Titre VII
Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024
Le juge constitutionnel peut-il être le gardien de la situation financière de l’État en Belgique ?
La Cour constitutionnelle s'est reconnue dès 1996 compétente pour connaître du contrôle de constitutionnalité d'une norme législative budgétaire malgré son caractère purement formel. Eu égard à l'absence de normes constitutionnelles et à la limitation de la compétence de la Cour, la jurisprudence constitutionnelle en matière budgétaire est pauvre en-dehors du contentieux de la répartition des compétences induit par le caractère fédéral de l'État. L'effectivité du contrôle de constitutionnalité en la matière doit s'apprécier au regard de deux éléments : d'une part, les objectifs poursuivis et les moyens mis en œuvre pour les atteindre ; d'autre part, le caractère annuel du budget et les délais de procédure devant la Cour. C'est donc plutôt par le biais du contrôle des normes matérielles que le juge constitutionnel belge joue un rôle en matière de finances publiques. Dans ce cas, le contrôle peut être qualifié de classique (recherche de l'objectif, pertinence et proportionnalité) sous réserve de la reconnaissance d'un large pouvoir d'appréciation dans le chef du législateur. La Cour est toutefois attentive aux conséquences, y compris financières, de ses arrêts et, le cas échéant, ordonne un maintien des effets de la norme annulée ou invalidée si ce maintien est nécessaire à la sauvegarde des finances publiques.
Il nous faut commencer par une mise au point importante : la présente contribution est étrangère au contrôle de la Cour constitutionnelle sur l'exercice par le législateur de son pouvoir fiscal. Elle porte exclusivement sur le contrôle que la Cour exerce à l'égard du législateur lorsqu'il prévoit des dépenses et, à cet effet, adopte le budget et autorise le Gouvernement à effectuer des dépenses publiques.
Une seconde précision nous paraît devoir être émise : la Cour constitutionnelle belge n'est pas compétente en règle pour contrôler le processus d'élaboration des normes législatives. Elle n'intervient donc pas pour vérifier le respect des formalités préalables à l'adoption d'une telle norme, que celles-ci soient substantielles ou non. Elles sont pourtant nombreuses dans le droit des finances publiques.
I. Le cadre constitutionnel
La Constitution belge ne contient aucune « nbsp ; règle d'or », soit une disposition imposant expressément un équilibre budgétaire. Elle comprend des normes générales relatives aux finances publiques qui figurent dans le Titre V de la Constitution, intitulé : « Des finances ». Ce titre est formé des articles 170 à 181 qui contiennent surtout des règles de procédure sans préjudice de quelques règles de fond. Dans le prolongement de ces textes constitutionnels, de nombreuses normes législatives et règlementaires ont été adoptées.
En matière de dépenses publiques, l'article constitutionnel de base est l'article 174.
En vertu de l'alinéa 1er de cet article 174, la Chambre des représentants, à l'exclusion du Sénat, adopte chaque année le budget général des dépenses qui prévoit les crédits et autorise les dépenses par département et par programme. La Constitution consacre donc le principe de l'annualité budgétaire. Le principe de l'universalité du budget est prévu par l'article 174, alinéa 2, qui dispose que « toutes les recettes et dépenses de l'État doivent être portées au budget et dans les comptes », et ce afin d'en garantir la transparence et de permettre un contrôle parlementaire effectif.
Précisons encore que l'exécution du budget échappe à la compétence de la Cour constitutionnelle et relève de la Chambre des Représentants, à l'instar du contrôle de toute l'action gouvernementale, ainsi que de la Cour des comptes, chargée de l'examen et de la liquidation des comptes de l'administration générale et de tous les comptables manipulant de l'argent public. Les actes du pouvoir exécutif qui constituent des mesures d'exécution du budget peuvent par ailleurs faire l'objet du contrôle exercé par les cours et tribunaux de l'Ordre judiciaire et par le Conseil d'État.
Alors quel peut être le rôle de la Cour constitutionnelle en cette matière ?
Rappelons tout d'abord que le contrôle de constitutionnalité des normes de valeur législative est exercé en Belgique par la Cour constitutionnelle(1). Plus précisément, la Cour constitutionnelle est chargée de contrôler la compatibilité des lois fédérales et des décrets et ordonnances émanant des législateurs fédérés avec, d'une part, l'ensemble des droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, les normes dites « répartitrices de compétences », autrement dit, les normes constitutionnelles et législatives qui délimitent les compétences, en termes matériel et territorial, de l'autorité fédérale, des communautés et des régions et de chacun de leurs législateurs.
J'aborderai successivement la compétence de la Cour, l'étendue de son contrôle et les conséquences de son contrôle.
II. La compétence de la Cour
Il faut partir de la distinction très classique qui caractérise une dépense publique. Celle-ci ne peut avoir lieu si, d'une part, elle ne dispose d'un fondement juridique pérenne et si, d'autre part, elle n'est pas prévue au budget annuel. La loi conférant un fondement juridique aux dépenses(2) est une loi qui a un contenu normatif. En revanche, la loi de budget n'est pas un acte normatif, ce n'est pas une loi au sens matériel du terme car elle ne crée ni droits ni obligations(3).
La compétence de la Cour constitutionnelle à l'égard des normes conférant un fondement juridique pérenne aux dépenses ne prête pas à discussion. En revanche, s'agissant des lois, décrets et ordonnances établissant les budgets, qui n'ont pas de contenu matériel, il n'était pas évident, a priori, que la Cour fut compétente pour en connaître.
La Cour affirme sa compétence pour connaître du contrôle de constitutionnalité d'une loi (en l'espèce, il s'agissait d'un décret) budgétaire dès 1996(4). La Cour observe d'emblée que les textes de la Constitution et de la loi organique qui la concernent lui attribuent la compétence de contrôler la constitutionnalité des lois, décrets et ordonnances sans aucune distinction, de sorte que les normes de valeur législative à caractère purement formel n'échappent pas à son contrôle. La Cour écarte donc l'exception tirée de ce que la disposition d'un décret budgétaire serait un acte législatif de nature spéciale qui n'accorde qu'une habilitation au pouvoir exécutif, de sorte qu'il faudrait attendre l'intervention de ce dernier pour pouvoir en apprécier la constitutionnalité. La Cour juge qu'une telle norme législative est une norme par laquelle une assemblée législative démocratiquement élue, seule compétente à cet effet, fixe le montant maximum pouvant être dépensé pour chaque article budgétaire et autorise l'organe exécutif à réaliser ces dépenses. Elle estime qu'en accordant semblable autorisation, l'assemblée législative concernée pourrait violer les normes supérieures dont elle assure le respect, ce qui justifie donc son contrôle.
La compétence de la Cour pour connaître des lois de budget peut aussi être expliquée par la circonstance qu'il est rare qu'une loi, un décret ou une ordonnance budgétaire soit exclusivement formel. Ces actes législatifs comportent généralement aussi des dispositions qui ont bien un caractère normatif, les célèbres « cavaliers budgétaires », qui contribuent à donner un caractère hybride aux lois annuelles ayant pour objet principal l'adoption du budget. Pour certains auteurs(5), c'est ce caractère hybride qui justifie que la Cour exerce son contrôle à l'égard des lois budgétaires. Ces auteurs observent toutefois que la compétence de la Cour ne se limite pas aux dispositions matérielles, mais s'exerce aussi sur les dispositions purement formelles, alors que, tant que l'acte juridique qui constitue le fondement matériel de la dépense mise en cause n'est pas adopté, l'inconstitutionnalité de la dépense n'est que purement prévisionnelle et hypothétique. Le contrôle de constitutionnalité devrait donc, plus logiquement, porter sur la loi ou l'acte constituant le fondement matériel de la dépense, et non sur la disposition budgétaire, purement formelle.
Enfin, si l'on se rappelle que la Cour constitutionnelle de Belgique trouve son origine dans la fédéralisation de l'État, l'on comprend qu'une justification supplémentaire à la compétence de la Cour pour contrôler les lois, décrets et ordonnances budgétaires est à rechercher dans sa volonté de contrôler le respect des règles répartitrices de compétences entre les différents législateurs, fédéral et fédérés, belges. Le fédéralisme financier belge est en effet caractérisé par le principe suivant lequel les entités fédérale et fédérées ne peuvent effectuer des dépenses que dans les matières pour lesquelles elles ont une compétence matérielle. Sur la base de ce principe peuvent être contestés des lois ou décrets budgétaires, lorsque ceux-ci excèdent les compétences de l'entité concernée ou révèlent l'intention du législateur concerné d'intervenir financièrement dans un domaine pour lequel il n'est pas compétent. Ce fut le cas, par exemple, lorsque la Cour a annulé un programme d'un crédit figurant dans un décret budgétaire de la Communauté française intitulé « Aide aux associations francophones des communes à statut linguistique spécial », jugeant que la Communauté française avait outrepassé sa compétence territoriale en prétendant protéger les francophones dans une région linguistique différente de sa région, à savoir dans la région de langue flamande(6).
III. L'étendue et l'effectivité du contrôle de la Cour
A. Sur les lois budgétaires
La plupart des normes constitutionnelles en matière de finances publiques échappent au contrôle de la Cour, celle-ci n'étant compétente qu'à l'égard des articles 170 et 172 de la Constitution qui consacrent les principes de la légalité et d'égalité en matière fiscale qui sont hors de notre propos. La jurisprudence constitutionnelle en matière budgétaire est donc pauvre.
Le contentieux de la répartition des compétences dans un État fédéral est le terrain le plus intéressant pour le contrôle des dispositions purement budgétaires(7). Même s'il n'est, théoriquement, pas impossible qu'un législateur viole un droit fondamental en adoptant une ligne du budget, la jurisprudence de la Cour n'en offre pas d'exemple. Par contre, il est envisageable qu'un législateur, prévoyant un montant pour tel ou tel poste, enfreigne les limites de sa compétence. Pour autant, il faut reconnaître que les espèces dans lesquelles la Cour a eu à connaître de dispositions purement budgétaires ne sont pas nombreuses et que ce n'est pas via ce biais que la Cour contribue le plus à la sauvegarde des finances de l'État ou de ses composantes.
Il faut en effet tenir compte de deux éléments pour apprécier l'effectivité du contrôle de constitutionnalité en la matière.
Tout d'abord, lorsque la disposition budgétaire se limite à indiquer un montant en regard de la subdivision organique du service autorité à effectuer la dépense et la classification économique de celle-ci, la Cour n'est pas en mesure d'effectuer un contrôle utile, car elle n'est pas renseignée sur les objectifs poursuivis et sur les moyens mis en œuvre pour les atteindre. En revanche, lorsque le budget est ventilé en fonction d'objectifs poursuivis par les dépenses, un meilleur contrôle est possible. Du degré de précision des différents articles budgétaires dépend donc l'effectivité du contrôle de la Cour. Ceci est illustré par la suite de l'affaire que j'évoquais il y a un instant à propos de la Communauté française. Après l'annulation du crédit correspondant aux subventions qu'elle destinait aux associations francophones, la Communauté française, au cours des années ultérieures, a inscrit le même crédit sous un autre programme de son budget, formulé en termes plus généraux. La Cour a refusé de l'annuler par deux fois, en constatant qu'à défaut de détermination de son champ d'application, le programme devait cette fois être présumé conforme aux règles répartitrices de compétences(8). Il ne faut toutefois pas abuser de la bienveillance de la Cour. Dans un arrêt postérieur, le quatrième de cette saga, la Cour va affirmer que la présomption de conformité aux règles répartitrices de compétences n'est pas irréfragable. Elle va constater que des indices suffisants établissent l'intention du législateur de permettre l'utilisation du crédit en cause pour le subventionnement contesté et que dans ce cas, il y a lieu d'annuler le crédit litigieux(9).
Ensuite, en vertu du principe de l'annualité du budget, les dispositions budgétaires doivent être votées chaque année. Elles sont donc susceptibles d'être répétées et reproduites d'année en année. Cette circonstance n'empêche pas la Cour d'en connaître, le cas échéant, chaque année, à la faveur de recours répétés contre chaque nouvelle disposition(10). Toutefois, dès lors que le budget est annuel et que les délais de procédure ont pour conséquence que l'arrêt de la Cour intervient généralement au-delà d'un an après la publication de la disposition attaquée, l'effet de l'annulation d'une disposition budgétaire est souvent négligeable ou nul. L'argent a entretemps été dépensé et il ne revient pas dans les caisses qu'il a quittées. Il est vrai que l'arrêt de la Cour peut avoir une valeur d'avertissement pour le législateur fautif, mais rien ne l'empêche non plus de persister, en corrigeant à la marge son intitulé pour noyer le poisson. Pour la petite histoire, le budget de la Communauté française contient toujours un programme intitulé « Information, promotion, rayonnement de la langue et de la culture française et de la Communauté Wallonie-Bruxelles », comprenant des autorisations pour des subventions diverses, qui, depuis plus de vingt ans, n'est plus attaqué devant la Cour(11). Sans faire au législateur de la Communauté française un quelconque procès d'intention, je ne jurerais pas qu'une partie de ces subventions n'est pas destinée au soutien d'associations francophones installées hors de la région de langue française.
B. Sur les normes législatives non budgétaires
Les législations budgétaires ne sont cependant pas les seules qui ont une incidence sur les finances publiques. Il tombe sous le sens que toutes les normes législatives matérielles entraînant une augmentation ou une réduction de dépense ont un effet sur les finances publiques. Par conséquent, l'intervention de la Cour constitutionnelle par rapport à une telle norme peut, elle aussi, avoir une incidence directe sur les finances publiques.
Il n'y a pas d'exemple, à ma connaissance, dans lequel la Cour aurait sanctionné un législateur pour avoir porté atteinte à l'équilibre des finances dont il a la responsabilité en engageant des dépenses inconsidérées. Un requérant(12) a bien tenté, par le passé, de faire admettre qu'il avait intérêt à poursuivre l'annulation d'une loi relative à la participation de l'État belge dans une société anonyme et à l'octroi de la garantie de l'État aux instruments financiers émis par cette société en soutenant que les dispositions attaquées pouvaient impliquer de substantielles mesures d'austérité risquant d'affecter directement les citoyens. La Cour a rejeté cet argument en considérant que : « La seule évocation de l'impact budgétaire que pourrait avoir l'application de cette loi et des mesures d'austérité qui pourraient en être la conséquence pour toute la population résidant en Belgique ne suffit pas à démontrer un lien suffisamment individualisé entre la situation personnelle des parties requérantes et les dispositions qu'elles attaquent »(13).
En revanche, la Cour est très souvent appelée à contrôler des normes par lesquelles les législateurs tentent de réaliser des économies ou du moins de contenir les dépenses publiques.
Lorsqu'elle a à connaître de la compatibilité d'une disposition législative avec un droit ou avec une liberté fondamentale, la Cour recherche systématiquement la ratio legis de la norme attaquée ou en cause, la plupart du temps en se référant à l'exposé des motifs ou aux discussions parlementaires qui l'ont précédée. Dans de nombreux cas, l'objectif de la norme examinée est un objectif budgétaire, éventuellement combiné à un autre objectif, par exemple, de favoriser tel ou tel comportement ou, au contraire, de décourager un comportement(14). Si l'objectif budgétaire est, à l'évidence, toujours présent en ce qui concerne les lois fiscales, il est aussi très souvent invoqué au sujet des lois relatives à la sécurité sociale, le maintien de l'équilibre budgétaire de celle-ci étant en Belgique une préoccupation constante des gouvernants. Il peut aussi apparaître dans d'autres secteurs, tel l'enseignement(15), la politique de l'accès au territoire pour les étrangers(16), la fonction publique(17), les pensions(18), la politique de l'accès aux jeux de hasard(19), l'accès à l'aide juridique gratuite ou partiellement gratuite(20)... Le plus souvent, la Cour est amenée à confronter au principe d'égalité des différences de traitement établies par ces législations au détriment de la catégorie de personnes amenée à contribuer à l'effort budgétaire plus que d'autres catégories. Cet examen se fait toujours par rapport aux objectifs poursuivis et, notamment, par rapport à l'objectif budgétaire.
La Cour reconnaît généralement au législateur un large pouvoir d'appréciation en plusieurs domaines, particulièrement en matière socio-économique(21), en matière fiscale(22) et en matière sociale(23). Elle reconnaît aussi au législateur le droit de réorienter ses choix politiques en fonction de considérations budgétaires(24) et de modifier la charge qui pèse sur le budget de l'État lorsque la nécessité d'assainir les finances publiques l'exige ou lorsque le déficit de la sécurité sociale l'impose(25).
Au terme d'une étude sur le contrôle de constitutionnalité et le budget de l'État menée en 2020, le président Jean Spreutels et le référendaire Étienne Peremans concluaient « le contrôle de constitutionnalité en matière budgétaire ne diffère pas fondamentalement de celui qui est exercé en d'autres matières sous réserve, sans doute, de la reconnaissance du pouvoir d'appréciation du législateur, qui semble plus fréquemment soulignée dans le premier cas que dans le second »(26).
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, la Cour a eu à connaître à de nombreuses reprises de dispositions modifiant la législation relative aux retraites et ayant pour but de réduire les dépenses publiques en ce domaine qui est, comme chacun sait, à la fois crucial pour l'équilibre budgétaire de l'État et particulièrement sensible pour le citoyen. La Cour pose en principe qu' « Il appartient au législateur d'apprécier dans quelle mesure il est opportun d'adopter des dispositions ayant pour objet de réaliser des économies dans le domaine des pensions de retraite et de survie des travailleurs salariés », « dès lors que ces pensions sont partiellement financées par des fonds publics »(27). Il en va de même en ce qui concerne les pensions des agents de l'État(28), la Cour soulignant à l'occasion que « la poursuite du financement des pensions à long terme exige (...) des efforts de chacun »(29), ou encore qu'il peut être admis que « la viabilité du système des pensions impose l'adoption de mesures destinées à allonger la carrière des personnes actives sur le marché de l'emploi » et vise à « réduire ainsi la charge qui pèse sur le financement des pensions »(30). La Cour juge encore : « Du point de vue d'une réglementation cohérente, il peut être considéré comme souhaitable de soumettre toutes les catégories du personnel de la fonction publique à un relèvement de l'âge de la retraite ; de plus, il convient de prendre en considération que toute exception subsistante au relèvement de l'âge de la retraite et au nombre d'années de service requis porte non seulement préjudice à l'objectif poursuivi mais également à l'assise sociale nécessaire pour la réforme globale des retraites »(31).
Ceci étant, si la Cour admet largement que les législateurs belges poursuivent des objectifs budgétaires et qu'ils adoptent les dispositions propres à maintenir les finances publiques dans les clous, elle n'admet pas n'importe quelle mesure sous couvert de faire des économies ou de sauvegarder les finances de l'État. Il est requis en effet, au contentieux des droits et libertés, que la mesure mise en cause soit pertinente(32) pour atteindre le but poursuivi et qu'elle n'occasionne pas, dans le droit ou la liberté dont la violation est vantée, une ingérence disproportionnée(33) par rapport à l'objectif poursuivi ou à l'effet escompté.
On peut donc observer, dans la jurisprudence de la Cour, une tendance à accorder aux législateurs une large marge de manœuvre lorsqu'il est question de faire des économies, mais pas sans limite, la limite résidant, généralement, dans l'exigence du respect des droits fondamentaux.
Le principe d'égalité exige ainsi que le législateur n'établisse pas de différence de traitement entre catégories comparables de personnes, sans justification suffisante. Par exemple, il n'est pas justifié de priver les personnes qui, compte tenu de leur âge, se trouvent dans une situation particulièrement vulnérable pour trouver un emploi, d'une pension de survie jusqu'à l'âge de 55 ans alors qu'elles sont confrontées au veuvage et peuvent devoir assumer des charges financières qui étaient supportées par le revenu du conjoint avant qu'il ne décède, parce qu'elles risquent d'être plongées dans une situation de précarité qui n'est pas raisonnablement justifiée par rapport aux objectifs poursuivis(34). De même, s'il est admissible que les pouvoirs publics cherchent à réaliser des économies en remplaçant l'édition papier du Moniteur belge, le journal officiel, par une édition numérique, il n'est pas justifié, au regard du principe de proportionnalité, de ne pas prévoir un accès facilité aux textes publiés pour les catégories de personnes qui n'ont pas un accès facile aux outils numériques(35).
Parmi les droits et libertés dont le respect limite le pouvoir d'appréciation du législateur, le droit à la dignité humaine représente certainement la frontière à ne pas franchir lorsqu'il est question de restreindre les dépenses publiques.
L'article 23 de la Constitution belge proclame le droit de chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine et énonce que les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice. La jurisprudence considère généralement que ce texte constitutionnel ne garantit pas de droit directement opposable à l'État ou à ses composantes par les particuliers, mais elle en déduit une obligation de standstill, qui interdit aux législateurs de régresser de manière significative, sans justification raisonnable, dans la protection des droits économiques et sociaux. Or, il est évident qu'en période de crise, de récession ou d'austérité budgétaire, lorsqu'il faut trouver de l'argent quelque part, la tentation est grande pour les décideurs politiques d'aller diminuer les budgets alloués aux diverses allocations et programmes sociaux. S'il suffisait d'invoquer un objectif budgétaire pour justifier un recul qui s'avère significatif, l'obligation de standstill n'aurait évidemment que peu d'effectivité. Dans un arrêt concernant le refus de l'aide sociale opposé à certaines catégories d'étrangers autorisés à séjourner sur le territoire en vertu d'un permis de travail(36), mesure qui avait été justifiée par le législateur, notamment, par la nécessité de réaliser des économies dans ce secteur, la Cour a estimé que l'exclusion d'une catégorie abstraitement définie de personnes du droit à l'aide sociale n'était justifiée par aucun motif d'intérêt général, laissant entendre par là qu'un objectif purement budgétaire était insuffisant pour justifier le recul dans la protection de la dignité humaine.
En revanche, en matière de retraite, à nouveau, la Cour a considéré que, sans qu'il faille examiner si le relèvement général de l'âge des retraites était un recul significatif dans la protection du droit à la sécurité sociale, la réduction du « coût budgétaire des pensions et [la préservation de] la viabilité du système des pensions, mis sous pression en raison de différents facteurs tels que l'allongement de la durée de vie qui aboutit à un vieillissement global de la population et l'âge moyen trop peu élevé de sortie du marché du travail » constituaient des objectifs d'intérêt général suffisamment importants pour justifier les mesures critiquées(37).
Dans d'autres espèces, la Cour admet que des contraintes budgétaires puissent justifier la privation d'allocations ou d'aides pour certaines personnes qui en bénéficiaient auparavant, à la condition que les personnes qui ont réellement besoin du droit en question n'en soient pas privées. Ainsi en va-t-il de l'aide juridique, ce que l'on appelait encore il y a peu l'avocat pro deo(38). À l'occasion, la Cour attire l'attention du législateur sur le fait que la multiplication de mesures ayant pour effet d'alourdir le coût des procédures judiciaires pourrait mener à atteindre le droit d'accès au juge dans sa substance, ce qui serait inacceptable(39).
Enfin, impossible de passer sous silence l'incidence toujours plus prégnante en ce domaine, comme en tant d'autres, de la construction de l'Union européenne et des nombreuses injonctions qui l'accompagnent pour les États. Nul n'ignore en effet qu'avec le processus d'unification monétaire, la volonté d'encadrer les dépenses des États membres a suscité l'apparition des mécanismes de surveillance européens et autres Pactes et Traités relatifs à la stabilité, la croissance, la coordination et la gouvernance(40).
Face à ces exigences européennes, que peut faire le juge constitutionnel national ? Saisie de recours en annulation dirigés contre la loi d'assentiment au Traité sur la stabilité, la Cour les a rejetés pour défaut d'intérêt à agir dans le chef des requérants. Il est toutefois remarquable qu'à cette occasion, la Cour ait pris soin d'indiquer, ce qui était exceptionnel, que la Constitution « n'autorise en aucun cas qu'il soit porté une atteinte discriminatoire à l'identité nationale inhérente aux structures fondamentales, politiques et constitutionnelles ou aux valeurs fondamentales de la protection que la Constitution confère aux sujets de droit »(41).
IV. Les conséquences financières des arrêts de la Cour
La Cour est consciente de ce que son intervention peut entraîner des conséquences financières, parfois considérables. Elle y est attentive et mobilise, le cas échéant, la possibilité dont elle dispose de maintenir les effets de ses arrêts afin d'atténuer ces conséquences.
En principe, lorsqu'une norme est annulée par la Cour, elle disparaît de l'ordonnancement juridique ex tunc, de manière rétroactive. Une telle annulation est évidemment susceptible d'avoir des conséquences importantes, notamment lorsque la norme annulée a déjà produit des effets. La loi organique(42) prévoit dès lors que la Cour peut – elle n'y est jamais obligée – maintenir certains ou tous les effets produits par la norme dans le passé, ou même en partie à l'avenir. Même si la Cour utilise cette possibilité avec parcimonie, il arrive qu'elle ordonne le maintien des effets d'une norme annulée pour des motifs d'ordre financier, eu égard aux conséquences budgétaires qu'aurait la rétroactivité de l'annulation des dispositions inconstitutionnelles(43).
Conclusion
L'intervention de la Cour par rapport aux lois budgétaires pures, si elle est possible, n'a que peu d'effet sur les finances étatiques, ce n'est donc pas par ce biais que le juge constitutionnel pourrait jouer un rôle de premier plan quant à la sauvegarde des finances publiques. En revanche, l'intervention de la Cour par rapport aux lois matérielles, dans la mesure où celles-ci ont une incidence sur les finances de l'État, peut aussi avoir des conséquences pour ces mêmes finances. À cet égard, l'intervention de la Cour, si elle annule ou invalide une disposition, a généralement pour conséquence d'augmenter les dépenses plutôt que de faire faire des économies aux pouvoirs publics. C'est logique, puisque ce que les parties requérantes attendent généralement du juge constitutionnel lorsqu'elles prétendent devant lui qu'une norme législative viole un droit fondamental, c'est que l'arrêt à venir annule le dispositif supposé inconstitutionnel, et donc reconnaisse ou élargisse le bénéfice du droit en question. C'est singulièrement le cas en matière fiscale et en matière sociale : il est rare qu'une partie attaque une loi parce qu'elle est trop généreuse. En d'autres termes, les parties requérantes cherchent rarement à sauvegarder les finances de l'État ou le Trésor public, ce qui leur serait d'ailleurs difficile, la Cour n'admettant pas l'intérêt à agir tiré de l'impact financier de mesures de dépenses publiques sur la situation de tous les citoyens... Ce qui n'empêche pas la Cour d'être attentive aux conséquences, y compris financières, de ses arrêts d'annulation ou d'invalidation et à, le cas échéant, ordonner un maintien des effets de la norme annulée ou invalidée si ce maintien est nécessaire à la sauvegarde des finances publiques.
(1): Une mise au point linguistique s'impose : en Belgique, les « lois » adoptées par les législateurs fédérés (les communautés et les régions) sont appelées « décrets » ou « ordonnances ». Lorsque ci-après je parlerai de « nbsp ; décret budgétaire », il faut donc comprendre « loi budgétaire » et non « décret » au sens français du terme.
(2): Outre la loi, le fondement juridique de la dépense peut être fourni par un contrat ou un arrêté du pouvoir exécutif en matière de rémunération des fonctionnaires.
(3): L. Detroux, « Le contrôle des finances publiques par le juge constitutionnel », D. Renders et D. Piron (dir.), Le contrôle administratif et juridictionnel des finances publiques, Bruxelles, Larcier, 2022, p. 415.
(4): Arrêt n° 54/96 du 3 octobre 1996, B.1.1. à B.2.3.
(5): L. Detroux, op. cit., p. 419.
(6): Arrêt n° 54/96, 22/98, 50/99, 30/2000, 56/2000 et 145/2001.
(7): Outre l'exemple mentionné ci-dessus, voir les arrêts n° 184/2011 et 67/2012 concernant le financement des crèches communales bruxelloises et l'arrêt n° 113/2014 concernant le financement de formations et d'infrastructures sportives bruxelloises.
(8): Arrêts n° 22/98 et 50/99.
(9): Arrêt n° 56/2000.
(10): Arrêt n° 13/96.
(11): Le dernier arrêt de cette saga concerne les budgets 1998 et 1999 et a été rendu le 20 novembre 2001 (arrêt n° 145/2001). La Cour annule les allocations de base concernées, mais en précisant : « nbsp ;dans la mesure où ils sont destinés à des associations ayant pour objet de soutenir des francophones dans des communes à statut linguistique spécial situées dans la région de langue néerlandaise ».
(12): Ce qui suit vaut pour les requérants personnes privées. Il n'y a en revanche pas de raison d'écarter a priori l'hypothèse – distincte – d'un recours introduit par une entité, fédérale ou fédérée, contre un autre législateur, invoquant la violation du principe de loyauté fédérale au motif qu'une législation adoptée par une entité entraînerait des conséquences importantes sur le budget d'une autre entité. Voy. à ce sujet Ch. Behrendt et X. Miny, « La Cour constitutionnelle belge face aux enjeux budgétaires », Rev. dr. ULg, 2018, p. 27.
(13): Arrêt n° 33/2012. Voy. aussi l'arrêt n° 62/2016, qui n'admet pas l'intérêt à agir tiré de l'effet d'austérité engendré par les dispositions attaquées : « Les mesures d'austérité qui pourraient être prises par suite des engagements précités ne suffisent pas pour démontrer un lien suffisamment individualisé entre la situation personnelle des parties requérantes et les dispositions qu'elles contestent ».
(14): Les exemples sont innombrables. Voy. notamment, pour un objectif de protection de l'environnement, arrêts n° 53/2008 et 48/2019 ; pour un objectif d'amélioration de la qualité de l'enseignement, arrêt n° 58/96 ; pour un objectif de facilitation de certains contentieux, arrêt n° 58/2019 ; pour un objectif de soutien au droit au logement, arrêt n° 51/2015.
(15): Arrêt n° 58/96.
(16): Arrêt n° 131/2015.
(17): Arrêt n° 126/2008.
(18): Entre autres, arrêt n° 155/2021, n° 113/2020 et n° 13/2020.
(19): Arrêt n° 36/2021.
(20): Arrêt n° 22/2020.
(21): Arrêt n° 62/2016.
(22): Parmi d'autres, arrêts n° 165/2014,n° 140/2019 et n° 64/2022.
(23): Parmi d'autres, arrêt n° 108/2021, en matière de pensions.
(24): Arrêts n° 46/96, 29/2005, 166/2008, 73/2012 et 148/2019.
(25): Arrêt n° 1/95.
(26): J. Spreutels et É. Peremans, « Le budget de l'État dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Belgique », in R. Leysen e.a., (éds), Semper Perseverans – Liber amicorum André Alen, Anvers, Intersentia, 2020, p. 527.
(27): Arrêt n° 1/95. Voir aussi l'arrêt n° 135/2017.
(28): Arrêts n° 2/2013, n° 78/2014, n° 90/2014, n° 103/2014, n° 46/2015. Voir aussi l'arrêt n° 135/2017.
(29): Arrêt n° 103/2014, B.7.4.
(30): Arrêt n° 135/2017, B.22.1.
(31): Arrêts n° 78/2014, B.7.3, n° 103/2014, B.B.7.3.
(32): Voy. à ce sujet, notamment, les arrêts n° 198/2005, 96/2006, 93/2007, 32/2009.
(33): Voy. à ce sujet, notamment, les arrêts n° 80/99, 106/2004, 194/2005, 43/2013 et 131/2015.
(34): Arrêt n° 135/2017, B.58.
(35): Arrêt n° 106/2004.
(36): Arrêt n° 133/2015.
(37): Arrêt n° 135/2017, B.20.
(38): Arrêt n° 78/2018.
(39): Arrêt n° 27/2017, B.18.
(40): Ch. Behrendt et X. Miny, op. cit., pp. 17-18.
(41): Arrêt n° 62/2016, B.8.7. Voy. aussi l'arrêt n° 127/2021.
(42): Article 8, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle. L'article 28 prévoit la même chose en ce qui concerne les normes déclarées inconstitutionnelles au contentieux préjudiciel.
(43): Arrêts n° 54/2008, 85/2013, 13/2014, 60/2014, 113/2014 et 105/2015.
Citer cet article
Pierre NIHOUL. « Le juge constitutionnel peut-il être le gardien de la situation financière de l’État en Belgique ? », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-juge-constitutionnel-peut-il-etre-le-gardien-de-la-situation-financiere-de-l-etat-en-belgique
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