Résumé

L'expérimentation, en tant qu'instrument de différenciation, révèle la faible portée juridique du principe d'égalité devant la loi. Ce principe n'interdit pas et peut même imposer au législateur, après l'évaluation d'une expérimentation, l'établissement de différenciations normatives, qui peut aller jusqu'à remettre en cause le principe d'uniformité de certaines règles intéressant les citoyens. Contribuant au recul du principe d'égalité, l'expérimentation normative ne renforce pas pour autant la libre administration des collectivités territoriales. D'une part, l'État reste maître de l'ensemble du processus d'expérimentation. Il l'initie, l'organise et le contrôle sans que les collectivités territoriales, expérimentatrices ou non, aient leur mot à dire. D'autre part, l'expérimentation n'emporte pas nécessairement un accroissement du pouvoir de décision locale, et par voie de conséquence, de leur libre administration.

Titre VII

N° 9 - octobre 2022

La décentralisation et l'expérimentation normative

Tout a commencé en Corse en 2002. Le législateur avait prévu d'autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre, à titre expérimental, des mesures relevant du domaine de la loi, ce que le Conseil constitutionnel a censuré sur le fondement des articles 3 et 34 de la Constitution(1). C'est pour contrer cette jurisprudence que la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a reconnu, à l'alinéa 4 de l'article 72 de la Constitution, la possibilité pour toute collectivité territoriale ainsi que ses groupements de déroger, de manière temporaire, aux lois et règlements nationaux régissant l'exercice de ses compétences. Le régime juridique de ces expérimentations locales a été encadré par la loi organique n° 2003-704 du 1er août 2003 relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales(2). Ainsi, les collectivités territoriales entrant dans le champ d'application de la loi pouvaient demander à bénéficier de l'expérimentation. Il revenait au Gouvernement de publier la liste des collectivités autorisées à participer à l'expérimentation (ancien art. L.O. 1113-2 du CGCT). Les actes dérogatoires pris par les collectivités territoriales, dont l'entrée en vigueur était subordonnée à leur publication au Journal officiel de la République, faisaient l'objet d'un contrôle renforcé du juge. Le préfet pouvait en effet assortir son recours dirigé contre un tel acte d'une demande de suspension qui était automatique (ancien art. L.O. 1113-4 du CGCT). À la fin de l'expérimentation, la loi décidait la prolongation, l'abandon de l'expérimentation ou le maintien et la généralisation des mesures prises à titre expérimental au vu des résultats de l'évaluation menée par le Gouvernement (ancien art. L.O. 113-6 du CGCT). L'expérimentation aboutissait ainsi, en toute hypothèse, à l'adoption d'une norme étatique uniforme et identique sur l'ensemble du territoire. L'unité l'emportait sur la différenciation, à contre-courant de la logique expérimentale qui peut révéler des résultats différents.

Trop contraignant et peu favorable à la différenciation, le cadre fixé par la loi organique du 1er août 2003 est apparu récemment comme un frein à la mise en œuvre des expérimentations de l'article 72, alinéa 4 de la Constitution. Seulement quatre expérimentations ont, en effet, été menées sur ce fondement(3). Soucieux de faire de la différenciation « la nouvelle orientation du droit des collectivités territoriales »(4), le Gouvernement a alors modifié le régime de l'expérimentation menée par les collectivités territoriales, sans attendre le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique n° 2203 déposé le 29 août 2019 et dont le sort était bien incertain(5), ni l'adoption de la loi 3DS du 21 février 2022.

Ainsi, la loi organique n° 2021-467 du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution a favorisé le recours aux expérimentations de deux manières, à la fois en amont lors de la phase de demande d'expérimentation, et en aval, lors des procédures visant à en tirer les conséquences(6). Cette loi simplifie le cadre juridique des expérimentations et surtout met fin à cette « vision [...] monolithique de la finalité des expérimentations »(7) en ajoutant deux nouvelles issues. Le législateur peut désormais décider, au vu de l'évaluation de l'expérimentation, « le maintien des mesures prises à titre expérimental dans les collectivités ayant participé à l'expérimentation, ou dans certaines d'entre elles, seulement, ainsi que leur extension à d'autres collectivités territoriales [qui n'ont pas participé à l'expérimentation], dans le respect du principe d'égalité »(8). À l'issue de l'expérimentation, l'étendue des compétences et leurs modalités d'exercice pourront donc désormais ne pas être identiques entre collectivités territoriales d'une même catégorie.

Parallèlement, la révision constitutionnelle de 2003, reprenant une jurisprudence antérieure, a autorisé, à l'article 37-1 de la Constitution, la loi ou le règlement à contenir des dispositions de caractère expérimental, pour un objet et une durée limités. Si ces expérimentations normatives menées par l'État n'intéressent pas spécifiquement les attributions normatives des collectivités territoriales, certaines ont pu être menées en vue de procéder à des transferts différenciés de compétences ou de services publics au profit des collectivités territoriales(9).

Ainsi, les expérimentations, qu'elles soient menées dans le cadre de l'article 37-1 ou de l'article 72, alinéa 4 de la Constitution, constituent de véritables instruments de différenciation normative, au même titre que le pouvoir réglementaire local(10), les délégations de compétences(11) ou encore la différenciation des compétences des collectivités territoriales de droit commun appartenant à une même catégorie(12).

À ce titre, les conditions d'intégration de l'expérimentation dans le cadre général de la décentralisation française méritent d'être analysées, surtout au moment où l'on tente, à l'occasion des 40 ans des lois Deferre, d'en dresser un bilan. Comment s'intègre l'expérimentation, en tant qu'instrument de différenciation, dans le cadre de notre État unitaire et décentralisé ? Contribue-t-elle, comme cela est souvent avancé, au renforcement de la décentralisation au détriment du principe d'indivisibilité de la République, et plus précisément, du principe d'égalité qui lui est associé(13) ?

L'analyse du droit positif montre qu'il n'en est rien. Si l'expérimentation révèle bien la faible portée juridique du principe d'égalité (I), elle ne renforce pas pour autant la libre administration des collectivités territoriales (II).

I. Expérimentation et principe d'égalité

L'expérimentation, en tant qu'instrument de différenciation, révèle la faible portée juridique du principe d'égalité devant la loi. Ce principe n'interdit pas et peut même imposer au législateur, après l'évaluation d'une expérimentation, l'établissement de différenciations normatives (A), qui peut aller jusqu'à remettre en cause le principe d'uniformité de certaines règles intéressant les citoyens (B).

A. L'absence d'unité des règles

L'expérimentation, qu'elle soit menée sur le fondement de l'article 37-1 ou de l'article 72, est susceptible d'écarter, à toutes ses étapes, l'unité de la règle, mais le principe d'égalité ne s'y oppose pas.

Loin d'imposer l'uniformité, le principe d'égalité a, en effet, toujours permis l'édiction de règles différentes dès lors qu'elle est justifiée, soit par une différence de situation appréciable entre les territoires, soit par l'existence d'un motif d'intérêt général, pourvu que dans les deux cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. Sous ces deux réserves, le législateur peut ainsi, depuis longtemps, édicter des règles spécifiques à certaines parties du territoire(14).

Le principe d'égalité ne fait pas davantage obstacle à l'expérimentation, à la mise à l'essai de normes législatives et réglementaires avant leur adoption. Tout d'abord, l'expérimentation, qui consiste à écarter une règle générale, pour une durée et un objet limités, trouve son fondement dans la Constitution et fait, à ce titre, échec au principe d'égalité auquel elle déroge(15). Ensuite, l'adoption, désormais possible, de règles différenciées à l'issue de l'expérimentation, dès lors qu'elle est fondée sur l'existence de différences de situation ou sur un motif d'intérêt général, apparaît non comme une atteinte, mais comme une application concrète du principe d'égalité.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au principe d'égalité ne permet pas, cependant, d'identifier clairement, parmi toutes les différences de situation, c'est-à-dire les particularités culturelles, historiques, géographiques, économiques, sociales d'une collectivité territoriale ou d'un groupe de collectivités, celles qui seraient de nature à justifier qu'on leur applique une règle différente(16). Or, toute collectivité est, par définition, territoriale et donc particulière. L'intérêt général peut en outre justifier la décision d'expérimenter. Dès lors, si l'ensemble de ces critères de différenciation sont susceptibles d'être retenus, le principe d'égalité ne devrait s'opposer que très rarement à la différenciation normative issue de l'expérimentation.

Le respect du principe d'égalité apparaît d'autant mieux assuré que l'expérimentation, à la différence des autres instruments de différenciation, s'accompagne nécessairement d'une évaluation, qui permet justement de vérifier si des différences de situations sont de nature à justifier l'adoption et l'application d'une règle différenciée.

L'application du principe d'égalité pourrait même imposer au législateur d'étendre le champ de la règle dérogatoire à l'issue de l'expérimentation. Dans sa décision n° 2021-816 DC du 15 avril 2021, le Conseil constitutionnel a en effet imposé au législateur, au nom du principe d'égalité devant la loi, l'obligation d'étendre la norme expérimentale dérogatoire à toutes les collectivités territoriales présentant les mêmes caractéristiques, y compris à celles qui n'ont pas participé à l'expérimentation. Il a en effet précisé qu'« il résulte de ces dispositions que le législateur ne saurait maintenir à titre pérenne des mesures prises à titre expérimental dans les seules collectivités territoriales ayant participé à l'expérimentation sans les étendre aux autres collectivités présentant les mêmes caractéristiques justifiant qu'il soit dérogé au droit commun » (paragr. 15). Limiter le champ d'application de la norme issue de l'expérimentation aux seules collectivités expérimentatrices aurait ainsi conduit le législateur à les traiter différemment de celles qui n'ont pas participé à l'expérimentation et qui présentent, pourtant, des caractéristiques identiques. Cette différence de traitement entre collectivités possédant des caractéristiques identiques aurait été, selon le Conseil constitutionnel, contraire au principe d'égalité.

B. L'abandon de l'exigence d'uniformité des règles intéressant les citoyens

La différenciation normative, à laquelle l'expérimentation peut aboutir, a pour effet de limiter encore un peu plus la portée de la jurisprudence constitutionnelle sur l'unité catégorielle des collectivités territoriales(17) et sur l'uniformité des conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis(18). Le juge constitutionnel exige en effet l'uniformité de ces règles en vue de construire un statut unitaire du citoyen.

Au sein de chacune de ces catégories de collectivités territoriales de droit commun, les règles institutionnelles, telles que celles relatives au mode d'élection des conseils locaux(19) ainsi que « les règles d'attribution [et] d'exercice des compétences sont, en principe, les mêmes », conformément au principe d'égalité devant la loi(20). Cette jurisprudence a toutefois fait l'objet d'un certain nombre d'assouplissements, d'abord pour les régions d'outre-mer(21), qui se sont vu octroyer des compétences supplémentaires que ne possédaient pas les régions métropolitaines, et plus récemment, pour le département d'Alsace, qualifié de Collectivité européenne d'Alsace, qui a reçu des compétences dérogatoires par la loi du 2 août 2019 sans devenir pour autant une collectivité à statut particulier(22). En autorisant et même en imposant au législateur d'instituer, au terme de l'expérimentation, des variations de compétences locales au sein des catégories de collectivités de droit commun, au nom du principe d'égalité, le Conseil constitutionnel écarte, dans sa décision du 19 avril 2021, l'application de la règle de l'uniformité catégorielle qu'il a pourtant posée. La différenciation normative, découlant du principe d'égalité, l'emporte sur la règle de l'unité des catégories de collectivités territoriales.

Il n'est pas non plus certain que le principe d'unicité des conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique(23) ou d'un droit constitutionnellement garanti(24) puisse faire obstacle à la différenciation liée à l'expérimentation. Tout d'abord, il pourrait ne pas jouer pour toutes les expérimentations. Si ce principe est rappelé à l'article 72, alinéa 4 de la Constitution, il ne l'est pas pour les expérimentations de l'article 37-1(25). Le silence de la Constitution soulève, sans la régler, la question des limites matérielles opposables à l'expérimentation. Soit cette jurisprudence n'est opposable qu'aux politiques et décisions publiques locales(26) et, dans ce cas, elle n'a pas vocation à interdire la différenciation retenue par la loi ou le règlement à l'issue de l'expérimentation. Soit cette jurisprudence implique un droit commun opposable à toutes règles, y compris législatives, et, dans ce cas, elle pourrait constituer une véritable limite à l'expérimentation. En tout état de cause, et jusqu'à présent, le Conseil constitutionnel ne s'est pas opposé, sur le fondement de ce principe, à l'organisation d'expérimentations dans des domaines pourtant en lien avec des droits et libertés(27), ce qui pose la question de son champ d'application. L'unité semble en effet exigée que pour les seules conditions essentielles d'exercice et non pour l'ensemble de leur régime juridique. 

Ainsi, l'expérimentation confirme l'absence d'exigence d'unité de la règle en droit positif français. Le principe d'égalité devant la loi, tel qu'il est appliqué aujourd'hui, permet et même impose, sous certaines conditions, une différenciation normative. En outre, l'expérimentation s'accorde mal avec les deux règles constitutionnelles de l'unité catégorielle des collectivités territoriales et de l'unicité des conditions essentielles d'exercice des libertés et des droits constitutionnellement garantis.

II. L'expérimentation et le principe de libre administration

Contribuant au recul du principe d'égalité, l'expérimentation normative ne renforce pas pour autant la libre administration des collectivités territoriales. Bien qu'elle figure dans le titre unique du Livre Premier du Code général des collectivités territoriales intitulé « Libre administration », et qu'elle soit souvent associée au principe de subsidiarité, l'expérimentation ne sert pas la décentralisation. D'une part, l'État reste maître de l'ensemble du processus d'expérimentation. Il l'initie, l'organise et le contrôle sans que les collectivités territoriales, expérimentatrices ou non, aient leur mot à dire. D'autre part, l'expérimentation n'emporte pas nécessairement un accroissement du pouvoir de décision local, et par voie de conséquence, de leur libre administration.

A. L'État, maître des expérimentations

L'État maîtrise l'ensemble du processus d'expérimentation, qu'il soit mené sur le fondement de l'article 37-1 ou de l'article 72, alinéa 4 de la Constitution. L'encadrement par l'État de cette dernière se justifie d'autant plus qu'elle accorde aux collectivités territoriales le pouvoir de déroger aux lois et règlements.

C'est la loi, ou le Gouvernement, qui décide, tout d'abord, de l'organisation des expérimentations. Certes, la loi 3DS du 21 février 2022 a reconnu aux collectivités territoriales, à l'exception des communes(28), un pouvoir de proposition, mais ce pouvoir ne concerne pas l'expérimentation, mais la différenciation des règles relatives à l'attribution et à l'exercice des compétences mentionnée à l'article L. 1111-3-1 du CGCT. S'il n'est donc pas certain que cette procédure d'appel à propositions puisse jouer en matière d'expérimentation, la voie informelle reste toutefois toujours ouverte aux collectivités territoriales. En ce sens, d'ailleurs, « le Gouvernement transmet au Parlement un rapport retraçant l'ensemble des propositions d'expérimentation [...] que lui ont adressées les collectivités en exposant les suites qui leur ont été réservées » (art. L0 113-5, al. 2). En toute hypothèse, quelle que soit la forme que peut prendre la sollicitation locale, les autorités étatiques restent maîtresses des suites à donner à ces propositions qui ne les lient pas juridiquement. Elles définissent seules « l'objet de l'expérimentation ainsi que sa durée et mentionnent les dispositions auxquelles il peut être dérogé » (art. L.O. 1113-1).

Les conditions de participation des collectivités territoriales à l'expérimentation locale n'échappent pas non plus à la décision de l'État. S'agissant des expérimentations menées sur le fondement de l'article 37-1, les collectivités participantes sont celles désignées par le législateur lui-même, ou celles choisies par l'État. Le choix entre les collectivités volontaires relève de sa libre appréciation. S'agissant des expérimentations de l'article 72, alinéa 4, la loi organique du 19 avril 2021 a, certes, mis fin au système d'autorisation, institué par la loi organique de 2003, qui transitait par le représentant de l'État qui devait adresser la demande, assortie de ses observations, au ministre chargé des collectivités territoriales (ancien art. L.O. 1113-2). Désormais, « toute collectivité territoriale entrant dans le champ d'application défini par la loi [...] peut [...] décider de participer à l'expérimentation mentionnée par cette loi par une délibération motivée de son assemblée délibérante ». Cette délibération est publiée, à titre d'information, au Journal officiel (nouvel art. L.O. 1113-2). Les collectivités ont désormais un droit de participer. Mais il n'en reste pas moins qu'il appartient à l'État et à lui seul d'identifier « les catégories et les caractéristiques des collectivités territoriales autorisées à participer à l'expérimentation et les cas dans lesquels l'expérimentation peut être entreprise. Il fixe également le délai dans lequel les collectivités territoriales qui remplissent les conditions fixées prennent leur décision de participer à l'expérimentation » (art. L.O. 1113-1).

Enfin, et surtout, le législateur ou le Gouvernement décide seul, au terme d'un processus d'évaluation qu'il maîtrise totalement, de l'issue de l'expérimentation et identifie, sans leur accord, les collectivités territoriales, expérimentatrices ou non, qui doivent appliquer la norme dérogatoire. Dans sa décision du 15 avril 2021, le Conseil constitutionnel a en effet imposé au législateur, au nom du principe d'égalité devant la loi, l'obligation d'étendre la norme expérimentale dérogatoire à toutes les collectivités territoriales présentant les mêmes caractéristiques, y compris celles qui n'ont pas participé à l'expérimentation, ce qui exclut tout accord ou refus des collectivités territoriales concernées.

En définitive, les collectivités territoriales n'ont qu'un droit de participer à une expérimentation, dont le principe, l'objet, les modalités d'organisation et l'issue échappent à leur appréciation et à leur décision. À ce titre, l'expérimentation se rattache davantage à la centralisation qu'à la décentralisation.

B. Un pouvoir de décision local limité

L'expérimentation n'emporte pas non plus nécessairement un accroissement du pouvoir de décision local, et par voie de conséquence, de la libre administration.

Tout d'abord, le pouvoir des collectivités territoriales de déroger aux lois et règlements dans le cadre d'une expérimentation menée sur le fondement de l'article 72, alinéa 4 n'est que temporaire et se trouve soumis à un contrôle étroit du juge administratif, même si celui-ci a été assoupli par la loi organique du 19 avril 2021. Dans le souci de limiter l'atteinte portée au principe d'égalité, le législateur peut en outre habiliter les collectivités à déroger à certaines règles, mais seulement dans les conditions qu'il définit(29). Dans ce cas, le pouvoir de dérogation local devient davantage « un pouvoir d'exécution de la loi » et n'emporte aucune « décentralisation du pouvoir législatif »(30). À la fin de l'expérimentation, la norme expérimentale locale est, dans tous les cas, reprise dans une loi ou un règlement étatique. La norme locale devient étatique.

Ensuite, la loi, éventuellement complétée par des décrets du Gouvernement, qui reprend la norme expérimentée, est, comme toute loi, le plus souvent extrêmement précise et détaillée et réduit d'autant le champ du pouvoir normatif local. Cette norme étatique, même différenciée, si elle est très directive et très détaillée, ne laisse aucune liberté au pouvoir normatif local. Elle n'emporte alors aucun effet décentralisateur. Au contraire, elle différencie de manière uniforme.

Certes, la norme expérimentée, reprise par la loi ou par le règlement étatique, qu'elle soit généralisée ou différenciée, peut avoir pour objet de conférer aux collectivités territoriales davantage de compétences et de pouvoir normatif. Mais ces transferts peuvent ne concerner que certaines collectivités et pas toutes, la généralisation des résultats de l'expérimentation sur l'ensemble du territoire n'étant plus, en effet, imposée. Les expérimentations peuvent également conduire à la recentralisation de certaines compétences, comme le rappelle l'exemple du transfert expérimental du RSA au profit de l'État décidé par la loi de finances pour 2022 n° 2021-1900 du 30 décembre 2021 (art. 132). L'expérimentation, tout comme le principe de subsidiarité, n'est donc pas toujours synonyme de décentralisation.

Il en irait différemment si l'expérimentation conduisait le législateur à renoncer à édicter lui-même la règle et laissait aux collectivités le soin de le faire. Elle aurait alors pour effet de mettre en œuvre « la territorialisation [du droit] non plus à travers le prisme de règles nationales déclinées à une autre échelle territoriale, mais [de] faire du territoire lui-même le producteur de la règle »(31).

C'est ce qu'a d'ailleurs rappelé la loi organique du 19 avril 2021 en introduisant un quatrième alinéa à l'article L.O. 1113-6 du CGCT, qui dispose que « la loi peut également modifier les dispositions régissant l'exercice de la compétence ayant fait l'objet de l'expérimentation ». La loi organique a ainsi invité le législateur à voir dans les expérimentations une occasion de s'interroger sur le niveau pertinent pour édicter telle ou telle norme et de réexaminer la place laissée aux collectivités territoriales dans la fixation des normes d'application de la loi. L'expérimentation permettrait ainsi de réduire « le détail de la norme législative » et de laisser « des possibilités plus étendues au pouvoir réglementaire des collectivités territoriales, en élargissant leurs marges de manœuvre pour exercer leur compétence »(32). À l'application territorialisée d'une norme fixée par une autorité nationale, se substituerait la territorialisation du pouvoir normatif, ce qui renforcerait leur libre administration(33). Si cet appel à donner davantage de pouvoir réglementaire aux collectivités territoriales est le bienvenu, il risque malheureusement de ne pas être suivi de beaucoup d'effets, dans la mesure où il pourrait être tenu en échec par le pouvoir réglementaire national, qui peut toujours intervenir, ainsi que par la jurisprudence du Conseil d'État, qui privilégie, la plupart du temps, ce dernier échelon au détriment de celui des collectivités territoriales, y compris lorsque la loi renvoie expressément à celles-ci le soin de fixer des règles(34).


L'expérimentation, outil au service de la diversité, montre tous les travers de la différenciation. Elle ébranle l'uniformité et la généralité de la loi sans pour autant approfondir la décentralisation. Elle s'accompagne également, le plus souvent, de contraintes lourdes pour les collectivités territoriales sous la mainmise de l'État. Ainsi, la différenciation, menée au niveau de la loi et non de son exécution, ne peut être porteuse que d'une décentralisation limitée. Celle-ci implique, au contraire, le développement du pouvoir réglementaire local et une plus grande liberté d'action pour les collectivités. Ainsi, l'avenir de la décentralisation n'est à trouver ni dans l'unité ni dans la diversité, mais dans la liberté(35).

(1): Cons. const., déc. n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, Loi relative à la Corse, cons. 21 : « Considérant, en l'espèce, qu'en ouvrant au législateur, fût-ce à titre expérimental, dérogatoire et limité dans le temps, la possibilité d'autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures relevant du domaine de la loi, la loi déférée est intervenue dans un domaine qui ne relève que de la Constitution ».

(2): Codifiée aux articles L.O. 1113-1 et s. du CGCT et jugée conforme à la Constitution sans réserve par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2003-478 DC du 30 juillet 2003, Loi organique relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales

(3): V. notamment l'étude demandée par le Premier ministre au Conseil d'État, « Les expérimentations : comment innover dans la conduite des politiques publiques », adoptée en Assemblée générale le 4 juillet 2019.

(4): Pour reprendre une expression de B. Faure, « Différenciation », AJDA 2022. 1367.

(5): Ce projet de loi visait à modifier l'article 72 de la Constitution pour permettre aux collectivités territoriales de déroger, lorsque la loi ou le règlement l'ont prévu, aux dispositions législatives ou règlementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences sans mener nécessairement d'expérimentation préalable.

(6): L. Janicot et M. Verpeaux, « Réformer sans réviser », AJDA 2021. 1375.

(7): Étude précitée du Conseil d'État du 4 juillet 2019.

(8): Art. L.O. 1113-6 et L.O. 1113-7 du CGCT.

(9): Par exemple, la possibilité pour les communes et EPCI d'instituer sur tout ou partie de leur territoire une taxe d'enlèvement des ordures ménagères composée d'une part variable selon le poids ou le volume des déchets (article 195 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement, pérennisé par l'article 97 de la loi n° 2011-1977 du 28 décembre 2011 de finances pour 2012 et codifié sous l'article 1522 bis du Code général des impôts).

(10): Art. 72, alinéa 3 de la Constitution et article L. 1111-2 du CGCT introduit par la loi 3DS du 21 février 2022.

(11): Art. L. 1111-8 du CGCT.

(12): Art. L. 1111-3-1 du CGCT introduit par la loi 3DS du 21 février 2022.

(13): Par exemple, sur ce lien, Cons. const., déc. n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, dans laquelle les conditions d'acquisition plus strictes de la nationalité à Mayotte, justifiées par le contexte local particulier de cette île de l'archipel des Comores, ne heurtent pas le principe d'égalité des citoyens devant la loi, l'indivisibilité républicaine, la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs, ni le droit de mener une vie familiale normale.

(14): Par exemple, Cons. const., déc. n° 85-189 DC du 17 juillet 1985, Loi relative à la définition et à la mise en œuvre de principes d'aménagement

(15): Sur l'affirmation du caractère dérogatoire de l'expérimentation, Cons. const., déc. n° 2003-478 DC du 30 juillet 2003 pour les expérimentations de l'article 72, alinéa 4 et Cons. const., déc. n° 2004-503 DC du 12 août 2004, Loi relative aux libertés et responsabilités locales pour les expérimentations de l'article 37-1.

(16): Par ex., Cons. const., déc. n° 94-358 DC du 26 janvier 1995, cons. 29 : « qu'en prévoyant, dans le cadre de la législation qu'il a édictée relative à l'aménagement et au développement du territoire ainsi que de la législation relative à la politique de la ville, la passation de conventions locales et régionales destinées à tenir compte de [la spécificité des situations territoriales], il a mis en place une procédure [qui loin de méconnaître le principe d'égalité constitue un moyen d'en assurer la mise en œuvre] ». C'est nous qui soulignons.

(17): L. Janicot, « Les collectivités de droit commun : les communes, les départements et les régions. Quel avenir pour ces catégories ? », in Révolution, Constitution, Décentralisation, Mélanges en l'honneur de Michel Verpeaux, Dalloz, 2020, p. 605.

(18): X. Bioy, « Le principe d'uniformité des droits et libertés fondamentaux », in Révolution, Constitution, Décentralisation, Mélanges en l'honneur de Michel Verpeaux, Dalloz, 2020, p. 511.

(19): Cons. const., déc. n° 82-147 DC du 2 déc. 1982, cons. 5, censurant l'institution dans les DOM d'une assemblée locale unique, élue à la représentation proportionnelle dans une circonscription unique, se substituant au conseil général et au conseil régional.

(20): Par exemple, point 7 de l'avis du Conseil d'État n° 393651 du 7 décembre 2017 sur la différenciation des compétences des collectivités territoriales relevant d'une même catégorie et des règles relatives à l'exercice de ces compétences.

(21): Cons. const., déc. n° 84-174 DC du 25 juillet 1984, Loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion

(22): Avis du Conseil d'État du 21 février 2019 sur le projet de loi.

(23): Cons. const., déc. n° 84-185 DC du 18 janvier 1985 et n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, à propos de la liberté d'enseignement.

(24): Cons. const., déc. n° 96-387 DC du 21 janvier 1997, Loi tendant, dans l'attente du vote de la loi instituant une prestation d'autonomie pour les personnes âgées dépendantes, à mieux répondre aux besoins des personnes âgées par l'institution d'une prestation spécifique dépendance en ce qui concerne les prestations sociales.

(25): Ce principe avait été pourtant affirmé avant 2003 par la déc. du Cons. const. n° 75-58 DC du 23 juillet 1975, Loi organique relative au statut de la magistrature. Après 2003, certains auteurs ont interprété la décision du Cons. const. n° 2004-503 DC du 12 août 2004, Loi relative aux libertés et responsabilités locales, comme excluant implicitement du champ de l'expérimentation tout ce qui concerne les droits et libertés. Il s'agit plus précisément du considérant 14 : « Considérant qu'en adoptant les dispositions précitées, le législateur a défini de façon suffisamment précise l'objet et les conditions des expérimentations en cause ; que ces dispositions ne méconnaissent aucune autre exigence de valeur constitutionnelle ; que, par suite, elles sont conformes à la Constitution ».

(26): En ce sens, Cons. const., déc. n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002.

(27): Par exemple, Cons. const., déc. n° 2003-487 DC du 18 décembre 2003, cons. 8, à propos du transfert du RMI aux départements : le législateur a « fixé des conditions suffisantes pour prévenir la survenance de ruptures caractérisées d'égalité dans l'attribution du revenu minimum d'insertion, allocation d'aide sociale qui répond à une exigence de solidarité nationale » ou encore Cons. const., déc. n° 2004-503 DC du 12 août 2004 à propos des compétences du département en matière de logement social.

(28): Art. L. 3211-3, L. 3444-2, L. 4221-1, L. 4433-3 du CGCT.

(29): V. Cons. const., déc. n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, à propos d'expérimentations menées par des établissements publics.

(30): B. Faure, « L'intégration de l'expérimentation au droit public français », Mélanges en l'honneur de Franck Moderne, p. 187.

(31): Rapport de l'Inspection générale de l'Administration, B. Acar et N. Angel, Le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales : enjeux et perspectives, juin 2021, p. 41.

(32): Conseil d'État, rapport précité, p. 76.

(33): Rapport de l'IGA précité, p. 41.

(34): Par exemple, CE 1er avril 1996, Département de la Loire, Lebon. 110, à propos de la fixation des règles d'organisation des services de la protection maternelle.

(35): V. sur ce point, B. Faure, « Différenciation des normes : jeu de dupes », RFDA 2021, p. 313.

Citer cet article

Laetitia JANICOT. « La décentralisation et l'expérimentation normative », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-decentralisation-et-l-experimentation-normative