Résumé

Si la tradition légicentriste a fait de la loi, norme générale et impersonnelle, une garantie en elle-même de la sécurité juridique, c’est en raison du rôle irremplaçable tenu par la représentation nationale au cours de son élaboration. La procédure parlementaire, soumise à un vigilant contrôle de constitutionnalité, est caution de la qualité de la loi que le « bon déroulement du débat démocratique » (95-370DC) doit assurer, en respectant les droits des représentants de la Nation et en favorisant l’expression de l’intention du législateur. Découvertes par le Conseil constitutionnel, des exigences de valeur constitutionnelle sont venues étayer la procédure législative, en exigeant du législateur, dans un souci de sécurité juridique, qu’il respecte sa compétence et rende la loi accessible et intelligible.

Titre VII

N° 5 - octobre 2020

La prise en compte de l'exigence de sécurité juridique par le Parlement au service de la qualité de la loi

En assurant la protection de droits individuels, l'exigence de sécurité juridique est de nature à entrer en conflit avec l'intérêt général défini par le législateur. Celui-ci, au demeurant le plus souvent à l'initiative de l'Éxécutif, a ainsi été régulièrement appelé à lui porter atteinte en adoptant des lois rétroactives mettant en cause des situations juridiques acquises ou en procédant à des validations législatives contraires à la séparation des pouvoirs. En réaction, le juge constitutionnel a développé une jurisprudence fondée sur la garantie des droits, issue elle-même de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en mobilisant l'exigence de sécurité juridique, voire celle de confiance légitime, sans toutefois les reconnaître explicitement. Ainsi, le législateur ne saurait sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises(1) ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations(2). De même, sous la pression du droit européen(3), il a encadré les validations législatives en exigeant un motif d'intérêt général suffisant(4), à l'instar des lois rétroactives(5), avant de faire sienne l'exigence d'un motif impérieux d'intérêt général(6). La jurisprudence est parfois même allée trop loin, en ne permettant au législateur de règlementer l'exercice d'un droit qu'en vue de le rendre plus effectif, figeant ainsi par un « effet-cliquet » des situations juridiques(7).

Pour autant, et c'est sur cet autre aspect que cette contribution voudrait mettre l'accent, le travail des assemblées est lui-même source de sécurité juridique et la procédure parlementaire, soumise à un contrôle de constitutionnalité, est une garantie de la qualité de la loi. Fruit du débat politique public dans une enceinte dédiée, la loi est en effet le résultat écrit d'une procédure complexe, d'un processus itératif, faisant intervenir successivement et à plusieurs reprises des acteurs différents ; avec certes le risque de produire un texte confus et amphigourique, éventuellement contradictoire, mais la procédure parlementaire doit permettre de pallier ces défauts.

Cette procédure, héritière de la lente construction du droit parlementaire et des impératifs de la rationalisation du parlementarisme caractérisant la cinquième République, est mise au service des exigences de sécurité juridique qui sont le propre d'un État de droit, auxquelles veille avec une vigilante attention le juge constitutionnel. Il appartient en effet au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'une loi votée par le Parlement et en instance de promulgation, non seulement de se prononcer sur la conformité des dispositions de cette loi à la Constitution, mais encore d'examiner si elle a été adoptée dans le respect des règles de valeur constitutionnelle relatives à la procédure législative.

C'est ainsi que pour assurer sa qualité, et partant la sécurité juridique, sont mobilisées des exigences de clarté du débat (I) et, même si le juge constitutionnel a renoncé à s'y référer explicitement, de clarté de la loi elle-même (II).

I. Sur la forme, une exigence de clarté du débat

La qualité de la législation est une garantie de sécurité juridique. Le « bon déroulement du débat démocratique »(8) doit l'assurer, en respectant les droits des représentants de la Nation et en favorisant l'expression de l'intention du législateur. Le Conseil constitutionnel se montre ainsi attentif à la sérénité du débat parlementaire, propre à garantir des exigences, qu'il a constitutionnalisées, de clarté et de sincérité du débat parlementaire, qu'il s'agisse de son organisation (A) ou de sa transparence (B).

A. L'organisation du débat

La procédure parlementaire, riche d'une longue tradition, suppose un dialogue étroit avec le Gouvernement, désormais présent régulièrement, sinon systématiquement, en commission pour défendre ses projets, dès lors que le débat s'engage en séance publique, depuis la révision constitutionnelle de 2008, sur le texte de la commission.

Pour parfaire l'information du Parlement, les projets de loi, dont l'exigence d'un exposé des motifs est désormais prévue par la loi organique(9), doivent être aux termes de la même loi, accompagnés d'une étude d'impact(10). Son absence ou son insuffisance peuvent interdire l'inscription du projet de loi à l'ordre du jour(11). Les projets de loi doivent également avoir été délibérés en conseil des ministres, après avis du Conseil d'État, dont l'intervention est une garantie de la qualité juridique du projet et ces avis sont désormais rendus publics depuis la précédente législature même si aucun texte ne le prévoit explicitement. En outre, la révision constitutionnelle de 2008 a prévu que les propositions de loi, d'un commun accord de l'auteur et du président de l'assemblée concernée puissent lui être également soumises. C'est ensuite au travail d'expertise de la commission elle-même, permanente ou spéciale, que revient le soin d'assurer la qualité du texte délibéré : à cet égard, le rôle du rapporteur, accompagné par les administrateurs de la commission, fonctionnaires parlementaires recrutés par un concours sélectif, est essentiel. C'est à lui qu'incombe le devoir de corriger les malfaçons du texte et d'en assurer la cohérence en présentant des amendements en ce sens, traditionnellement adoptés sans que des considérations partisanes entrent en jeu. Pour faciliter le débat, en commission comme en séance, la discussion des amendements, qu'ils soient de forme ou de fond, sont classés selon un ordre rigoureux. Des délais, sauf engagement de la procédure accélérée, garantissent en théorie un temps suffisant pour l'examen des textes(12).

Enfin le bicamérisme est lui-même rationalisé, afin de permettre l'adoption des textes dans des délais raisonnables. Au cours de la navette entre les deux assemblées, restent seules en discussion les dispositions qui n'ont pas été adoptées en termes identiques. Cette règle dite de « l'entonnoir », a été consacrée progressivement par le Conseil constitutionnel après 1998 (13), ce qui rationalise la procédure d'adoption de la loi et constitue un gage de sa qualité et de sécurité juridique en garantissant que des dispositions ne pourront être introduites en fin de parcours législatif sans avoir pu faire l'objet d'un examen effectif par les deux assemblées. Il n'est pas anodin de rappeler qu'avant ce revirement de jurisprudence, les validations législatives figuraient souvent parmi les dispositions introduites subrepticement en fin de navette.

A ces règles procédurales s'ajoutent celles concernant le vote. Le principe veut que les votes aient lieu en public, faute de faire tous l'objet de scrutins publics. Toutefois, si celui-ci est demandé -- tout représentant d'un groupe peut l'obtenir -- la recension des votes est opérée, avec des exigences renforcées de participation, du moins à l'Assemblée nationale, afin que les citoyens sachent comment se sont prononcés leurs représentants. C'est là encore une garantie de sécurité juridique, pour s'assurer que la loi a bien été adoptée, et qu'elle ne l'a pas été contre la volonté des votants. A cet égard, si la jurisprudence du Conseil constitutionnel, en admettant une lecture peu respectueuse de l'article 27 de la Constitution sur le vote personnel n'a sans doute pas contribué à assurer la clarté du travail législatif, elle réserve toutefois heureusement le cas où la majorité requise n'aurait pu être atteinte sans prendre en compte les votes de parlementaires ayant été portés comme ayant émis un vote contraire à leur opinion(14). Cette exception a été reprise explicitement par le président de l'Assemblée nationale à l'occasion des votes sur la loi sur l'état d'urgence sanitaire au mois de mars 2020(15).

Pour autant, si cette exception à la règle littérale du vote personnel peut se justifier dans des conditions exceptionnelles, il est regrettable que la jurisprudence libérale sinon laxiste de 1987 ait été maintenue, permettant au demeurant des approches sensiblement différentes d'une assemblée à l'autre. De même, les règles procédurales précédemment rappelées ne produisent pas toujours leur plein effet. Ainsi, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur une étude d'impact, à la lumière du seul cas où il a jusqu'à présent été saisi, s'avère purement formel(16). Pour sa part, le recours systématique à la procédure accélérée(17) a non seulement pour effet de réduire le nombre de lectures par chaque chambre avant que soit mise en œuvre la procédure de conciliation - encore qu'à certains égards les travaux de la commission puissent s'apparenter à une première lecture - mais surtout de supprimer les délais d'examen de six et quatre semaines, portant ainsi atteinte à la qualité de la loi. A cet égard, on ne peut que regretter que la violation caractérisée des dispositions de l'article 46 de la Constitution imposant un délai de quinze jours entre le dépôt d'un projet de loi organique et son examen en séance, ait pu être couverte par le Conseil constitutionnel « compte tenu des circonstances particulières de l'espèce »(18). C'est d'autant plus fâcheux que sa jurisprudence concernant la procédure parlementaire est au contraire marquée par des exigences croissantes de sécurité juridique.

B. La transparence du débat

Le vote de la loi intervient à l'issue de travaux préparatoires, que caractérise leur publicité et où s'expriment démocratiquement les différentes opinions. Ces travaux sont les garants de la qualité de la loi et sécurisent son adoption comme son interprétation.

C'est tout d'abord le cas en commission, dont les travaux doivent faire l'objet, comme l'a jugé le Conseil constitutionnel, d'un compte rendu fidèle et exhaustif(19) et qui sont retracés dans un rapport comprenant désormais la liste des personnes entendues figurant sur le registre des représentants d'intérêts ; c'est également le cas en séance, où le compte rendu intégral est une exigence prévue par la Constitution (art. 33). Ceci suppose un temps accordé aux uns et aux autres pour s'exprimer : le Gouvernement, qui a la parole quand il le souhaite (art. 31), caractéristique parlementaire du régime ; les parlementaires, pour intervenir dans la discussion générale, pour s'inscrire sur un article, pour défendre un amendement(20), ou pour explication de vote. L'opposition doit pouvoir apporter la contradiction, défendre des motions - d'irrecevabilité notamment, le Conseil constitutionnel y voyant une exigence constitutionnelle(21)- ou défendre ses amendements, ce qui constitue le meilleur vecteur de l'exposé de ses positions. Dans le cadre du temps législatif programmé, elle bénéficie d'une discrimination positive en disposant d'un temps supérieur à celui de la majorité(22). Le temps du débat se révèle ainsi une garantie de sécurité juridique, la richesse des travaux parlementaires assurant l'éclairage de l'intention du législateur.

Les travaux préparatoires des lois ont pour principal mérite leur publicité, là où l'écriture des textes règlementaires s'élabore dans la discrétion de cabinets et de bureaux. La transparence des travaux préparatoires sécurise ainsi tant l'adoption de la loi que son interprétation.

Plusieurs décisions du Conseil constitutionnel manifestent l'attention qu'il porte au respect des conditions procédurales d'adoption de la loi telles qu'elles résultent des travaux préparatoires. Ainsi a-t-il jugé qu'il « ressort(ait) des travaux parlementaires, et notamment de l'enchaînement des votes émis par le Sénat, que le fait qu'ait été adopté un article additionnel reprenant une disposition précédemment amendée puis rejetée n'a pas altéré la sincérité des débats et n'a porté atteinte à aucune autre exigence de valeur constitutionnelle »(23). En revanche, il n'a pas hésité à censurer l'intégralité d'une loi dont la discussion s'était engagée au Sénat sur le projet initial du Gouvernement et non sur celui de la commission, en méconnaissance du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution(24). De même, c'est en ayant recours aux travaux parlementaires qu'il a constaté que plusieurs articles insérés par amendements ne présentaient pas de lien, même indirect, avec le projet de loi en discussion(25).

Quant à l'interprétation de la loi, le recours aux travaux préparatoires est essentiel et les décisions du Conseil comme des autres juridictions au demeurant sont particulièrement abondantes. C'est ainsi en se référant à l'intention du législateur, telle qu'elle ressort de ses travaux, voire en la corrigeant, que certaines dispositions, trouvent leur ancrage constitutionnel, sont sauvées de la censure ou y succombent. Par exemple, c'est l'éclairage des débats parlementaires qui permet de faire apparaitre que des informations demandées par l'administration des impôts « ne peuvent porter ni sur l'identité des clients, ni sur la nature des prestations fournies » et que dès lors un grief tiré d'une atteinte au respect de la vie privée ne peut être accueilli(26) ; ou encore qu'une exonération de l'impôt sur la fortune ne méconnaissait pas le principe d'égalité dès lors que les travaux parlementaires révélaient qu'elle répondait à « un objectif d'intérêt général en incitant à l'investissement productif dans les petites et moyennes entreprises compte tenu du rôle joué par ce type d'entreprises dans la création d'emplois et le développement de l'économie »(27). En revanche, l'interdiction de chasser un jour par semaine sans que ni les termes de la disposition critiquée, ni les débats parlementaires ne précisent les motifs d'intérêt général justifiant une telle prohibition, est de nature à porter au droit de propriété une atteinte contraire à la Constitution(28).

Toutefois, si les travaux préparatoires peuvent sauver des dispositions de la censure, le juge constitutionnel y puisant au besoin des réserves d'interprétation constructives, ils ne sauraient pallier les incohérences ou obscurités de la loi.

II. Sur le fond, une exigence de clarté de la loi

« On assiste à une transposition d'exigences issues de la légistique dans le domaine juridique »(29). Découvertes par le Conseil constitutionnel, des exigences constitutionnelles sont venues étayer, servir de support à la procédure législative, en exigeant du législateur, dans un souci de sécurité juridique, qu'il respecte sa compétence (A) et rende la loi accessible et intelligible (B).

A. Le respect de sa compétence par le législateur

Commençons par la première des règles, dont le Constituant attendait beaucoup en 1958, et qui n'a pas donné les résultats escomptés : la révolution n'a pas eu lieu, comme l'a démontré Jean Rivéro en 1977(30). Le partage du domaine de la loi et du règlement, conçu comme une règle de parlementarisme rationalisé, n'a en effet pas convaincu. Si la procédure de déclassement est encore régulièrement utilisée -de l'ordre de quelques unités par an-, l'opposition de l'irrecevabilité législative n'a plus jamais donné lieu à saisine du Conseil constitutionnel depuis 1979 et a pu paraître tomber en désuétude. Ce n'est toutefois pas exact car lorsque le Gouvernement oppose l'irrecevabilité, le président de l'assemblée y fait droit, quand ce n'est pas lui qui la sollicite, comme cela est arrivé face à des amendements d'obstruction. En outre, les assemblées ont entendu revaloriser ce « contrôle des frontières », à la suite de la révision constitutionnelle de 2008 permettant à leurs présidents d'opposer de leur propre mouvement l'article 41 de la Constitution. Dans la logique de cette révision, les règlements des assemblées ont prévu en 2019 que les présidents des commissions saisies au fond adressent au président de leur assemblée la liste des propositions ou des amendements qui ne relèvent manifestement pas du domaine de la loi ou qui sont contraires à une délégation accordée en vertu de l'article 38 de la Constitution, afin de rendre plus systématique le contrôle du caractère législatif des amendements débattus dans l'hémicycle. Et ce contrôle peut ainsi s'étendre à celui de leur portée normative.

Car c'est une autre exigence constitutionnelle : « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative », comme l'a jugé le Conseil constitutionnel en 2004 en censurant pour la première fois une disposition législative dont la portée normative est incertaine(31). Jusque-là, le Conseil s'abstenait de censurer de telles dispositions, préférant souligner leur absence de portée normative et donc d'effets juridiques. Désormais, et sous la réserve des rapports annexés aux lois de programme - désormais de programmation -, l'absence de caractère normatif d'une disposition est de nature à entraîner son inconstitutionnalité. L'annulation est certes prononcée avec une certaine retenue, mais la menace est là et la censure peut tomber, comme lorsque le Conseil a déclaré contraire à la Constitution, pour défaut de portée normative, un article affirmant que la Nation reconnaît le droit de chaque jeune atteignant l'âge de 18 ans à compter de 2020 à bénéficier d'une expérience professionnelle ou associative à l'étranger(32).

Enfin, le respect de sa compétence par le législateur suppose qu'il aille jusqu'au bout d'icelle, sauf à encourir la censure pour « incompétence négative ». Il revient en effet au législateur « d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi »(33), sauf à ce que sa carence, que le Conseil qualifie d'omission ou d'abandon, soit alors sanctionnée. Cette source d'ambiguïtés et d'équivoques quelle que soit sa forme, n'est pas seulement un défaut de légistique, une malfaçon législative mais une véritable inconstitutionnalité. Il en va ainsi de dispositions imprécises qu'elles résultent de la pluralité d'interprétation à laquelle elles peuvent donner lieu(34), du silence du législateur(35), ou découlant de l'ambiguïté de la loi(36). Enfin, le législateur ne saurait se borner à fixer dans la loi de vagues règles générales et renvoyer à un texte ultérieur(37). On observera à cet égard que lorsque les travaux parlementaires ont été insuffisants ou révèlent qu'une disposition a été adoptée sans réel débat, souvent par un amendement de séance, sans que les commissions aient pu se prononcer, le Conseil sera moins tenté de la sauver par une réserve d'interprétation, et ira plus aisément à la censure pour incompétence négative, une telle jurisprudence faisant apparaître un lien étroit entre clarté de la loi et clarté du débat parlementaire. Et si, à la suite de critiques de la doctrine soulignant le caractère confus de la distinction entre le principe de clarté et l'objectif de valeur constitutionnelle (OVC) d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, le principe de clarté de la loi a été abandonné en 2006, c'est au profit de la référence au seul article 34, fondement de la sanction de l'incompétence négative.

B. Le respect de l'objectif constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi

En définitive, c'est le même raisonnement « prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire », c'est-à-dire un objectif de sécurité juridique, qui fonde l'exigence du respect de sa compétence par le législateur ainsi que le principe de clarté de la loi et désormais l'OVC d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. C'est vers lui que doit tendre l'élaboration de la loi et la procédure mise en œuvre à cet effet.

L'accessibilité et l'intelligibilité de la loi est un objectif à valeur constitutionnelle dégagé par le Conseil constitutionnel en 1999, saisi d'une loi habilitant le Gouvernement à adopter par ordonnances neuf codes en raison du retard pris par le processus de codification du fait de l'engorgement du calendrier législatif. Loin de faire droit aux arguments des requérants qui soutenaient que l'article 38 de la Constitution ne permettait pas de procéder ainsi, le Conseil a souligné avec force « l'intérêt général qui s'attache à l'achèvement (des codes en question), auquel faisait obstacle l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire ; (il a estimé que) cette finalité répond au demeurant à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ; qu'en effet l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et « la garantie des droits » requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables ; qu'une telle connaissance est en outre nécessaire à l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel « tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas »(38).

Le Conseil constitutionnel considère en effet que l'exercice des droits et libertés garantis par l'article 4 de la Déclaration de 1789 serait restreint si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des règles qui leur sont applicables et si ces règles présentaient une complexité inutile(39) ou encore que l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration et « la garantie des droits » requise par son article 16 ne seraient pas effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des règles qui leur sont applicables et si ces règles présentaient une complexité excessive au regard de l'aptitude de leurs destinataires à en mesurer utilement la portée. En particulier, le droit au recours pourrait en être affecté.(40)

L'accessibilité et l'intelligibilité apparaissent ainsi comme des « préceptes issus de la légistique formelle, constituée de principes et connaissances tendant à améliorer la communication législative et la compréhension des textes législatifs... Leur qualité d'OVC signifie qu'elles ne constituent pas des droits subjectifs mais des conditions objectives d'effectivité des droits et libertés constitutionnels, ainsi que des moyens de limitation de ceux-ci. Elles font partie d'une catégorie de normes constitutionnelles qui ont pour destinataire le législateur »(41). Certes, ceci n'exclut pas que la loi puisse été complexe, et le Conseil admet d'ailleurs que des motifs d'intérêt général suffisants puissent justifier sa complexité(42), mais il faut qu'elle reste intelligible. Il arrive même que dans des matières très techniques, cette complexité soit le gage de son intelligibilité(43), la complexité, « s'appréciant toujours en fonction des destinataires de la norme législative »(44).

Mais pour complexe qu'elle soit, pour légitime que soit la part d'incertitude dans son application si elle est justifiée par un motif d'intérêt général et si elle est compensée par des mesures d'information, la loi votée par le Parlement devra répondre à l'OVC d'accessibilité et d'intelligibilité. Or, seule une discussion parlementaire reposant sur des règles de procédure strictes et connues de tous, permettant l'expression publique des arguments des uns et des autres, c'est-à-dire une démocratie représentative vivante, peut assurer une législation de qualité, garante de la sécurité juridique, dont le fondement est au cœur même de l'État de droit.

(1): Cons. const., déc. n° 2005-530 DC, 29 déc. 2005, Loi de finances pour 2006, cons. 45 et 46.

(2): Cons. const., Déc. n° 2013-682 DC, 19 déc. 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, cons. 13 et 14, et n° 2014-435 QPC, 5 déc. 2014, M. Jean-François V, cons. 4, 5, 7, 9 et 10.

(3): La décision de la CEDH, Zielinski et Pradal du 28 octobre 1999 a prohibé l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général.

(4): Cons. const., déc. n° 99-422 DC du 22 déc. 1999, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2000, cons.64.

(5): Cons. const., déc. n° 98-404 DC du 18 déc. 1998, Loi de financement de la sécurité sociale pour 1999, cons.5.

(6): Cons. const., déc. n° 2013-366 QPC, 14 fév. 2014, SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France, cons.3.

(7): Heureusement limitée aux droits et libertés de premier rang, cette jurisprudence (issue de la décision n° 83-165 DC du 20 janv. 1984, Loi relative à l'enseignement supérieur) a par la suite été abandonnée (déc. n° 2003-485 DC du 4 déc. 2003, Loi modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 relative au droit d'asile).

(8): Cons. const., déc. n° 95-370DC du 30 déc. 1995, Loi autorisant le Gouvernement, par application de l'article 38 de la Constitution, à réformer la protection sociale, cons. 10.

(9): Loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, article 7.

(10): Ibid, article 8.

(11): Article 39 de la Constitution, qui prévoit que le Conseil constitutionnel en juge dans un délai de 8 jours en cas de désaccord entre la conférence des présidents de la première assemblée saisie et le Gouvernement.

(12): Six semaines doivent séparer le dépôt d'un texte de son examen en séance par la première assemblée saisie, et quatre semaines entre sa transmission et l'examen par la seconde assemblée.

(13): En constitutionnalisant progressivement à partir de 1998 « l'entonnoir », c'est-à-dire le rétrécissement progressif du débat aux seules dispositions restant en discussion, le Conseil a substitué des limites objectives aux limitations subjectives de sa jurisprudence antérieure sur les « limites inhérentes » au droit d'amendement. En se fondant sur l'économie de l'article 45 de la Constitution et notamment son premier alinéa, le Conseil a jugé que « les adjonctions ou modifications qui peuvent être apportées après la première lecture par les membres du Parlement et par le Gouvernement doivent être en relation directe avec une disposition restant en discussion ». Auparavant, l'exercice quasiment illimité du droit d'amendement était du même ordre que la liberté du loup dans la bergerie, permettant l'insertion tardive de dispositions sans que les parlementaires aient pu en prendre réellement connaissance et pouvoir s'assurer de leur bien fondé et de leur cohérence avec le texte en discussion.

(14): Cons. const., déc. n° 86-225 DC du 23 janv. 1987, Loi portant diverses mesures d'ordre social, cons. 2 à 5.

(15): 2e séance du 19 mars 2020, JOAN page 2494.

(16): Cons. const., déc. n° 2014-12 FNR du 1er juil. 2014, Présentation du projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.

(17): Au cours de la session ordinaire 2018-2019, 31 projets de loi et 13 propositions de loi ont fait l'objet d'un engagement de la procédure accélérée.

(18): Cons. const., déc. n° 2020-799 DC du 26 mars 2020, Loi organique d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, §3.

(19): Les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, qui s'appliquent aux travaux des commissions, imposent qu'il soit précisément rendu compte des interventions faites devant celles-ci, des motifs des modifications proposées aux textes dont elles sont saisies et des votes émis en leur sein. Cons. const., déc. n° 2009-581 DC du 25 juin 2009, Résolution tendant à modifier le règlement de l'Assemblée nationale, cons.12.

(20): Le Conseil se montre particulièrement attentif au respect des droits de l'ensemble des parlementaires de manière à ce que les travaux législatifs puissent se dérouler dans une sérénité propre à garantir ces exigences. Ainsi, une limitation du temps de parole ou la fixation d'une durée maximale pour l'examen de l'ensemble d'un texte doivent-elles les respecter pour être conformes à la Constitution, tandis qu'une mesure de clôture automatique les méconnaît car elle pourrait avoir pour effet d'interdire aux membres d'un groupe d'opposition d'intervenir dans la discussion d'un article. Ibid.

(21): La dérogation relative au dépôt et à la discussion de l'exception d'irrecevabilité préserve la possibilité effective, pour les sénateurs, de contester la conformité à la Constitution des dispositions d'un texte soumis à la procédure de législation en commission. (Cons. const., déc. n° 2017-757 DC du 16 janv. 2018 sur la résolution du Sénat pérennisant et adaptant la procédure de législation en commission).

(22): Laquelle dispose en fait indirectement du temps de la commission et de celui du Gouvernement qui ne sont pas limités.

(23): Cons. const., déc. n° 2005-512 DC, 21 avril 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, cons. 4.

(24): Cons. const., déc. n° 2O12-655 DC, 24 oct. 2012, Loi relative à la mobilisation du foncier public en faveur du logement et au renforcement des obligations de production de logement social.

(25): Cons. const., déc. n° 2010-607 DC, 10 juin 2010, Loi relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, cons. 2 à 6.

(26): Cons. const., déc. n° 99-424 DC, 29 déc. 1999, Loi de finances pour 2000, cons.38 à 41.

(27): Cons. const., déc. n° 2003-477 DC, 31 juil. 2003, Loi pour l'initiative économique, cons. 19.

(28): Cons. const., déc. n° 2000-434 DC, 20 juil. 2000, Loi relative à la chasse, cons. 30 à 32.

(29): Pierre de Montalivet, in Roland Drago dir., La confection de la loi, PUF, janvier 2005.

(30): Colloque d'Aix-en-Provence sur La loi et le règlement ; Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1978.

(31): Cons. const., déc. n° 2004-500 DC du 29 juil. 2004, Loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales, cons. 15.

(32): Cons. const., déc. n° 2016-745 DC du 26 janv. 2017, Loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, § 167.

(33): Cons. const., déc. n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, cons. 9.

(34): Cons. const., déc. n° 85-191 DC du 10 juil. 1985, Loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, cons. 5.

(35): Cons. const., déc. n° 85-198 DC du 13 déc. 1985, Loi modifiant la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 et portant diverses dispositions relatives à la communication audiovisuelle, cons. 12.

(36): Cons. const., déc. n° 2004-499 DC du 29 juil. 2004, Loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 12.

(37): Ibid.

(38): Cons. const., déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes, cons.13.

(39): Cons. const., déc. n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit, cons. 5.

(40): Cons. const., déc. n° 2005-530 DC du 29 déc. 2005, Loi de finances pour 2006, cons. 77.

(41): Pierre de Montalivet op.cit.

(42): Ibid.

(43): Voir par exemple Cons. const., déc. n° 2004-499 DC du 29 juil. 2004, Loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, cons. 28 à 30.

(44): Comme le souligne l'étude du Sénat sur la qualité de la loi, octobre 2007, [www.senat.fr/ej/ej03/ej030.html].

Citer cet article

Georges BERGOUGNOUS. « La prise en compte de l'exigence de sécurité juridique par le Parlement au service de la qualité de la loi », Titre VII [en ligne], n° 5, La sécurité juridique , octobre 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-prise-en-compte-de-l-exigence-de-securite-juridique-par-le-parlement-au-service-de-la-qualite-de