Le perfectionnement du contrôle de constitutionnalité du contenu des lois de financement de la sécurité sociale

Titre VII

Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024

Résumé

Les décisions relatives aux vingt-cinq lois de financement de la sécurité sociale et trois lois de financement rectificatives de la sécurité sociale révèlent que le juge constitutionnel a opté pour des solutions inspirées de celles retenues pour les lois de finances. Le contrôle de constitutionnalité du contenu des projets de lois de financement de la sécurité sociale s'est toutefois émancipé de celui effectué à l'égard des lois de finances. Le juge constitutionnel a ainsi dû appréhender « l'équilibre financier de la sécurité sociale » et s'est trouvé particulièrement exposé lorsqu'une loi de financement rectificative de la sécurité sociale a été choisie pour accueillir la récente réforme des retraites.

Aux termes du dix-neuvième alinéa de l'article 34 de la Constitution, introduit par la révision constitutionnelle du 22 février 1996, « les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».

Le contenu et les modalités d'examen des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS), et parmi elles des lois de financement rectificatives de la sécurité sociale, ont été précisés par la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale du 2 août 2005 modifiée par la loi organique du 14 mars 2022(2).

Les lois de financement comportent impérativement des tableaux d'équilibre où sont confrontés, par branche, les prévisions de recettes et les objectifs de dépenses des régimes obligatoires de base ainsi qu'un objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM).

Outre ces dispositions obligatoires, les trois lois organiques qui ont successivement fixé le contenu des LFSS prévoient que ces dernières peuvent comporter des dispositions facultatives. La dernière LFSS vise par exemple à favoriser le déploiement de la campagne de vaccination contre le papillomavirus dans les collèges(3).

Les LFSS ne sont pas des lois de finances et ce constat était d'ailleurs pleinement affirmé dès 1996 par Alain Juppé(4). Les décisions relatives aux vingt-cinq lois de financement de la sécurité sociale(5), auxquelles s'ajoutent trois lois de financement rectificatives de la sécurité sociale (LFRSS), révèlent que le juge constitutionnel a opté pour des solutions inspirées de celles retenues pour les PLF, étant entendu que le contrôle des dispositions inscrites en PLFSS nécessite une vigilance particulière à l'égard du périmètre des LFSS (I).

Néanmoins, le contrôle de constitutionnalité du contenu des PLFSS s'est émancipé de celui effectué à l'égard des PLF. En effet, le juge constitutionnel a dû se prononcer sur l'originalité du financement de la sécurité sociale, et a dernièrement été sous les feux de l'actualité lorsqu'un PFLRSS a été choisi pour accueillir la réforme des retraites (II).

I. Un contrôle de constitutionnalité inspiré du contrôle exercé à l'égard des projets de lois de finances

Saisi des PLFSS, le juge constitutionnel a exercé un contrôle fondé sur celui plus ancien et affermi des projets de lois de finances. Ainsi, l'étude de la jurisprudence constitutionnelle révèle des solutions identiques (A), notamment procédurales(6). Par ailleurs, le Conseil constitutionnel veille à protéger le périmètre des LFSS en censurant les « cavaliers sociaux » (B).

A. Des solutions identiques

La LOLFSS consacre le principe de sincérité en précisant que la sincérité pour l'année à venir s'apprécie « compte tenu notamment des conditions économiques générales et de leur évolution prévisible ». Se calquant sur sa jurisprudence relative à la sincérité des lois de finances(7), le Conseil constitutionnel a précisé que « s'agissant des conditions générales de l'équilibre de la sécurité sociale pour l'année en cours et l'année à venir, la sincérité se caractérise par l'absence d'intention de fausser les grandes lignes de cet équilibre »(8). L'insincérité du Gouvernement résulte donc d'une volonté délibérée de tromper, que les saisines se doivent de prouver. Le Conseil constitutionnel a ensuite précisé que lorsqu'il s'assure de la sincérité des LFSS, il doit exercer ce contrôle en prenant en compte l'avis des institutions indépendantes(9) et notamment ceux du Haut Conseil des finances publiques. Il relève ainsi que la prévision de croissance pour 2024, « supérieure à celles du consensus des économistes (+ 0,8 %) et des organismes [que le Haut Conseil] a auditionnés, est élevée »(10).

Le Conseil constitutionnel a refusé de considérer que ces éléments révélaient « une intention de fausser les grandes lignes de l'équilibre de la loi déférée »(11). Force est d'admettre que, d'une part, les prévisions de recettes de la sécurité sociale sont particulièrement dépendantes de la conjoncture économique et sanitaire. D'autre part, les objectifs de dépenses ne correspondent qu'à une ambition autour de laquelle les décisions de dépenses du Gouvernement doivent s'articuler. Il ne revient pas au juge constitutionnel d'en contrôler l'opportunité. Bien qu'il s'agisse d'un principe unanimement reconnu comme vertueux, la sincérité reste une obligation de moyens, un objectif à atteindre(12).

Le Conseil constitutionnel vérifie également le respect de l'article 40 de la Constitution au regard de la notion de charges publiques. Depuis la décision du 20 janvier 1961(13), la charge publique est entendue comme « englobant, outre les charges de l'État, toutes celles antérieurement visées par l'article 10 du décret du 19 juin 1956 sur le mode de présentation du budget de l'État et, en particulier, celles des divers régimes d'assistance et de sécurité sociale .

La LOLFSS(14) dispose qu'au sens de l'article 40 de la Constitution, la charge s'entend, s'agissant des amendements aux PLFSS s'appliquant aux objectifs de dépenses, de chaque objectif de dépenses par branche ou de l'ONDAM. La charge est assimilée aux objectifs de dépenses par branches ou à l'ONDAM. Le Parlement reste donc libre de moduler les crédits, d'augmenter librement les crédits d'un sous-objectif de l'ONDAM, à condition toutefois de ne pas augmenter le montant total de l'ONDAM(15).

Le Conseil constitutionnel a souligné que l'irrecevabilité de l'article 40 présente un caractère absolu et doit être examinée dès le dépôt de l'amendement et qu'il lui appartenait de l'apprécier directement « dès lors que le Sénat n'avait pas encore instauré une procédure de contrôle de recevabilité effectif et systématique au moment du dépôt des amendements »(16). À la suite de cette décision, le Sénat s'est incliné et aligné sur la pratique de l'Assemblée nationale. Les présidents des commissions compétentes procèdent à l'examen préalable de la recevabilité financière des amendements avant de permettre leur dépôt et les transmettent au président de la commission des finances en cas de doute. La procédure de contrôle des irrecevabilités financières peut être différente selon la chambre mais le dernier mot revient au Conseil constitutionnel(17), que ce soit en matière de LF ou de LFSS.

Dans la mesure où plus le champ de l'irrecevabilité financière est étendu, moins l'initiative parlementaire est importante, les parlementaires essayent parfois d'intégrer dans des PLFSS des dispositions qui n'y ont pas leur place. La vigilance du Conseil constitutionnel en la matière est alors constante.

B. Une vigilance constante à l'égard des « cavaliers sociaux »

Sur le modèle de ce qu'il pratique lors de son examen des projets de loi de finances, le Conseil constitutionnel censure les « cavaliers sociaux », c'est-à-dire les dispositions étrangères au champ des LFSS. D'une part, cette censure n'affecte pas la constitutionnalité du reste du PLFSS, d'autre part, elle « ne préjuge pas de la conformité du contenu [des] dispositions aux autres exigences constitutionnelles »(18).

Les travaux précédant l'adoption de la loi organique du 22 juillet 1996 exprimaient déjà les craintes quant à une absence de maîtrise du contenu des LFSS : « la loi de financement de la sécurité sociale devra donc être une loi brève, centrée sur l'essentiel. Si tel n'est pas le cas, la loi de financement de la sécurité sociale perdrait de sa lisibilité alors que le constituant l'a au contraire conçue comme un texte permettant au Parlement d'exprimer de la manière la plus claire les choix déterminant l'équilibre financier de la sécurité sociale »(19).

Il est cependant tentant pour le Gouvernement comme pour les parlementaires d'introduire en LFSS des dispositions sans effet sur les recettes ou les dépenses de la sécurité sociale, afin de « profiter » des délais qui s'imposent à la discussion du PLFSS, du calendrier parlementaire chargé de l'automne, et de la densité des débats. De surcroît, alors que l'article 49 alinéa 3 peut être utilisé seulement une fois par session pour les projets de lois ordinaires, cette limitation ne s'applique ni aux PLF ni aux PLFSS. Un PLFSS peut donc s'avérer une monture commode pour contourner les contraintes constitutionnelles.

Outre les cavaliers régulièrement dénoncés par les saisines, le Conseil constitutionnel n'hésite pas, depuis 2000, à censurer d'office les dispositions étrangères au champ des LFSS. Il s'en explique : « à l'encontre des intentions du législateur constitutionnel et organique de 1996, les lois de financement de la sécurité sociale tendent à s'alourdir progressivement de dispositions diverses d'ordre social. [...] Cette inflation législative s'accommode mal des délais de vote, conçus pour des textes d'orientation brefs, non pour des catalogues de mesures disparates »(20). Lors de l'examen du PLFSS pour 2022, le Conseil constitutionnel a ainsi censuré 27 cavaliers sociaux, ce qui constitue un record(21), dont 18 relevés d'office.

Dans un premier temps, la loi organique du 22 juillet 1996 disposait seulement que les LFSS « ne peuvent comporter que des dispositions affectant directement l'équilibre financier des régimes obligatoires de base ». Les quatre premières décisions relatives aux LFSS témoignent d'une certaine indulgence du Conseil qui admet facilement qu'une disposition a de l'effet sur l'équilibre financier des régimes(22). Lors de l'examen du PLFSS pour 2001, le juge s'est montré plus sévère en censurant d'office six articles qui ne concourraient pas « de façon significative à l'équilibre financier des régimes obligatoires »(23), sans préciser à partir de quel montant une disposition affectait « de façon significative » l'équilibre financier. Trois dispositions du PLFSS pour 2002 n'ont pas été censurées en dépit de leurs liens « bien minces »(24) avec l'équilibre financier de la sécurité sociale. La jurisprudence relative aux cavaliers sociaux restait difficilement saisissable.

Par la suite, la loi organique du 2 août 2005 a détaillé, pour chaque partie des lois de financement, les dispositions pouvant y figurer(25), facilitant le repérage des cavaliers sociaux.

Les cavaliers sociaux relatifs aux recettes s'avèrent plus rares que ceux relatifs aux dépenses. A un effet trop indirect sur les recettes, un article du PLFSS pour 2024 qui étendait la prise en charge obligatoire par l'employeur des abonnements de transport aux services de location de vélos non publics et l'exonérait d'impôt sur le revenu et de cotisations sociales(26).

Ne sont pas considérées comme ayant un effet suffisamment direct sur les dépenses de la sécurité sociale, les dispositions qui se contentent de modifier des procédures : un article relatif à la prescription dématérialisée des arrêts de travail(27) ou supprimant le caractère explicite de l'accord du service du contrôle médical sur la prolongation de la durée maximale de versement de l'allocation journalière de présence parentale(28). De même, le Conseil censure les dispositions qui se bornent à prévoir les conditions de versement de prestations sans en modifier le montant(29) ou celles qui visent à organiser les soins parmi les professionnels de santé mais n'ont pas d'incidence financière (des articles instaurant une dérogation aux limites d'âge des professionnels de santé(30) ou autorisant certains professionnels de santé déjà habilités à prescrire des substituts nicotiniques à les délivrer eux-mêmes au patient(31)). Le juge a récemment précisé que lorsqu'une mesure concernait « nombre » de personnes, elle avait un effet sur les dépenses et n'était donc pas un cavalier social(32). Subrepticement, on retrouve le contrôle de l'effet plus ou moins significatif de la mesure.

Enfin, les parlementaires peuvent, à l'occasion d'un PLFSS, vouloir imposer le dépôt de rapports pour interpeller le Gouvernement ou alerter l'opinion publique. Or, « quel que puisse être l'intérêt de la production par le Gouvernement de rapports sur des questions relatives à la protection sociale »(33), le Conseil constitutionnel écarte d'office les demandes de rapports qui ne sont pas susceptibles d'améliorer «l'information et le contrôle du Parlement sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale »(34). Dans le PLFSS pour 2023, le Conseil a censuré un article prévoyant un rapport évaluant le coût, pour les comptes publics et sociaux, de l'instauration d'un bilan visuel obligatoire à l'entrée en EHPAD et un article imposant un rapport sur les moyens à mettre en œuvre afin de rendre l'allocation journalière du proche aidant accessible aux aidants des personnes malades du cancer(35). L'identification de ce type de cavaliers sociaux évite ici encore la dilution du contenu des LFSS.

Compte tenu de la nature financière des LFSS, le contrôle de leur contenu s'est imprégné de celui des lois de finances. Toutefois, la spécificité des LFSS a imposé au contrôle de constitutionnalité de s'affranchir de la référence aux lois de finances.

II. Un contrôle de constitutionnalité mis à l'épreuve par la spécificité du contenu des lois de financement de la sécurité sociale

Le juge constitutionnel a dû appréhender « l'équilibre financier de la sécurité sociale » (I), et a été sous les feux de l'actualité lorsque la loi de financement rectificative de la sécurité sociale a été choisie pour accueillir la réforme des retraites (II).

A. Les LFSS, support de « l'équilibre financier » de la sécurité sociale

En vertu de l'article LO.111-3-4 du CSS, la LFSS détermine « de manière sincère, les conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale, compte tenu notamment des conditions économiques générales et de leur évolution prévisible ». L'équilibre financier de la sécurité sociale est apprécié en fonction du rapport sur la situation et les perspectives économiques, sociales et financières de la Nation. La LFSS de l'année doit ainsi retracer l'équilibre financier de la sécurité sociale dans des tableaux d'équilibre établis pour l'ensemble des régimes obligatoires de base, par branche, ainsi que pour les organismes concourant au financement de ces régimes.

Le Conseil constitutionnel considère que la LFSS doit prévoir l'ensemble des ressources affectées au remboursement de la dette sociale jusqu'au terme prévu pour celui-ci. Il vérifie que ces ressources sont suffisantes pour que ce terme ne soit pas dépassé afin de ne pas dégrader les conditions de l'équilibre financier puisque « les lois de financement de la sécurité sociale ne pourront pas conduire, par un transfert sans compensation au profit de ladite caisse d'amortissement de recettes affectées aux régimes de sécurité sociale et aux organismes concourant à leur financement, à une dégradation des conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale de l'année à venir »(36). Le Conseil constitutionnel s'assure ainsi que les dispositions d'une loi déférée n'ont pas « pour objet ou pour effet de procéder à de nouveaux transferts de dette à la Caisse d'amortissement de la dette sociale »(37). Les LFSS veillent au respect ainsi qu'au maintien des conditions générales de l'équilibre financier, sous le contrôle du Conseil constitutionnel lorsqu'il en est saisi.

Cette question de l'équilibre financier, via l'intervention étatique ou non, reste pertinente et d'actualité même si elle n'est pas nouvelle(38). En matière de sécurité sociale, l'équilibre financier est cantonné aux seules LFSS. Le rapport Vedel remis au Président de la République le 15 février 1993 par le Comité consultatif pour la révision de la Constitution, était réservé sur la réalisation de l'équilibre financier en matière de sécurité sociale. Il observait que « la nature des ressources et des dépenses de sécurité sociale ne permet ni de subordonner leur perception ou leur versement à une autorisation parlementaire, ni d'appliquer un principe d'équilibre »(39). Cette affirmation apparaît en contradiction avec le principe fondamental que constitue l'équilibre financier de la sécurité sociale et qui s'impose pour chaque risque mais aussi pour chaque caisse nationale.

La réforme de 1994(40) a introduit l'article L.200-2 du code de la sécurité sociale, selon lequel l'équilibre financier de chaque branche est assuré par la caisse chargée de la gérer ; dès lors le principe d'équilibre financier doit se réaliser au sein des quatre branches prestataires du régime général. Les caisses nationales ont ainsi la mission de maintenir ou rétablir l'équilibre financier de chaque branche(41). Conformément aux dispositions de l'article 34 de la Constitution, le législateur doit se prononcer uniquement sur les conditions générales de l'équilibre financier de la sécurité sociale et non directement sur cet équilibre. Cette interprétation a d'ailleurs été reprise par le Conseil constitutionnel qui considère que « le premier alinéa du III de l'article LO. 111-3 limite le contenu des lois de financement aux dispositions qui, soit améliorent le contrôle du Parlement sur l'application de ces lois, soit affectent directement l'équilibre financier des régimes obligatoires de base ; que cette dernière condition implique que les dispositions en cause concernent, selon les termes de la Constitution, »les conditions générales de l'équilibre financier" de la sécurité sociale »(42). Si le code de la sécurité sociale pose l'existence d'un équilibre par branche, tel n'est pas le cas du Conseil constitutionnel(43) ou du moins pas en tant qu'objectif des LFSS. Pour certains, il n'y a pas de « consécration du principe selon lequel l'équilibre financier de la sécurité sociale des régimes de base obligatoires de la sécurité sociale est fondé sur la somme des équilibres de chacune des branches sans que le déséquilibre de l'une d'elles puisse donc être compensé par l'excédent d'une autre »(44). Par conséquent, les LFSS peuvent ne présenter aucun solde financier qui permettrait d'apprécier le niveau d'équilibre de l'assurance maladie(45).

Le Conseil constitutionnel rappelle par ailleurs que « s'il apparaissait en cours d'année que ces prévisions et les conditions générales de l'équilibre financier des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale étaient remises en cause, il appartiendrait au Gouvernement de soumettre au Parlement les ajustements nécessaires dans une loi de financement de la sécurité sociale rectificative »(46). Cette affirmation doit cependant être mise en perspective : si les conséquences de la crise sanitaire ont bouleversé les prévisions initiales de recettes de l'ensemble des branches ainsi que les objectifs de dépenses de la branche maladie prévus par la LFSS pour 2020, aucun PLFRSS n'a été soumis au Parlement en 2020 comme en 2021.

En revanche, le Gouvernement a choisi une loi de financement rectificative comme support de la réforme des retraites, se ménageant l'unique utilisation par session de l'article 49 alinéa 3 permise pour les lois ordinaires.

B. La loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 support d'une réforme des retraites controversée

Le Conseil constitutionnel a considéré qu'il ne lui appartenait pas « de substituer son appréciation à celle du législateur » s'agissant de faire figurer des dispositions relatives à la réforme des retraites dans un PLFRSS plutôt que dans une loi ordinaire(47). Pour la première fois, il a explicitement affirmé que les LFSS peuvent servir de support à de profondes réformes de la protection sociale. La distinction entre les deux catégories de textes, LFSS et lois ordinaires, semble s'estomper, certains dénonçant un « mélange des genres »(48).

En s'appuyant sur les données du Haut Conseil des finances publiques, la saisine de la NUPES a avancé que les mesures du PLFSSR n'auront qu'un effet financier limité sur les finances de la sécurité sociale pour 2023 et dénoncé un « détournement de procédure » permettant au Gouvernement de bénéficier des conditions d'examen accéléré prévues à l'article 47-1 de la Constitution. Le juge s'en est tenu à une lecture littérale des dispositions organiques : « l'article L.O. 111-3-9 du code de la sécurité sociale prévoit qu'une loi de financement rectificative a pour objet de modifier en cours d'année les dispositions obligatoires de la loi de financement de l'année. Les articles L.O. 111-3-10 et L.O. 111-3-11 déterminent les dispositions qu'une loi de financement rectificative de la sécurité sociale doit obligatoirement comporter. L'article L.O. 111-3-12 fixe, quant à lui, les catégories de dispositions facultatives relatives à l'année en cours qui peuvent figurer dans une telle loi. Ses deux premiers alinéas prévoient à cet égard que peuvent notamment y figurer les dispositions relatives à l'année en cours ayant un effet sur les recettes des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement et celles relatives à l'assiette, au taux et aux modalités de recouvrement des cotisations et contributions affectées aux régimes obligatoires de base ou aux organismes concourant à leur financement »(49). Le Conseil en a déduit que le recours à un PLFRSS n'est pas subordonné à d'autres conditions que celles résultant des dispositions organiques, et notamment n'exige ni l'urgence, ni des circonstances exceptionnelles ni un déséquilibre majeur des comptes sociaux(50). Il a précisé que son contrôle se limitait alors à s'assurer que le PLFRSS comporte les dispositions relevant du domaine obligatoire et que les dispositions facultatives peuvent bien y figurer(51).

De grandes espérances avaient été placées dans la notion de « cavalier social » pour fonder une censure du PLFRSS. Cependant, comme l'a rappelé le Président du Conseil constitutionnel, « le Conseil constitutionnel n'est pas une chambre d'écho des tendances de l'opinion publique (...), il est le juge de la constitutionnalité des lois »(52). Le Conseil s'est effectivement attaché à vérifier que les dispositions de la LFRSS correspondaient bien au périmètre autorisé par le législateur organique.

Le Conseil constitutionnel a reconnu que certaines des dispositions de l'article 10, qui portent sur la durée d'assurance requise pour l'obtention du taux plein applicable aux personnes nées en 1963, 1964 et 1965, n'avaient pas d'impact au titre de l'année 2023, cependant ces dispositions « sont inséparables » des alinéas de l'article qui « ont, eux, un tel impact ». Dès lors, il a conclu que l'ensemble des dispositions relatives à la mise en œuvre d'un nouveau calendrier d'allongement de la durée de cotisations a bien sa place dans une LFRSS(53).

En outre, l'article 17 du PLFSSR, qui entre en vigueur dès 2023, prévoit la création d'un fonds d'investissement dans la prévention de l'usure professionnelle placé auprès de la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles de la CNAM, ainsi qu'un fonds pour la prévention de l'usure professionnelle dans les établissements publics de santé, les centres d'accueil et de soins hospitaliers et les établissements sociaux et médico-sociaux publics. Ces fonds étant alimentés chaque année par une dotation des régimes obligatoires de base d'assurance maladie, le Conseil constitutionnel a considéré que ces dispositions ont « une incidence sur les dépenses de l'année en cours » de l'assurance maladie et donc leur place en loi de financement(54).

En revanche, le juge constitutionnel a censuré six catégories de dispositions cavalières. Parmi elles, l'article 2 du PLFRSS pour 2023 visait à instituer, dans les entreprises d'au moins trois cents salariés, la publication d'indicateurs relatifs à l'emploi des « seniors », sous peine d'une pénalité financière dont le produit serait affecté à la Caisse nationale d'assurance vieillesse. Ces dispositions devaient entrer en vigueur le 1er juillet 2024, et, par dérogation, à compter du 1er novembre 2023 pour les entreprises d'au moins mille salariés. Le Conseil constitutionnel a estimé que ces dispositions n'avaient, en 2023, pas d'effet ou un effet trop indirect sur les recettes des régimes obligatoires de base ou des organismes concourant à leur financement(55). Il a jugé de même s'agissant de l'article 3 du PLFSSR qui instituait, à titre expérimental, un contrat de fin de carrière pour le recrutement des demandeurs d'emploi de longue durée âgés d'au moins 60 ans(56).

L'épisode de la réforme des retraites au cours duquel le juge constitutionnel a admis que le Gouvernement emploie la panoplie des procédures à sa disposition pour faciliter l'adoption de son PLFRSS(57), a confirmé les enjeux du contrôle de constitutionnalité du contenu des LFSS.

À cet égard, la décision du printemps 2023 a révélé de nouvelles perspectives pour les LFSS, les plaçant au cœur des grands choix de société, des choix qui ne procèdent pas uniquement de l'équilibre financier. Si les modifications organiques de leur contenu permettent cette évolution, les LFSS n'avaient pas été initialement envisagées comme des substituts aux lois ordinaires, utilisées, par exemple, lorsque la majorité n'est pas confortable.

Bousculé par la pratique des LFSS, le juge constitutionnel semble avoir trouvé un fragile équilibre sur les contours de leur contenu. D'une part, le Conseil a entériné le périmètre organique – somme toute large – des LFSS. D'autre part, il a veillé à ce que les LFSS ne deviennent pas un catalogue de mesures sociales sans réel impact financier et que leur contenu ne se banalise pas au point de leur faire perdre leur identité.

La jurisprudence constitutionnelle témoigne in fine d'une évidence : l'équilibre financier de la sécurité sociale, objet central des LFSS, parfois difficile à définir, s'arrime à des politiques au cœur des préoccupations des assurés et des citoyens.

(1): Aurélie DORT, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Lorraine ; Anne-Claire DUFOUR, Maîtresse de conférences en droit public, Université de Nantes

(2): L.O. n° 96-646, 22 juill. 1996 ; L.O. n° 2005-881, 2 août 2005 ; L.O. n° 2022-354,14 mars 2022.

(3): Art. 37, L. n° 2023-1250 du 26 déc. 2023 de financement de la sécurité sociale pour 2024, JORF, 27 déc. 2023.

(4): Déclaration de M. A. Juppé, Premier ministre sur la réforme de la Constitution pour instaurer la loi de financement de la sécurité sociale, Versailles le 19 février 1996.

(5): Seul le PLFSS pour 2021 n'a pas fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité.

(6): A. Dort, « Le contrôle des modalités d'adoption des lois de financement de la sécurité sociale, l'illustration d'un équilibre d'apparence », Gestion & Finances Publiques, n° 6, 2023, p. 7-14.

(7): Cons. const., déc. n° 2001-448 DC du 25 juill. 2001, cons. 60.

(8): Cons. const., déc. n° 2005-519 DC du 29 juill. 200, cons. 56.

(9): Cons. const., déc. n° 2012-653 DC du 9 août 2012, cons. 27.

(10): Cons. const., déc. n° 2023-860 DC du 21 déc. 2023, paragr. 13.

(11): Cons. const., déc. n° 2016-742 DC du 22 déc. 2016, paragr. 2 à 8 ; déc. n° 2022-845 DC du 20 déc. 2022, paragr. 22 à 24, ; déc. n° 2023-860 DC du 21 déc. 2023, paragr. 13.

(12): J.-F. Joye, « Les vicissitudes du principe de sincérité », JCP G, n° 12, 18 mars 2009, I 126, p. 3.

(13): Cons. const., déc. n° 60-11 DC du 20 janv. 1961.

(14): Art. 7, L. org. n° 2005-881 du 2 août 2005.

(15): Cons. const., déc. n° 2005-519 DC du 29 juill. 2005.

(16): Cons. const., déc. n° 2006-544 DC du 14 déc. 2006.

(17): Cons. const., déc. n° 2009-582 DC du 25 juin 2009, cons. 19 et s.

(18): Cons. const., déc. n° 2022-845 DC du 20 déc. 2022, paragr. 94.

(19): P. Gélard, Rapport n° 375 sur le projet de loi organique relatif aux lois de financement de la sécurité sociale, Sénat, déposé le 22 mai 1996.

(20): Communiqué de presse du 19 déc. 2000, décision n° 2000-437 DC du 19 déc. 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001.

(21): Cons. const., déc. n° 2021-832 DC du 16 déc. 2021.

(22): V. M.-J. Aglaé, « Les cavaliers sociaux », RDP, n° 4, 2000, p. 1153-1189.

(23): Cons. const., déc. n° 2000-437 DC du 19 déc. 2000, cons. 51 à 54.

(24): X. Prétot, « La conformité à la Constitution de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 », Droit social, n° 2, 2002, p. 191-198.

(25): CSS, art. L.O. 111-3, V.

(26): Cons. const., déc. n° 2023-860 DC du 21 déc. 2023, paragr. 83.

(27): Cons. const., déc. n° 2018-776 DC du 21 déc. 2018, paragr. 62 et 63.

(28): Cons. const., déc. n° 2022-845 DC du 20 déc. 2022, paragr. 92.

(29): Cons. const., déc. n° 2022-845 DC du 20 déc. 2022, paragr. 93.

(30): Cons. const., déc. n° 2016-742 DC du 22 déc. 2016, paragr. 73 et 74.

(31): Cons. const., déc. n° 2019-795 DC du 20 déc. 2019, paragr. 73.

(32): Cons. const., déc. n° 2022-845 DC du 20 déc. 2022, paragr. 80, 85 et 86.

(33): Cons. const., déc. n° 2017-756 DC du 21 déc. 2017, paragr. 79.

(34): CSS, art. L.O. 111-3, V, C, 4.

(35): Cons. const., déc. n° 2022-845 DC du 20 déc. 2022, paragr. 96 et 97.

(36): Cons. const., déc. n° 2010-616 DC du 10 nov. 2010

(37): Cons. const., déc. n° 2023-860 DC du 21 déc. 2023, paragr. 35.

(38): J.-Y., Nizet, « Contribution sociale généralisée : renouveau d'une taxation proportionnelle du revenu », RFFP, 1995, n° 51, p. 97.

(39): JO du 16 février 1993, p. 2545.

(40): Art. 1, L. n° 94-637 du 25 juill. 1994 relative à la sécurité sociale. 

(41): R. Pellet, « Régimes, branches et fonds de la sécurité sociale : essai de définition juridique et financière », RDSS, 1999, p. 19.

(42): Cons. const., déc. n° 96-379 DC du 16 juill. 1996.

(43): « L'exigence constitutionnelle qui s'attache à l'équilibre financier de la sécurité sociale n'impose pas que cet équilibre soit strictement réalisé pour chaque branche et pour chaque régime au cours de chaque exercice »,^ ^déc. n° 2001-453 DC du 18 déc. 2001.

(44): R. Pellet, « Le Conseil constitutionnel et l'équilibre financier de la sécurité sociale », Droit social, 1999, p. 27.

(45): R. Pellet, « L'équilibre financier de l'assurance maladie après la loi du 13 août 2004 », Droit social, 2004, p. 978.

(46): Cons. const., déc. n° 2023-860 DC du 21 déc. 2023, paragr.14.

(47): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 11.

(48): X. Prétot, « Le Conseil constitutionnel et la réforme des retraites. Ou la prééminence de l'État de finances sur l'État législateur... », RDSS, juill-août 2023, p. 591-605.

(49): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 7.

(50): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 8.

(51): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 9 et 10.

(52): Discours de L. Fabius, Président du Conseil constitutionnel, Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République, Palais de l'Élysée, 8 janv. 2024.

(53): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 89.

(54): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 107 à 110.

(55): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 76 à 80.

(56): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 81 à 84.

(57): « Leur utilisation cumulée n'avait pas eu pour effet de rendre inconstitutionnel l'ensemble de la procédure ayant conduit à l'adoption de la loi » : Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avr. 2023, paragr. 70.

Citer cet article

Aurélie DORT ; Anne-Claire DUFOUR. « Le perfectionnement du contrôle de constitutionnalité du contenu des lois de financement de la sécurité sociale », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-perfectionnement-du-controle-de-constitutionnalite-du-contenu-des-lois-de-financement-de-la

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