Le Conseil constitutionnel peut-il être le gardien de la situation financière de l’État ?
Titre VII
Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024
Alors que la situation financière de la France ne cesse de se dégrader et que le Conseil constitutionnel a déjà su s'ériger en gardien des libertés, faut-il attendre de sa part qu'il s'érige aussi en gardien de la situation financière de l'État ? La réponse est ici négative car une telle situation serait à la fois périlleuse pour nos institutions politiques et pour le Conseil lui-même.
Le Conseil constitutionnel, on le sait, sans qu'il soit besoin d'y revenir ici, veille à la constitutionnalité des lois, dont les lois de finances, les lois de financement de la sécurité sociale et les lois de programmation des finances publiques, qui forment la catégorie des « lois financières ».
Alors que la dette publique se montait à la fin du troisième trimestre 2023 à 3 088,2 milliards d'euros(1), dont 2 510,2 milliards pour le seul État, que le déficit public pour 2023 a été équivalent à 4,9 % du PIB, dont 5,3 % du PIB pour les administrations publiques centrales, et devrait être équivalent à 4,4 % du PIB en 2024, dont 4,8 % pour les administrations centrales(2), et que traités européen (TFUE) et intergouvernemental (TSCG) posent des plafonds, bien connus et non respectés, de déficit et dette publics, le Conseil constitutionnel, saisi pour s'assurer de la conformité des lois à la Constitution, peut-il, au-delà de la censure ponctuelle de dispositions législatives fiscales ou financières, comme il s'est érigé en gardien des libertés, s'ériger en gardien de la situation financière de l'État (que l'on entende « État » au sens maastrichtien du terme ou au sens strict) ? Pourrait-il être l'acteur du retour vers l'équilibre budgétaire ou, pour reprendre une expression employée à outrance, vers « l'orthodoxie budgétaire » ?
Si le constat selon lequel le Conseil constitutionnel n'est actuellement pas ce gardien s'impose (I), la question de savoir s'il doit le devenir peut, au regard du rôle joué par le juge constitutionnel allemand, se poser (II).
I - Le Conseil constitutionnel n'est pas le gardien de la situation financière de l'État
Sans que le Conseil constitutionnel ne cherche à savoir au fond de lui-même, ou au fond de l'idée que s'en sont fait ses membres successifs, si l'un de ses rôles est de veiller à la situation financière de l'État, sa jurisprudence, par un jeu de tirs successifs et croisés, fait qu'il n'est pas et, a priori, ne peut pas être le gardien de cette situation.
● Tout d'abord, il convient de rappeler brièvement, tant la chose est évidente, que si le TFUE et le TSCG fixent un cadre juridique, et des limites, bien connus en matière de déficit et de dette publics, il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 15 janvier 1975 (n° 74-54 DC, Rec., p. 19), d'examiner la conformité de dispositions législatives aux stipulations d'un traité, fût-il européen, pas plus qu'il ne lui appartient d'examiner la conformité d'une disposition législative à une directive européenne (décision n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, cons. 22, Rec., p. 326). Aussi, le Conseil constitutionnel ne peut apprécier la conformité, à titre principal, des lois de programmation des finances publiques, des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale au regard des obligations budgétaires de la France découlant des traités signés par elle.
● Ensuite, lors de l'introduction en 2008, par le biais d'un amendement parlementaire, d'un nouvel alinéa à l'article 34 de la Constitution, disposant que « [l]es orientations pluriannuelles des finances publiques sont définies par des lois de programmation. Elles s'inscrivent dans l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques »(3), l'un des principaux soucis des députés (les sénateurs n'ayant pas marqué de préoccupations particulières sur ce point) était de savoir ce que le Conseil constitutionnel allait bien pouvoir faire de cet alinéa et bien pouvoir décider sur le fondement de celui-ci (v. débats Ass. nationale, 27 mai 2008, 2ème séance) ; les scénarios envisagés pouvaient d'ailleurs être opposés. Un député, M. Arnaud Montebourg, après que le ministre du Budget, M. Éric Woerth, ait expliqué son refus d'une « application rigoureuse de la »règle d'or« » et la « souplesse » du dispositif envisagé, traça la frontière que le Conseil constitutionnel ne devrait pas, dans son esprit, franchir. Il rappela que les députés « avec l'ensemble des sénateurs » sont « les constituants » ; il remercia le ministre, « en notre qualité de constituants », pour les précisions apportées. Et après avoir rappelé que le futur nouvel alinéa de l'article 34 de la Constitution n'a « aucune force contraignante » et qu'il « ne permettra pas, ultérieurement, à un quelconque juge constitutionnel (...) d'intervenir sur des lois de programmation ne s'inscrivant pas dans un objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques », il dit que c'était « la précision qu['il] voulai[t] faire figurer au compte rendu [des] débats » (même séance). Un autre député, M. Claude Goasguen, déclarait : « il me parait choquant de voir un Parlement se dessaisir de la définition de l'équilibre au profit du Conseil constitutionnel afin de donner à celui-ci la possibilité de censurer d'éventuels dérapages gouvernementaux ou parlementaires ». Un troisième, M. François de Rugy, se demandait si « le Conseil constitutionnel [allait] devenir le juge du bien-fondé d'une politique budgétaire ? » (toujours lors de la même séance). Certains députés avaient cependant des attentes opposées à l'égard de ce futur nouvel alinéa et espéraient que « le Conseil constitutionnel puisse censurer une loi de finances qui s'éloignerait de l'objectif d'équilibre inscrit dans la loi de programmation conformément à la Constitution » (M. Hervé Mariton, même séance). M. Charles de Courson précisait que « les lois de programmation ne seront pas seulement destinées à faire plaisir : »Elles s'inscrivent dans l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques" » (débats Ass. nationale, 27 mai 2008, 3ème séance). De même, lors de la réunion du Parlement en Congrès, un député, M. François Sauvadet, expliquait que l'inscription dans la Constitution de la pluri-annualité et de l'objectif d'équilibre des comptes publics est « un premier pas qui ouvre la possibilité au juge constitutionnel d'apprécier les futures lois de finances » (débats, 21 juillet 2008).
Le champ des perspectives envisagées était donc large, et le Conseil constitutionnel pouvait permettre à cet objectif d'équilibre des comptes publics de déployer plus ou moins ses ailes. Mais, à l'usage, cet objectif d'équilibre n'a pas donné juridiquement grand-chose ; il est plus assimilable à un « objectif politique », comme le soulignait dès 2008 le ministre du Budget (débats, Ass. nationale, 27 mai 2008, 2ème séance) qu'à un principe juridique(4). Il n'est certainement pas devenu le moyen « donn[ant] force contraignante à un juge constitutionnel pour imposer au Parlement ce que celui-ci veut conserver dans sa souveraineté » (A. Montebourg, débats, Ass. nationale, 27 mai 2008, 2ème séance). Au final, le juge constitutionnel y a vu, d'une part, une nécessité de davantage contrôler la sincérité des lois financières (décision n° 2012-653 DC du 9 août 2012, cons. 27, Rec., p. 453) et d'autre part, une assise pour justifier de la constitutionnalité de certaines mesures législatives d'encadrement budgétaire, qu'il s'agisse de poursuivre un objectif général d'équilibre des comptes publics (encadrement des dépenses réelles de fonctionnement des collectivités territoriales, décision n° 2017-760 DC du 18 janvier 2018, paragr. 12 ; limitation des revalorisations des pensions, décision n° 2019-795 DC du 20 décembre 2019, paragr. 61) ou un objectif d'équilibre plus ciblé, comme celui des comptes de la sécurité sociale (décision n° 2016-534 QPC du 14 avril 2016, cons. 5). Le Conseil constitutionnel ne s'appuie pas sur cet objectif d'équilibre pour censurer les dérapages financiers... Il n'a jamais non plus cédé à la tentation de la « question »(5) soulevée d'office en s'appuyant sur cet avant-dernier alinéa de l'article 34 de la Constitution.
● De plus, le Conseil constitutionnel a fermé la porte au contrôle des orientations budgétaires des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale par rapport aux lois de programmation des finances publiques, qui on le sait, sans qu'il soit besoin d'y revenir ici, ne sont pas des lois-cadres(6).
L'article 3, § 2, du TSCG, signé le 2 mars 2012, dispose que les règles énoncées au paragraphe premier de cette disposition prennent effet en droit interne « au moyen de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence constitutionnelles, ou dont le plein respect et la stricte observance tout au long des processus budgétaires nationaux sont garantis de quelque autre façon ».
Premier étage de la fusée dans la construction du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 9 août 2012 (décision n° 2012-653 DC, précitée), il a précisé que la première branche de cette option « impose d'introduire directement ces règles dans l'ordre juridique interne afin qu'elles s'imposent par là même aux lois de finances et aux lois de financement de la sécurité sociale » (cons. 20), ce qui aurait nécessité, avant toute ratification, face à une telle contrainte permanente, une révision de la Constitution dès lors « que le principe de l'annualité des lois de finances découle des articles 34 et 47 de la Constitution et s'applique dans le cadre de l'année civile » (cons. 21). La seconde branche, toujours selon le Conseil constitutionnel, ne reposant pas sur des dispositions contraignantes, le respect des règles contenues à l'article 3, §1, du TSCG, « n'est alors pas garanti dans le droit national au moyen d'une norme d'une autorité supérieure à celle des lois » (cons. 22). La mise en œuvre de cette seconde branche a été permise par la LOPGFP du 17 décembre 2012, désormais intégrée à la LOLF depuis la loi organique du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, et par les lois de programmation « nouvelle version »(7) des finances publiques en découlant.
Or, second étage de la fusée dans la construction du Conseil constitutionnel, les lois de programmation, dont le régime est fixé par la LOPGFP/LOLF, ne constituent pas un rempart contre les éventuels dérapages financiers. En effet, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 13 décembre 2012, n° 2012-658 DC (Rec. p. 667), a précisé que les orientations pluriannuelles définies par des lois « n'ont pas pour effet de porter atteinte à la liberté d'appréciation et d'adaptation que le Gouvernement tient de l'article 20 de la Constitution dans la détermination et la conduite de la politique de la Nation » – ce qui permet au Gouvernement dans les projets de loi de finances et les projets de loi de financement de la sécurité sociale de s'éloigner de la LPFP en vigueur – et « n'ont pas davantage pour effet de porter atteinte aux prérogatives du Parlement lors de l'examen et du vote des projets de loi de finances et des projets de loi de financement de la sécurité sociale ou de tout autre projet ou proposition de loi » – ce qui permet au Parlement de ne pas respecter la LPFP en vigueur qu'il a lui-même adoptée... et il ne s'en prive pas (cons. 12 ; voir aussi décision n° 2022-847 DC du 29 décembre 2022, paragr. 21). C'est d'ailleurs ce qu'avait déjà affirmé le Conseil d'État dans son avis du 27 mars 2008 (n° 381365, avis sur le projet de LPFP pour la période 2009-2011), le principe d'annualité impliquant que chaque année le législateur puisse se prononcer sur l'ensemble des recettes et des dépenses de l'année suivante, sans être contraint par des dispositions organiques conférant un caractère impératif à des plafonds établis pluri-annuellement.
La LOPGFP, avant son intégration au sein de la LOLF, et la LOLF, depuis cette intégration – LOLF qui d'ailleurs ne contient pas elle-même des dispositions générales sur les orientations budgétaires que devraient prendre les lois financières –, ainsi que les lois de programmation des finances publiques(8) ne sont donc pas de nature à permettre au Conseil constitutionnel, de par sa propre jurisprudence, de protéger les finances de l'État.
● Enfin, on peut remarquer que le Conseil constitutionnel, alors même qu'il a su montrer, dès juillet 1971 (décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Rec. p. 29), qu'il pouvait faire preuve d'initiative constructrice, et dès décembre 1979 (décision n° 79-111 DC du 30 décembre 1979, Rec. p. 39), qu'il pouvait avoir une imagination salvatrice, n'a jamais (jusqu'ici, et encore plus avant l'introduction dans la Constitution en 2008 de l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques) soulevé d'office une question de conformité à la Constitution d'une disposition financière ayant de lourdes conséquences sur l'équilibre budgétaire (comme par exemple la suppression d'un impôt), au regard d'un principe constitutionnel déjà dégagé par sa jurisprudence ou qu'il aurait pu « forger » de toutes pièces. L'esprit (bien trop) imaginatif et (quelque peu) dérangé de l'universitaire voit s'écrire sous ses yeux, face aux débordements financiers, une sorte de miroir à la décision précitée du 30 décembre 1979 : « Dans cette situation budgétaire dégradée, il appartient au Parlement et au Gouvernement de protéger la continuité de la vie nationale et l'intégrité financière de l'État ; qu'ils doivent pour ce faire veiller à l'équilibre budgétaire ou tout le moins à protéger le niveau des recettes (...) ». Tout comme – pourquoi pas, imagination galopante aidant – il aurait pu, face aux déficit et dette publics croissants, recourir à un objectif de protection des générations futures (par parallélisme à ce que l'on trouve dans la Charte de l'environnement)(9)...
Mais le Conseil constitutionnel n'a jamais franchi le Rubicon(10) et l'universitaire se réveille en sursaut... Mais d'ailleurs, faudrait-il vraiment que le juge constitutionnel suive un tel chemin soit spontanément soit, surtout, parce que la Constitution, complétée, lui donnerait clairement la possibilité de s'ériger en gardien de la situation financière ?
II - Le Conseil constitutionnel doit-il être le gardien de la situation financière de l'État ?
Poser une telle question revient à prendre le risque d'obtenir une réponse totalement subjective. Car après tout, à une telle question le juriste peut répondre aussi bien positivement que négativement – ce sera négativement pour l'auteur de ces lignes – sans faire un contresens juridique.
● En l'état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la seule façon de faire de ce dernier un gardien des finances de l'État serait, sans chercher par ailleurs à s'interroger sur la pertinence de tout phénomène de plafonnement et à s'interroger sur la dette elle-même(11), de venir compléter notre Constitution, qui plafonnerait déficit et/ou emprunts. Ainsi, les spécialistes de finances publiques ont pendant longtemps pu mettre en avant dans leurs enseignements le cas de la Loi fondamentale allemande de 1949 qui posait une règle d'or, selon laquelle « [l]es recettes et les dépenses doivent s'équilibrer [l]e produit des emprunts ne doit pas dépasser le montant des crédits d'investissements inscrits au budget ; il ne peut être dérogé à cette règle que pour lutter contre une perturbation de l'équilibre économique global » (art. 115, § 1). Cette règle n'a nullement empêché la dette publique d'augmenter. Puis, la Constitution fédérale suisse, depuis fin 2001, en son article 126, prévoit un mécanisme de frein à l'endettement puisque « [l]a Confédération équilibre à terme ses dépenses et ses recettes » et « [l]e plafond des dépenses totales devant être approuvées dans le budget est fixé en fonction des recettes estimées, compte tenu de la situation conjoncturelle ». Mais l'exemple qui vient désormais le plus spontanément à l'esprit est celui, une nouvelle fois, de la Loi fondamentale allemande qui depuis 2009 prévoit à son tour un mécanisme de frein à l'endettement en lieu et place de l'ancienne règle d'or qui n'était pas une loi d'airain. Ce nouveau mécanisme limite chaque année le déficit structurel fédéral à 0,35 % du PIB et le déficit structurel est interdit pour les Länder(12). Selon l'article 109 de la Loi fondamentale, « [l]es budgets de la Fédération et des Länder doivent être par principe équilibrés sans les recettes provenant des emprunts. (...) Pour le budget fédéral, l'article 115 fixe les modalités de ces règles, étant entendu qu'il est satisfait à la disposition de la première phrase lorsque les recettes provenant des emprunts ne dépassent pas 0,35 % du produit national brut. Pour les budgets des Länder, ceux-ci fixent les règles dans le cadre de leurs compétences constitutionnelles, étant entendu qu'il n'est satisfait à la disposition de la première phrase que si aucune recette provenant d'emprunts n'est admise » ; et pour l'article 115 : « Recettes et dépenses doivent être équilibrées sans recettes provenant d'emprunts. Ce principe est satisfait si les recettes provenant d'emprunts ne dépassent pas 0,35 % du produit national brut nominal ». Et finalement, comme cela a déjà été rappelé, le TSCG lui-même, en 2012, privilégiait la contrainte constitutionnelle pour voir les États parties au traité (re)nouer avec une situation budgétaire « en équilibre ou en excédent » (art. 3, § 1). Et il est vrai qu'introduire un dispositif de frein au déficit et/ou à l'endettement dans la Constitution ferait du Conseil constitutionnel le gardien de la situation financière de l'État. C'est ce qu'il faut donc éviter, non pas contre le Conseil constitutionnel, qui a priori n'est pas demandeur, mais pour diverses raisons.
● Selon une approche classique, la Constitution est le statut de l'État. La Constitution, dans une approche libérale privilégiée depuis les 18e et 19e siècles, vient institutionnaliser le pouvoir et l'organiser en répartissant les compétences mais, ce faisant, elle vient aussi l'encadrer et le contrôler(13). L'idée dominante a été d'institutionnaliser le pouvoir pour le limiter et instaurer la liberté politique et par là les libertés individuelles et économiques. Aussi la Constitution, d'une part, organise le pouvoir, dans son partage, en distribuant les compétences, et son exercice et, d'autre part, consacre un certain nombre de droits et libertés rassemblés dans des préambules ou déclarations des droits, en lesquels le Conseil constitutionnel, par ses décisions du 19 juin 1970 (n° 70-39 DC, Rec. 15) et du 16 juillet 1971 (n° 71-44 DC, préc.), a vu des normes constitutionnelles.
Alors évidemment, il y a d'un côté la théorie et de l'autre la pratique, et au final tout peut être mis dans une Constitution, le nécessaire comme le superflu. Mais la Constitution, dans un idéal sans doute vieilli, est consacrée au pouvoir politique et, par là même, elle le consacre(14). Dans l'absolu, l'organisation et la consécration de ce pouvoir politique n'ont pas à être faites ou encadrées au regard de considérations budgétaires et donc économiques et/ou monétaires ; le souverain n'est pas comptable.
Que le TSCG envisage d'utiliser leur Constitution pour contraindre les États à revenir à l'équilibre budgétaire voire à l'excédent, rien de plus normal puisque, comme le précise l'article 1er du traité, « les parties contractantes conviennent, en tant qu'États membres de l'Union européenne, de renforcer le pilier économique de l'Union économique et monétaire en adoptant un ensemble de règles destinées à favoriser la discipline budgétaire au moyen d'un pacte budgétaire, à renforcer la coordination de leurs politiques économiques et à améliorer la gouvernance de la zone euro, en soutenant ainsi la réalisation des objectifs de l'Union européenne en matière de croissance durable, d'emploi, de compétitivité et de cohésion sociale ». Cela correspond à sa philosophie générale. On retrouve là le même esprit que pour les dispositions du TFUE visant à lutter contre « les déficits publics excessifs » (art. 126 TFUE) au sein du titre VIII du traité, consacré à « la politique économique et monétaire ». Mais nous ne sommes pas là dans une Constitution étatique, l'objectif poursuivi est différent ; nous ne sommes pas là dans une organisation du pouvoir politique et de la souveraineté étatique, tant mise en avant par le juge européen lui-même en 2018 dans sa décision Wightman (CJUE, 10 décembre 2018, aff. C-621/18, Andy Wightman et a. c/Secretary of State for Exiting the European Union(15)). Nous sommes dans un traité qui, selon son préambule, veut « assurer par une action commune le progrès économique et social de leurs États en éliminant les barrières qui divisent l'Europe », assurer « l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi », organiser « une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l'expansion, l'équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence », « renforcer l'unité de leurs économies et d'en assurer le développement harmonieux », « contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux ». C'est là une construction juridique essentiellement en prise directe avec l'économie – l'Union européenne demeurant un projet économique – et les libertés qui lui sont rattachées, même si l'un des objectifs majeurs est d'affermir « les sauvegardes de la paix et de la liberté ».
Alors si un État, comme la France, peut s'engager par des traités à lutter contre le déficit public ou contre la dette publique, gardons-nous de rabaisser la Constitution à de telles considérations et de contraindre le Conseil constitutionnel, par de telles dispositions, à devenir, à l'image de la Cour constitutionnelle fédérale allemande(16), le gardien de la situation financière de l'État ; ce ne serait un cadeau ni pour lui ni pour nos institutions politiques.
● Il ne s'agit pas ici de sortir les grands mots/maux et de parler de « gouvernement des juges ». Si la Constitution comprenait des dispositions contraignantes relatives à un certain respect de l'équilibre budgétaire, le Conseil constitutionnel, dans le cadre de son office, se saisirait de la question posée et assurerait le respect de la conformité à la Constitution. Point... Mais si l'on comprend aisément que le Conseil constitutionnel, par le contrôle de constitutionnalité, « protège », pour l'écrire très rapidement et superficiellement, d'une part, le pouvoir et l'équilibre de l'exercice des compétences et, d'autre part, les droits et libertés, il peut en aller différemment à l'égard de choix budgétaires.
Confier au Conseil constitutionnel la protection ultime de l'équilibre budgétaire, et donc de la situation financière de l'État, ne reviendrait-il pas à la fois à nier la réalité politique du Gouvernement (art. 20 de la Constitution) et du Parlement et des choix qu'ils doivent opérer et à transférer une responsabilité du politique vers le juge constitutionnel, dont ce n'est sans doute pas le rôle dès lors que le choix budgétaire opéré par le Gouvernement et le Parlement ne porte atteinte ni au pouvoir et au jeu subtil de son exercice ni aux droits et libertés des personnes ? Si juridiquement une inscription dans la Constitution peut tout, il y a sans doute une différence quant à la légitimité (qui est importante en société) d'une décision censurant une loi parce qu'elle ne respecte pas soit la répartition des compétences soit des droits et libertés et celle d'une décision censurant une loi parce qu'elle ne respecterait pas un certain équilibre budgétaire en raison de dépenses relatives aux services publics. N'y aurait-il pas un risque de voir un gouvernement empêché de prendre des décisions budgétaires importantes au prétexte que la Constitution, et donc le Conseil constitutionnel, l'en empêcheraient ou à l'inverse de voir un gouvernement prendre de telles décisions tout en sachant qu'elles posent un problème constitutionnel et en se défaussant ainsi sur le Conseil constitutionnel pour annoncer les mauvaises nouvelles ?
En outre, qu'elle soit constitutionnelle ou non, l'édiction d'une règle juridique entraîne souvent une volonté de la contourner lorsqu'elle est jugée trop contraignante. C'est ce qu'a très bien montré récemment Jérôme Germain qui, dans un article(17), rappelle les procédures mises en œuvre par le Gouvernement fédéral allemand pour contourner le frein à l'endettement ; « [l]a majorité au pouvoir a démultiplié les mécanismes permettant d'y déroger » : transferts des crédits non dépensés destinés à la lutte contre le Covid-19 dans le Fonds pour le climat et la transformation (c'est ce transfert qui a donné lieu aux décisions de 2022 et 2023 de la Cour constitutionnelle fédérale allemande) ; modification de la Loi fondamentale pour y inscrire un fonds spécial pour les dépenses d'armement hors champ d'application du frein à l'endettement ou encore recours à un Fonds de soutien aux entreprises, créé pendant la crise sanitaire, pour atténuer les effets de l'inflation.
La protection de la situation financière de l'État n'a pas besoin d'un garde-fou constitutionnel, qui d'ailleurs dans le cadre de notre vieille Ve République arriverait tout à coup (d'aucuns y verraient une autre fautive à incriminer : l'Union européenne), mais a besoin de fermeté politique dans les choix budgétaires opérés... Il y aurait une forme de lâcheté politique à vouloir faire croire au Peuple que des mesures budgétaires dures sont prises non par choix politique mais par contrainte constitutionnelle.
La Constitution ne doit pas être rabaissée au rang de mauvais prétexte et le Conseil constitutionnel au rang de victime expiatoire.
(1): INSEE, Informations Rapides, n° 331, 22 décembre 2023.
(2): Loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024, article liminaire, JORF du 30 décembre 2023.
(3): Voir, R. Hertzog, « La programmation pluriannuelle des finances publiques : un exercice nécessaire, une loi de trop ? », in Mélanges en l'honneur de Pierre Beltrame, PUAM, 2010, p. 223-241. A. Pariente, « Équilibre des finances publiques et programmation pluriannuelle », RFFP, n° 77, 2012, p. 87-98.
(4): Voir A. Baudu, Droit des finances publiques, Dalloz, 4ème éd., 2023, p. 250.
(5): Voir A.-Ch. Bezzina, Les questions et moyens soulevés d'office par le Conseil constitutionnel, Dalloz, coll. Biblio. parl. et constitutionnelle, 2014.
(6): M. Lascombe, « Les vicissitudes de la « règle d'or » budgétaire », in Mélanges en l'honneur du Professeur Joël Molinier, LGDJ, 2012, p. 373-386 ; X. Cabannes, « Une loi ne fait pas le printemps des finances publiques », in Mélanges en l'honneur du Doyen Jean-Pierre Machelon, LexisNexis, 2015, p. 131-140
(7): Puisque comme nous l'avons vu ces lois de programmation avaient été créées par révision constitutionnelle en 2008, bien avant la signature du TSCG et l'adoption de la LOPGFP.
(8): Voir A. Baudu et X. Cabannes, « À propos des récents rejets parlementaires de lois financières pas comme les autres... », Gestion & Finances publiques, 2023, n° 3, p. 19-29.
(9): On peut ici aussi penser à un « principe d'équité intergénérationnelle » comme l'a utilisé la Cour constitutionnelle italienne en matière budgétaire dans sa décision n° 235/2021 du 10 novembre 2021 :
< ; https://www.cortecostituzionale.it/actionSchedaPronuncia.do ? anno=2021& numero=235> ; (l'auteur remercie très sincèrement Mme Sylvie Schmitt de lui avoir communiqué cette décision).(10): Il nous semble que pour l'heure le Conseil constitutionnel n'a eu à s'intéresser à la trajectoire de solde structurel définie par le Gouvernement et ses éventuelles conséquences sur la dette publique qu'au travers du principe de sincérité : décision n° 2014-707 DC du 29 décembre 2014, cons. 7.
(11): Voir G. Orsoni, « Le plafonnement de la dette publique. Retour sur une discipline d'interprétation latitudinaire », Écrits de droit public, financier et constitutionnel. Mélanges en l'honneur de Michel Lascombe, Dalloz, 2020, p. 251-266.
(12): J. Germain, « Le frein à l'endettement en Allemagne », Gestion & Finances publiques, 2012, n° 11, p. 43-48 et « La politique budgétaire de l'Allemagne à l'heure de la polycrise. Entre Sonderweg et Zeitenwende », Revue d'Allemagne et des pays de langue allemande, n° 55-2, 2023, p. 327-339.
(13): Renvoyons par exemple aux développements classiques par B. Chantebout, Droit constitutionnel, Sirey, 23e éd., 2006, p. 23, ou plus récemment par B. Daugeron, Droit constitutionnel, PUF, 2023, p. 33.
(14): V. B. Daugeron, Droit constitutionnel, précité, p. 33-35.
(15): Voir, par ex., D. Dero-Bugny, « Cour de justice et tribunal de l'Union européenne. Compétences. Droit de révocation de la décision de retrait (TFUE, art. 50). Note sous Cour de justice de l'Union européenne, Andy Wightman e.a. contre Secretary of State for Exiting the European Union », Journal de droit international (Clunet), 2019, n° 2, p. 520-523 ; G. Marti, « L'arrêt Wightman du 10 décembre 2018 : la réversibilité du retrait au service de l'irréversibilité de l'intégration ? », RAE, 2018, n° 4, p. 729-737.
(16): BVerfG, 15 novembre 2023, 2 BvF 1/22 ; à ce propos, voir notamment A. Gaillet, « La Cour constitutionnelle fédérale allemande, gardienne de l'orthodoxie budgétaire. Remarque sur l'arrêt du 15 novembre 2023 sur le frein à l'endettement », JP Blog, 4 décembre 2023, disponible sur : https://blog.juspoliticum.com/2023/12/04/la-cour-constitutionnelle-federale-allemande-gardienne-de-lorthodoxie-budgetaire-remarques-sur-la-decision-du-15-novembre-2023-sur-le-frein-a-lendettement-par-aurore-gaillet/#_ftn3
Cette décision avait été précédée d'une autre rendue un an auparavant : BVerfG, 22 novembre 2022, 2 BvF 1/22.(17): J. Germain, « La politique budgétaire de l'Allemagne à l'heure de la polycrise. Entre Sonderweg et Zeitenwende », précité.
Citer cet article
Xavier CABANNES. « Le Conseil constitutionnel peut-il être le gardien de la situation financière de l’État ? », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-conseil-constitutionnel-peut-il-etre-le-gardien-de-la-situation-financiere-de-l-etat
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- Le juge constitutionnel peut-il être le gardien de la situation financière de l’État en Belgique ?
- Quelles perspectives pour le contrôle de constitutionnalité dans le domaine des finances locales ?
- La prise en compte des enjeux environnementaux lors du contrôle de constitutionnalité des lois financières est-elle possible ?
- Le Conseil constitutionnel peut-il être le gardien de la situation financière de l’État ?
- Le contrôle des lois financières au Royaume-Uni : un contre-exemple