Titre VII
N° 6 - avril 2021
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
La protection des droits fondamentaux de l'étranger par la Cour européenne des droits de l'homme se déploie tant de manière indirecte, par le contrôle des mesures d'éloignement du territoire, que de manière directe, par l'examen des conditions de vie et de rétention sur le territoire d'accueil et des conditions de son éloignement. Dans cette perspective, un double mouvement peut être caractérisé : d'une part, une mutation de la protection indirecte, sur le fondement, notamment, du principe de subsidiarité et eu égard à l'approfondissement du contrôle de conventionnalité effectué par le juge interne et, d'autre part, un enrichissement de la protection directe de l'étranger sur le territoire d'accueil par le biais de la technique prétorienne des obligations positives.
Le contentieux des étrangers, porté devant la Cour européenne des droits de l'homme(1), est substantiel. Pourtant, aucune disposition du texte conventionnel dans sa version originelle ne vise expressément la protection des individus faisant l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire(2). Ce sont les protocoles n° 4 (art. 4) et n° 7 (art. 1er), additionnels à la Convention européenne des droits de l'homme(3), qui, a posteriori, sont venus consacrer un minimum de garanties, respectivement, une interdiction de procéder à des expulsions collectives et des garanties procédurales en cas d'expulsion. La protection européenne des étrangers s'est donc essentiellement déployée via le mécanisme prétorien de la protection « par ricochet »(4) qui permet au juge européen d'étendre l'applicabilité des droits conventionnels à des domaines ne figurant pas expressément dans la Convention. Il s'agit ainsi d'une protection indirecte dans la mesure où la Cour subordonne les mesures d'éloignement des étrangers au respect des exigences conventionnelles, notamment celles contenues au sein des articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants et de la torture) et 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et de la vie familiale). Si, globalement, ce contentieux se caractérise par un développement continu des garanties offertes aux étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement, il faut aussi relever une transformation de l'office du juge européen, du moins une réorientation, dans le sens d'un désengagement fondé sur le principe de subsidiarité. La réception, voire même dans certaines hypothèses l'anticipation, par le juge interne, de la garantie européenne, n'est sans doute pas étrangère à cette mutation du contrôle européen.
En parallèle de cette protection indirecte, le ressortissant d'un État tiers bénéficie également, sur le territoire des États parties à la Convention, de l'ensemble des droits garantis par cette dernière. En effet, l'article 1er de la Convention reconnaît à tout individu, sans condition de nationalité, les droits et libertés conventionnels dès lors que celui-ci relève de la juridiction d'un des États membres. Si cette protection directe fut pendant longtemps peu mobilisée, il faut aujourd'hui relever l'enrichissement des garanties accordées à l'étranger par le biais de la technique prétorienne des obligations positives. Dans le contexte de la crise migratoire, la Cour a en effet mis en exergue des obligations de faire s'imposant aux autorités, obligations dont la portée est souvent appréciée en lien avec les exigences prescrites par le droit de l'Union européenne. Ces obligations concernent notamment les conditions de rétention et de vie de l'étranger sur le territoire d'accueil, mais aussi les conditions de son éloignement.
Un double mouvement peut dès lors caractériser la jurisprudence européenne en droit des étrangers : d'une part, une mutation de la protection indirecte (A) et, d'autre part, un enrichissement de la protection directe (B).
A) Les mutations de la protection indirecte des étrangers
Tant les droits garantis que la garantie des droits ont fait l'objet de mutations. Si, s'agissant des droits protégés, la jurisprudence européenne s'illustre par un mouvement continu d'extension de leurs conditions d'applicabilité et d'application (1), s'agissant en revanche de la garantie des droits, la mise en exergue par le juge européen d'exigences liées au principe de subsidiarité implique une réorientation de son contrôle, source à certains égards de confusions (2).
1. Un mouvement continu d'extension des conditions d'applicabilité et d'application des droits
Par son célèbre arrêt Soering(5), la Cour européenne consacre la protection indirecte de l'étranger faisant l'objet d'une décision d'éloignement du territoire ayant pour conséquence de l'exposer à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention dans le pays de destination. Sont ainsi principalement contrôlées les mesures d'éloignement (extradition(6), expulsion(7) et refoulement(8)), mais la Cour a aussi estimé que les mesures de non-admission tombaient sous le coup de la protection « nbsp ;par ricochet »(9). En outre, la protection se déploie dès lors qu'il existe des « motifs sérieux » de croire que l'étranger court un « risque réel » de subir des traitements contraires à l'article 3(10). La Cour a accepté de considérer que le « nbsp ;risque réel » de mauvais traitements puisse émaner tant des autorités du pays de destination(11) - par exemple, une disposition du système juridique de l'État de destination incompatible avec la Convention(12) ou une situation d'insécurité générale due aux actes des forces de l'ordre(13) - que de personnes privées(14). Mais le risque de mauvais traitements peut aussi trouver son origine dans une situation objective, telle l'absence ou l'insuffisance de soins médicaux dans le pays de destination(15). Dans cette hypothèse, la jurisprudence a évolué dans le sens d'un renforcement de la protection. Autrefois très restrictive, la Cour considérait que seules des « considérations humanitaires impérieuses »(16) - concrètement, un risque imminent de mourir(17) - étaient de nature à déclencher la protection conventionnelle. Depuis son arrêt Paposhvili, la Cour accepte dorénavant de déclencher la protection lorsqu'est constaté « un risque réel d'être exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de [l'] état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de [l'] espérance de vie »(18). Elle met de plus à la charge des États une nouvelle obligation d'examiner in concreto « si les soins généralement disponibles dans l'État de destination sont suffisants et adéquats en pratique pour traiter la pathologie »(19). Le Conseil d'État avait déjà, bien avant, considéré que l'article L. 511-4 10 ° CESEDA(20) exigeait de vérifier tant la disponibilité du traitement que l'effectivité de son accès(21). La Cour a poursuivi l'approfondissement de la protection de l'étranger malade, dans son arrêt Savran(22), en considérant que l'obligation de vérifier si les soins sont « suffisants et adéquats » s'entend comme celle également de s'assurer de l'existence « d'un suivi [psychiatrique, en l'espèce] et d'un contrôle permanent » dans le cadre d'un traitement médical externe intensif(23). La Cour renforce donc le standard de protection des étrangers malades, en ajoutant à l'exigence d'accessibilité du traitement, celle de son suivi, condition de son efficacité.
Sous l'angle de l'article 8 de la Convention, l'enrichissement du droit des étrangers s'est d'abord réalisé par une interprétation compréhensive des notions de « vie privée » et de « vie familiale ». Le juge européen admet bien sûr que la « vie familiale » couvre les relations se nouant entre les parents et leur enfant, dès l'instant de sa naissance(24), mais s'applique aussi à un couple marié sans enfant(25) ou à un couple homosexuel(26). De même, une personne célibataire peut se prévaloir du droit au respect de la « vie privée et familiale »(27). La « vie familiale » doit être néanmoins existante et non projetée : il doit s'agir d'une vie « effective établie sur le sol d'un État contractant par des non-nationaux qui y séjournent légalement »(28). S'agissant ensuite du contrôle exercé sur les mesures d'éloignement, après avoir distingué entre les étrangers de 1re et de 2de générations(29), accordant une protection renforcée aux derniers, la Cour a décidé d'unifier le régime(30). Dans son important arrêt Üner(31), elle procède à une systématisation des critères d'appréciation. Huit sont précisément posés(32) : la nature et la gravité de l'infraction, la durée du séjour dans le pays d'accueil, le laps de temps s'étant écoulé depuis l'infraction et la conduite du requérant pendant cette période, la nationalité des personnes concernées, la situation familiale du requérant, la question de savoir si le conjoint avait connaissance de l'infraction à l'époque de la création de la relation familiale, l'existence d'enfants et leur âge et, enfin, l'état des difficultés que le conjoint risque de rencontrer dans le pays de destination. La Cour décide en outre d'expliciter deux autres critères(33) : l'intérêt et le bien-être des enfants, et la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays d'accueil et le pays de destination. L'ensemble de ces critères a vocation à être mis en balance, tant par le juge interne(34) que par le juge européen, dans le but d'apprécier la conventionnalité de la mesure d'éloignement. À cet égard, relevons la tendance du juge européen à accorder davantage d'importance au critère de la nature et de la gravité de l'infraction, notamment lorsqu'est en cause une infraction à la législation des stupéfiants(35). Cependant, fondée sur le principe de subsidiarité, c'est surtout la nouvelle politique jurisprudentielle de la Cour, visant à déléguer aux autorités internes le soin de procéder à cette mise en balance des intérêts, qui interpelle.
2. Une mise en exergue du principe de subsidiarité source de confusions
Le contentieux européen des étrangers n'a pas échappé à la valorisation générale du principe de subsidiarité, initiée depuis les années 2010. Le juge européen promeut en effet une responsabilisation accrue des autorités internes, soit sous l'angle de l'article 8 de la Convention, en se désengageant à l'occasion du contrôle au fond de la mesure d'éloignement, soit sous l'angle de l'article 3, en mettant en exergue des obligations procédurales impactant à leur tour la nature du contrôle européen. S'agissant en premier lieu du contrôle au fond de proportionnalité, depuis son arrêt Ndidi, la Cour considère, dès lors que les autorités nationales ont réalisé une mise en balance adéquate des divers intérêts en présence, qu'il ne lui revient pas d'y substituer sa propre appréciation, excepté si elle a de fortes raisons de le faire(36) ; dans ce dernier cas, elle réalise alors un contrôle au fond de la mesure d'éloignement et substitue si nécessaire son appréciation à celle des autorités internes. Le contrôle européen devient donc, avant tout, procédural, dans la mesure où la Cour se contente de vérifier si les autorités internes, d'une part, ont mobilisé les critères d'appréciation mentionnés supra(37) et, d'autre part, les ont correctement mis en balance pour apprécier la proportionnalité de la mesure(38). Par exemple, dans son arrêt Makdoudi(39), la Cour se livre à un contrôle exclusivement formel(40). La jurisprudence reste néanmoins très aléatoire dans la mesure où, dans certains cas, la Cour combine le principe d'un contrôle procédural avec l'exercice in concreto d'un contrôle au fond, et ce bien qu'elle constate que les autorités internes ont elles-mêmes « procédé à un examen suffisant et convaincant des faits (...) et à une mise en balance circonstanciée des intérêts en cause »(41). Une telle ambiguïté entretient alors une confusion sur le partage des responsabilités entre les niveaux interne et européen, confusion relevée par certains juges européens(42).
Les obligations procédurales, imposées aux États, concrétisent également les exigences liées au principe de subsidiarité dans la mesure où elles conduisent à responsabiliser davantage les autorités internes. Dans son arrêt Ilias et Ahmed(43), la Cour a souhaité procéder à une systématisation des obligations procédurales contenues au sein de l'article 3 de la Convention. En l'espèce, le demandeur d'asile faisait l'objet d'une décision d'expulsion vers un pays tiers « intermédiaire »(44). La Cour souligne que la portée des obligations pour l'État ordonnant l'expulsion n'est pas la même selon que le pays de destination est le pays d'origine du demandeur d'asile (en l'espèce, le Bangladesh) ou un pays tiers (la Serbie). Dans la première hypothèse, l'État doit procéder à un examen au fond de la demande d'asile conformément aux critères imposés sous l'angle de l'article 3(45). Dans la seconde hypothèse (l'expulsion vers un pays tiers), la Cour souligne que la teneur des obligations procédurales varie selon que l'État ordonnant l'expulsion souhaite ou non procéder à un examen au fond. S'il décide de ne pas examiner au fond la demande d'asile - comme l'y autorise la directive 2013/32/UE relative aux procédures d'asile - il lui incombe alors principalement de « déterminer si l'intéressé aura ou non accès à une procédure d'asile adéquate dans le pays tiers de destination » et, dans l'hypothèse où le demandeur d'asile allègue être exposé à un risque de subir des traitements contraires à l'article 3 dans l'État tiers, d'apprécier ce risque (§ 131). L'objectif recherché étant de protéger le migrant contre un refoulement vers son pays d'origine qui pourrait être contraire à l'article 3, cette obligation procédurale s'impose que le pays tiers de destination soit ou non un État membre de l'Union européenne(46) ou un État partie à la Convention (§ 134). L'inclusion d'un État dans la catégorie des « pays tiers sûrs » ne peut donc être présumée. Les autorités doivent ainsi procéder « d'office » à une « appréciation de l'accessibilité et du fonctionnement du système d'asile du pays de destination ainsi que des garanties qu'il offre dans la pratique » (§ 141). Rappelant le principe de subsidiarité(47) (§ 150), la Cour ajoute en dernier lieu que, dès lors que l'État d'accueil a légitimement refusé d'examiner la demande d'asile au fond, il ne lui revient pas de procéder elle-même à ce contrôle (§ 147). Un double mouvement de responsabilisation des autorités internes via un renforcement des exigences procédurales et de désengagement de la Cour à l'occasion du contrôle au fond est par conséquent remarquable(48). Ce retrait prétorien ne doit pas cependant venir occulter l'enrichissement de la protection directe de l'étranger auquel le juge européen a procédé.
B) L'enrichissement de la protection directe des étrangers
La Cour a mis à la charge des États des obligations positives relatives aux conditions tant de rétention que d'accueil (1 °) et a renforcé la protection de l'étranger mineur à l'occasion de son éloignement (2 °).
1. Les obligations positives relatives aux conditions de rétention et d'accueil
Le juge européen s'est prononcé sur la question des conditions d'accueil des étrangers, dans un premier temps, à l'occasion des transferts des demandeurs d'asile prescrits par le règlement Dublin. Dès lors que l'obligation de fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux demandeurs d'asile démunis pèse sur les autorités en vertu de la législation nationale transposant le droit de l'Union européenne(49), la Cour européenne applique les garanties de l'article 3 de la Convention à la lumière de ces exigences. Ainsi, dans son arrêt M.S.S, elle conclut que « (...) les autorités grecques (...) doivent être tenues pour responsables (...) des conditions dans lesquelles [le requérant] s'est trouvé pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d'aucun moyen de subvenir à ses besoins essentiels »(50). Dans son arrêt Tarakhel(51), elle a transposé ces exigences en dehors de l'hypothèse d'une défaillance systémique et précisé les exigences conventionnelles lorsque les États mettent en œuvre le système Dublin. La Cour demande ainsi aux autorités suisses qu'elles s'assurent, « auprès de leurs homologues italiennes, qu'à leur arrivée en Italie les requérants seront accueillis dans des structures et dans des conditions adaptées à l'âge des enfants, et que l'unité de la cellule familiale sera préservée »(52). Si, dans ce dernier arrêt, les garanties se déploient dans le cadre de la protection indirecte du demandeur d'asile (dans l'hypothèse d'un transfert vers un État tiers), la Cour n'a eu de cesse de préciser et d'enrichir la protection directe.
Tel fut notamment le cas à l'égard des mineurs étrangers placés en centre de rétention administrative, qu'ils soient ou non accompagnés. Dans son arrêt Mubilanzila Mayeka, s'agissant d'une mineure âgée de cinq ans, en situation d'illégalité dans un pays inconnu, séparée de sa famille et placée en détention, la Cour estime qu'il « appartenait à l'État belge de la protéger et de la prendre en charge par l'adoption de mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l'article 3 »(53). Elle juge qu'avertir sa mère, lui communiquer le numéro de téléphone auquel elle pouvait joindre sa fille, désigner un avocat pour assister la jeune fille et accomplir des démarches auprès des autorités canadiennes étaient loin d'être suffisants(54). L'État aurait dû prévoir des possibilités d'hébergement dans un centre adapté permettant une surveillance et une protection de l'enfant. En outre, il aurait été opportun que le juge judiciaire soit autorisé à contrôler les conditions de détention du mineur et d'imposer à l'administration des mesures d'accompagnement juridique, humanitaire et social(55). Dans le même sens, et alors que les enfants étaient accompagnés de leurs parents, dans son arrêt Popov, la Cour juge que les conditions dans lesquelles les enfants (une fillette de trois ans et un bébé) ont été détenus, pendant quinze jours, dans un milieu d'adultes, confrontés à une forte présence policière, sans activités destinées à les occuper « étaient manifestement inadaptées à leur âge et ne pouvaient qu'engendrer pour eux une situation de stress et d'angoisse »(56). Enfin, durcissant davantage sa position, la Cour conclut à la violation de l'article 3 dans cinq arrêts rendus contre la France(57), en raison du placement en rétention des requérants accompagnés de leurs enfants âgés de sept mois à quatre ans, certes, dans des locaux « habilités »(58) à recevoir des familles, mais pendant une durée jugée excessive par la Cour : entre sept et dix-huit jours selon le cas d'espèce. La Cour juge en effet « qu'au-delà d'une brève période, la répétition et l'accumulation [des] agressions psychiques et émotionnelles ont nécessairement des conséquences néfastes sur un enfant en bas âge »(59).
La Cour a également exigé que les autorités garantissent des conditions de vie décentes aux mineurs isolés. Dans l'arrêt Khan(60), le requérant, ressortissant afghan, âgé de douze ans au moment des faits, se plaignait de l'inaction des autorités à la suite de l'opération d'évacuation de la « nbsp ; jungle de Calais » le conduisant à se réinstaller dans un abri de fortune. Relevant sa « vulnérabilité » (§ 74)(61) et convoquant « l'obligation de protection et de prise en charge des mineurs isolés étrangers qui résulte de l'article 3 » (§ 88), la Cour juge que le fait d'avoir vécu plusieurs mois dans un environnement « inadapté à sa condition d'enfant », en termes « de sécurité, de logement, d'hygiène ou d'accès à la nourriture et aux soins », et dans une « précarité inacceptable au regard de son jeune âge » (§ 93) a caractérisé un traitement dégradant. Le Conseil d'État avait auparavant, dans le même sens, dénoncé les conditions de vie déplorables qui y régnaient et les multiples violations de droits fondamentaux(62). Cette jurisprudence européenne a été étendue aux demandeurs d'asile majeurs(63). Si la Cour rappelle que l'article 3 ne fait pas obligation aux États de « garantir un droit au logement » et de « fournir aux réfugiés une assistance financière »(64), il leur fait cependant obligation de protéger l'intégrité physique et morale. Être contraints de vivre « dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d'aucun moyen de subvenir [aux] besoins essentiels et dans l'angoisse permanente d'être attaqués et volés »(65) constitue ainsi un traitement dégradant(66). La protection directe de l'étranger se déploie en dernier lieu à l'occasion de son éloignement. À cet égard, une attention particulière est portée sur les mineurs.
2. L'affermissement du contrôle des conditions de l'éloignement des mineurs
Dans son arrêt Mubilanzila Mayeka (préc.), la Cour avait en effet jugé contraire à l'article 3 de la Convention le refoulement d'une enfant de 5 ans, en raison de l'extrême angoisse qui lui avait été causée et d'un « manque flagrant d'humanité envers sa personne » (§ 69). Celle-ci avait voyagé seule, sans être accompagnée par un adulte, et les autorités avaient omis de s'assurer d'un accueil, par un membre de sa famille, à son arrivée (§ 67-68). La Cour a ultérieurement renforcé cette protection du mineur en estimant que constituait une circonstance aggravante, le fait de rattacher « arbitrairement » un mineur à un adulte inconnu dans le seul but de permettre une expulsion rapide(67). En l'espèce, deux enfants comoriens de trois et cinq ans, appréhendés lors de leur entrée irrégulière à Mayotte, avaient été placés en rétention administrative en compagnie d'adultes, rattachés administrativement à l'un d'eux, puis renvoyés hâtivement vers les Comores. Dès lors qu'en droit français le rattachement d'un mineur à un adulte peut ouvrir la voie à une rétention administrative puis à un éloignement, la Cour estime indispensable de s'assurer que ce rattachement s'opère dans le but de préserver l'intérêt supérieur de l'enfant(68) et non, arbitrairement, pour permettre une expulsion rapide. Une nouvelle obligation est ainsi dégagée, à la charge des autorités, de « nbsp ;déterminer, dans toute la mesure du possible, la nature des liens qui unissent les enfants à l'adulte auquel elles entendent les rattacher »(69). Si le constat, in concreto, du rattachement arbitraire n'est pas de nature, en soi, à générer une violation de l'article 3(70), il constitue néanmoins une circonstance aggravante lors de l'examen des griefs tirés tant de l'article 3 que de l'article 5 de la Convention(71). En l'espèce, après avoir constaté une pratique à Mayotte visant à rattacher arbitrairement des mineurs à des adultes inconnus (§ 62), la Cour relève in concreto que les autorités n'ont entrepris aucune démarche pour s'assurer de la réalité du lien entre les deux enfants et l'adulte (§ 63). Elle conclura ainsi, qu'« eu égard à leur âge et à leur situation de mineurs non accompagnés », le fait de voyager seuls et sans qu'aucune mesure de précaution n'ait été adoptée pour contacter leur famille a constitué un traitement inhumain (§§ 68-69).
(1): La Cour européenne ou la Cour, ci-après.
(2): Sous l'angle de la protection indirecte, les développements de cette contribution seront consacrés à la jurisprudence relative aux mesures d'éloignement du territoire. Ne seront pas abordées les mesures relatives à l'entrée sur le territoire.
(3): La Convention européenne ou la Convention, ci-après.
(4): Voy. F. Sudre, L. Milano, H. Surrel et B. Pastre-Belda, Droit européen et international des droits de l'homme, PUF, 2021, p. 910 et s.
(5): CEDH, Plén., 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, n° 14038/88 (GACEDH, n°16).
(6): Ibid.
(7): CEDH, 20 mars 1991, Cruz-Varas c/ Suède, n° 15576/89 (RUDH, 1991, p. 205, note G. Cohen-Jonathan).
(8): CEDH, 30 octobre 1991, Vilvarajah c/ Royaume-Uni, n° 13163/87 (RTDH, 1993, p. 411, obs. M. Bossuyt et I. Lammerant).
(9): CEDH, GC, 13 février 2020, N.D. et N.T c/ Espagne, n° 8675/15, § 184 (JCP G, 2020, 535, note A. Palanco).
(10): CEDH, Soering, préc., § 91.
(11): Par ex., CEDH, 22 septembre 2011, H.R. c/ France, n° 64780/09, § 54 et s. ; CE, 15 mars 2000, Préfet de l'Essonne, n° 211321.
(12): Par ex., la peine de flagellation : CEDH, 4 avril 2019, G.S. c/ Bulgarie, n° 36538/17 (JCP G, 2019, act. 431, obs. F. Sudre).
(13): Par ex. CEDH, Vilvarajah, préc. ; CE, 8 juillet 1998, Préfet de Police c/ Mme Vaithy, no 187639.
(14): CEDH, 29 avril 1997, HLR c/ France, n° 24573/94 (RUDH, 1997, p. 347, note N. Chauvin). Dans le même sens, par ex., CE, 15 septembre 2004, Préfet de police c/ M. Merad Boudia, n° 244713.
(15): CEDH, 2 mai 1997, D. c/ Royaume-Uni, n° 30240/96 (JCP G, 1998, I-107, n° 10, chron. F. Sudre) ; dans le même sens, CE, 17 mai 1999, Préfet de police c/ Mme Damba, n° 199859.
(16): CEDH, D. c. Royaume-Uni, préc., §54.
(17): Par ex., CEDH, GC, 27 mai 2008, N. c. Royaume-Uni, n° 26565/05, § 42 et s. (RTDH, 2009, p. 261, note F. Julien-Laferière).
(18): CEDH, GC, 13 décembre 2016, Paposhvili c/ Belgique, n° 41738/10, § 183 (RTDH, 2017-111, p. 651, note M. Bosuyt).
CEDH, *Paposhvili*, préc., §183.(19): Ibid., § 189 et 190.
(20): Issu de la loi n° 98-349 du 11 mai 1998.
(21): CE, 7 avril 2010, Ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, n° 301640 (JCP G, 2010, note 673, N. Guimezanes). Notons que l'article L. 511-4 10 ° CESEDA, issu de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016, entérine cette interprétation.
(22): CEDH, 1er octobre 2019, Savran c/ Danemark, n° 57467/15 (RDS, 2020, n°93, p. 81, obs. B. Pastre-Belda). Un renvoi en Grande Chambre a été accepté.
(23): Ibid., §§ 54 et 58.
(24): CEDH, 19 février 1996, Gül c/ Suisse, n° 23218/94 (JCP G, 1997, I, 4000, chron. F. Sudre).
(25): CEDH, 26 mars 1992, Beldjoudi c/ France, n° 12083/86.
(26): CEDH, 23 février 2016, Pajic c/ Croatie, n° 68453/13 (JCP G, 2016, act. 300, A. Schahmaneche). De manière anticipée, voy. CE, 24 février 2006, Iswahyudi, n° 257927 (AJDA, 2006, 824, conclusion Y. Aguila).
(27): CEDH, 29 janvier 1997, Bouchelkia c/ France, n° 23078/93 (JCP G, 1997, II, 22924, note M. Levinet). Dans le même sens, CE, 17 décembre 1997, Préfet de police c/ M. Kingue Moussinga, n° 185751.
(28): CEDH, GC, 9 octobre 2003, Slivenko c/ Lettonie, n° 48321/99, § 94.
(29): CEDH, 18 février 1991, Moustaquim c/ Belgique, n° 12313/86 (RTDH, 1991, 377, note P. Martens) et CEDH, Beldjoudi, préc.
(30): CEDH, 2 août 2001, Boultif c/ Suisse, n° 54273/00 (RTDH, 2002, 483, note H. Mock).
(31): CEDH, GC, 18 octobre 2006, Üner c/ Pays-Bas, n° 46410/99 (GACEDH, n° 55).
(32): Ibid., § 57.
(33): Ibid., § 58.
(34): Depuis ses arrêts d'Assemblée Belgacem et Babas du 19 avril 1991, n° 107470 et 117680 (RFDA, 1991, p. 497, conclusion R. Abraham), le CE accepte d'appliquer l'article 8 CEDH aux mesures d'éloignement et de pratiquer un contrôle de proportionnalité.
(35): CEDH, 19 février 1998, Dalia c/ France, n° 26102/95, § 54. Les arrêts récents confirment cette tendance. Voy. par ex., CEDH, 7 juillet 2020, K.A. c/ Suisse, n° 62130/15, § 49. Dans le même sens, CE, 18 mai 2005, Sahel, n° 256017.
(36): CEDH, 14 septembre 2017, Ndidi c/ Royaume-Uni, n° 41215/14, § 76 (JCP G, 2017, act. 1034, obs. G. Gonzalez).
(37): Cf. le 1 °) du A) (CEDH, Üner, préc.).
(38): Cette réorientation de l'office de la Cour doit se lire en lien avec l'évolution du rôle du juge interne et, notamment, l'approfondissement de son contrôle des ingérences dans les droits fondamentaux en conformité avec les exigences conventionnelles. Voy. J.-M. Sauvé, « Le juge administratif et les droits fondamentaux », AJDA, 2016, p. 2420.
(39): CEDH, 18 février 2020, Makdoudi c/ Belgique, n° 12848/15 (JCP G, 2020, doctr. 743, chron. B. Pastre-Belda).
(40): Dans l'arrêt M.M. c/ Suisse (8 décembre 2020, n° 59006/18), la Cour se borne aussi à superviser le contrôle réalisé par les juges internes.
(41): CEDH, K.A., préc., § 52 et CEDH, 21 juillet 2020, Veljkovic-Jukic c/ Suisse, n° 59534/14, § 56.
(42): Voy. l'opinion dissidente jointe à l'arrêt de la Cour du 28 juillet 2020, Pormes c/ Pays-Bas, n° 25402/14 (points 20 à 23).
(43): CEDH, GC, 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c/ Hongrie, n° 47287/15 (JCP G, 2020, doctr. 40, chron. B. Pastre-Belda).
(44): Relevons que la Cour octroie de manière générale aux étrangers faisant l'objet de mesures d'éloignement des garanties procédurales sous l'angle tant de l'art. 3 (CEDH, 26 avril 2007, Gebremedhin c/ France, n° 25389/05, § 66 ; D., 2007, p. 2780, note J.-P. Marguénaud) que de l'art. 8 CEDH (par ex., CEDH, 11 juin 2019, Ozdil et autres c/ République de Moldova, n° 42305/18, § 68), garanties se confondant avec les exigences inhérentes au droit à un recours effectif (art. 13 CEDH ; par ex., CEDH, 14 janvier 2020, D et autres c/ Roumanie, n° 75953/16, § 129).
(45): Cf. A), 1 °)
(46): Voy. CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c/ Belgique et Grèce, n° 30696/09 (RTD eur., 2012, p. 393, obs. F. Benoît-Rohmer).
(47): Dans le même sens, CEDH, 24 avril 2019, A.M. c/ France, n° 12148/18, § 116 (AJDA, 2019, p. 1764, note C. Gauthier).
(48): Dans le même sens, CEDH, 27 octobre 2020, M.A. c/ Belgique, n° 19656/18, § 78 et 88.
(49): Directive « Accueil », n° 2003/9/CE du 27 janvier 2003.
(50): CEDH, M.S.S., préc., § 263.
(51): CEDH, GC, 4 novembre 2014, Tarakhel c/ Suisse, n° 29217/12 (JCP G, 2014, act. 1222, obs. C. Picheral).
(52): Ibid., § 120.
(53): CEDH, 12 octobre 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c/ Belgique, n° 13178/03, § 55 (D., 2007, 771, note P. Muzny).
(54): Ibid., § 58.
(55): Ibid., § 56.
(56): CEDH, 19 janvier 2012, Popov c/ France, n° 39472/07, § 102 (JCP G, 2012, act. 221, obs. F. Sudre).
(57): CEDH, 12 juillet 2016, A.B. et autres, n° 11593/12, A.M. et autres, n° 24587/12 ; R.C. et V.C. n° 76491/14, R.K. et autres, n° 68264/14 ; R.M. et autres, n° 33201/11 (D. Actu. 18 juillet 2016, obs. D. Poupeau).
(58): Par ex., A.M. et autres, préc., § 49.
(59): Ibid., § 51.
(60): CEDH, 28 février 2019, Khan c/ France, n° 12267/16 (RDS, 2019, p. 466, obs. B. Pastre-Belda).
(61): Les demandeurs d'asile appartiennent à la catégorie des personnes vulnérables exigeant une vigilance renforcée (CEDH, M.S.S., préc., § 251) ; de même pour les mineurs étrangers placés en détention (CEDH, Mubilanzila Mayeka, préc., § 55), mais aussi en liberté (CEDH, 5 avril 2011, Rahimi c/ Grèce, n° 8687/08, § 92).
(62): CE, ord., 23 novembre 2015, Ministre de l'intérieur et Commune de Calais, n° 394540 (AJDA, 2016, p. 556, note J. Schmitz).
(63): CEDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c/ France, n° 28820/13 (JCP G, 2020, act. 863, obs. F. Sudre). Pour un constat de non-violation, voy. CEDH, 10 septembre 2020, B.G. et autres c/ France, n° 63141/13.
(64): CEDH, N.H. et autres, préc., § 161.
(65): Ibid., § 184.
(66): Dans le même sens, le CE juge que le droit constitutionnel d'asile comprend une « obligation d'assurer aux demandeurs d'asile, y compris en ce qui concerne le logement, des conditions d'accueil décentes » (ord., 13 août 2010, n° 342330).
(67): CEDH, 25 juin 2020, Moustahi c/ France, n° 9347/14, § 64 (JCP G, 2020, act. 864, obs. B. Pastre-Belda).
(68): Ibid., § 64.
(69): Ibid., § 61. Dans le même sens, CE, ord., 25 octobre 2014, n° 385173.
(70): CEDH, Moustahi, préc., § 64
(71): Ibid., § 93.
Citer cet article
Béatrice PASTRE-BELDA. « La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Titre VII [en ligne], n° 6, Le droit des étrangers, avril 2021. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-jurisprudence-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme
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