, prop. 11 à 13 not. ; Conseil d'État, Le rescrit : sécuriser les initiatives et les projets, La Documentation française, étude 2014.

(23): L. n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance, JORF n° 0184 du 11 août 2018.

(24): Cons. const., déc. n° 95-369 DC du 28 déc. 1995, Loi de finances pour 1996.

(25): Cons. const., déc. n° 88-250 DC du 29 déc. 1988, Loi de finances rectificative pour 1988 ; Cons. const., déc. n° 86-223 DC du 29 déc. 1986, Loi de finances rectificative pour 1986.

(26): Cons. const., déc. n° 2013-682 DC du 19 déc. 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014 ; E. Joannard-Lardan, Dr. fiscal 2014, n° 10, étude 191.

(27): Cons. const., déc. n° 2014-435 QPC du 5 déc. 2014, M. Jean-François V.

(28): Cons. const., déc. 2019-812 QPC du 15 nov. 2019, M. Sébastien M. et autre ; note A. Maitrot de la Motte, Dr. fiscal 2010, n° 14, comm. 217.

(29): À rapprocher de Cons. const., déc. n° 2015-475 QPC du 17 juill. 2015, Société Crédit Agricole SA.

(30): Pour une extension de la protection constitutionnelle aux hypothèses dans lesquelles le fait imposable n'est pas encore intervenu, v. G. Blanluet, note sous déc. préc. n° 2015-475 QPC, Dr. fiscal 2016, n° 6, comm. 165.

(31): V. not. A. Maitrot de la Motte, art. préc.

(32): Cons. const., déc. n° 2012-661 DC du 29 déc. 2012, Loi de finances rectificative pour 2012 (III), cons. 19 ; Cons. const., déc. n° 2013-685 DC du 29 déc. 2013, Loi de finances pour 2014, cons. 39.

(33): Cour EDH, 15 janv. 2015, Arnaud et aut. c/ Fr., req. n° 36918/11, 36963/11, 36967/11, 36969/11, 36970/11 et 36971/11.

(34): CE, 9e et 10e ss-sect., 23 juin 2014, n° 355801.

(35): CE, 10e et 9e ss-sect., 4 avr. 2012, n° 326760.

(36): CE, Ass., 7 juill. 2004, n° 230169 : concl. P. Collin, note J.-L. Pierre, Dr. fisc. 2005, n° 12, comm. 302.

(37): CGI, art. 38, 4 bis, réd. issue art. 43 L. n ° 2004-1485 du 30 déc. 2003 de finances rectificative pour 2004, JORF n° 304 du 31 déc. 2004, texte 2, p. 22522.

(38): Cons. const., déc. n° 2018-738 QPC du 11 oct. 2018, M. Pascal D.

(39): Cette conception est également celle retenue par la Cour EDH : Cour EDH, 22 oct. 1996, Stubbings et a. c/ Roy. Uni , n° 22083/93 et 22095/93.

(40): CE, 8e et 3e ss-sect., 30 nov. 1994, n° 128516, SCI Résidence Dauphine ; CE, 8e et 3e ss-sect., 22 janv. 2013, n° 355844.

(41): D. n° 2013-643 du 18 juill. 2013, art. 1 : JORF n° 167 du 20 juill. 2013, p. 12129. La portée de la réouverture du délai de réclamation était déjà fort limitée par la prescription en amont de l'article L. 190 du LPF.

(42): CE, sect., 31 mars 2017, n° 389842 : note J.L. Pierre, Dr. fiscal 2017, n° 24, comm 351 ; v. aussi CE, Ass., 13 juill. 2016, n° 387763, Czabaj.

(43): LPF, art. R. 199-1 : CE, 8e et 3e ss-sect., 7 déc. 2016, n° 384309.

(44): CE, sect., 13 mars 2020, n° 435634, Sté Hasbro European Trading.

Citer cet article

Ariane PERIN-DUREAU. « Le principe de sécurité juridique et le droit fiscal », Titre VII [en ligne], n° 5, La sécurité juridique , octobre 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-principe-de-securite-juridique-et-le-droit-fiscal