Titre VII
N° 9 - octobre 2022
Le Conseil constitutionnel garant du caractère unitaire de l'État ?
Le Conseil constitutionnel défend la forme de l'État prévue dans la Constitution. Celle de « l'État unitaire » n'est certes pas mentionnée de façon expresse dans le texte constitutionnel, mais les éléments qui la caractérisent apparaissent. De surcroît, le juge constitutionnel ne peut ignorer la forme unitaire traditionnellement reconnue à l'État français.
Cette forme a néanmoins évolué. Depuis la révision de la Constitution de 2003, l'« organisation » de la République « est décentralisée ». Un État unitaire décentralisé est supposé reposer sur un équilibre entre l'unité et la pluralité.
Pour autant, le Conseil constitutionnel n'a pas renoncé à défendre l'unité de la structure politique et juridique de l'État.
Le caractère unitaire de l'État est ancré dans la tradition constitutionnelle française. L'attachement à cette forme d'organisation de l'État est si fort que sa définition semble relever de l'évidence.
La définition habituellement proposée de la forme de l'État français correspond à un type idéal. Dans la classification traditionnelle des formes d'États, celle de l'État unitaire a une structure simple, ne comprenant qu'une organisation politique et juridique. Les organes nationaux exercent le pouvoir politique et la plénitude des compétences étatiques. La forme de l'État unitaire s'oppose donc au partage du pouvoir et se distingue ainsi de celle de l'État composé, comme l'État fédéral, dont la constitution, qui ne peut être modifiée sans la participation des États fédérés, établit leurs domaines de compétences. Ces garanties n'existent pas dans un État unitaire. L'autonomie des collectivités territoriales est organisée par le législateur. Les collectivités territoriales, contrôlées par l'État, ne peuvent ni déterminer librement leurs compétences ni s'auto-organiser.
Cette définition correspond-elle à celle retenue par le Conseil constitutionnel pour défendre la forme de l'État prévue dans la Constitution ? La notion d'État unitaire figure-t-elle à l'article 1er de la Constitution ? Des réponses positives supposent quelques explications, car la forme de l'État n'apparaît pas clairement dans le texte constitutionnel.
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Il faut en premier lieu souligner que les termes d'« État unitaire » (ou même d'« unité ») ne figurent dans aucun article de la Constitution. Lorsque se pose la question de la forme de l'État, le juge constitutionnel doit se reporter à d'autres termes pour la désigner. Comme on le sait, il est traditionnellement affirmé que l'État est unitaire parce que « la République » est « nbsp ;indivisible » (dans la Constitution, le mot « République », qui est polysémique, désigne un type de régime politique ou l'État français). Le mot « nbsp ; indivisibilité » a, en effet, longtemps été associé à celui d'« nbsp ; unité ». Les constitutions républicaines, jusqu'en 1946, disposaient que « la République française est une et indivisible ». Pour des raisons rédactionnelles, le premier adjectif a disparu. À l'article 1er de la Constitution de 1946, la République est restée « nbsp ;indivisible » mais sans être « une »(1). Ce choix n'a pas remis en cause la forme de l'État. Il en a été de même en 1958. Les rédacteurs du texte constitutionnel ont repris la formule de l'article 1er de la Constitution de 1946 sans réintroduire l'adjectif « une » et sans chercher à modifier(2) le caractère unitaire de l'État(3).
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Cette lecture de l'article 1er de la Constitution permet de défendre le caractère unitaire de l'État. Mais, depuis la révision constitutionnelle de 2003, l'article 1er de la Constitution dispose que l'« organisation » de la République « est décentralisée ». La forme de « nbsp ; l'État » a donc évolué.
L'État est certes resté « unitaire », comme le précise l'exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle et comme l'atteste la lecture des travaux préparatoires. Pour autant, la décentralisation n'est pas un simple mode d'organisation administrative (comme on peut le lire souvent). Si le caractère unitaire de l'État impose l'existence d'un seul ordre politique et juridique, la « libre administration » des collectivités suppose que les autorités locales puissent définir des politiques publiques et adopter des règles particulières. À défaut, l'idée de décentralisation n'a pas de sens. Un État unitaire décentralisé repose sur un équilibre entre l'unité nationale et la pluralité territoriale.
L'articulation entre ces exigences contraires aurait pu conduire à un encadrement du législateur, qui est l'organe désigné par la Constitution pour établir l'équilibre évoqué. C'est la loi(4) qui détermine les conditions dans lesquelles les collectivités territoriales s'administrent librement. Or, le Conseil constitutionnel n'a pas cherché à limiter la compétence du législateur en faisant prévaloir un modèle d'organisation décentralisé. Il l'a laissé prévoir et déterminer les modalités d'exercice des compétences des collectivités(5).
Ce faisant, le Conseil constitutionnel n'a pas modifié sa conception de l'État unitaire. L'autonomie des collectivités reste organisée par le législateur et dépendante de ses choix.
Le juge constitutionnel a seulement énoncé des limites à ne pas dépasser pour ne pas méconnaître la libre administration locale. Pour le Conseil, « nbsp ;si le législateur peut assujettir les collectivités territoriales à des obligations ou les soumettre à des interdictions, c'est à la condition, notamment, que les unes et les autres répondent à des fins d'intérêt général (...) » (déc. n° 2022-990 QPC du 22 avr. 2022, paragr. 9 ; déc. n° 2006-543 DC du 30 nov. 2006, cons. 29) « (...), qu'elles ne méconnaissent pas la compétence propre des collectivités concernées, qu'elles n'entravent pas leur libre administration et qu'elles soient définies de façon suffisamment précise quant à leur objet et à leur portée » (déc. n° 2000-436 DC du 7 déc. 2000, cons. 12). Les collectivités doivent également avoir des « attributions effectives » (déc. nº 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 10). Cependant, les déclarations d'inconstitutionnalité sont peu nombreuses et la référence à la « libre administration des collectivités territoriales » (déc. n° 79-104 DC du 23 mai 1979, cons. 9) permet surtout de justifier la compétence du législateur(6).
Celui-ci est le maître du jeu de l'organisation territoriale. Son rôle s'inscrit dans le cadre d'un État unitaire, très proche du type idéal.
En effet, il comprend également un contrôle de l'État sur les collectivités territoriales. Même si elles « s'administrent librement par des conseils élus » (Const., art. 72 al. 3), les collectivités exercent leurs compétences sous le contrôle du « nbsp ;représentant de l'État » qui a « la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois » (Const., art. 72 al. 6 ; déc. n° 82-137 DC du 25 fév. 1982, cons. 4 ; déc. n° 93-335 DC du 21 janv. 1994, cons. 21 ; déc. n° 96-373 DC du 9 avr. 1996, cons. 14). Pour le Conseil constitutionnel, « il appartient au législateur de mettre le représentant de l'État en mesure de remplir en toutes circonstances les missions que lui confie le dernier alinéa de l'article 72 de la Constitution » (déc. n° 2004-490 DC du 12 fév. 2004, cons. 110 ; déc. n° 2021-816 DC du 15 avril 2021, paragr. 6).
Certes, l'État unitaire français ne peut se confondre totalement avec le type idéal. Il n'en est pas l'archétype, car la Constitution prévoit des particularismes institutionnels en faveur de l'outre-mer et de la Nouvelle-Calédonie. Ces singularités ont toujours existé sous la Cinquième République. La Constitution de 1958, dont l'adoption a accompagné la décolonisation, comporte depuis ses origines des différences statutaires qui mettent à l'épreuve le principe de l'unité.
Mais ces dérogations ne remettent pas en cause la conception traditionnelle de la forme de l'État. Son caractère unitaire implique l'existence d'une structure politique et juridique unique, ainsi que la défense de droits et principes constitutionnels(7) qui eux-mêmes contribuent à la définition du caractère unitaire de l'État. L'égalité des citoyens devant la loi, notamment, qui « nbsp ;doit être la même pour tous » (DDHC, art. 6), oriente le choix en faveur de la forme unitaire de l'État.
Il en ira peut-être différemment demain si le Constituant entend modifier la nature des collectivités et la forme de l'État pour consacrer, notamment, la différenciation institutionnelle, régler la question calédonienne ou répondre à de nouvelles revendications d'autonomie. Le Conseil constitutionnel respecte les choix du Constituant (déc. n° 2003-469 DC du 26 mars 2003, cons. 2).
Mais, en attendant, le Conseil protège le caractère unitaire de l'État en étant, notamment, le garant de l'unité de la communauté politique (A) et celle du pouvoir normatif (B)(8).
A) Le Conseil constitutionnel, garant de l'unité de la communauté politique
Le caractère unitaire de l'État s'explique en premier lieu par la reconnaissance d'une seule communauté politique(9), formée du peuple français (1.), composé de citoyens indifférenciés résidant dans des catégories de collectivités organisées par la loi (2.).
1. Unité de l'ordre politique et unicité du peuple
L'unité de l'ordre politique induit l'unicité du titulaire ultime du pouvoir politique. La « nbsp ;souveraineté nationale » appartenant « au peuple » (Const., art. 3 al. 1er), elle ne se partage pas avec d'autres communautés.
- Pour le Conseil constitutionnel, la loi ne peut organiser la coexistence de plusieurs peuples au sein de la République. Cette reconnaissance ignorerait « le concept juridique de « peuple français » », qui a « valeur constitutionnelle » (déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 12). La loi ne peut remettre en cause « le principe d'unicité du peuple français », qui a également « nbsp ;valeur constitutionnelle » (déc. n° 99-412 DC du 15 juin 1999, cons. 5).
Cette unicité ne connaît pas d'exception même si, par le passé, certaines dispositions de la Constitution relatives à l'outre-mer et certaines formules le concernant utilisées par le Conseil constitutionnel ont pu créer des doutes. Avant la révision de 1995, l'article 1er du Préambule de la Constitution faisait mention des « peuples d'outre-mer des territoires d'outre-mer » (disposition abrogée en 1995). De même, selon l'alinéa 2 du Préambule, en vertu, notamment, « de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles » (disposition toujours en vigueur). Sur le fondement de ces dispositions, le Conseil constitutionnel a considéré que « la Constitution de 1958 distingue le peuple français des peuples d'outre-mer auxquels est reconnu le droit à la libre détermination » (déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 12) et « à la libre expression de leur volonté » (déc. n° 2000-428 DC du 4 mai 2000, cons. 10).
Ces formules ont pu donner à penser qu'il existait « nbsp ; des peuples d'outre-mer » au sein de la République. La position du Conseil constitutionnel restait néanmoins inclusive. Le Conseil s'est également référé à l'indivisibilité de la République pour déclarer contraire à la Constitution l'article de la loi d'orientation pour l'outre-mer qui établissait un « pacte qui unit l'outre-mer à la République », les collectivités concernées faisant « partie intégrante de la République » (déc. n° 2000-435 DC du 7 déc. 2000, cons. 8).
Cette question a été clarifiée par le Constituant. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a inséré un article 72-3 dans la Constitution qui dispose que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ». La Constitution fait donc référence à des « nbsp ; populations » et non à des « nbsp ; peuples » au sein de la République. L'on peut certes discuter de la reconnaissance du « peuple kanak » dans le préambule de l'accord de Nouméa, mais cette référence ne doit pas occulter la mention à l'article 76 de la Constitution des « populations de la Nouvelle-Calédonie » (et non d'un « peuple » calédonien).
- L'unicité du peuple et donc du titulaire de la souveraineté contribue à affirmer l'unité du pouvoir. Pour cette raison, le concept de souveraineté est souvent évoqué en doctrine pour justifier le caractère unitaire de l'État(10). Une distinction est effectuée entre les organes politiques de l'État, qui participent à l'exercice de la souveraineté, et les organes administratifs que sont, notamment, les collectivités territoriales. De même, une distinction est établie entre les assemblées parlementaires qui exercent le pouvoir législatif, qui est la première des compétences régaliennes, et les assemblées territoriales, qui ne peuvent qu'adopter des normes d'une nature secondaire.
Les termes de la Constitution permettent de justifier cette interprétation. Ceux du titre premier sur la souveraineté ne font pas référence aux collectivités territoriales et inversement le titre XII sur les collectivités ne mentionne pas cette notion(11).
Pour autant, il faut relever que, dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le principe de souveraineté est peu évoqué pour défendre l'unité de l'État et contrôler les lois relatives aux collectivités territoriales, sauf en ce qui concerne l'unité du pouvoir législatif (v. infra). Le concept de souveraineté est avant tout mobilisé dans sa dimension externe. Il sert de référence au contrôle des engagements internationaux pour lesquels le Conseil veille au respect des « nbsp ;conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ». Ce contrôle vise à garantir l'indépendance de l'État et non sa forme.
Dans la jurisprudence constitutionnelle, le concept utilisé pour défendre l'unité de l'État est celui de l'indivisibilité de la République, principe souvent associé à celui de l'égalité(12).
2. Des citoyens indifférenciés dans des collectivités différentes
L'égalité est un principe élémentaire et complexe (l'on dit, en effet, peu de chose si l'on réduit l'égalité à son caractère général ou à l'application uniforme de la règle de droit : v. cette revue, n° 4). S'agissant du caractère unitaire de l'État, l'on peut néanmoins affirmer que le principe est structurant. Dans la jurisprudence constitutionnelle, il s'oppose à la différenciation politique et contribue à l'affirmation de la forme de l'État.
En revanche, il faut reconnaître qu'il cède du terrain sur le thème de la différenciation institutionnelle, qui marque un léger infléchissement du caractère unitaire de l'État.
- Sauf exception prévue par la Constitution, une collectivité territoriale n'est pas une communauté politique composée de citoyens disposant de droits spécifiques. Le statut des citoyens est indifférencié. La France est « une République indivisible (...) qui assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens, quelle que soit leur origine » (Const., art. 1er) ; dès lors, pour le Conseil constitutionnel, la Constitution « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion » (déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 13).
Ces mêmes principes et celui de l'« unicité du peuple français », « s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance » (déc. n° 99-412 DC du 15 juin 1999, cons. 6).
Une dérogation constitutionnelle est donc nécessaire pour l'octroi de droits politiques ou fondamentaux marquant l'appartenance de citoyens à une communauté ou un territoire. Cette norme peut être issue d'une révision de la Constitution (par ex., la loi const. du 20 juillet 1998 sur la Nouvelle-Calédonie), ou résulter de la reconnaissance d'un « nbsp ;principe fondamental reconnu par les lois de la République » (ex. pour le droit alsacien-mosellan : déc. n° 2011-157 QPC du 5 août 2011, cons. 4). Mais, en dehors de ces exceptions, l'égalité entre citoyens doit prévaloir.
Même si l'organisation de la République est décentralisée, les droits et libertés élémentaires doivent être les mêmes pour tous, quel que soit leur lieu de résidence. Pour le Conseil constitutionnel, « si le principe de libre administration des collectivités territoriales a valeur constitutionnelle, il ne saurait conduire à ce que les conditions essentielles d'application d'une loi organisant l'exercice d'une liberté publique dépendent de décisions des collectivités territoriales et, ainsi, puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire » (déc. no 84-185 DC du 18 janv. 1985, cons. 18 ; déc. no 93-329 DC du 13 janv. 1994, cons. 27).
- Ces principes étant affirmés, le Conseil constitutionnel peut se montrer plus souple dans l'organisation des collectivités territoriales. En effet, l'égalité devant la loi de tous les citoyens n'induit pas l'obligation de résider dans des catégories de collectivités identiques.
Certes, en vertu du principe d'uniformité institutionnelle, une même organisation est prévue pour toutes les collectivités relevant d'une même catégorie. Cependant, ce principe a été contourné par la possibilité donnée au législateur de créer des catégories particulières pour échapper au statut de droit commun. Dans sa décision du 9 mai 1991, le Conseil a considéré que la Constitution n'interdisait pas au législateur de créer « une nouvelle catégorie de collectivité territoriale, même ne comprenant qu'une unité » et de la doter « d'un statut spécifique » (déc. n° 91-290 DC, cons. 18). En 2003, cette possibilité a été inscrite à l'article 72 alinéa 1er de la Constitution.
La différence institutionnelle a également été accentuée par l'essor de l'intercommunalité auquel le Conseil constitutionnel ne s'est pas opposé. Pour le Conseil, « le principe de la libre administration des collectivités territoriales, non plus que le principe selon lequel aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre ne font obstacle, en eux-mêmes, à ce que le législateur organise les conditions dans lesquelles les communes peuvent ou doivent exercer en commun certaines de leurs compétences dans le cadre de groupements » (déc. n° 2013-304 QPC du 26 avr. 2013, cons. 4).
La notion d'intercommunalité est pourtant très discrète dans la Constitution. Elle est désignée par le terme de « groupements » (Const., art. 72 al. 5 et 6). Le titre XII de la Constitution concerne avant tout les « nbsp ;collectivités territoriales ». Malgré cela, le législateur a choisi de couvrir le territoire d'EPCI dont les compétences varient en fonction de l'importance démographique des communes regroupées. Avec l'intercommunalité, la diversité institutionnelle est devenue la règle.
Le Conseil constitutionnel ne s'oppose pas à la diversité institutionnelle entre catégories de collectivités organisée par la loi (ou la Constitution en outre-mer). Mais une autre question se pose au juge constitutionnel qui a trait à la « différenciation dans l'exercice des compétences » au sein des catégories de collectivités.
Plus délicate, au regard du principe de l'uniformité institutionnelle, cette notion ne bénéficie pas encore de la reconnaissance qu'une révision constitutionnelle pourrait lui apporter(13). Malgré cela, la loi 3DS n° 2022-217 du 21 février 2022, dont le titre premier porte sur « nbsp ;la différenciation territoriale », a introduit cette notion dans le Code général des collectivités territoriales. Le législateur l'a néanmoins entouré de précautions. Dans « le respect du principe d'égalité » (principe a priori peu favorable à la différenciation...), les « nbsp ;règles relatives à l'attribution et à l'exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivités territoriales peuvent être différenciées pour tenir compte des différences objectives de situations dans lesquelles se trouvent les collectivités territoriales relevant de la même catégorie, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit proportionnée et en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ». Mais la loi 3DS n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant sa promulgation. Il lui appartiendra donc, lorsqu'il la connaîtra, d'articuler la différenciation avec le respect du principe d'égalité.
Le Conseil constitutionnel reste, en effet, attaché à ce principe au sein de chaque catégorie de collectivité, comme l'atteste sa décision n° 2021-816 DC du 15 avril 2021 sur les expérimentations (Cons. art. 72, al. 4). La loi organique n° 2021-467 du 19 avril 2021 a modifié les conditions des expérimentations. Désormais, le législateur peut prévoir « le maintien des mesures prises à titre expérimental dans les collectivités territoriales ayant participé à l'expérimentation, ou dans certaines d'entre elles, et leur extension à d'autres collectivités territoriales, dans le respect du principe d'égalité ». Toutefois, défendant ce principe, le Conseil constitutionnel a précisé que « le législateur ne saurait maintenir à titre pérenne des mesures prises à titre expérimental dans les seules collectivités territoriales ayant participé à l'expérimentation sans les étendre aux autres collectivités présentant les mêmes caractéristiques justifiant qu'il soit dérogé au droit commun » (déc. n° 2021-816 DC, paragr. 15).
Le procédé des expérimentations ne permet donc pas une différenciation à la carte. Il rencontre, en outre, une limite prévue à l'article 72 alinéa 4 de la Constitution. Les dérogations, même expérimentales, ne doivent pas mettre « en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti ».
Le respect du principe d'égalité reste en effet associé au caractère unitaire de l'État.
B) Le Conseil constitutionnel, garant de l'unité du pouvoir normatif
L'unité de la communauté politique contribue à affirmer celle du pouvoir normatif (un peuple, un souverain, un législateur).
Le Conseil constitutionnel protège cette unité. Il veille, notamment, à ce que le pouvoir normatif local n'ait pas de nature législative (1.) et qu'il ne concurrence pas le pouvoir réglementaire national d'« exécution » de la loi (2.).
1. La loi reste nationale
- Le législateur participe à l'exercice de la souveraineté. Il est donc unique. Pour le Conseil constitutionnel, il résulte des « termes de l'article 3 de la Constitution », selon lesquels « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants », et de l'article 34 de la Constitution, qui dispose que « la loi est votée par le Parlement », « qu'en dehors des cas prévus par la Constitution, il n'appartient qu'au Parlement de prendre des mesures relevant du domaine de la loi » (déc. n° 2001-454 DC du 17 janv. 2002, cons. 20). Le législateur ne peut donc pas déléguer la compétence législative que la Constitution lui a attribuée à une autorité territoriale.
Une dérogation a certes été acceptée pour les lois du pays de Nouvelle-Calédonie. Elles ont « nbsp ;force de loi » (art. 107 LO) dans les matières définies à l'article 99 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, adoptée en application de l'article 77 de la Constitution. Cependant, cette dérogation n'a pas été conçue pour une collectivité territoriale, mais pour une entité qui se préparait à l'indépendance.
Une dérogation matérielle a également été introduite en faveur des collectivités d'outre-mer. Elles peuvent modifier une loi qui a empiété sur les domaines de compétence qui leur ont été réservés par une loi organique (mais ces domaines ne peuvent concerner les matières régaliennes énumérées à l'art. 73 al. 3 de la Const.). De même, les départements et régions d'outre-mer peuvent être autorisés par le législateur à fixer « les règles applicables sur leur territoire » dans des matières pouvant relever du « domaine de la loi » (à l'exception également des matières mentionnées à l'art. 73 al. 3).
- Cependant, en dehors de la Nouvelle-Calédonie, les normes des collectivités territoriales, qu'elles soient situées en métropole ou outre-mer, n'ont pas de nature législative (leur dénomination importe peu ; les « lois du pays » de l'assemblée de la Polynésie française, notamment, ont un caractère d'acte administratif : déc. no 2004-490 DC du 12 févr. 2004, cons. 75).
Leur nature s'explique également par celle des assemblées locales qui, même « nbsp ;élues au suffrage universel direct » et investies du pouvoir de régler par leurs délibérations « les affaires de la collectivité », restent des entités « à caractère administratif » (déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 20).
Cette question mériterait de plus amples développements sur le lien souvent établi entre la nature des actes et la notion de souveraineté, qui peut paraître discutable au regard de l'évolution du statut de la loi en France ou d'une comparaison avec l'acceptation de lois régionales chez nos voisins européens (sans que l'unité d'ensemble de l'ordre juridique étatique soit remise en cause).
En France, ce débat est officiellement clos depuis la révision de 2003 (mais pour combien de temps au regard de l'évolution des revendications d'autonomie ?). La loi constitutionnelle a précisé que la nature du pouvoir normatif des collectivités était « réglementaire » (Const., art. 72 al. 3).
2. Unité d'exécution et diversité d'application des lois
- Les collectivités territoriales ne peuvent donc adopter des lois. Mais, à défaut et à un niveau inférieur, on s'est demandé si les autorités territoriales pouvaient prendre directement, dans leur domaine de compétence, les mesures réglementaires nécessaires à l'application des lois. Ou devait-on, au contraire, considérer que, même dans le domaine des collectivités, le pouvoir réglementaire d'exécution des lois continuait d'appartenir au Premier ministre en vertu de l'article 21 de la Constitution ? Cette question a fait l'objet d'une polémique, devenue classique, qui a vu s'affronter les partisans du pouvoir réglementaire local aux défenseurs du pouvoir réglementaire du Premier ministre. Elle mettait en jeu la conception de la décentralisation dans le cadre d'un État unitaire(14).
En 1983, le statut de la fonction publique territoriale devait servir de prétexte à la controverse doctrinale. La réponse a été apportée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 83-168 DC du 20 janvier 1984. Le Conseil a démenti la thèse de la compétence spéciale de l'autorité réglementaire locale. L'intervention de l'autorité réglementaire nationale dans le domaine des collectivités territoriales n'a pas été refusée. Elle peut préciser les conditions d'application des lois les concernant.
En 2002, le Conseil constitutionnel a néanmoins admis que « nbsp ;l'article 72 de la Constitution » permettait « nbsp ;au législateur de confier à une catégorie de collectivités territoriales le soin de définir, dans la limite des compétences qui lui sont dévolues, certaines modalités d'application d'une loi » (déc. n° 2001-454 DC du 17 janv. 2002, cons. 12). Mais ce pouvoir ne doit avoir « nbsp ;ni pour objet ni pour effet de mettre en cause le pouvoir réglementaire d'exécution des lois que l'article 21 de la Constitution attribue au Premier ministre » (cons. 13). La portée du pouvoir réglementaire d'exécution des lois (au sens de l'art. 21 Const. ; v. infra) des collectivités est donc limitée(15).
En cela, la jurisprudence constitutionnelle sur le pouvoir réglementaire des autorités locales rejoint celle développée à l'égard du pouvoir réglementaire des autorités de l'État (ministres, autorités indépendantes...), dont le pouvoir ne saurait se substituer à celui exercé par le Premier ministre en vertu de l'article 21 de la Constitution. Ces autorités ne peuvent prendre que des « nbsp ;mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu ».
Pour que le pouvoir réglementaire des autorités des collectivités territoriales pût concurrencer celui du Premier ministre, il eût fallu que la Constitution le précisât. Or, cette solution a été écartée lors de la révision constitutionnelle de 2003. L'autorité réglementaire locale n'a donc pas de compétence spéciale pour déterminer les conditions d'application de la loi. Il résulte, en effet, de l'étude des travaux préparatoires de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 que la Constitution confère un « caractère résiduel » au pouvoir réglementaire local et que celui-ci demeure « subordonné » à celui du Premier ministre, malgré sa consécration à l'article 72 alinéa 3. Le Constituant n'a pas cherché à rectifier la jurisprudence constitutionnelle.
Pour cette raison, des termes dépréciatifs continuent à être utilisés pour désigner le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales (qualifié de dérivé, résiduel, circonscrit, spécial, subsidiaire...) et la défense du « pouvoir normatif local » est un thème récurrent des travaux parlementaires (« il faut reconnaître et donner de l'importance au pouvoir des collectivités »...) et un marronnier de l'édition territoriale.
- Le débat revient régulièrement, mais manque de clarté parce que les qualificatifs utilisés ne correspondent pas toujours à l'objet des règlements locaux. Dans cette discussion, il convient, en effet, de distinguer les règlements qui sont édictés pour rendre possible l'application de la loi et ceux pris pour son application. Les premiers ont pour objet de préciser le contenu des lois lorsqu'elles ne sont pas d'application immédiate. Ils permettent aux lois d'entrer en vigueur et sont pris par le Premier ministre en vertu de la mission qui lui est attribuée par l'article 21 de la Constitution : « Il assure l'exécution des lois » (selon une terminologie ambiguë, ils sont intitulés décrets d'application des lois). Les règlements des autorités locales ont un objet différent. Ils appliquent les lois déjà entrées en vigueur. Et en fonction de leur contenu, les règlements locaux n'apparaissent pas nécessairement secondaires (pour un propriétaire, par exemple, un plan local d'urbanisme présente assurément de l'« importance »).
La distinction est essentielle(16) parce que le régime applicable aux autorités réglementaires est différent. Le Premier ministre a l'obligation constitutionnelle de prendre les décrets permettant aux lois d'entrer en vigueur (en vertu de l'art. 21 Const.). Sa carence est sanctionnée par le juge administratif. En revanche, l'application des lois par les autorités locales dépend, d'une part, des conditions que ces lois et leurs décrets d'application ont prévues et, d'autre part, des choix opérés par les collectivités dans l'exercice de leurs compétences.
Au regard de cette distinction, l'on comprend pourquoi la portée du pouvoir réglementaire local dépend avant tout du champ des compétences qui leur sont octroyées par les lois et règlements nationaux. De larges compétences permettent de définir et d'organiser des politiques publiques. À l'inverse, des compétences enchevêtrées et des conditions restrictives pour leur mise en œuvre restreignent l'autonomie des collectivités et « l'importance » de leur pouvoir normatif.
Le Conseil constitutionnel laisse le législateur assumer ces choix. Ils relèvent de la responsabilité de celui-ci, dans le cadre d'un État qui reste unitaire avant d'être décentralisé.
(1): Toutefois, le titre X de la Const. de 1946 relatif aux collectivités territoriales disposait que « la République française, une et indivisible, reconnaît l'existence de collectivités territoriales » (art. 85).
(2): R. Debbasch, « L'indivisibilité de la République », in B. Mathieu ; M. Verpeaux (dir.), La République en droit français, Paris, Economica, 1996, p. 75.
(3): L'assertion peut toutefois être discutée si l'on se réfère à l'Union française. Des discussions ont eu lieu au sein du Comité consultatif constitutionnel sur la pertinence du principe de l'indivisibilité de la République (v. Documents pour servir à l'Histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 oct. 1958, Paris, La Doc. F., vol. II, 1988, p. 117).
(4): La loi « détermine les principes fondamentaux (...) de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources » (Const., art. 34 al. 13) ; et « ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus (...) « dans les conditions prévues par la loi » (Const., art. 72 al. 3).
(5): Par exemple, le législateur a pu, sans être contredit, regrouper des régions (déc. n° 2014-709 DC du 15 janv. 2015), supprimer la clause générale de compétence pour certaines collectivités (déc. n° 2010-618 DC du 9 déc. 2010, cons. 54) ou créer (puis supprimer) des « nbsp ;conseillers territoriaux » communs à deux catégories de collectivités (même déc., cons. 21 et s.).
(6): V. J.-H. Stahl, « Le principe de libre administration a-t-il une portée normative ? », NCCC, n° 42, janv. 2014.
(7): Pour B. Faure, ces règles sont des « éléments de l'ordre public national » auxquels le droit des collectivités territoriales ne peut déroger : Droit des collectivités territoriales, Dalloz, 6e éd., 2021, p. 77.
(8): L'attention est portée sur ces éléments qui caractérisent l'État unitaire. Mais d'autres questions mériteraient d'être présentées, comme le contrôle de l'État sur les collectivités (de légalité et budgétaire, le pouvoir de substitution, le pouvoir disciplinaire sur les maires, etc.) ou l'autonomie budgétaire des collectivités.
(9): À la lecture de la Constitution et des décisions du Cons. const., il est difficile de dégager les notions de « communautés politiques locales » ou encore de « citoyenneté locale ». Dans son titre XII, les citoyens sont simplement qualifiés d'« électeurs ». Ils ne forment pas des communautés politiques bénéficiant de la même reconnaissance que celle des citoyens au niveau national.
(10): La référence à la souveraineté a été utilisée très tôt dans les manuels de droit constitutionnel. A. Esmein distinguait ainsi l'État unitaire où « il n'existe qu'une seule souveraineté, bien qu'elle puisse avoir plusieurs sujets » et l'État fédératif qui, « nbsp ;bien que répondant à une véritable unité nationale, fractionne la souveraineté » (Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Sirey, 6e éd., 1914, p. 4).
(11): Néanmoins, il est précisé dans ce titre XII que les DOM, ROM et COM ne peuvent être habilités à adopter des règles dans des matières énumérées à l'art. 73 al. 4, qui sont habituellement rapportées à la souveraineté.
(12): Le principe d'indivisibilité de la République est, en effet, rarement utilisé isolément. V. B. Faure, « L'inutile principe d'indivisibilité de la République ? », RFDA, 2019, p. 937.
(13): Un « droit à la différenciation » des collectivités a été défendu par le président de la République Emmanuel Macron, dans son discours du 14 novembre 2017 devant le Congrès des maires de France. Ce droit a été mentionné dans les projets de loi constitutionnelle enregistrés à l'Assemblée nationale, en mai 2018 et août 2019. Cependant, ces deux tentatives de révision ont échoué.
(14): V. B. Faure, Le pouvoir réglementaire des collectivités locales, LGDJ, 1998 ; G. Chavrier, Le pouvoir normatif local : enjeux et débats, LGDJ, 2011.
(15): V. ég. CE, ass. gle., avis, section de l'Intérieur, 15 nov. 2012, n° 387.095.
(16): V. J.-M. Auby, « Le pouvoir réglementaire des autorités des collectivités locales », AJDA, 1984, p. 468 ; A. Haquet, La loi et le règlement, LGDJ, Systèmes, 2007, p. 107.
Citer cet article
Arnaud HAQUET. « Le Conseil constitutionnel garant du caractère unitaire de l'État ? », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-conseil-constitutionnel-garant-du-caractere-unitaire-de-l-etat
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