Titre VII

N° 5 - octobre 2020

La sécurité juridique - Le point de vue de l'avocat

Résumé

Réfléchir à l'intérêt que présente la notion de sécurité juridique pour un avocat, c'est constater que cette notion est un objectif qui ne peut jamais être véritablement atteint et qui ne doit finalement pas l'être, au risque de figer l'état du droit. Plus qu'un idéal, la sécurité juridique apparaît comme la manifestation d'intérêts aussi antagonistes qu'également légitimes : la préservation des situations de droit acquises, la nécessaire évolution de situations de droit insatisfaisantes. Selon la cause qu'il aura à défendre, l'avocat insistera sur l'un ou l'autre de ces intérêts. Il aura pour cela recours aux différentes notions qui composent la sécurité juridique ou à celles qui justifient qu'il y soit dérogé.

La sécurité juridique est une notion dont on saisit aussi bien l'idée que l'on a de difficulté à en donner une substance propre, distincte des éléments qui la composent. La clarté, l'intelligibilité et la prévisibilité de la loi, composantes essentielles de la sécurité juridique, sont ainsi plus aisées à identifier.

Si l'on peut renoncer à définir la notion avec exactitude, il faut en revanche s'interroger sur la mesure dans laquelle il est raisonnable de parvenir à la sécurité juridique.

En effet, la sécurité juridique totale n'est autre que l'immutabilité de toute situation de droit. Le risque est alors évident de faire périr l'ordre juridique que ce principe a vocation à protéger. Il en est du droit comme d'une langue ; aussitôt figé, il s'agit d'un droit mort.

Tout système juridique vivant doit donc se perpétuer en composant avec une tension inéluctable entre la nécessaire garantie pour les justiciables d'une sécurité juridique effective et une indispensable adaptabilité du droit aux situations de fait et à leurs évolutions diverses.

L'époque révolutionnaire illustrait déjà cette tension. En 1789, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen instituait en son article 2, « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme », parmi lesquels « la sûreté », qui était également juridique. Mais quatre ans plus tard, en 1793, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen contenue dans la Constitution jamais appliquée du 24 juin 1793 prévoyait, en son article 28, que : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ».

La sécurité juridique serait donc un objectif louable vers lequel il faudrait toujours tendre, sans pourtant jamais vouloir l'atteindre.

De cette tension, l'avocat doit nourrir son imagination juridique pour élaborer les moyens qu'il présente au juge, soit pour remettre en cause une situation de droit acquise au motif d'une impérieuse nécessité de ne pas figer le droit, soit pour défendre cette situation au motif de la sécurité juridique.

C'est en évoquant ces deux pôles d'attraction que constituent le maintien des situations acquises et l'évolution nécessaire du droit que l'on peut présenter le mieux les rapports qu'entretient l'avocat avec la sécurité juridique. Plusieurs constats pourront ainsi être faits. Tout d'abord, si la sécurité juridique est rarement expressément consacrée par le juge, elle trouve sa traduction dans de nombreuses notions de droit concourant au maintien des situations acquises (A). Ensuite, on constatera que la sécurité juridique ainsi préservée par ces notions de droit connues a parfois du mal à résister lorsque le droit en cause devient litigieux (B).

A. Garanties de la sécurité juridique et maintien des situations acquises

Si la sécurité juridique est une notion délicate à définir, elle recouvre un ensemble de notions aisées à identifier. On trouve au premier rang de ces notions les exigences de clarté et d'intelligibilité de la norme (1.) qui contribuent, avec les garanties procédurales essentielles procédant de l'écoulement du temps (2.), à préserver les situations juridiques acquises.

1. Les exigences de clarté et d'intelligibilité de la loi

Le Conseil constitutionnel a consacré de longue date l'importance de la clarté de la loi. Dès 1982, il a énoncé la nécessité pour des dispositions d'être « suffisamment claires et précises » et donc de « ne pas contrevenir aux prescriptions de l'article 34 de la Constitution »(1). Puis, il a énoncé l'exigence constitutionnelle de la clarté de la loi(2). S'en est suivi, en 1999, l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité des lois(3), par référence aux articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789.

De cet objectif découle l'obligation pour le législateur, « afin de prémunir les sujets de droits contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques »(4). Le droit doit être cohérent et compréhensible(5). Ce faisant, le Conseil constitutionnel a institué une exigence de qualité de la loi(6).

Le droit européen, qui consacre la sécurité juridique comme principe général du droit dans l'ordre de l'Union européenne(7) et dans l'ordre conventionnel européen, la lie également à l'exigence de clarté et d'intelligibilité de la loi. Pour la Cour de justice, « tout acte doit être clair et précis afin que les justiciables puissent identifier leurs droits et obligations et adapter leur comportement en conséquence »(8). La Cour EDH énonce pour sa part l'obligation pour les États de « satisfaire au principe général de la sécurité juridique »(9). L'accessibilité et l'intelligibilité de la loi conservent néanmoins un caractère relatif. La Cour de Strasbourg reconnaît ainsi l'impossibilité « d'arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois » et retient « qu'une telle précision ne serait pas nécessairement souhaitable »(10).

La volonté de clarté absolue peut en effet être une des causes de l'inflation textuelle. Le législateur tentera de couvrir l'ensemble des hypothèses pouvant relever de la norme pour ne laisser place à aucune ambiguïté, au risque, paradoxal, mais finalement peu surprenant, que la loi devienne inintelligible, mettant ainsi à mal la sécurité juridique pourtant recherchée.

L'objectif de clarté et d'intelligibilité commun au droit constitutionnel et aux droits européens a toutefois une incidence limitée pour l'avocat. Devant la Cour EDH, cet objectif a certes pu être invoqué avec succès. La Cour a ainsi condamné la France à propos d'écoutes téléphoniques ordonnées par un juge d'instruction, au motif que « le droit français, écrit et non écrit, n'indique pas avec assez de clarté l'étendue et les modalités du pouvoir d'appréciation des autorités dans le domaine considéré »(11). En revanche, en droit interne, l'objectif de clarté et d'intelligibilité ne peut donner lieu à une question prioritaire de constitutionnalité. Ce n'est que conjointement à des principes constitutionnels dont le contrôle effectif est assuré par le Conseil constitutionnel que cet objectif pourra être invoqué(12).

La principale mise en œuvre de cet objectif à valeur constitutionnelle se fait en réalité lors du contrôle a priori, qui laisse peu de place à l'avocat. C'est dans ce cadre que le Conseil constitutionnel censure des lois dont les dispositions manquent aux principes de clarté et de précision. Mais ces censures demeurent rares, le Conseil considérant notamment que la complexité de la loi ne saurait, à elle seule, porter atteinte à cet objectif. Il faut simplement que les règles soient énoncées de façon cohérente et précise(13). C'est certainement en matière pénale que l'exigence de clarté trouve sa traduction la plus concrète dans le principe de légalité des délits et des peines(14). Ce dernier peut, lui, fonder utilement une question prioritaire de constitutionnalité. Les objectifs à valeur constitutionnelle de clarté et de précision de la loi viennent alors en soutien à ce principe, qui n'en est finalement qu'une application particulière(15).

Dans l'ordre juridictionnel administratif, le Conseil d'État censure parfois des dispositions réglementaires, faute de clarté ou d'intelligibilité(16). Les succès de l'avocat en la matière demeurent cependant rares.

Quant à la Cour de cassation, si elle reconnaît que la clarté et l'intelligibilité d'une disposition participent à la sécurité juridique(17), elle ne rend pas de décision de cassation sur ce seul fondement.

En dépit de cette jurisprudence rare, le rôle du Conseil d'État et de la Cour de cassation pour garantir la clarté et l'intelligibilité de la loi n'en est pas moins grand. Par l'interprétation qu'elles donnent de dispositions pouvant prêter à confusion, les hautes juridictions françaises confèrent à la loi une clarté et une intelligibilité que celle-ci pouvait ne pas avoir initialement : « La véritable difficulté, pour la Cour de cassation, ce n'est pas de veiller à l'application des textes clairs, c'est d'interpréter la loi, c'est-à-dire : la préciser, quand elle est trop générale ; la clarifier, quand elle est obscure ; la désigner, quand elle est indéterminée ; l'inventer quand elle est muette »(18).

Il revient à la jurisprudence, et donc aux praticiens du droit qui la susciteront, de garantir ainsi une sécurité juridique trop souvent mise à mal par la prolifération de normes aux contours parfois indéterminés.

2. La préservation des situations de droit par l'écoulement du temps

Avec les objectifs de clarté et d'intelligibilité de la loi, la prévisibilité de celle-ci est une composante de la sécurité juridique. Il s'agit pour le justiciable de pouvoir connaître les conséquences de ses actes, ce qui suppose une « stabilité des normes et de l'ordre juridiques »(19). Cette exigence de prévisibilité justifie de prendre en compte l'écoulement du temps pour garantir la sécurité juridique. Cette prise en compte trouve sa traduction dans l'autorité de la chose jugée et l'encadrement des actions et recours par les délais de prescription et de procédure.

Comme il a été clairement dit, « l'impossibilité de remettre en cause les décisions de justice passées en force de chose jugées et devenues irrévocables du fait de l'expiration des voies de recours est évidemment une des manifestations les plus intangibles du principe de la sécurité juridique »(20).

La Cour de cassation est stricte dans son appréciation de l'autorité de la chose jugée. Elle retient par exemple que la survenance d'une jurisprudence européenne consacrant l'égalité successorale entre les enfants d'une même personne ne constitue pas un évènement nouveau de nature à mettre en échec l'autorité de la chose jugée(21). « La sécurité juridique des droits résultant d'un jugement irrévocable, en raison de la légitimité d'un tel but, est de nature à justifier une ingérence dans les droits garantis par la CEDH »(22).

Quant aux délais de prescription ou de recours, dont l'expiration assure la préservation d'une situation de droit acquise, c'est là encore une exigence de la sécurité juridique avec laquelle les praticiens ont sans cesse à composer. La Cour EDH répond régulièrement aux recours visant à contester les effets de l'expiration des délais que le droit à un tribunal se prête à des limitations, notamment liées aux conditions de recevabilité d'un recours(23). Et tant que les délais ne sont pas exagérément courts, ils ne constituent pas une entrave à l'accès au juge(24).

On trouve encore dans cette détermination du caractère raisonnable du délai une manifestation de la tension suscitée par l'exigence de sécurité juridique. Il s'agit de garantir les situations de droit acquises, sans négliger les droits des tiers. La Cour de cassation a eu l'occasion de procéder à cette mise en balance en jugeant qu'une action en recherche de paternité, prescrite comme étant engagée plus de dix années après la majorité du demandeur et tendant à remettre en cause une situation stable depuis cinquante ans, « porte atteinte à la sécurité juridique », de sorte « que la prescription opposée au demandeur ne porte pas, au regard du but légitime poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale »(25). Sans être imprescriptible, le délai pour agir doit donc être raisonnable(26).

Pour sa part, la Cour de justice de l'Union européenne s'est attachée à concilier la sécurité juridique procédant de l'écoulement du délai de prescription avec les droits des consommateurs. La Cour a jugé que ce délai doit se concilier avec l'exigence de protection du consommateur par la législation sur les clauses abusives(27). Une nouvelle fois, le juge a recherché un point d'équilibre entre impératif d'effectivité des droits du justiciable -- en l'occurrence le consommateur -- et la sécurité juridique.

Ces principes constitutifs de la sécurité juridique, en ce qu'ils permettent le maintien des situations de droit acquises étant rappelés, on va voir que, parce que le procès ne peut se résumer à l'application mécanique d'un état de droit établi, il peut souvent conduire à ce qu'il soit dérogé aux exigences strictes de la sécurité juridique.

B. La sécurité juridique à l'épreuve du droit en litige

Dans le cadre litigieux, la prévisibilité de la loi, dont on a dit qu'elle constituait un élément essentiel de la sécurité juridique est nécessairement mise à mal et cette sécurité juridique avec elle. Elle l'est tout d'abord lorsqu'il faut déterminer la loi applicable au litige : c'est la question sans cesse reposée de l'application de la loi dans le temps (1.). Elle l'est ensuite par la remise en cause des situations de droit à laquelle les procès peuvent aboutir (2.).

1. La difficile détermination de la loi applicable au litige en cours

Déterminer la loi applicable à une situation de fait, c'est essayer de trouver une réponse que l'on peine à faire définitive à une question pourtant simple : « lorsque successivement différentes lois portent sur un même objet, laquelle d'entre elles doit être suivie pour juger et régler certains actes et leurs effets ? »(28).

La règle connue d'application de la loi dans le temps résultant de l'article 2 du Code civil trouve sa justification dans le fait qu'il serait « illogique d'appliquer une règle juridique à une époque où elle ne pouvait pas être connue »(29). La non-rétroactivité de la loi « est un facteur d'ordre et de sécurité juridique » du point de vue des justiciables, car « elle protège les droits subjectifs contre les interventions du législateur en empêchant de remettre en question les actes antérieurs à la loi nouvelle »(30).

Le principe de la non-rétroactivité de la loi est normalement d'application stricte en toutes matières. Mais le principe est « entouré de nombreuses exceptions »(31). Pour la matière pénale, il y a évidemment la rétroactivité in mitius des lois pénales de fond plus douces(32). Viennent ensuite les lois interprétatives auxquelles l'on admet une « rétroactivité maximale » puisqu'elles ont pour objet de fixer le sens d'une loi antérieure afin de l'expliciter, faisant alors corps avec cette dernière, de sorte que « le législateur a nécessairement voulu lui donner un effet rétroactif »(33). Une telle loi est donc d'application immédiate aux instances en cours(34). Consciente des enjeux, la Cour de cassation a tenté de définir l'usage et la portée de ces lois interprétatives(35), sans pour autant que leurs contours puissent être clairement identifiés.

L'emploi par le législateur de lois dites de validation porte également atteinte au principe de sécurité juridique(36).

Enfin, l'existence des lois dites « de procédure » irrigue le débat sur l'application de la loi dans le temps depuis des décennies(37). C'est « la situation procédurale qui constitue le point de rattachement de la loi nouvelle de procédure »(38) ; c'est pourquoi il est admis que cette loi de procédure puisse être applicable aux instances en cours. Cela a pour conséquence inévitable de découper le procès en plusieurs séquences engendrant, pour les uns, application de la loi ancienne, pour les autres, application de la loi nouvelle, soit autant d'écueils autour desquels l'avocat doit naviguer avec prudence.

Les suites de la célèbre affaire Perruche ont bien illustré toutes les difficultés d'application de la loi dans le temps à un procès en cours. On sait que le Conseil constitutionnel avait censuré des dispositions relatives aux règles transitoires instaurées par le dispositif dit « anti-Perruche » du 4 mars 2002, et notamment l'article L. 114-5 du Code de l'action sociale et des familles, sans pour autant fixer des directives destinées aux juridictions ordinaires sur les conditions de son entrée en vigueur(39). La question se posait donc de savoir si l'article L. 114-5 était applicable aux instances en cours à la date de son entrée en vigueur(40). La Cour de cassation a répondu par la négative, « indépendamment de la date de l'introduction de la demande en justice »(41). Le Conseil d'État, saisi de la même question quelques mois auparavant, avait pris une décision inverse. Pour combler les lacunes du texte transitoire, il avait recherché l'intention du législateur et considéré « qu'en prévoyant l'application des dispositions de l'article L.114-5 CASF en cours lors de l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, le législateur a nécessairement entendu que ces dispositions s'appliquent également à la réparation de dommages dont le fait générateur était antérieur à la date d'entrée en vigueur de cette loi, mais qui, à cette date, n'avait pas encore donné lieu à une action indemnitaire »(42).

À la question de la détermination de la loi applicable s'ajoute enfin celle de la remise en cause du droit positif par l'adoption de nouvelles solutions jurisprudentielles.

2. Le bouleversement des situations de droit par le procès en cours

On le sait, il ne découle pas du principe de sécurité juridique un droit acquis à une jurisprudence constante(43). Par nature, le revirement porte atteinte à cette sécurité, ce qui est aussi une opportunité pour l'avocat qui, lorsque le droit positif est défavorable à son client, pourra défendre la nécessité de l'évolution du droit. À ce titre, les changements de société sont pris en compte par la Cour EDH pour légitimer un revirement de jurisprudence(44). Si le revirement peut ainsi être justifié, il « pose évidemment problème au regard des exigences de prévisibilité et de sécurité juridique »(45). La Cour de Strasbourg impose donc des conditions à la justification de tels revirements : « la juridiction suprême doit donner des raisons substantielles pour expliquer son revirement de jurisprudence et ne peut se contenter de faire état de la nouvelle solution, sauf à violer le droit du justiciable d'obtenir une décision suffisamment motivée »(46). La Cour EDH s'attache par ailleurs à sanctionner des contradictions de jurisprudence(47), dont l'identification doit souvent beaucoup aux avocats.

Il ne fait pas de doute que c'est le souci de garantie de la sécurité juridique qui a fait que la question du revirement de jurisprudence s'accompagne aujourd'hui presque toujours de la modulation des effets dans le temps de ce revirement. Conseil d'État et Cour de cassation connaissent aussi bien cette question de la modulation qui trouve son équivalent, en droit constitutionnel, dans la modulation dans le temps de la déclaration d'inconstitutionnalité. Cette modulation rendue possible par l'article 62, alinéa 2, de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008(48), peut aussi avoir une incidence directe sur les litiges en cours, dès lors que la déclaration d'inconstitutionnalité peut procéder d'une question prioritaire de constitutionnalité.

Dans l'ordre juridictionnel administratif, qui permet d'étudier le plus complètement le sujet, évoquer le revirement c'est examiner plus généralement l'office très important que le Conseil d'État a développé pour la modulation dans le temps de ses décisions, au regard des intérêts en cause(49). On constate que la mesure dans laquelle le principe de sécurité juridique, principe général du droit(50), est garanti se détermine selon deux variables : les effets de la remise en cause de la décision administrative, les intérêts affectés par cette remise en cause. Entre intérêts du justiciable et intérêt général, la jurisprudence administrative dessine ainsi de nouveaux équilibres depuis plusieurs décennies(51).

Depuis 2004, le juge a la faculté de moduler ces effets dans le temps, afin de prévenir les atteintes excessives à la sécurité juridique(52).

C'est également le cas s'agissant du régime de retrait de l'acte administratif(53), afin de concilier deux exigences contradictoires : la nécessaire remise en cause de l'acte illégal et la préservation des droits acquis que cet acte a pu créer. L'arrêt Ternon qui a influencé la rédaction des articles L. 242-1 et suivants du Code des relations entre le public et l'administration illustre cette recherche d'un point d'équilibre entre légalité et sécurité(54).

Quant aux intérêts en cause, le juge administratif manifeste depuis de longues années le souci d'ouvrir son prétoire(55). Il en est ainsi notamment du sujet des actes susceptibles de recours, marqué récemment par l'ouverture du contentieux aux actes dits de « droit souple »(56) et par la réduction de la catégorie des mesures d'ordre intérieur(57).

Mais en même temps que se sont ouverts les prétoires, des droits ont été remis en cause et il a fallu en concilier les effets avec le maintien de situations acquises, garant de la sécurité juridique. Les décisions Danthony(58), Czabaj(59) et CFDT Finances(60) sont des illustrations de cette conciliation puisque, sur le fondement du principe de sécurité juridique, chacun de ces arrêts relativise des irrégularités autrefois susceptibles de fonder l'annulation rétroactive d'un acte de l'administration.

Également, s'agissant du contentieux contractuel, le juge administratif a enserré leur recevabilité dans des conditions strictes. D'abord, ce recours n'était réservé qu'aux candidats évincés de la procédure de passation(61). Ensuite, il a été ouvert à l'ensemble des tiers, mais seulement si ces derniers pouvaient justifier d'intérêts lésés de façon suffisamment directe et certaine par l'exécution du contrat et s'ils invoquaient soit des vices de particulière gravité, soit des irrégularités en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent(62).

Cette évolution particulièrement nuancée de la jurisprudence du Conseil d'État a ouvert aux praticiens un champ de discussion immense où la question de la sécurité juridique est toujours prégnante. Dès lors que des tempéraments sont admis pour tenir compte des situations acquises et moduler dans le temps les effets des décisions de justice, l'avocat doit aller au-delà du but visant à obtenir la remise en cause de la décision administrative. Il lui faut envisager les effets de cette remise en cause. Ne plus le faire, c'est désormais négliger une partie essentielle du contentieux dont l'avocat a la charge.

On le voit, et ce n'est pas une facilité stylistique que de le dire, la sécurité juridique, fruit d'exigences contraires, est un objectif qui semble toujours devoir demeurer incertain à définir. Mais cette incertitude est précisément le ferment nécessaire à l'imagination juridique du praticien et ainsi la garante essentielle de la vivacité d'un système juridique.

(1): Cons. const., déc. n° 81-132 DC du 16 janv. 1982, Loi de nationalisation.

(2): Cons. const., déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail.

(3): Cons. const., déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes.

(4): Cons. const. déc. n° 2001-455 DC du 12 janv. 2002, Loi de modernisation sociale.

(5): B. Mathieu, Petites affiches, n° 191, 24 septembre 2002, p. 15.

(6): P. de Montalivet, La confection de la loi, Presses universitaires de France, Cahiers des sciences morales et politiques, janvier 2005.

(7): J. Molinier, « Principes généraux du droit », in Les principes de confiance légitime et de sécurité juridique en droit européen.

(8): CJCE, 12 déc. 1990, Vandemoortele c. Commission, C-172/89.

(9): CEDH, 28 mars 2003, Baranowski c. Pologne, n°2835.

(10): CEDH, 25 mars 1985, Barthold c/ Allemagne, §47 ; CEDH, 8 juill. 1987, R. c/ Royaume-Uni.

(11): CEDH, 24 avr. 1990, Kruslin et Huvig, série A, n°176.

(12): Cass. Soc., 8 janv. 2014, n° 13-24.851.

(13): Cons. const., déc. n° 2012-6622 DC du 29 déc. 2012, Loi de finances pour 2013, cons. n° 119 ; Cons. const., déc. n° 2004-499 DC du 29 juill. 2004, Loi sur l'informatique, les fichiers et les libertés.

(14): Cons. const., déc. n° 96-377 DC du 16 juill. 1996, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire, cons. 11 ; Cons. const, déc. n°98-399 DC du 5 mai 1998, Loi relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile ; J.-G. Huglo, Dossier : le principe de sécurité juridique, préc.

(15): Cons. const., déc. n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012, M. Gérard D. ; Cons. const., déc. n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, Loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet.

(16): CE, 29 oct. 2013, Association les amis de la rade et des calanques, n° 360085.

(17): Cass. Civ. 1re, 24 avril 2013, n° 12-21.443.

(18): M. Jéol, L'image doctrinale de la Cour de cassation, p. 37, disponible sur https://www.courdecassation.fr/.

(19): A.-L. Valembois, « La constitutionnalisation de l'exigence de sécurité juridique en droit français », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 17, mars 2005

(20): J.-G. Huglo, Dossier : le principe de sécurité juridique, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 11, décembre 2001

(21): Cass. Civ. 1re, 22 mars 2017, n° 16-13946.

(22): E. Dos-reis, « Sécurité juridique, autorité de la chose jugée et droits fondamentaux », Petites affiches, n°103, 2017, p.16.

(23): CEDH, 15 févr. 2000, Garcia Manibardo c. Espagne, n° 38695/97.

(24): CEDH, 2 déc. 1985 Victor Welter c. Suède, n° 11-122/84, n°45 ; cf. également sur ce sujet : Cass. Com., 8 mars 1994, n° 92-14.934 ; CEDH, 6 oct. 1982, n° 9707.82 ; CEDH, 7 juill. 2009, Stagno c. Belgique, n° 1062/07.

(25): Cass, Civ. 1re, 9 novembre 2016, n° 15-25.068.

(26): Cass. Civ 1re, 7 novembre 2018, n° 17-25.938.

(27): CJUE, 9 juill. 2020, Affaires jointes : SC Raiffeisen Bank SA/JB, C-698/18 ; Groupe Société Générale SA/KC, C-699/18 ; cf. communiqué de presse n° 86/20.

(28): P. Harmignie, « Comptes rendus », Revue philosophique de Louvain, 1930, 27, p. 370.

(29): M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolve, B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 21e éd., p. 356.

(30): M. Bergel, Théorie générale du droit, 5e éd., 2012, Méthodes du droit, Dalloz, pp. 135-136.

(31): P. Roubier, Les conflits de lois dans le temps (Théorie de la non-rétroactivité des lois), Tome 1, Paris, Recueil Sirey, 1929.

(32): Cons. const., déc. n° 80-127 DC du 20 janv. 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes.

(33): Cass. Civ. 3e, 1er févr. 1984, Bull. III, n° 25.

(34): Cass. Civ. 2e, 16 juin 1961, Bull. I, n° 470.

(35): V. notamment : Cass. Civ. 2e, 20 févr. 1963, Bull. II, n° 174, p. 127 : « une loi ne peut être interprétative qu'autant qu'elle se borne à reconnaître sans rien innover un état du droit préexistant qu'une simple définition imparfaite a rendu susceptible de controverse ».

(36): J. Massot, « Validation législative », Répertoire du contentieux administratif, Dalloz, 2007 ; cf. sur les lois de validation : Cons. const., déc. n° 80-119 DC du 22 juill. 1980, Loi portant validation d'actes administratifs, GDCC n° 7 ; Cons. const., déc. n° 99-425 DC  du 29 déc. 1999, Loi de finances rectificative pour 1999 ; CEDH, 28 oct. 1999, Zielinski et autres c/ France, n° 24846/94 et 34165/96 ; Cons. const., déc. n° 97-390 DC du 19 nov. 1997, Loi organique relative à la fiscalité applicable en Polynésie française.

(37): V. P. Roubier, Le droit transitoire - Les conflits de lois dans le temps, 2e éd., 1960, Dalloz, 2008 (rééd. 1929 et 1933).

(38): C. Malpel-bouyjou, « Conflits de lois dans le temps », Répertoire de procédure civile, Dalloz, 2016.

(39): Cons. const., déc. n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L. [Loi dite « anti-Perruche »].

(40): Cf. D. Cristol, « L'application dans le temps du dispositif « anti-Perruche » : les monologues de la Cour de cassation et du Conseil d'État », RDSS, 2012, p. 366.

(41): Cass. Civ 1re, 15 déc. 2011, n° 10-27.473, préc.

(42): CE, ass., 13 mai 2011, Mme Viviane A. et al, préc. ; Cf. D. Cristol, « L'application dans le temps du dispositif « anti-Perruche » : les monologues de la Cour de cassation et du Conseil d'État », RDSS, 2012, p. 366.

(43): CEDH, 18 déc. 2008, Unedic c. France, n° 20153/04.

(44): CEDH, gr. ch., 12 nov. 2008, Demir et Baykara c. Turquie, n° 34503/97.

(45): J.-F. Flauss, « Actualité de la convention européenne des droits de l'homme », AJDA, 2009, p. 872.

(46): CEDH, 14 janv. 2010, Atanasovski c. ex-République yougoslave de Macédoine, n° 36815/03.

(47): CEDH, 6 déc. 2007, Beian c. Roumanie, n° 30658/05, pour des décisions rendues le même jour par une même juridiction, mais aux solutions diamétralement opposées.

(48): cf. M. Disant, « Les effets dans le temps des décisions QPC », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n° 40, juin 2013, p. 63.

(49): CE, ass., 16 juill. 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545.

(50): CE, ass., 24 mars 2006, Société KPMG et Société Ernst Young et autres, Rec. 154, GAJA n° 106.

(51): F. Tesson, « Remarques sur l'évolution récente du contentieux administratif -- Vers de nouveaux équilibres depuis 2014 ? », Droit administratif, n° 12, déc. 2017, étude n°17, LexisNexis.

(52): CE, ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, Rec. 197, GAJA n° 105.

(53): CE, 3 nov. 1922, Dame Cachet, Rec. 790.

(54): CE, ass., 26 oct. 2001, Ternon, Rec. 497, GAJA n° 100.

(55): R. Odent, Contentieux administratif, T. 1, Dalloz, 2007, p. 711.

(56): CE, ass., 21 mars 2016, Société Fairvesta International GmbH et autres, Rec. 77 ; CE, ass., 21 mars 2016, Société NC Numéricable, Rec. 89.

(57): CE, ass., 17 févr. 1995, Hardouin et Marie, Rec. 82 et 85, GAJA n° 90 ; CE, sect., 25 sept. 2015, Bourjolly, n° 372624.

(58): CE, ass., 23 déc. 2011, Danthony, Rec. 649, GAJA n° 112.

(59): CE, ass., 13 juill. 2016, Czabaj, n° 387763.

(60): CE, ass., 18 mai 2018, Fédérations des finances et affaires économiques de la CFDT, n° 414583.

(61): CE, ass., 16 juill. 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545.

(62): CE, ass., 4 avr. 2014, Département du Tarn-et-Garonne, Rec. 70, GAJA n° 114.

Citer cet article

Guillaume VALDELIÈVRE. « La sécurité juridique - Le point de vue de l'avocat », Titre VII [en ligne], n° 5, La sécurité juridique , octobre 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-securite-juridique-le-point-de-vue-de-l-avocat