Résumé

L’analyse de la jurisprudence européenne relative au droit à un procès équitable sous l’angle de la séparation des pouvoirs permet de distinguer deux fonctions assignées à ce principe. Une fonction principale de défense de l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif. Cette fonction est consubstantielle à la conception que retient la Cour de la prééminence du droit dans une société démocratique et la séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif est entendue de manière stricte. Au contraire, la séparation des pouvoirs judiciaire et législatif est entendue de manière plus souple, le principe visant alors à réguler les relations entre ces pouvoirs.

Titre VII

Autour du monde

La séparation des pouvoirs et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le droit à un procès équitable

N° 3 - octobre 2019

Traiter de la séparation des pouvoirs dans la jurisprudence de la Cour européenne(1) suppose au préalable de s'interroger sur le sens qu'elle donne à ce principe et sur les raisons de son invocation.

Comme le confirme une rapide recherche par mots-clés sur le site de la Cour, il faut tout d'abord constater que le principe est en réalité rarement directement mobilisé par la Cour, même si nombreux sont les arrêts qui se réfèrent à l'esprit de ce principe(2). Il l'est plus souvent, en revanche, par les requérants, les gouvernements défendeurs ou dans les opinions des juges à la Cour. Ceci n'a rien de surprenant car, en tant que principe d'organisation des pouvoirs politiques, la séparation des pouvoirs ne relève pas des principes garantis par la Convention et se trouve, par nature, hors du champ du contrôle du juge européen.

D'autre part, si l'article 6 de la Convention est le terrain de prédilection de son invocation, il n'est pas son terrain exclusif. La doctrine(3) relève d'ailleurs que c'est dans l'arrêt Stafford(4) de 2002 que la Cour l'a, pour la première fois, explicitement utilisé dans un litige portant sur l'article 5 §1 de la Convention garantissant le droit à la liberté et à la sûreté.

L'analyse des arrêts dans lesquels la Cour utilise nommément ce principe démontre également que, si elle n'en définit pas la teneur et estime, conformément à son approche in concreto, que ni l'article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n'oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique de séparation des pouvoirs(5), elle lui assigne une fonction particulière. Que ce soit dans le cadre de l'article 6 ou des autres dispositions de la Convention, le principe de séparation des pouvoirs vise, en premier lieu, à protéger l'indépendance du pouvoir judiciaire(6). La filiation avec le principe matriciel de prééminence du droit(7), « qui inspire la Convention toute entière »(8) , est alors patente, la prééminence du droit supposant notamment un contrôle indépendant et effectif sur les actes des autorités publiques(9), l'exercice d'une fonction juridictionnelle indépendante participe à la réalisation de la prééminence du droit dans une société démocratique(10).

A travers cette fonction assignée au principe de séparation des pouvoirs se dessine en creux l'acception que lui donne la Cour, une acception classique, celle d'une séparation des pouvoirs « au sens strict » qui « suppose la combinaison de deux règles, la spécialisation et l'indépendance »(11).

Ces exigences de spécialisation et d'indépendance appliquées au pouvoir judiciaire(12) n'ont toutefois pas la même teneur vis-à-vis du pouvoir exécutif et vis-à-vis du pouvoir législatif. La Cour est, en effet, particulièrement vigilante au risque d'immixtion du pouvoir exécutif dans l'administration de la justice et reconnaît que « la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l'autorité judiciaire tend à acquérir une importance croissante dans la jurisprudence de la Cour »(13). Dès lors, l'utilisation du principe de séparation des pouvoirs selon qu'il concerne la séparation des pouvoirs judiciaire et exécutif ou judiciaire et législatif permet de distinguer deux usages de ce principe. Dans le premier cas, le principe est utilisé comme un principe de défense de l'indépendance de la justice (I), alors qu'il est conçu, dans le second cas, comme un principe de régulation des relations entre les pouvoirs (II).

I. Un principe de défense de l'indépendance de la justice à l'égard du pouvoir exécutif

L'article 6 §1 de la Convention protège le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue « par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) ». C'est à partir de ces garanties que la jurisprudence européenne a développé une protection statutaire (A) et fonctionnelle (B) du pouvoir judiciaire à l'égard des risques d'ingérence du pouvoir exécutif dans l'indépendance de la justice.

A. La séparation des pouvoirs au service de la protection statutaire du juge

La jurisprudence relative aux garanties qui doivent entourer le statut du juge est établie de longue date, il ne paraît cependant jamais inutile de rappeler l'importance de celle-ci dans la définition des critères qui doivent entourer l'indépendance du juge. Si l'indépendance est consubstantielle à l'idée de justice, elle est longtemps restée une garantie recelant une grande part d'indétermination et c'est l'œuvre du juge européen que d'avoir élaboré une grille d'analyse, un faisceau d'indices, permettant d'évaluer ce degré d'indépendance. Ainsi, « pour déterminer si un organe peut passer pour indépendant à l'égard de l'exécutif et des parties, la Cour a égard au mode de désignation et à la durée du mandat des membres, à l'existence de garanties contre les pressions extérieures et au point de savoir s'il y a ou non apparence d'indépendance »(14). Si elle n'impose pas un mode de désignation des juges, elle est en revanche très attentive aux garanties qui entourent leur mandat, telles que l'inamovibilité ou les conditions de révocation. Sans revenir en détails sur cette jurisprudence(15) , plusieurs éléments doivent être soulignés.

D'une part, l'actualité démontre que ces garanties, bien que classiques, doivent faire l'objet d'une attention constante car les hypothèses d'atteintes à l'indépendance du juge par le pouvoir exécutif restent fréquentes. Dans l'arrêt Baka(16), concernant les conditions de destitution d'un président de cour suprême en Hongrie, conditions incompatibles avec les exigences de l'article 6, la Cour a tenu à rappeler « l'importance croissante que les instruments internationaux et ceux du Conseil de l'Europe ainsi que la jurisprudence des juridictions internationales et la pratique d'autres organes internationaux accordent au respect de l'équité procédurale dans les affaires concernant la révocation ou la destitution de juges, et notamment à l'intervention d'une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation du mandat d'un juge ou les conditions de nomination d'un juge » (§121). Plus récemment, elle a constaté une violation du droit à un tribunal indépendant établi par loi en raison de l'ingérence des pouvoirs exécutif et législatif dans les conditions de nomination de juges de cour d'appel en Islande(17) et a insisté sur « l'important intérêt général qu'est la protection de l'indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif » (§121) et « l'importance, dans une société démocratique régie par l'État de droit, de garantir le respect du droit national à la lumière du principe de séparation des pouvoirs » (§122).

Dans la lignée de cette jurisprudence et dans un contexte de dérives inquiétantes de certains États européens, il faut souligner l'importance accrue que revêt également le principe d'indépendance du pouvoir judiciaire à l'égard de l'exécutif dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union. Depuis plusieurs mois, celle-ci a eu l'occasion de statuer dans plusieurs affaires dans lesquelles ce principe était en jeu(18) et c'est à la lumière des critères de l'indépendance tels que dégagés par la Cour de Strasbourg que les avocats généraux et la Cour de justice se sont prononcés. Parmi ces affaires, l'arrêt L.M. retient particulièrement l'attention, la Cour de justice adoptant une nouvelle exception jurisprudentielle(19) au principe d'automaticité de l'exécution d'un mandat d'arrêt européen en cas « de défaillances systématiques ou généralisées » de l'indépendance du pouvoir judiciaire dans l'État d'émission, en l'espèce l'État polonais à la suite des réformes judiciaires entreprises par le pouvoir exécutif(20), et consacre ainsi « l'importance cardinale » (pt 48) de ce principe au sein des garanties du procès équitable.

S'agissant, d'autre part, des garanties entourant le statut des juges français à l'aune du principe de séparation des pouvoirs(21), il est intéressant de s'arrêter sur l'arrêt Thiam c/ France(22) qui concernait la constitution de partie civile de N. Sarkozy, alors président de la République , dans une procédure pénale en tant que victime d'actes d'escroquerie. Le requérant alléguait notamment que cette situation avait entraîné une violation des principes d'indépendance et d'impartialité du fait des pouvoirs détenus par le président de la République à l'égard des magistrats. La Cour rappelle « qu'il n'est pas question d'imposer aux États un modèle constitutionnel donné réglant d'une manière ou d'une autre les rapports et l'interaction entre les différents pouvoirs étatiques (...) » (§62). L'arrêt est toutefois l'occasion pour le juge européen de brièvement revenir sur les conditions de nomination des magistrats du parquet mais surtout d'examiner celles des magistrats du siège. Concernant l'indépendance des magistrats du parquet, mentionnons seulement, la question étant largement connue, que la Cour considère, sous l'angle de l'article 5 §3, que le procureur de la République français ne peut être considéré comme une « autorité judiciaire » au sens de cet article en raison de sa subordination hiérarchique au ministre de la justice(23). Il faut noter, une nouvelle fois, la communauté de vue entre les deux cours européennes à propos de l'indépendance du pouvoir judiciaire, la Cour de justice ayant récemment estimé que la notion d' « autorité judiciaire », dans le cadre des procédures de remise afférentes au mandat d'arrêt européen, « doit être interprétée en ce sens qu'elle ne vise pas les parquets d'un État membre qui sont exposés au risque d'être soumis, directement ou indirectement, à des ordres ou à des instructions individuels de la part du pouvoir exécutif, tel qu'un ministre de la justice, dans le cadre de l'adoption d'une décision relative à l'émission d'un mandat d'arrêt européen »(24).

La Cour de Strasbourg estime cependant, comme elle le rappelle dans l'arrêt Thiam, que « le ministère public ne saurait être astreint aux obligations d'indépendance et d'impartialité que l'article 6 impose à un 'tribunal' (...) » (§71)(25).

Pour les magistrats du siège, elle examine de manière inédite les garanties qui entourent leur situation statutaire et considère que celle-ci « les protège contre d'éventuelles atteintes à leur indépendance » (§76). Elle retient en particulier que leur inamovibilité est constitutionnellement garantie et s'accompagne de règles précises relatives à leur avancement puisque les décisions en la matière sont prises après l'intervention du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et que c'est ce dernier qui statue en matière disciplinaire (§79). S'agissant du pouvoir de nomination du président de la République, la Cour réitère que la seule nomination de magistrats par un membre de l'exécutif ne crée pas pour autant une dépendance si, une fois nommés, ces magistrats ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles. En l'occurrence, le pouvoir de nomination des magistrats du siège prend la forme d'un décret signé à la suite d'une proposition du ministre de la justice, après un avis conforme du CSM, « ce qui signifie concrètement que l'exécutif ne pourrait pas nommer un magistrat contre cet avis », l'intervention du CSM constituant « une garantie essentielle contre le risque de pressions sur les juges de la part de l'exécutif » (§§81-82). La Cour note également, bien que les faits soient antérieurs, que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, la présidence du CSM n'est plus assurée par le président de la République mais a été transférée au premier président de la Cour de cassation(26).

Il faut enfin souligner que l'indépendance de la justice étant « l'une des valeurs les plus importantes qui sous-tendent le bon fonctionnement des démocraties », la Cour n'hésite pas, sur le terrain des mesures d'exécution de l'arrêt, à prescrire à l'État des mesures générales, réformes législatives ou constitutionnelles, afin de garantir cette indépendance(27).

Ceci confirme selon nous l'idée selon laquelle si l'article 6 §1 énonce un droit subjectif du justiciable, la jurisprudence démontre qu'à travers lui c'est aussi la notion autonome de « tribunal » qui est protégée(28), notion qui répond à des critères objectifs, l'indépendance, l'impartialité et la capacité de décider sans ingérence extérieure dans le cours de la justice.

De ce point de vue, l'indépendance statutaire du juge est le gage de son indépendance fonctionnelle.

B. La séparation des pouvoirs gage de l'indépendance fonctionnelle du juge

La séparation des pouvoirs doit permettre de garantir que le juge ne reçoive aucune instruction ou pression dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle. La question revêt en pratique plusieurs facettes et, si nous ne la traiterons que sous l'angle de l'article 6, il arrive que des questions similaires soient traitées sous l'angle d'autres dispositions de la Convention, en particulier l'article 10, le droit à la liberté d'expression sur des questions d'intérêt général(29).

La séparation des pouvoirs doit tout d'abord interdire toute ingérence du pouvoir exécutif dans le cours de la justice. De nombreux arrêts portent sur ce type d'immixtion, sans que la Cour invoque d'ailleurs toujours nommément le principe de séparation des pouvoirs. Par exemple dans l'arrêtVasilescu(30) , le droit roumain octroyant le pouvoir au procureur, subordonné au ministre de la Justice, de saisir la Cour suprême d'un recours en annulation contre des décisions juridictionnelles définitives, la Cour constatera une violation de l'article 6 après avoir rappelé « que seul mérite l'appellation de 'tribunal' au sens de l'article 6 §1 un organe jouissant de la plénitude de juridiction et répondant à une série d'exigences telles que l'indépendance à l'égard de l'exécutif comme des parties en cause », ou dans l'arrêt Sovtransavto Holding(31) dans lequel elle estime que les tentatives d'influence du pouvoir exécutif sur le cours de la justice, indépendamment de l'influence réelle jouée par celles-ci, révèlent « un manque de respect envers la fonction même du pouvoir judiciaire ».

Parmi les affaires françaises, il faut rappeler les condamnations des arrêts Beaumartin(32) et Chevrol(33), à propos de la pratique du Conseil d'État consistant à demander au ministre des affaires étrangères le sens d'une convention internationale soulevant des difficultés d'interprétation dans le premier ou d'apprécier la condition de réciprocité d'un traité international dans le second. Alors que le Gouvernement arguait que cette pratique visait justement à garantir la séparation des pouvoirs, la politique extérieure relevant de l'imperium de l'État(34), la Cour a, quant à elle, constaté qu'en suivant « obligatoirement l'avis du ministre, c'est-à-dire d'une autorité qui lui est extérieure, et qui se trouve en outre relever du pouvoir exécutif, sans soumettre cet avis à la critique ni à un débat contradictoire », une telle « ingérence d'une autorité du pouvoir exécutif [...] dans les compétences du Conseil d'État ne cadre pas avec le principe d'indépendance du pouvoir juridictionnel énoncé à l'article 6 §1 »(35).

L'ingérence de l'exécutif dans l'administration de la justice peut aussi revêtir d'autres formes, plus indirectes. Dans ces hypothèses, la protection statutaire de la juridiction n'est pas toujours suffisante à garantir son indépendance fonctionnelle. Ainsi, la composition d'une juridiction peut faire naître un doute quant à son indépendance par rapport au pouvoir exécutif, par exemple lorsqu'elle est composée de fonctionnaires(36). La Cour mobilise ici la théorie des apparences car indépendamment de l'influence réelle ou supposée du pouvoir exécutif, c'est l'appréhension objectivement justifiée du requérant qui sera prise en compte. La Cour a ainsi, à de nombreuses reprises, condamné la composition des cours de sûreté turques, composées de militaires qui, en dépit de garanties constitutionnelles, appartiennent à l'armée, « laquelle dépend à son tour du pouvoir exécutif »(37). Peut également être évoqué, dans le cadre de cette hypothèse, l'arrêtSacilor-Lormines c/ France(38). Si la Cour n'entend pas remettre en cause le mode de nomination des membres du Conseil d'État ainsi que le déroulement de leur carrière, elle constatera en l'espèce que la nomination de l'un des conseillers d'État, quelques mois après avoir siégé dans l'affaire opposant la société requérante à l'État, au poste de secrétaire général du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, était de nature à jeter un doute sérieux sur l'indépendance du Conseil d'État et conclura à la violation de l'article 6 §1. Dans la même affaire, la requérante mettait également en cause l'impartialité structurelle de la juridiction en faisant valoir qu'elle avait participé aux réformes sur le droit minier et qu'elle ne pouvait dès lors être considérée comme indépendante et impartiale dans le cadre des litiges faisant application de ces réformes. Il est vrai que dans les différentes affaires que la Cour a eu à traiter sous l'angle de l'impartialité structurelle d'une juridiction cumulant des fonctions consultatives et contentieuses, la question de la séparation des pouvoirs a toujours été centrale bien qu'elle considère que ce « principe n'est pas déterminant dans l'abstrait »(39). En effet, adoptant une approche concrète, la Cour vérifie depuis l'arrêt Kleyn(40) que les sections consultatives puis contentieuses n'ont pas eu à traiter de la même affaire ou de la même décision et que ce ne sont pas les mêmes membres qui ont siégé dans les deux formations. Sur la base de ce critère, elle conclura à l'absence de violation de l'article 6 dans l'affaire Sacilor-Lormines.

Il ressort de l'examen de la jurisprudence que la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire est entendue par la Cour de manière stricte, l'indépendance du pouvoir judiciaire par rapport à l'exécutif étant indissociable des garanties de l'État de droit. Au contraire, dans les relations entre les pouvoirs judiciaire et législatif, la séparation des pouvoirs est conçue plus souplement et constitue un mode régulation entre ces pouvoirs.

II. Un principe de régulation des relations entre les pouvoirs judiciaire et législatif

Si les ingérences du pouvoir exécutif dans l'administration de la justice sont proscrites comme constitutives d'une atteinte à la garantie du droit à un « tribunal », un des principaux éléments constitutifs de la notion de « tribunal » étant son indépendance par rapport à l'exécutif(41), l'intervention du pouvoir législatif, bien que strictement encadrée, ne fait pas l'objet d'une telle interdiction de principe (A). Il s'agit, en effet, avant tout de préserver l'indépendance respective des deux pouvoirs (B).

A. L'intervention encadrée du pouvoir législatif dans le cours de la justice

L'intervention du législateur dans le cours de la justice se manifeste en particulier par l'adoption de lois rétroactives dont les validations législatives constituent la forme la plus répandue mais aussi la plus problématique. Qu'elles aient pour but de prévenir l'annulation d'un acte, de limiter les effets d'une décision de justice ou encore de faire radicalement échec à l'interprétation de la règle de droit par le juge en lui substituant une règle nouvelle douée de rétroactivité, ces validations portent atteinte au principe de séparation des pouvoirs, d'autant qu'elles visent le plus souvent à mettre fin à un litige auquel l'État lui-même est partie, illustrant la complexité des relations entre les trois pouvoirs.

Pourtant, si elle est problématique tant au regard des exigences européennes que des principes constitutionnels nationaux, l'intrusion du législateur dans le cours de la justice est parfois nécessaire à la sauvegarde d'intérêts supérieurs, qu'ils soient individuels ou collectifs. C'est donc une réponse équilibrée qu'a recherché le juge européen pour contrôler les validations législatives sous l'angle du procès équitable.

L'arrêt Zielinski(42) expose clairement les principes applicables. La Cour réaffirme que « si, en principe, le pouvoir législatif n'est pas empêché de réglementer en matière civile(43), par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant des lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige » (§57).

Ce n'est donc pas l'immixtion du pouvoir législatif dans une procédure pendante par l'adoption d'une loi de validation qui est prohibée par la jurisprudence de Strasbourg, c'est l'ingérence « dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige », la finalité de l'immixtion du pouvoir législatif dans le cours de la justice, celle-ci devant répondre à « un impérieux motif d'intérêt général », déterminant la conventionnalité de la loi de validation.

Dès lors, l'intervention du législateur dans une procédure pendante ne doit pas avoir pour but de rendre « le litige ingagnable »(44) ou de rendre « vaine toute continuation des procédures »(45) en réglant le fond du litige ; en effet, dans cette hypothèse, il s'agit bien d'une immixtion du législateur dans la fonction juridictionnelle, immixtion qui a pour objectif d'orienter de manière décisive l'issue du procès et d'ainsi « contourner le principe de prééminence du droit »(46).

Jusqu'à l'arrêt Cabourdin(47) , dans toutes les affaires examinées par la Cour sous l'angle de l'article 6 §1, l'État était partie au litige, situation qui jetait d'autant plus de doute sur les motivations de l'intervention du législateur ; afin d'apprécier si l'immixtion du législateur dans le cours de la justice n'avait pas pour but de fixer définitivement les termes du litige en entérinant la position de l'État dans le cadre des procédures pendantes, la Cour va dégager trois critères : l'effet produit par le contenu de la loi combiné avec la méthode et le moment de son adoption. Après examen de ces trois critères, la Cour considère que l'objectif du législateur répond à un « impérieux motif d'intérêt général » et n'a pas pour but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige lorsque l'incidence sur l'issue du procès apparaît plus comme la conséquence de l'adoption de la loi que comme sa raison d'être initiale. Ces conditions sont remplies dès lors que le législateur tend à rétablir un désordre juridique qui ne peut être résolu par le système juridictionnel tel une malfaçon législative(48).

Ce qui est surprenant c'est que, dans aucun de ces arrêts, la Cour ne se fonde sur le grief de l'indépendance alors même que la violation des droits que le justiciable tire de l'article 6 §1 n'est que la conséquence de l'atteinte initiale à l'indépendance fonctionnelle du juge au mépris du principe de séparation des pouvoirs(49). De ce point de vue, la jurisprudence constitutionnelle est plus lisible, le Conseil ayant initié son encadrement des lois de validation sur la base du principe de l'indépendance des juridictions(50) pour lui substituer ensuite le fondement de l'article 16 de la Déclaration de 1789 qui garantit le principe de séparation des pouvoirs(51).

B. Un objectif de préservation de l'indépendance respective des deux pouvoirs

Appliqué aux relations entre les pouvoirs judiciaire et législatif, le principe de séparation des pouvoirs revêt sa pleine dimension car il ne s'agit plus seulement d'un principe de défense de l'indépendance d'un pouvoir à l'encontre des ingérences d'un autre mais également de garantir que chaque pouvoir exerce la plénitude de ses fonctions en toute autonomie, conformément à la règle de spécialisation.

En effet, dans le cadre des relations entre pouvoirs exécutif et judiciaire, la jurisprudence européenne relative à l'article 6 vise à garantir la séparation des pouvoirs mais cette garantie joue en quelque sorte à sens unique, il s'agit de protéger la justice à l'encontre du pouvoir exécutif. Au contraire, dans les relations pouvoirs législatif et judiciaire, cette protection vaut dans les deux sens. Il est d'ailleurs singulier de souligner que dans ces affaires, comme en matière de validations législatives, la Cour se situe rarement sur le terrain de l'indépendance du pouvoir judiciaire à l'égard du pouvoir législatif ou vice-versa. Lorsqu'il s'agit de protéger le pouvoir judiciaire à l'encontre du législateur, elle se place en général sous l'angle du droit à un tribunal et lorsqu'il s'agit de protéger le législateur du pouvoir judiciaire, elle se place sous l'angle de la liberté d'action des parlementaires.

Ainsi, la Cour sanctionne une atteinte à l'article 6 dans l'arrêt Brumarescu(52) du fait de l'incompétence absolue des juridictions pour trancher des litiges civils tel que celui d'espèce, légalité d'un décret de nationalisation, au motif que seul le Parlement pouvait se prononcer sur la légalité des nationalisations en cause, une telle exclusion étant contraire au droit d'accès à un tribunal.

Au contraire, dans les affaires relatives aux immunités parlementaires, immunités qui visent à protéger les parlementaires contre des poursuites judiciaires abusives en vue d'assurer le libre exercice de leurs fonctions, la Cour considère que dans la balance qu'elle doit opérer entre, d'un côté, le droit d'accès à un tribunal d'un justiciable qui souhaite attaquer les propos tenus par un parlementaire dans l'enceinte du Parlement et, de l'autre, le principe d'immunité qui « vise les buts légitimes que constituent la protection de la liberté d'expression au Parlement et le maintien de la séparation des pouvoirs entre le législatif et le judiciaire », cette immunité « ne saurait, en principe, être considérée comme imposant une restriction disproportionnée au droit d'accès à un tribunal tel que le consacre l'article 6 §1 »(53), l'immunité permettant « la régulation des relations entre les pouvoirs législatif et judiciaire »(54).

La Cour veille ainsi à ce que chaque pouvoir puisse pleinement exercer ses fonctions. L'arrêt Rywin c/ Pologne(55) en ce sens illustratif, l'affaire concerne la conduite en parallèle d'un procès et d'une enquête parlementaire sur les mêmes faits. La Cour observe que « le principe de la séparation des pouvoirs interdit à la commission de s'immiscer dans l'exercice des attributions dévolues à la justice. Ainsi, en cas d'ouverture d'une procédure juridictionnelle portant sur les mêmes faits que ceux qu'elle-même examine, la commission doit maintenir la distance requise entre ses propres investigations et la procédure juridictionnelle ; en particulier, elle doit se garder de toute assertion au sujet du bien-fondé des décisions prises par la justice ou de la manière dont la procédure est instruite par les tribunaux » (§225). Après avoir vérifié que la commission parlementaire ne bénéficiait dans le droit polonais d'aucune attribution lui permettant d'influencer la procédure pénale, la Cour conclura à l'absence de violation de l'équité procédurale.

A l'inverse, une ingérence directe du pouvoir législatif dans le cours de la justice sera sanctionnée, comme dans l'arrêtImmobiliare Saffi c/ Italie(56) dans lequel l'intervention du législateur avait suspendu l'exécution d'une décision d'expulsion passée en force de chose jugée. Tout en admettant que « les États contractants, dans des circonstances exceptionnelles et, comme en l'espèce, dans le cadre de la marge d'appréciation dont ils jouissent en matière de réglementation de l'usage des biens, interviennent dans une procédure d'exécution d'une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence ni d'empêcher, invalider ou encore retarder de manière excessive l'exécution, ni, encore moins, de remettre en question le fond de cette décision », la société requérante a donc « été privée de son droit à ce que la contestation l'opposant à son locataire soit décidée par un tribunal, comme le veut l'article 6 de la Convention. Cela est contraire au principe de la prééminence du droit » (§74).

Ce n'est pas tant l'idée de protection du pouvoir judiciaire qui ressort de cette jurisprudence que celle d'une autonomie et d'un respect mutuel des attributions de chaque pouvoir.

L'analyse de la jurisprudence relative au droit à un procès équitable sous l'angle du principe de séparation des pouvoirs révèle ainsi la double fonction qu'elle assigne à ce principe et témoigne également de la conception que retient la Cour de chacun des trois pouvoirs. Elle conduit en ce sens à relativiser l'indifférence affichée à toute notion constitutionnelle théorique de la séparation des pouvoirs car elle traduit une réelle méfiance à l'égard de toute ingérence du pouvoir exécutif dans l'administration de la justice alors que les relations entre le pouvoirs législatif et judiciaire sont conçues de manière plus apaisée.

(1) Voir la thèse d'A. Tsampi, Le principe de séparation des pouvoirs dans la jurisprudence de la Cour EDH , éd. Pédone, 2019.

(2) Voir CEDH, 6 sept. 1978, Klass c/ Allemagne, §55 sous l'angle de l'art. 8 ou CEDH, 9 juin 1998, Incal c/ Turquie sous l'angle de l'art. 6.

(3) N. Le Bonniec, « L'appréhension du principe de séparation des pouvoirs par la Cour EDH », RFDC, 2016.335.

(4) CEDH, GC, 28 mai 2002, Stafford c/ Royaume-Uni, §78.

(5) Par ex. CEDH, 6 mai 2003, Kleyn c/ Pays-Bas, §193.

(6) Stafford, préc. ; pour un ex. récent sous l'angle de l'art. 5, s'agissant de la détention d'un magistrat, voir CEDH, 16 avr. 2019, A. Altan c/ Turquie, §102.

(7) Voir X. Souvignet, La prééminence du droit dans le droit de la Convention EDH , Bruylant, 2012, 574 p.

(8) CEDH, 25 juin 1996, Amuur c/ France, §50.

(9) Klass, préc., §55.

(10) P. Wachsmann, « La prééminence du droit dans la jurisprudence de la Cour EDH », in Mélanges J. Schwob, Bruylant, 1997, p.241.

(11) I. Boucobza, « Un concept erroné, celui de l'existence d'un pouvoir judiciaire », Pouvoirs, 2012.75.

(12) Nous parlerons de « pouvoir » judiciaire comme le fait la Cour ou le texte même de la Convention à l'article 10 §2 et non d'autorité judiciaire comme le prévoit la Constitution française.

(13) Kleyn, préc., §193.

(14) CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell c/ Royaume-Uni, §78.

(15) Voir F. Sudre (Dir.), Les grands arrêts de la Cour EDH, PUF, 8ème éd., 2017, n°31 (9ème éd. à paraître). Ci-après GACEDH.

(16) CEDH, GC, 23 juin 2016, Baka c/ Hongrie.

(17) CEDH, 12 mars 2019, Guðmundur Andr Ástráðsson c/ Islande.

(18) Par ex. CJUE, GC, 27 fév. 2018, ASPJ, C-64/16 ; CJUE, GC, 24 juin 2019, Commission c/ Pologne, C-619/18.

(19) CJUE, GC., 5 avril 2016, Aranyosi et Caldararu, C-404/15 et C-659/15 PPU, exception à l'exécution d'un MAE en cas de risque réel de violation de l'interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants dans l'État d'exécution.

(20) Sur cette question voir K. Blay-Grabarczyk, « Les mécanismes de suivi à l'épreuve de la pratique : l'exemple de la Pologne », RTDE, 2019.321.

(21) Voir l'arrêt CE, 23 mars 2018, n°406066, relatif au décret validant la création de l'inspection générale de la justice dans lequel des syndicats faisaient valoir que la création de cette inspection, placée auprès du garde des Sceaux, portait atteinte au principe de séparation des pouvoirs et à l'indépendance des juges en violation de l'article 16 de la Déclaration de 1789 et de l'article 6 de la Convention.

(22) CEDH, 18 oct. 2018.

(23) CEDH, GC, 29 mars 2010, Medvedyev c/ France. Voir Cons. const., déc. n° 2017-680 QPC du 8 déc. 2017, Union syndicale des magistrats, le Conseil constitutionnel estime que les dispositions plaçant les magistrats du parquet sous l'autorité du garde des Sceaux sont conformes aux principes d'indépendance et de séparation des pouvoirs.

(24) CJUE, GC, 27 mai 2019, C-508/18.

(25) En ce sens, voir CEDH, déc., 27 sept. 2011, Agnelet c/ France.

(26) Voir CEDH, GC, 6 nov. 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sà c/ Portugal, à propos de la composition et des pouvoirs du CSM portugais.

(27) CEDH, 9 janv. 2013, A. Volkov c/ Ukraine, §§199-202.

(28) En ce sens CEDH, 18 juin 1971, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique, §78.

(29) Voir par ex. CEDH, GC, 12 févr. 2008, Guja c/ Moldavie, révocation du directeur du service de presse du parquet général de Moldavie pour avoir divulgué des lettres faisant état de pressions des autorités politiques dans le traitement d'affaires en cours, la Cour sous l'angle de l'art. 10 constate une violation de la liberté de communiquer des informations et souligne le manque d'indépendance du pouvoir judiciaire et les dysfonctionnements de la séparation des pouvoirs en Moldavie.

(30) CEDH, 22 mai 1998, Vasilescu c/ Roumanie, §41. Dans le même sens CEDH, 28 oct. 1999, Brumarescu c/ Roumanie.

(31) CEDH, 25 juill. 2002, Sovtransavto Holding c/ Ukraine, §80.

(32) CEDH, 24 nov. 1994, Beaumartin c/ France ; abandon de cette pratique : CE, 7 fév. 2003, Gisti, AJDA, 2003, 996, note F.-J. La Ferrière.

(33) CEDH, 13 févr. 2003, Chevrol c/ France ; abandon de cette pratique avec l'arrêt CE, ass., 9 juill. 2010, Mme Chériet-Benseghir, RFDA, 2010, 1146, note J.‑F. Lachaume.

(34) Dans le même sens, CEDH, GC, 14 déc. 2006, Markovic c/ Italie, à propos de l'impossibilité d'attaquer en justice un acte de gouvernement.

(35) Chevrol, §81 ; Beaumartin, §35.

(36) CEDH, 22 oct. 1984, Sramek c/ Autriche.

(37) Par ex. Incal, préc., §68.

(38) CEDH, 9 nov. 2006.

(39) CEDH, 22 juin 2004, Pabla Ky c/ Finlande, §34.

(40) Kleyn, préc., §200 ; dans le même sens Sacilor-Lormines, préc. ,§74.

(41) Par ex. De Wilde, Ooms, Versyp, préc., §78.

(42) CEDH, 28 oct. 1999, Zielinski et a. c/ France ; GACEDH, n°29.

(43) En matière pénale, l'adoption de lois rétroactives est interdite conformément au principe de non-rétroactivité de la loi pénale garantit par l'art. 7 de la CEDH.

(44) CEDH, 23 oct. 1997, National & Provincial Building Society c/ Royaume-Uni, §112.

(45) CEDH, 11 avr. 2006, Cabourdin c/ France., §33.

(46) CEDH, 27 avr. 2004, Gorraiz Lizarraga c/ Espagne, §72.

(47) Cabourdin, préc.

(48) Pour un ex. récent CEDH, 8 nov. 2018, Hôpital local Saint-Pierre d'Oléron et a. c/ France, §78.

(49) Voir notre article, « Les lois rétroactives, illustration de l'effectivité du dialogue des juges », RFDA, 1996.447.

(50) Cons. const., déc. n° 80-119 DC du 22 juill. 1980, Rec. p.46.

(51) Cons. const., déc. n°99-422 DC du 21 déc. 1999, Rec. p.143 ; Cons. const., déc. n°99-425 DC du 29 déc. 1999, Rec. p.168.

(52) Brumarescu, préc., §§63-65.

(53) Par ex. CEDH, 17 déc. 2002, A. c/ Royaume-Uni, §77 ; dans le même sens CEDH, 30 janv. 2003, Cordova c/ Italie, §55, toutefois la Cour conclura ici à la violation du droit d'accès à un tribunal, la conduite du parlementaire n'étant pas liée à l'exercice de ses fonctions parlementaires strico sensu.

(54) A, préc., §76.

(55) CEDH, 18 fév. 2016.

(56) CEDH, 28 juill. 1999.

Citer cet article

Laure MILANO. « La séparation des pouvoirs et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le droit à un procès équitable », Titre VII [en ligne], n° 3, La séparation des pouvoirs, octobre 2019. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-separation-des-pouvoirs-et-la-jurisprudence-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme-sur-le