Titre VII
N° 11 - octobre 2023
La Constitution, la famille et la procréation : la société ou l'égalité ?
Les décisions du Conseil constitutionnel relatives à la bioéthique sont marquées par le retrait du Conseil qui laisse une large marge d’appréciation au législateur dans un domaine où la Constitution est largement silencieuse. Néanmoins le lien régulièrement fait entre le champ de la bioéthique et les « questions de société » peut être interrogé, et même contesté. La position de retrait du Conseil sur les questions laissées au législateur faute de norme de référence explicite est alors distinguée du refus de contrôler du Conseil sur les questions de société qui mettent en jeu des principes constitutionnels écrits, et notamment le principe d’égalité.
La procréation, une question de santé ? La procréation est à la fois très peu et complètement une question de santé. Très peu, parce que la préoccupation historique des États en la matière relève du contrôle des naissances, de l'importance et de la qualité des générations(1). Ces enjeux sont pour une large part antérieurs à la naissance du Conseil constitutionnel, mais c'est bien dans la mesure où l'État y est intervenu dans une logique étrangère à la thérapeutique, pour contrôler volume et qualité de la population(2), que la procréation et son contrôle sont saisis comme des questions de libertés publiques avant de l'être sous l'angle de la santé. Complètement, car l'accompagnement médical de l'accouchement avait d'abord pour objectif d'éviter la mortalité maternelle, et qu'aujourd'hui procréer ou ne pas procréer implique largement les institutions de santé, chargées de mettre en œuvre les choix politiques opérés.
Dans les décisions du Conseil constitutionnel relatives à la procréation, il est néanmoins très peu question de santé. L'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 a été beaucoup moins invoqué et pertinemment mobilisé aux yeux des juges que la liberté personnelle ou la compétence du législateur. La question de la santé a néanmoins pu être posée sur le fond à plusieurs reprises. La loi de 1975 sur l'avortement avait été adoptée à l'issue d'un débat qui avait largement souligné son importance pour la santé des femmes mais celle-ci n'est pas évoquée lors des délibérations. De son côté, la santé de « l'enfant »(3) est écartée : sa protection « dès la conception », retenue par le premier projet de constitution en avril 1946, a été supprimée du texte adopté en octobre(4). Il n'est donc pas question de santé dans les décisions relatives à l'interruption de la grossesse de 1975(5), en 1992(6) ou en 2016(7). Il n'en est pas davantage question, sauf reprise de la terminologie législative(8), dans les décisions relatives à la procréation assistée (que le législateur peut autoriser en faisant appel à un tiers donneur de gamètes ou d'embryons(9) et dont le régime peut être modifié sans que la question ne soit évoquée(10)). En revanche, la procréation peut soulever des questions de santé, jamais centrales mais parfois examinées : en 1994, le Conseil estime que l'anonymat du don de gamètes n'y porte pas atteinte(11) (alors que l'accès à des données de santé a un intérêt pour les enfants nés d'un don anonyme) ; l'allongement du délai d'IVG a pu être examiné sous cet angle(12) et la santé vient au soutien de l'accouchement sous X(13). Parfois présente, la santé apparaît comme un moyen annexe ou subsidiaire par rapport aux enjeux de libertés en matière procréative. C'est dès lors en ces termes qu'elle est envisagée, pourtant le Conseil renvoie largement la question au législateur.
Une question laissée à la marge d'appréciation du législateur. Comment expliquer ce renvoi ? Initié à l'occasion de la décision de 1975, les délibérations permettent de l'expliquer. F. Goguel, rapporteur, après s'être demandé « [la loi] a-t-elle été adoptée dans le respect des règles de procédure fixées par la Constitution et par les lois organiques prévues par cette Constitution ? Est-elle, quant à sa substance, contraire aux normes définies par des textes constitutionnels ? »(14) et avoir effectué son examen, longuement motivé, estime que la loi ne comporte aucune inconstitutionnalité car aucune norme constitutionnelle ni aucun principe ayant une telle valeur ne protège l'être humain avant la naissance(15). Il poursuit néanmoins son rapport par des remarques d'ordre personnel, s'en excuse, mais les expose longuement, notamment le fait que la loi heurte ses convictions religieuses. Aussi, le président, après l'exposé « hors cadre » du rapporteur, se dit sensible à ce développement, et estime ainsi « très utile de préciser dès le début de la décision que les responsabilités du Conseil constitutionnel ne se confondent pas avec celles du législateur »(16). Ces choix politiques ne peuvent lui être imputés et il propose d'affirmer que « la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement »(17). Il est en outre souhaitable de permettre les « évolutions sociales » et, malgré l'absence de texte de référence, le débat entre les membres aboutit à un compromis afin que le Conseil ne se lie pas pour l'avenir. Aussi ce sont par ces dispositions et « en l'état » que le texte n'est pas contraire à la Constitution(18). Le propos du premier considérant, comme chacun sait, a eu une belle postérité, justifiant par la suite le retrait du Conseil dans certains champs du droit alors même que la loi sur l'IVG avait été pleinement examinée. Devenue une « question de société », la procréation semble échapper au contrôle du Conseil (I) que le texte constitutionnel n'exclut pourtant pas des normes de référence (II).
I - La procréation, une « question de société »
Lors des délibérations de 1975, à aucun moment n'est évoquée l'idée que la question de la procréation échapperait au contrôle de constitutionnalité. Saisir la procréation comme relevant d'une « question de société » apparaît comme une construction récente (A) dont la dimension rétrospective peut être interrogée (B).
1.1 La lecture officielle de la jurisprudence constitutionnelle
Permettre l'IVG, une compétence du législateur. En 1975, les membres du Conseil constatent l'absence de norme de référence pertinente dans la Constitution pour invalider la loi sur l'IVG mais ne souhaitent pas que les choix opérés par cette adoption leur soient imputés. Pour cette raison, ils rappellent la distinction des rôles entre le législateur positif et négatif et le fait qu'il ne statue aucunement en opportunité. Cette posture s'explique par la distinction entre ce que les conseillers perçoivent comme des normes de référence constitutionnelles et ce qui n'en relève pas. Ils envisagent tout de même que d'autres choix du législateur dans le même champ puissent conduire à revoir ce jugement. Aussi, c'est « en l'état » (cons. 10) que la loi est validée, puisqu'elle « ne contredit pas les textes auxquels la Constitution du 4 octobre 1958 fait référence »(19). Dans cet espace, le Conseil a régulièrement rappelé que le champ est libre pour le législateur, que ses décisions relèvent de la nécessité des peines attachées aux infractions, lorsqu'aucune disposition législative n'est manifestement contraire à une disposition constitutionnelle(20), du découpage de circonscription(21), du régime électoral des collectivités locales(22), de la durée légale du travail(23), etc. La différence des rôles est rappelée sans pour autant que cette marge d'appréciation soit justifiée par l'existence de « questions de société ».
Le droit de la procréation, une « question de société ». Le Conseil constitutionnel ne s'est jamais référé à la catégorie de « questions de société » dans ses décisions. Elle apparaît dans les commentaires officiels en 2010(24) dans le cadre de sa décision relative à l'adoption au sein d'un couple non marié(25). Était interrogée la conformité de la disposition qui réservait l'adoption aux couples mariés au principe d'égalité et au droit de mener une vie familiale normale, en ce qu'elle emportait l'impossibilité d'établir un double lien de filiation à l'égard des enfants élevés au sein des couples non mariés et donc des couples formés de deux personnes de même sexe. La question posée relève du droit de la filiation et non de la procréation, mais les commentaires du Conseil expliquent que :
« nbsp ; juger si, oui ou non, la différence de situation entre couple de même sexe et couple de sexe différent, que nul ne conteste, est en lien direct avec l'intérêt de l'enfant, et peut justifier une différence de traitement appliquée à l'établissement du lien de filiation à l'égard de l'enfant mineur, consiste à prendre position dans un débat éthique, scientifique et, en définitive, politique sur l'homoparentalité [...] Le Conseil a donc jugé, en octobre 2010, qu'il en va de l »homoparentalité« comme il en allait, en janvier 1975, de l'interruption volontaire de grossesse ou, en juillet 1994, de la sélection des embryons : cette question constitue l'archétype de la question de société dont la réponse, en France, appartient au législateur »(26).
La catégorie apparaît et les commentaires officiels prétendent l'ancrer dans une histoire à partir de laquelle la décision de 1975 est désormais régulièrement lue(27). Elle est construite par la récurrence des références dans les années suivantes, expliquant en 2011 le retrait du Conseil au sujet du mariage pour les couples de même sexe(28) puis à l'occasion d'une demande de prélèvements sur une personne décédée à des fins d'actions en matière de filiation(29). Les commentaires expliquent « le caractère restreint de son contrôle » par les « questions relatives à la bioéthique ou au droit de la famille » (30) qualifiées « de société » l'année suivante(31). Sortant du champ de la filiation ou de la procréation, la référence est reprise à l'occasion de la question de l'autoconservation de cellules de sang de cordon(32). L'apparition de la catégorie doctrinale paraît ainsi avoir autonomisé un champ au sein de l'ensemble beaucoup plus vaste de questions justifiant le contrôle restreint du Conseil et alors même que beaucoup de questions sont qualifiables de « questions de société » (33). Il couvrirait ce que le législateur lui-même a qualifié ainsi lors de la loi de bioéthique en 2004 (art. L. 1412-1 CSP). Cette mise en cohérence rétrospective marquant une si belle continuité dans la jurisprudence du Conseil et une parfaite harmonie avec le législateur paraît néanmoins devoir être interrogée.
1.2 Une construction rétrospective peu convaincante
Une relecture de l'histoire des décisions : de l'adoption aux biobanques. En 2010 et 2011, un premier déplacement est opéré : il est question de filiation ou de mariage, non de procréation ou de statut de l'embryon. Aussi, le rattachement par le Conseil de la question de la filiation à un débat « scientifique » (34) surprend, la question ne paraissant pas nécessiter une expertise scientifique particulière. La catégorie apparaît avec les premières revendications devant le Conseil de la part de couples de même sexe qui veulent pouvoir faire établir leur filiation ou se marier. Or précisément, le PACS relevait de ces mêmes « questions de société » et, s'il ne comportait pas de dispositions relatives au droit de la famille, il avait largement remué cette société et le Conseil avait largement contrôlé la loi(35), considérée et enseignée comme un modèle de réécriture du texte par le Conseil(36). L'apparition de la catégorie prétend donc créer une cohérence historique que l'on peut interroger. Les commentaires officiels confèrent ensuite ce label en 2012 à la question de la conservation par une société privée de cellules autologues, laquelle scelle l'union « famille et bioéthique » dans les « questions de société » - alors que l'autoconservation par une entreprise de cellules de sang placentaire ne paraît pas exactement avoir clivé la société, contrairement au PACS ou au mariage pour les couples de même sexe. Surtout, sa création marque une évolution du contrôle du juge dans la mesure où il prétend renvoyer « comme avant » au législateur alors que les questions posées ne sont plus identiques.
Une rupture dans le contrôle effectué : de l'autolimitation à l'absence de contrôle En 1994, le Conseil s'était référé à la formulation de 1975 parce que la même question était en cause : la protection de l'embryon, cette fois dans le cadre de la recherche, de sa conservation ou des diagnostics pouvant être effectués. Lors de son examen, le Conseil en 1994 constate que le Conseil en 1975 n'avait pas constitutionalisé le respect de tout être humain dès le commencement de la vie(37). Loin d'abandonner sa compétence, il contrôle, et estime que la loi ne viole pas d'exigences constitutionnelles, particulièrement faibles en la matière. Il reproduit toutefois la démarche qui réservait, pour l'avenir, une éventuelle limitation du législateur, qui se traduisait par « en l'état » en 1975, sans mention de norme de référence et qui, en 1994, prend la forme d'une nouvelle norme de référence sans rien en préciser (la dignité(38)). Entretemps, le Conseil avait encore exercé son contrôle lorsque le législateur a dépénalisé l'auto-avortement (qui ne violait aucune exigence constitutionnelle)(39). Le Conseil est même allé plus loin en 2001 en appliquant le principe de dignité à l'embryon, norme de référence potentiellement limitative à l'égard du législateur en matière d'IVG, alors que les décisions précédentes n'en comportaient point(40). Dans toutes ces décisions, le Conseil contrôle, le seul cas y échappant relevant de l'application du droit de l'Union(41). La marge d'appréciation était liée à la faiblesse des textes constitutionnels de référence.
Avec la décision sur l'adoption en 2010, le contrôle du Conseil est modifié, car la Constitution ne protège pas la vie anténatale, ce qui l'a conduit à renvoyer au législateur, en revanche elle protège car affirme expressément le fait que la loi est la même pour tous et le droit de mener une vie familiale normale. Les questions de l'adoption et du mariage le conduisent néanmoins à inventer les « questions de société » et à abandonner son contrôle. Ces questions produisent donc une double rupture dans la nature du contrôle effectué qui marque moins le retrait du Conseil que sa décision(42), d'une part de passer d'un contrôle restreint à un contrôle inexistant en raison de la « matière » évoquée ; d'autre part de passer d'une liberté du législateur faute de dispositions constitutionnelles à une liberté du législateur malgré l'existence de normes de référence. Créer la catégorie des « questions de société » apparaît donc moins comme un simple renvoi, dans la continuité des décisions antérieures, au législateur, que la justification d'une « déconstitutionnalisation » des normes de référence pour, en cette « matière » nouvellement créée, refuser de contrôler(43). Certes, ce n'est pas le seul moyen ou domaine par lequel le juge refuse d'exercer sa compétence(44). Néanmoins la question de l'homoparenté et du mariage pour les couples de même sexe fait apparaître une nouvelle catégorie de questions dont l'effet relève de la neutralisation des exigences constitutionnelles au profit d'une souveraineté du législateur et la procréation serait ainsi subsumée dans ce champ. La reconstruction n'est pourtant convaincante ni en amont, ni en aval de cette explication.
II - La procréation, une question de droits et libertés constitutionnels
Dans l'immense majorité des décisions relatives à la bioéthique ou la procréation, le Conseil a maintenu son contrôle restreint (A), ce qui permet de clarifier et contester la logique autonome des « questions de société » (B).
2.1 Un contrôle restreint largement confirmé
Un contrôle matériel récurrent. En dehors d'un contrôle formel sur les questions procréatives qui n'a jamais été interrogé, justifiant des déclarations d'inconstitutionnalité pour incompétence négative(45) ou parce qu'elles relevaient de cavaliers législatifs(46), le Conseil constitutionnel a régulièrement effectué le type de contrôle qui était déjà le sien avant la construction doctrinale des questions de société et sans qu'elles ne soient plus mentionnées. En reprenant des formules qui varient à la marge, il a rappelé qu'il ne substituait pas son appréciation à celle du législateur, qu'il lui est loisible de modifier ou d'abroger les textes dans son domaine de compétence sur l'équilibre à trouver entre deux principes de valeur constitutionnelle(47) ou tant que des principes de valeur constitutionnelle ne sont pas violés (ce qui n'a rien de spécifique à la matière bioéthique). Ainsi le Conseil contrôle les dispositions législatives par rapport aux normes constitutionnelles (la liberté(48), la dignité(49), la santé(50), les dispositions de la Charte de l'environnement(51), la liberté personnelle(52), l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité ou d'accessibilité de la loi(53), la vie privée(54), le droit de mener une vie familiale normale(55) etc. et il a même récemment relevé un grief d'office(56)) ou constate, faute de norme de référence pertinente, qu'aucune exigence constitutionnelle n'est violée(57). Le contrôle restreint demeure donc, et si un défaut de motivation a régulièrement été relevé, il ne paraît pas équivaloir à son renoncement.
Le droit et la matière. Les « nbsp ; questions de société » des commentaires renvoient à « la matière » spécifique invoquée dans les décisions et justifiant la suspension du contrôle du Conseil à trois reprises à dix ans d'intervalle : au sujet du mariage, deux fois, puis à l'occasion de l'examen sur la QPC relative à l'accès à l'assistance médicale à la procréation (AMP) des hommes trans. Le Conseil n'a pas employé le terme dans la décision relative à l'adoption, même s'il refuse d'examiner la « situation » des enfants élevés par deux personnes de même sexe(58). Dans la décision sur le mariage de 2011, le Conseil, après s'être référé aux exigences constitutionnelles que sont le « droit de mener une vie familiale normale et au principe d'égalité », a estimé qu'il « n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation »(59). Les couples de même sexe peuvent donc être exclus du mariage ou à l'inverse s'y trouver inclus, deux ans plus tard, parce que le législateur est compétent « en matière de mariage »(60). Dans la décision de 2022, le Conseil estimait que :
« le législateur a entendu permettre l'égal accès des femmes à l'assistance médicale à la procréation, sans distinction liée à leur statut matrimonial ou à leur orientation sexuelle. Ce faisant, il a estimé, dans l'exercice de sa compétence, que la différence de situation entre les hommes et les femmes, au regard des règles de l'état civil, pouvait justifier une différence de traitement, en rapport avec l'objet de la loi, quant aux conditions d'accès à l'assistance médicale à la procréation. Il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, d'une telle différence de situation »(61).
En d'autres termes, parce qu'il est question de procréation, le sexe à l'état civil est une différence qui peut justifier la privation dans l'accès à un droit si le législateur en décide. Pourtant, si aucune disposition constitutionnelle ne pose explicitement l'exigence de non-discrimination en raison du sexe(62), aucune disposition n'exclut la procréation du principe constitutionnel d'égalité - que le Conseil, pour l'égalité entre les sexes, fait découler de l'article 6 DDHC plus que de l'alinéa 3 du Préambule de 1946(63). Le commentaire de la décision renoue avec la catégorie doctrinale des questions de société pour faire le lien avec les trois questions précédentes. Elles relèvent pourtant d'une question qui pose la seule question de l'égalité entre les sexes.
2.2 Un principe d'égalité enfin appliqué ?
Des questions relatives au principe d'égalité des sexes en matière de procréation et de filiation. Si l'on peut comprendre que puisse être qualifié de différences de situation le fait d'être enceinte ou non(64), en couple ou non, marié ou non(65), toute différence fondée sur l'orientation sexuelle est - comme la terminologie constitutionnelle le montre elle-même en se référant aux « couples formés d'un homme et d'une femme et les couples de personnes de même sexe » (66) - une discrimination fondée sur le sexe de l'un des membres du couple. Or le sexe n'est pas une situation. Le sexe (décision de 2022) ou le sexe d'une personne et celui de l'autre membre du couple (2010, 2011, 2013) permet aux yeux du Conseil une différence de traitement laissée à l'appréciation du législateur donc potentiellement discriminatoire pour le mariage, l'adoption ou la procréation. Examinons l'état contraire, avec un peu d'imagination. Si le législateur souhaitait permettre aux couples qui ne le peuvent de procréer, il pourrait, en rapport avec l'objet de la loi, décider que « les couples formés d'un homme et d'une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe » (67), et par conséquent seuls ces derniers pourraient bénéficier d'une assistance médicale à la procréation. Dans l'état actuel de sa jurisprudence, le Conseil pourrait considérer que « la situation particulière de certains couples » de sexes différents qui ne peuvent procréer permettrait de déroger au principe d'égalité dont l'appréciation revient au seul législateur. Mais l'objet de la loi est de permettre aux couples dont l'un des membres peut mener une grossesse sans parvenir à procréer de bénéficier d'une assistance. Or la situation est identique pour tous les couples. Par conséquent, l'inégalité ne relève pas d'une situation mais d'une discrimination fondée sur le sexe de l'un des membres du couple.
Les normes de référence constitutionnelles. Les articles 1 et 6 de la DDHC affirment l'égalité en droit et le fait que la loi soit la même pour tous, quand le Préambule de 1946 pose que « nbsp ;la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ». Le Conseil constitutionnel a pu en déduire, en matière d'accès aux responsabilités autres que les fonctions publiques électives, qu'étaient contraires à la Constitution des « nbsp ;règles contraignantes fondées sur le sexe des personnes »(68). La discrimination positive heurte donc l'égalité républicaine supposée ne pas connaître le sexe des citoyens, au sujet duquel le Conseil exerce un contrôle strict, mais s'arrête sur la matière procréative. Le sexe dans les deux cas n'est pas une situation, mais une catégorie de personnes. Or malgré l'affirmation par le Conseil constitutionnel qu'il n'existait aucune disposition constitutionnelle exigeant une altérité sexuelle en matière de filiation(69) ou de mariage(70), le principe d'égalité se heurte aux domaines, pourtant non exclus par la Constitution, de la procréation, de l'état civil et de la filiation(71). L'attitude qui peut paraître libérale du Conseil revient en fait à renoncer à appliquer le principe constitutionnel d'égalité en érigeant « la question de société » en « matière législative par nature » qui vient neutraliser le principe. Que l'égalité des sexes soit une question de société, personne ne peut le nier. Elle semblait pourtant constitutionnellement tranchée.
(1): T. Gründler, La santé publique au regard des droits fondamentaux, dir. D. Lochak, Université Paris X-Nanterre, mai 2006, p. 67-86 ; et sur l'histoire et la permanence de ces logiques, L. Marguet, Le droit de la procréation en France et en Allemagne. Étude sur la normalisation de la vie, L'Harmattan, 2021.
(2): M. Foucault, Cours du 17 mars 1976, in « Il faut défendre la société », Seuil/Gallimard, 1997, p. 213-235.
(3): Invoquée par le mémoire de J. Foyer, cf. Cons. const., délibération du 14 janv. 1975, p. 3, p. 10.
(4): Délibération, ibid., p. 12.
(5): Cons. const., déc. n° 74-54 DC du 15 janv. 1975, Loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse.
(6): Cons. const., déc. n° 92-317 DC du 21 janv. 1993, Loi portant diverses mesures d'ordre social, cons. 6 et 10.
(7): Cons. const., déc. n° 2015-727 DC du 21 janv. 2016, Loi de modernisation de notre système de santé, cons. 43.
(8): Cons. const., déc. n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, cons. 44.
(9): Cons. const., déc. n° 94-343/344 DC du 27 juil. 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, cons. 11.
(10): Cons. const., déc. n° 2021-821 DC du 29 juil. 2021, Loi relative à la bioéthique.
(11): Cons. const., déc. n° 94-343/344 DC précitée, cons. 11.
(12): Cons. const., déc. n° 2001-446 DC du 27 juin 2001, Loi relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception, cons. 7.
(13): Cons. const., déc. n° 2012-248 QPC du 16 mai 2012, M. Mathieu E. [Accès aux origines personnelles], cons. 6 et 8.
(14): Cons. const., délibérations des 14 et 15 janv. 1975, p. 14.
(15): Ibid., p. 14, 16 et 17.
(16): Ibid., p. 20.
(17): Cons. const., déc. n° 74-54 DC précitée, cons. 1.
(18): Ibid., cons. 10.
(19): Cons. const., déc. n° 74-54 DC précitée, cons. 11.
(20): Cons. const., déc. n° 80-127 DC du 20 janv. 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, cons. 12 et 13 ; Cons. const., déc. n° 84-176 DC du 25 juil. 1984, Loi modifiant la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et relative à certaines dispositions applicables aux services de communication audiovisuelle soumis à autorisation, cons. 10.
(21): Cons. const., déc. n° 86-218 DC du 18 nov. 1986, Loi relative à la délimitation des circonscriptions pour l'élection des députés, cons. 10.
(22): Cons. const., déc. n° 90-280 DC du 6 déc. 1990, Loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, cons. 26 ; n° 93-331 DC du 13 janv. 1994, Loi rétablissant le renouvellement triennal par moitié des conseils généraux, cons. 4 ; n° 94-341 DC du 6 juil. 1994, cons. 5 ; etc.
(23): Cons. const., déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, cons. 27.
(24): V. F. Chénedé, P. Deumier, « L'œuvre du Parlement, la part du Conseil constitutionnel en droit des personnes et de la famille », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2013/2, n° 39, p. 11-12.
(25): Cons. const., déc. n° 2010-39 QPC du 6 oct. 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B. [Adoption au sein d'un couple non marié].
(26): Commentaire de la décision n° 2010-39 QPC, p. 10.
(27): F. Chénedé, P. Deumier, op. cit. ; Xavier Bioy, « Préface » in X. [B]ioy (dir.), Droits constitutionnels du vivant. Approches comparées de nouveaux objets constitutionnels : bioéthique et environnement, Paris, Mare & Martin, 2018, p. 13, etc.
(28): Cons. const., déc. n° 2010-92 QPC du 28 janv. 2011, Mme Corinne C. et autre [Interdiction du mariage entre personnes de même sexe].
(29): Cons. const., déc. n° 2011-173 QPC du 30 sept. 2011, M. Louis C. et autres [Conditions de réalisation des expertises génétiques sur une personne décédée à des fins d'actions en matière de filiation].
(30): Commentaire de la décision n° 2011-173 QPC précitée, p. 11.
(31): Commentaire de la décision n° 2012-249 QPC du 16 mai 2012, Société Cryo-Save France [Prélèvement de cellules du sang de cordon ou placentaire ou de cellules du cordon ou du placenta], p. 8.
(32): Ibid.
(33): F. Chénedé, P. Deumier, op. cit., p. 12 ; M. Altwegg-Boussac, « nbsp ; La »nature« de l »appréciation du Parlement« selon le Conseil constitutionnel :* la société, la science, et cetera* », La Revue des droits de l'homme [En ligne], 20 | 2021, §20. Certains membres du Conseil ont pu qualifier ainsi la liberté de culte (L. Fabius, Leçon inaugurale, École de droit de Sciences Po, 28 septembre 2022) ou « le droit de l'expression et de la communication, la liberté de la presse, l'encadrement des sites Internet, la diffusion des Fake News, le droit à l'éducation, l'utilisation des algorithmes par l'administration, le droit de la santé et de la protection sociale, la liberté d'entreprendre et le droit de la concurrence, le droit des étrangers, des mineurs et des personnes vulnérables ou encore le droit de l'environnement » (D. Lottin, « Avec l'introduction de la QPC, le Conseil constitutionnel acquiert le statut de juridiction », Titre VII [en ligne], Hors-série).
(34): Commentaire de la décision n° 2010-39 QPC, p. 10.
(35): Cons. const., déc. n° 99-419 DC du 9 nov. 1999, Loi relative au pacte civil de solidarité.
(36): N. Molfessis, « La réécriture de la loi relative au Pacs par le Conseil constitutionnel », JCP G, 2000, p. 399-407. Par ex., A. Baudu, D. Chagnollaud, Droit constitutionnel contemporain 2, 9e éd., Dalloz, 2019, p. 505.
(37): Cons. const., déc. n° 94-343/344 DC précitée et délibérations des 25 et 26 juil. 1994.
(38): Déc. ibid., cons. 2.
(39): Cons. const., déc. n° 92-317 DC du 21 janv. 1993, Loi portant diverses mesures d'ordre social
(40): Cons. const., déc. n° 2001-446 DC précitée, cons. 5.
(41): Cons. const., déc. n° 2004-498 DC du 29 juil. 2004, Loi relative à la bioéthique.
(42): En ce sens, l'interprétation, possible et séduisante, selon laquelle c'est au moment de sa montée en puissance qu'il se restreint (1975 après 1971 ; 2010 après 2008, cf. F. Chénedé, P. Deumier, op. cit., p. 9, auquel on pourrait ajouter 1994 après 1993 - la loi asile/immigration) nous paraît moins évidente en 2010 car il prive d'effet des dispositions constitutionnelles qui existent. Pour une autre analyse récente de décisions de retrait affiché qui pourtant relève de décisions, voir E. Bottini, M. Bouaziz et S. Hennette-Vauchez, « Un juge activiste ? Les choix du Conseil constitutionnel dans les décisions n° 2023-4 RIP et n° 2023-849 DC du 14 avril 2023 », La Revue des droits de l'homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, 3 mai 2023.
(43): Pour le constat d'une « zone de non-contrôle », cf. F. Chénedé, P. Deumier, op. cit., p. 8, 11, p. 14.
(44): L'argumentation dans la motivation dans la décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010 paraît un peu différente (pour aboutir au même non-contrôle), puisque c'est en raison de son admission de la rhétorique du législateur, selon laquelle la faute n'est pas à l'origine du handicap (alors qu'elle l'est de la naissance handicapée) qu'il écarte l'exigence constitutionnelle de responsabilité. Dès lors, il n'y a plus de norme de référence et le législateur peut apprécier. En matière de politiques publiques, cf. J. de Gliniasty in C. Cuvelier et J. de Gliniasty, « Le contrôle des politiques publiques », cycle de séminaires pour 2023-2024 relatif au contrôle des politiques publiques, séance inaugurale, Université de Paris Nanterre, 10 mai 2023.
(45): Cons. const., déc. n° 2009-584 DC du 16 juil. 2009, Loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, cons. 36-39.
(46): Cons. const., déc. n° 2011-640 DC du 4 août 2011, cons. 22 et 32 ; n° 2016-745 DC du 26 janv. 2017, cons. 186, 190.
(47): Cons. const., déc. n° 94-343/344 DC précitée, cons. 19 ; n° 2010-622 DC du 28 déc. 2010, Loi de finances pour 2011, cons. 33-35 (en matière de santé).
(48): Cons. const., déc. n° 74-54 DC précitée, cons. 8.
(49): Cons. const., déc. n° 94-343/344 DC précitée, cons. 18 ; n° 2013-674 DC du 1er août 2013, cons. 17 ; n° 2015-727 DC du 21 janv. 2016, Loi de modernisation de notre système de santé, cons. 85 ; n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, paragr. 14 ; n° 2021-821 DC précitée, paragr. 25-35.
(50): Cons. const., déc. n° 2012-248 QPC précitée.
(51): Cons. const., déc. n° 2021-821 DC précitée, paragr. 36
(52): Cons. const., déc. n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, paragr. 14.
(53): Cons. const., déc. n° 2013-674 DC du 1er août 2013, cons. 11 ; n° 2017-747 DC du 16 mars 2017, paragr. 4-8.
(54): Cons. const., déc. n° 2023-1052 QPC du 9 juin 2023.
(55): Cons. const., déc. n° 2023-1053 QPC du 9 juin 2023.
(56): Cons. const., déc. n° 2023-1052 QPC précitée, paragr. 4.
(57): Cons. const., déc. n° 74-54 DC précitée, cons. 10 ; n° 92-317 DC du 21 janv. 1993, *Loi portant diverses mesures d'ordre social *; n° 94-343/344 DC précitée, cons. 11, 17 ; n° 2014-700 DC du 31 juil. 2014, cons. 4 ; n° 2021-821 DC précitée, paragr. 12-17.
(58): Cons. const., déc. n° 2010-39 QPC précitée, cons. 9.
(59): Cons. const., déc. n° 2010-92 QPC précitée, cons. 9.
(60): Cons. const., déc. n° 2013-669 DC précitée, cons. 22.
(61): Cons. const., déc. n° 2022-1003 QPC du 8 juil. 2022, Association Groupe d'information et d'action sur les questions procréatives et sexuelles [Accès à l'assistance médicale à la procréation], paragr. 8. Membre du GIAPS, nous avons participé à la rédaction du recours et de la QPC.
(62): A. Levade, « Discrimination positive et principe d'égalité en droit français », Pouvoirs, 2004, n° 111, p. 64-65 et les développements d'E. Fondimare, L'impossible indifférenciation. : Le principe d'égalité dans ses rapports à la différence des sexes, Thèse, Université Paris Nanterre, 2018, HAL Id : tel-04098186, § 265 et s.
(63): A. Levade, ibid., p. 70.
(64): Cons. const., déc. n° 2021-821 DC précitée, paragr. 40.
(65): La situation est différente, mais le Conseil a refusé d'examiner le principe d'égalité entre unions en lien avec cette différence de situation.
(66): Cons. const., déc. n° 2013-669 DC précitée, cons. 22.
(67): Id., cons. 44.
(68): Cons. const., déc. n° 2006-533 DC du 16 mars 2006, Loi relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, cons. 15 et 16.
(69): Id., cons. 56.
(70): Id., cons. 21.
(71): Limite exposée dans les deux derniers chapitres de la thèse d'E. Fondimare, op. cit., ch. 7 et 8.
Citer cet article
Marie-Xavière CATTO. « La Constitution, la famille et la procréation : la société ou l'égalité ? », Titre VII [en ligne], n° 11, Santé et bioéthique, octobre 2023. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-constitution-la-famille-et-la-procreation-la-societe-ou-l-egalite
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