Titre VII

N° 10 - avril 2023

Le droit peut-il encore protéger le secret ?

Résumé

Le secret est une pratique qui a toujours eu maille à partir avec le droit, d'autant que les exigences de transparence ou de publicité sont de plus en plus importantes dans notre société. Entre des obligations de secret et les différents droits d'information que tout Etat produit, existe une tension dialectique. On le constate dans de nombreux domaines (qu'il s'agisse notamment des secrets professionnels ou de celui des sources des journalistes), Mais la numérisation bouscule également les périmètres de confidentialité que la loi cherche à préserver, comme le montre les difficultés de protection des secrets de la vie privée à l'heure de la révolution numérique. Pour autant, il ne faut pas renoncer à préserver des espaces de secret protégés par la loi. On peut constater qu'il est possible et nécessaire de les redéfinir à condition d'en faire apparaître la légitimité et de les accompagner d'un encadrement suffisamment efficace pour en limiter les éventuels usages abusifs. Comme tout secret constitue une restriction de l'un de nos droits les plus fondamentaux, celui de s'exprimer et de communiquer, il est salutaire que le droit ne protège pas inconditionnellement les secrets mais qu'il ne les préserve que lorsque cela paraît légitime et proportionné.

Le secret, entendu comme la faculté ou la nécessité pour une personne de ne pas révéler des informations dont elle est dépositaire, est une pratique qui a toujours eu maille à partir avec le droit, lequel favorise ou impose au contraire de véritables « devoirs d'information ». On en connaît de nombreux exemples que ce soit en matière de négociation précontractuelle(1) ou dans d'autres domaines comme le droit des sociétés cotées, le droit administratif (qui impose la communicabilité des documents administratifs et l'accès aux données publiques), la propriété intellectuelle (avec notamment la nécessaire publication des brevets) ou encore en matière de droit de l'environnement (dont l'une des bases est le droit d'accès à l'information environnementale(2)).

Mais le droit a par ailleurs reconnu progressivement la légitimité de certaines pratiques de confidentialité héritées soit du droit canon (pour ce qui concerne le secret de la confession à partir du 4e concile de Latran en 1215(3)) soit des traditions politiques féodales puis absolutistes(4). Dans le monde corporatisé de l'Ancien Régime, ce sont aussi quelques secrets liés à des professions de confiance (comme celles de médecin et d'avocat) qui furent d'abord consacrés par la coutume avant qu'au XIXe siècle soit reconnue juridiquement la notion transversale du secret professionnel(5) et qu'au XXe siècle s'établisse celle du secret de la Défense nationale(6).

Dès lors, entre ces obligations de secret et les différents droits ou devoirs d'information que tout État produit, existe une tension dialectique permanente. Car si la logique de la concurrence repose principalement sur la transparence du marché, elle admet parallèlement que chaque entreprise puisse préserver la confidentialité de ses secrets d'affaires, tandis que la démocratie postule la délibération et la publicité de l'action publique, nonobstant la tendance naturelle de toute institution administrative à s'entourer d'un voile de secret pour s'assurer un pouvoir implicite.

Le droit ne peut donc se contenter de protéger les secrets, car à chaque secret protégé par la loi s'opposent naturellement des forces antagonistes qui trouvent souvent leur origine dans des libertés fondamentales constitutionnellement et conventionnellement reconnues. Cette nature conflictuelle du droit des secrets est encore accentuée par les effets déstabilisants de la révolution numérique sur toutes les formes d'appropriation et de réservation de l'information. Mais des secrets strictement délimités et dont l'exercice est fortement encadré peuvent retrouver une efficacité et une légitimité qu'il appartient en premier lieu aux juges constitutionnels et internationaux de consacrer.

I) Des secrets juridiquement contrariés et technologiquement bousculés

Si de nombreux secrets protégés sont juridiquement contrariés par l'invocation d'objectifs divergents touchant à l'ordre public ou à la transparence, il faut également souligner que le développement des technologies numériques bouscule fortement ces secrets et déplace les enjeux liés à leur protection.

1.1.) Des secrets structurellement en conflit avec d'autres normes juridiques

Un premier exemple des conflits récurrents que suscite toute institution d'un secret concerne la manière dont le secret professionnel des principales professions libérales réglementées est à la fois proclamé et limité en permanence par l'opposition de normes concurrentes qui en réduisent l'effectivité. On s'en tiendra ici au cas des avocats, mais les « vicissitudes du secret professionnel » (pour reprendre la formule utilisée dans un de ses rapports publics par le Conseil d'État) affectent la plupart des professions de confiance, comme en particulier celle de médecin(7).

Le secret professionnel de l'avocat est quant à lui l'un des piliers essentiels des droits de la défense, cette garantie fondamentale de l'État de droit constituant une liberté fondamentale protégée notamment par l'article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ces droits de la défense sont aussi depuis 1976 un principe constitutionnel français trouvant sa source dans les lois de la République(8) puis dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen(9).

Mais malgré l'affirmation du président Debré selon laquelle se serait développé « un véritable droit constitutionnel de l'avocat »(10), on ne trouve pas dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel une protection effective du secret professionnel de l'avocat, alors même que le législateur a voulu à plusieurs reprises le renforcer et que cette tendance bute de manière récurrente sur une jurisprudence restrictive de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

On se rappelle que pour sortir du non-dit législatif, la loi de 1990 instaurant la nouvelle profession d'avocat créa un article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 affirmant que les consultations et les correspondances des avocats avec leurs clients « sont couvertes par le secret professionnel ». Ce texte fut plusieurs fois remanié pour parvenir depuis 2004 à une énumération plus vaste de toutes les pièces des dossiers de l'avocat couvertes par son secret professionnel ainsi qu'à l'indication importante que cette protection du dossier s'applique bien « en toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense »(11).

Mais cette affirmation répétée du secret de l'avocat cache mal le fait qu'en sens contraire s'est toujours manifestée une tendance à en limiter la portée(12) que l'on retrouve largement dans les arrêts de la Chambre criminelle, laquelle veut cantonner le secret professionnel de l'avocat pour pouvoir rechercher dans ses dossiers et ses consultations la preuve des manœuvres illicites de ses clients, voire de sa complicité active avec eux.

Cela est particulièrement visible s'agissant des perquisitions dans les cabinets. Malgré le renforcement de la loi, ses magistrats ont encore jugé en 2016 que « nbsp ;si aux termes de l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971, les pièces échangées entre l'avocat et son client sont couvertes par le secret professionnel, aucune disposition légale ou conventionnelle ne fait obstacle à ce que l'officier de police judiciaire, le procureur de la République ou le juge d'instruction, dans l'exercice des pouvoirs qui leur sont reconnus par les articles 56 à 56-4, 76 et 96 du Code de procédure pénale, procèdent à la saisie de telles pièces utiles à la manifestation de la vérité lorsque leur contenu est étranger à l'exercice des droits de la défense ou lorsqu'elles sont de nature à établir la preuve de la participation de l'avocat à une infraction »(13). Une telle position revient à ne reconnaître l'opposabilité du secret professionnel de l'avocat qu'en matière de défense devant les tribunaux, et non s'agissant de ses activités de conseil ou d'assistance juridique à ses clients. Elle est par ailleurs contraire à la position de la Chambre commerciale s'agissant du cas très proche des investigations des agents du fisc(14).

En dehors des seules professions réglementées, un autre secret rencontre régulièrement d'importantes résistances malgré l'affirmation législative de sa protection : le secret des sources des journalistes.

C'est la loi du 4 janvier 1993 réformant la procédure pénale qui a, pour la première fois, esquissé une préservation légale du secret des sources en reconnaissant que « tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l'origine »(15). Mais c'est en 2010 qu'il a été renforcé par une nouvelle rédaction de l'article 2 de la loi de 1991 sur la liberté de la presse, qui affirme désormais explicitement que « le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public ».

Mais son deuxième alinéa nuance l'affirmation en permettant de porter atteinte à ce secret dans le seul cas où « nbsp ;un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ». Le droit français reprend ainsi à son compte les principes de l'arrêt Goodwin de la CEDH qui - tout en reconnaissant que « la protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse » et relève de la liberté d'expression - estime qu'il peut y être dérogé pour des motifs d'intérêt public(16).

Dans la lignée de cette appréciation limitative, le Conseil constitutionnel n'a pas hésité à affirmer en 2016 que « pour autant, aucune disposition constitutionnelle ne consacre spécifiquement un droit au secret des sources des journalistes »(17). Il a en conséquence censuré plusieurs articles de la loi du 14 novembre 2016 sur les médias qui renforçaient la protection des sources, en instituant notamment une immunité pénale qui aurait protégé l'ensemble des personnels des rédactions contre d'éventuelles poursuites pour recel d'informations protégées (que ce soit par le secret professionnel, celui des correspondances ou encore par le secret de l'instruction(18)).

Plus récemment, le même juge constitutionnel n'a pas censuré des dispositions du Code de procédure pénale qui - bien qu'interdisant l'utilisation en procédure d'éléments protégés par le secret des sources - ne permettent pas à un journaliste de demander l'annulation d'un acte d'investigation portant atteinte au secret de ses sources(19).

1.2.) Les secrets de la vie privée remis en cause par la numérisation

Si de nombreux secrets professionnels ou liés à des activités sensibles (comme le secret de la Défense nationale) se retrouvent en contradiction avec les exigences de transparence et de publicité, voire face à des « conflits de secret »(20), d'autres aspirations à la confidentialité rencontrent - malgré une protection juridique renforcée - un obstacle autrement plus puissant, celui de la numérisation et de ses effets. C'est particulièrement le cas des secrets de la vie privée.

On ne retracera pas ici l'histoire de ce que l'on a parfois dénommé « l'invention de la vie privée » qui serait une réplique au développement des prérogatives et des moyens des États modernes(21). En 1996, le Conseil d'État pouvait effectivement opposer la transparence accrue demandée aux autorités publiques au besoin de renforcer les secrets privés : « l'enjeu est donc bien d'assurer plus de transparence à ce qui est longtemps resté secret, plus de secret à ce que les pouvoirs ont durablement souhaité et souvent réussi à scruter : la vie privée »(22).

Deux textes marquèrent la légalisation de la protection de la vie privée : la loi du 17 juillet 1970 (qui affirma que « chacun a droit au respect de sa vie privée »(23)) et celle du 6 janvier 1978 sur l'informatique, les fichiers et les libertés, qui s'affronta d'emblée aux risques induits par l'informatisation(24).

À partir de ces sources, le dispositif déployé pour assurer la protection effective des secrets de la vie privée fut très complet : un principe général de droit civil pouvant être mis en œuvre tant au fond qu'en référé, un encadrement administratif du commerce des équipements intrusifs (dispositifs de captation audio ou vidéo)(25), des obligations portant sur la collecte et le traitement des données personnelles, une autorité indépendante chargée du contrôle et des dispositions pénales réprimant les atteintes à la vie privée des tiers(26) ou la constitution de fichiers ne respectant pas les contraintes légales(27). Cet ensemble fut ensuite complété en 1991 par l'extension du secret des correspondances postales à celui des télécommunications(28).

Mais tout ceci n'a pas empêché que la protection des secrets de la vie privée soit affectée par les nouvelles capacités des applications numériques, mais aussi par le comportement assez ambivalent des utilisateurs de ces mêmes outils.

Le basculement technologique a été la généralisation de l'interconnexion numérique - via l'Internet - des ordinateurs et des téléphones mobiles, à partir du milieu des années 90. La première génération des textes sur les données personnelles était en effet adaptée à une situation où les personnes transmettaient plus ou moins volontairement les données les concernant à leurs interlocuteurs publics ou privés, lesquels avaient l'obligation de les informer de la conservation de leurs données et de leur réserver un droit d'accès, voire de modification ou d'opposition. A contrario, l'essentiel de la collecte de données personnelles s'effectue désormais à l'insu de la personne concernée à chaque fois qu'elle se connecte à une application en ligne. Mieux encore, l'internaute ignore non seulement la nature des données récoltées, mais aussi l'identité précise du, ou des prestataires numériques qui vont les stocker et les exploiter.

Mais cette mutation ne se limite pas seulement à l'amont du traitement (c'est-à-dire au recueil et au stockage), mais touche aussi les capacités d'exploitation. Les technologies dites de « big data », s'appuyant notamment sur les algorithmes d'intelligence artificielle, augmentent tous les jours leurs capacités de fusion de données, de croisement et de sélection, à tel point qu'elles peuvent parfois extraire des informations confidentielles et personnalisées du retraitement de données primaires apparemment anonymes.

Face à ce constat de la poussée irrésistible de la technologie et de son impact sur la capacité de réguler les données personnelles en ligne, on pourrait penser que le droit se retrouve démuni, et ce d'autant que la plupart des utilisateurs des systèmes numériques rechignent à appliquer des mesures de sécurisation préventive de leurs données, voire partagent largement des informations de leur vie privée notamment sur les médias en ligne (ce que l'on dénomme parfois comme le Privacy paradox).

Faut-il pour autant se préparer à « la fin de la vie privée »(29) ou au moins constater l'impuissance du droit à la protéger efficacement ? Sans doute pas, comme le montre le nouveau Règlement général de protection des données (RGPD). Faute de pouvoir agir directement sur les conditions de collecte massive des données, le nouveau règlement européen impose à toutes les entités traitant des données à caractère personnel de se conformer à un ensemble d'exigences dont les autorités nationales de contrôle tout comme les juridictions de droit commun assurent l'éventuelle sanction (dans une logique de responsabilisation des acteurs et de « compliance »). Parallèlement, les deux récents règlements, dénommés respectivement le Digital Services Act (DSA)(30) et le Digital Market Act (DMA)(31) vont renforcer les contraintes sur les grandes plateformes numériques pour les inciter à participer aux efforts de régulation des services en ligne, et notamment en ce qui concerne le respect des données personnelles.

Mais si ces efforts témoignent de la vitalité du droit européen du numérique, il n'est pas interdit de penser que l'approche traditionnelle de la protection des données personnelles, considérée comme celle d'un secret dont chaque personne aurait seule la maîtrise, pourrait évoluer vers un mécanisme qui se préoccuperait plus d'encadrer l'échange et l'exploitation des données privées que de préserver un secret qui n'existe plus, en réalité, dans l'univers numérique. Sans entrer ici dans ce débat, on peut noter les propos de Dominique Boullier expliquant que « nbsp ;dire qu'il faut protéger les données personnelles sous-entend créer une bulle, ce qui est contraire à la notion de transaction, de relation » et qui va jusqu'à affirmer que « les définitions des données personnelles et de la vie privée sont, quant à elles, des fictions inopérantes »(32). Dans la même logique critique et vu d'outre-Atlantique, Pierre Trudel écrivait déjà en 2006 que « ce n'est plus tant contre les risques de surveillance qu'il faut diriger le cadre juridique de la protection des données personnelles, mais plutôt vers l'utilisation adéquate et balisée de l'information relative aux personnes dans un monde où cette information circule de plus en plus ». Il a critiqué aussi la conception extensive des données à caractère personnel, car « toutes les informations sur une personne ne relèvent pas uniquement de sa vie privée »(33).

En d'autres termes, il serait peut-être réaliste (et plus efficace) de renoncer à considérer les données à caractère personnel comme des secrets de l'individu à protéger contre la transparence forcée par le numérique. En lieu et place d'une protection ex ante des données personnelles censée leur apporter une garantie de confidentialité, on réglementerait plutôt certaines modalités de collecte, on prohiberait certains types de traitement discriminatoire et on encadrerait les conditions contractuelles portant sur la circulation de ces données. Cette renonciation au paradigme du secret privé aurait aussi l'avantage d'évacuer définitivement le phantasme récurrent de la « patrimonialisation des données » tout en favorisant à terme l'apparition d'un droit transversal portant sur toutes les données - personnelles ou non - comme l'Union européenne commence à l'envisager(34).

Souvent en conflit avec d'autres normes juridiques ou bousculés par les capacités intrusives et déductives des systèmes numériques, les secrets protégés peuvent paraître des instruments juridiques contestés, et par là même peu efficaces, dans une société largement fondée sur la circulation et le traitement de l'information.

Pourtant, des exemples récents montrent qu'il est possible et nécessaire d'instituer ou de redéfinir des périmètres de confidentialité, à la double condition d'en faire apparaître la légitimité et de les accompagner d'un encadrement suffisamment efficace pour en limiter les éventuels usages abusifs.

II) Des secrets redéfinis et mieux encadrés

On évoquera ici deux secrets ayant vu récemment leur cadre juridique évoluer, l'un appartenant à la sphère privée et l'autre relevant intrinsèquement de la puissance publique.

2.1.) La nouvelle protection du secret des affaires

Le secret des affaires a été longtemps l'arlésienne du droit français. À la différence de nombreux autres États qui avaient un mécanisme de protection des informations confidentielles des entreprises, notre droit ne connaissait que quelques substituts bien imparfaits : une protection pénale très réduite des « secrets de fabrique », une mention d'un « secret en matière commerciale et industrielle » comme obstacle à la communicabilité des documents administratifs(35) ou encore une jurisprudence civile peu fournie sanctionnant parfois le détournement des informations d'un concurrent sur le fondement de la responsabilité civile pour concurrence déloyale.

Après de nombreuses tentatives infructueuses pour imaginer un dispositif national de protection civile ou pénale de ces secrets économiques(36), c'est finalement la directive du 8 juin 2016(37) qui imposa à tous les États membres d'harmoniser leurs modes de protection du secret des affaires, ce à quoi le législateur français se conforma rapidement avec l'adoption de sa loi du 30 juillet 2018 introduisant ce nouveau secret protégé par des dispositions du Code de commerce(38).

Ce secret des affaires récemment institué nous apparaît comme un exemple de la nouvelle génération des secrets qui se caractérise notamment par le dispositif juridique assez complet qui les accompagne et qui définit et limite les conditions de leur mise en œuvre.

On note d'abord une définition assez détaillée qui ne rentre pas dans le détail du contenu des informations secrètes protégées, mais qui se fonde sur des éléments assez objectifs : le caractère confidentiel de l'information, la valeur commerciale liée à cette confidentialité ainsi que la mise en œuvre de « mesures de protection raisonnables » pour en conserver le secret(39). À ce début de définition, s'ajoute par ailleurs celle non exclusive, qu'en donne aujourd'hui le nouvel article L. 311-6 précité du Code des relations entre le public et l'administration, selon lequel le secret des affaires « comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles »(40).

Cet effort de définition (pour perfectible qu'il soit) est en lui-même un premier rempart contre d'éventuelles utilisations injustifiées dudit secret, rompant avec la manière dont était conçu dans le passé le secret professionnel et même avec celle avec laquelle le secret de défense reste encore trop succinctement défini pour pouvoir faire l'objet d'une appréciation effective de la part des juges.

Le texte de 2018 et la directive qu'il transpose ont ensuite volontairement identifié les différents motifs qui restreignent la protection accordée en principe aux secrets des affaires. C'est ainsi notamment que ce secret n'est pas opposable aux enquêtes des entités juridictionnelles ou administratives de contrôle(41). Sa divulgation ne peut être sanctionnée dès lors qu'il s'agit d'exercer « le droit à la liberté d'expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d'information », de faire œuvre de lanceur d'alerte ou de protéger un intérêt légitime reconnu par la loi(42). Enfin, les craintes pouvant porter sur l'abus de cette qualification afin de porter atteinte aux droits des salariés, ont été prises en compte puisqu'un article entier autorise la divulgation du secret afin de permettre la mise en œuvre du « droit à l'information et à la consultation des salariés ou de leurs représentants » ainsi que l'exercice légitime des représentants du personnel(43).

Nonobstant le fait que les différentes dispositions précitées organisent l'équilibre des différents intérêts généraux concernés, il faut aussi relever que le texte prévoit lui-même les mécanismes permettant de limiter les usages potentiellement abusifs de ce nouveau secret. Ainsi il appartient au juge auprès duquel on sollicite la protection du secret des affaires de vérifier à chaque fois qu'il respecte bien les trois exigences qui conditionnent sa protection. Mais il est également ​prévu des sanctions en cas de procédure dilatoire ou abusive(44).  

2.2.) La réforme encore attendue du secret de la Défense nationale

Le secret de la Défense nationale, quant à lui, n'est pas seulement inscrit dans la loi (en l'occurrence les dispositions complémentaires du Code pénal et du Code de la défense), mais il est également protégé par la Constitution. Le Conseil constitutionnel a en effet affirmé en 2011 que « le secret de la Défense nationale participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, réaffirmés par la Charte de l'environnement, au nombre desquels figurent l'indépendance de la Nation et l'intégrité du territoire »(45). Mais pour autant, les modalités de définition et de protection de ce secret régalien ne sont pas à l'abri de toute critique, que ce soit de la part des juges européens ou du Conseil constitutionnel lui-même. Ainsi, dans la même procédure QPC de 2011, le Conseil avait jugé qu'en « autorisant la classification de certains lieux au titre du secret de la Défense nationale et en subordonnant l'accès du magistrat aux fins de perquisition de ces mêmes lieux à une déclassification temporaire, le législateur a opéré, entre les exigences constitutionnelles précitées, une conciliation qui est déséquilibrée »(46). Beaucoup plus récemment, le Premier ministre a sensiblement réorganisé le cadre administratif de la protection du secret de défense, passant à deux niveaux de classification (au lieu de trois) et insistant désormais sur la nécessité de ne classifier que ce qui est strictement nécessaire et pour la seule durée nécessaire(47). Mais une autre partie de l'instruction interministérielle considérée avait été précédemment annulée par le Conseil d'État(48) au motif que le Premier ministre en avait fait une interprétation extensive et qui rentrait en conflit avec les dispositions du Code du patrimoine fixant les délais de communicabilité des archives publiques classifiées(49).

On peut estimer que le dispositif actuel souffre encore de trois lacunes. La première réside, une nouvelle fois, dans la définition de ce que le Code pénal reconnaît comme un secret de défense. Malgré la lettre du texte (qui comporte un double critère : celui formel de la classification préalable et celui - matériel - du lien avec la Défense nationale), l'État feint toujours de croire que la définition du secret serait purement formelle, laissant donc toute latitude à la puissance publique pour classifier ce qu'elle veut sans aucun contrôle autre que celui de la matérialité de cette classification(50). Il conviendrait donc de revoir et de clarifier la définition donnée à l'article 413-9 du Code pénal afin que - comme l'avait voulu le législateur de 1992 - un contrôle effectif puisse être exercé ex post sur la pertinence de la classification.

La deuxième lacune concerne justement la quasi-absence des contrôles permettant d'identifier et de sanctionner d'éventuels abus de la classification, alors que cela limite directement la liberté d'expression et de communication(51). À l'inverse de ce qui se pratique dans tous les autres domaines de l'État de droit, aucun juge civil ou administratif de droit commun n'a la possibilité de connaître du contenu d'un document classifié, celui-ci fut-il même indispensable pour établir l'existence d'une éventuelle violation de ce secret. Seule une commission indépendante (la CSDN) peut accéder aux éléments couverts par le secret et donner un avis non contraignant sur leur seule déclassification. Cette situation de non-droit est à la fois une atteinte au droit au procès équitable, à la légalité des peines et des délits (puisque, dans certains cas, une sanction pénale peut être dépendante d'une allégation administrative non vérifiable) et se trouve en contrariété avec le droit européen.

En effet, s'agissant d'un refus de communiquer à un juge des documents classifiés, la CJUE a estimé qu'il « n'existe pas de présomption en faveur de l'existence et du bien-fondé des raisons invoquées par une autorité nationale » et qu'en conséquence, « le juge national compétent doit procéder à un examen indépendant de l'ensemble des éléments de droit et de fait invoqués par l'autorité nationale compétente et il doit apprécier, conformément aux règles de procédure nationales, si la sûreté de l'État s'oppose à une telle communication »(52). À la même époque dans son arrêt Kadi II, la Cour de Luxembourg en a déduit qu' « il incombe toutefois au juge de l'Union, auquel ne saurait être opposé le secret ou la confidentialité de ces informations ou éléments, de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu'il exerce, des techniques permettant de concilier, d'une part, les considérations légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l'adoption de l'acte concerné et, d'autre part, la nécessité de garantir à suffisance au justiciable le respect de ses droits procéduraux »(53).

Plus récemment, la CourEDH - confrontée à une procédure pénale dans laquelle certaines pièces classifiées n'avaient été communiquées qu'aux seuls juges - n'y a pas vu une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dès lors que « les tribunaux ont accès à tous les documents classifiés, sans restriction, sur lesquels l'Office s'est basé pour justifier sa décision. Ils ont ensuite le pouvoir de se livrer à un examen approfondi des raisons invoquées par l'Office pour ne pas communiquer les pièces classifiées »(54) et que « les juridictions saisies ont dûment exercé les pouvoirs de contrôle dont elles disposaient dans ce type de procédure, à l'égard tant de la nécessité de maintenir la confidentialité des documents classés que de la justification du retrait de l'attestation de sécurité du requérant »(55).

Un élément supplémentaire justifie qu'un accès encadré au secret défense puisse dans l'avenir permettre aux juridictions d'en apprécier la validité. Il s'agit de la procédure contentieuse établie par la loi du 24 juillet 2015 pour trancher les litiges portant soit sur la légalité du recours aux techniques de renseignement, soit sur celle des fichiers de souveraineté(56). Dans ce cadre particulier, les juges de la formation spécialisée du Conseil d'État ont alors un plein accès aux éléments classifiés du dossier, sans que ceux-ci ne soient pour autant communiqués au requérant, puisque « les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l'urgence, du secret de la Défense nationale et de la protection de la sécurité des personnes »(57).

La démonstration est donc déjà faite de ce que - même dans des domaines hautement sensibles de l'activité des services de l'État - il est possible de concilier droit au juge et respect du secret. Dans ces conditions, il serait logique que le législateur rebondisse sur ce précédent pour améliorer le cadre juridique de contrôle du secret de défense, plutôt qu'attendre qu'une probable décision européenne ne l'oblige à terme à mener en urgence une telle réforme.

Sans pouvoir, dans les limites de cet article, évoquer l'ensemble des secrets légalement institués, les différents exemples cités ci-dessus donnent un aperçu de la relation ambivalente entre droit et secrets. Aucun de ces secrets n'est protégé de manière absolue et n'échappe à la confrontation avec d'autres normes ou avec la difficulté pratique à maintenir effective la confidentialité de l'information. Tous ont besoin du recours au juge pour fixer la limite nécessaire entre le secret invoqué et les autres intérêts publics potentiellement divergents. Si cette mise en balance du secret peut paraître en affaiblir la portée, il s'agit pourtant d'une garantie majeure de l'État de droit. En effet, qui dit secret dit toujours restriction de l'un de nos droits les plus fondamentaux, celui de s'exprimer et de communiquer. Il est donc normal et finalement salutaire que le droit ne protège pas inconditionnellement les secrets, mais ne les préserve que lorsque cela paraît légitime et proportionné.

(1): Article 1112-1 du Code civil.

(2): Articles L124-1 à L124-8 du Code de l'environnement.

(3): V. notamment P. Nègre, « Secret d'Église », Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire, n° 47, mai 2021, pp. 91-97.

(4): Évoquant le secret comme une « pratique obsessive qui marque la naissance des Arts de gouverner » au XVIIe siècle, J.-P. Chrétien-Goni écrit également que déjà à cette époque « le secret sépare et clôt le domaine du prince. Il en est l'opérateur principal » (« Institution arcanae - Théorie de l'institution du secret et fondement de la politique », in Chr. Lazerri et D. Reynié, Le pouvoir de la raison d'État, PUF, 1992, p. 135 et p. 140).

(5): Reconnu par l'article 378 du Code pénal de 1810.

(6): Pour un historique de l'institutionnalisation du secret de la Défense nationale, v. B. Warusfel, Contre-espionnage et protection du secret - Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France, Éditions Lavauzelle, 2000, pp. 143-187.

(7): La jurisprudence constitutionnelle protège indirectement le secret médical au nom du « droit au respect de la vie privée » (Cons. const., déc. n° 2021-917 QPC du 11 juin 2021), mais il reste assorti de limitations légales (notamment pour permettre la dénonciation de formes graves de maltraitance) ou jurisprudentielles (par exemple au titre de la liberté d'expression : L. Delprat, « Du secret médical au secret d'État... ou la justification d'une violation du secret médical par la protection de la liberté d'expression » in Médecine & Droit, 2006, n° 76, pp. 1-10).

(8): Cons. const., déc. n° 76-70 DC du 2 décembre 1976, cons. 2.

(9): Cons. const., déc. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, cons. 24

(10): J.-L. Debré, « Le Conseil constitutionnel et les droits de la défense », discours à la rentrée du Barreau de Paris, Théâtre du Châtelet, 4 décembre 2009.

(11): Article 66-5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.

(12): V. notamment J. Pradel, « Des saisies opérées par un juge d'instruction dans un cabinet d'avocat », Dalloz, 1999 p. 458.

(13): Cass. crim., 4 octobre 2016, n° 16-82308 ; dans le même sens : Cass. crim., 3 avril 2013, n° Y12-88021.

(14): Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.008.

(15): Article 109 C. proc. pén.

(16): CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni, n° 17488/90.

(17): Cons. const., déc. n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016, consid. 17.

(18): Idem, consid. 22-23.

(19): Cons. const., déc. n° 2022-1021 QPC du 28 octobre 2022.

(20): Pour reprendre notre expression (B. Warusfel, « Les secrets protégés par la loi, limites à la transparence », Revue générale nucléaire, 2003, n° 1, janvier-février, p. 62 et s.) également utilisée par E. Derieux (E. Derieux, « Conflits de secrets : secret des sources et autres secrets », La revue européenne des médias numériques, automne 2010, n° 16).

(21): H. Le Bras, « Funestes secrets ? », Traverses, n° 30-31, mars 1984, p. 193.

(22): Conseil d'État, Rapport public 1995, Documentation française, n° 47, 1996, p. 137.

(23): Pour une analyse de l'époque : R. Nerson. « La protection de la vie privée en droit positif français », Revue internationale de droit comparé, vol. 23, n° 4, octobre-décembre 1971, pp. 737-764.

(24): Pour un rapide résumé des origines de cette grande loi qui inspira largement le droit européen des données personnelles, v. notre article : B. Warusfel, « Quelques jalons pour une histoire du droit de l'informatique », in Mélanges en l'honneur de Michel Vivant : Penser le droit de la pensée, Dalloz, 2020, p. 491 et suiv.

(25): Dont le non-respect est sanctionné à l'article 226-3 C. pén.

(26): Articles 226-1 à 226-2-1 C. pén.

(27): Articles 226-16 à 226-24 C. pén.

(28): Par la loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications.

(29): Sur cette approche, v. A. Casilli, « Quatre thèses sur la surveillance numérique de masse et la négociation de la vie privée », in Étude annuelle 2014 du Conseil d'État : Le numérique et les droits fondamentaux, La Documentation française, 2014, pp. 425-427.

(30): V. la définition des « très grandes plateformes en ligne et très grands moteurs de recherche en ligne » par l'article 33 du règlement 2022/2015 du 19 octobre 2022 dénommé « règlement sur les services numériques ».

(31): Articles 2 et 3 du règlement 2022/1925 du 14 septembre 2022, dénommé « règlement sur les marchés numériques ».

(32): D. Boullier, « Tout devient-il donnée personnelle ? », Cahiers Innovation & Prospective, n° 1, CNIL, 2020, p. 32.

(33): P. Trudel, « La protection de la vie privée dans les réseaux : des paradigmes alarmistes aux garanties effectives », Annales des télécommunications, juillet/août 2006, vol. 61, n° 7/8, pp. 4-5.

(34): V. la directive 2018/1807 du 14 novembre 2018 et le projet de futur « Data Act ».

(35): Article 6 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 (aujourd'hui codifié, sous une forme modifiée, à l'article L. 311-6 CRPA).

(36): V. sur les origines et le contexte de la réforme, notre article : B. Warusfel « Les enjeux juridiques et politiques de la protection des secrets d'affaires » in J. Lapousterle & B. Warusfel (dir.), La protection des secrets d'affaires - perspectives nationales et européennes, LexisNexis, 2017, pp. 2-14.

(37): Directive n° 2016/943 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites.

(38): Loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires, complétée par le décret no 2018-1126 du 11 décembre 2018 relatif à la protection du secret des affaires.

(39): Article L.151-1 C. com.

(40): Article L. 311-6 1 ° CRPA.

(41): Article L. 151-7 C. com.

(42): Article L. 151-8 C. com.

(43): Article L. 151-9 C. com.

(44): Article L. 152-8 C. com.

(45): Cons. const., déc. n° 2011-192 QPC du 10 novembre 2011.

(46): Idem, consid. 37.

(47): V. l'arrêté du 9 août 2021 portant approbation de l'instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale, JORF, 11 août 2021.

(48): CE, 2 juillet 2021, n° 444865,44876, Association des archivistes français & autres.

(49): V. notamment B. Warusfel, « Secret de défense et archives publiques : Le conflit exemplaire d'un système à mieux contrôler », Revue de recherches sur le renseignement, 2022-2023, n° 1.1, pp. 181-193.

(50): V. notamment C. Landais, « Les armées face à la transparence et au secret », Revue Défense nationale, n° 825, décembre 2019, p. 31.

(51): Parmi les conflits de secret, la protection du secret de la Défense nationale peut entrer en opposition avec le secret des sources des journalistes (v. notamment : « Secret d'État et secret des sources : comment des journalistes enquêtent-ils sur le renseignement en France ? - Entretiens avec Jean Guisnel et Jacques Follorou », Cultures et conflits, n° 114-115, 2019, pp. 227-262).

(52): CJUE, 4 juin 2013, affaire C‑300/11, consid. 61-62.

(53): CJUE, 18 juillet 2013, aff. n° C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, consid. 125.

(54): Consid. 152.

(55): Consid. 154.

(56): V. notamment O. Le Bot, « Le contentieux du renseignement devant la formation spécialisée du Conseil d'État », RFDA, 2017, p.721.

(57): Article 5 du Code de justice administrative, modifié par la loi du 28 janvier 2017. V. notamment notre article : B. Warusfel, « Le contentieux de la sécurité nationale », Annuaire du droit de la sécurité et de la défense, 2018, pp. 217-218.

Citer cet article

Bertrand WARUSFEL. « Le droit peut-il encore protéger le secret ? », Titre VII [en ligne], n° 10, Le secret, avril 2023. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-droit-peut-il-encore-proteger-le-secret