Titre VII
N° 1 - septembre 2018
La Constitution italienne : le sommet de l’État de droit exposé aux vents de la politique
Née à la suite des tragédies de la dictature fasciste et de la Seconde Guerre mondiale, la Constitution de 1947 a imposé des principes tout à fait nouveaux dont la mise en œuvre s’est révélée très difficile, eu égard notamment aux conditions politiques qui ont caractérisé les premières décennies de l’histoire républicaine. À cette mise en œuvre retardée a fait suite un débat concernant une possible mise à jour de la Constitution. Aussi, bien que n’ayant produit que des résultats limités sur le plan des réformes, ce débat a contribué à abaisser le prestige d’une Charte constitutionnelle qui a longtemps été la pierre angulaire du système, l’acte dans lequel la plupart des forces politiques, malgré leurs différences, se reconnaissaient.
Pour décrire le rôle de la Constitution en Italie, il est nécessaire de distinguer l'idéalité de la pratique. Sous le premier point de vue, la Charte constitutionnelle est sans doute un acte fondateur, tant pour les principes nouveaux qu'il a affirmés et qui ont contribué de manière décisive à la rupture avec la dictature fasciste que pour la reconnaissance du rôle d'unification qu'il a longtemps exercé dans un système marqué par une forte opposition entre les forces politiques (I.). Sous le second point de vue, le prestige idéal qu'on lui a généralement reconnu n'a pas empêché que la Constitution rencontre des difficultés majeures à pénétrer dans la société. Une mise en œuvre très contrastée a considérablement retardé les effets novateurs de la Constitution, tandis qu'ensuite, la montée en puissance des partisans de réformes d'envergure a affaibli son prestige, au fur et à mesure que les réformes attendues et proposées échouaient, laissant ainsi en vigueur les dispositions dont la modification avait été présentée comme nécessaire (II.).
I. La Constitution, élément fondateur du système
L'élaboration de la Constitution a marqué la période initiale de la République, où l'Italie était appelée à effacer le passé. Dans un contexte difficile à bien des égards (1.), les Constituants ont réussi à élaborer un texte destiné à être la véritable pierre angulaire du système (2.).
1. Le contexte
La Constitution italienne a été rédigée par une Assemblée constituante dont les députés furent élus le 2 juin 1946, le jour même où le peuple italien choisissait, par référendum, l'abandon de la monarchie et l'établissement de la forme républicaine de l'État(1). Les Constituants n'avaient donc qu'une seule contrainte formelle : donner suite au choix référendaire. Aucune autre limite n'était envisageable, d'autant plus que le texte qui serait issu de l'Assemblée constituante n'aurait pas été soumis à d'autres approbations, ni même à celle du peuple. Un pouvoir formellement quasi-absolu, donc. Mais un pouvoir qui s'exerçait dans un contexte où les contraintes venaient de l'histoire, de la société, de l'économie et de la situation internationale.
La tâche de l'Assemblée était, en définitive, plutôt lourde, car la rédaction de la Constitution devait se faire dans et pour un pays qui avait été moralement dévasté par deux décennies de dictature fasciste, économiquement détruit par une guerre perdue et par les dommages matériels qui avaient accompagné la défaite, socialement affecté par une guerre civile opposant, pendant presque deux ans, les épigones du fascisme soutenus par les forces d'occupation allemandes et la Résistance des forces démocratiques. Le tout dans un contexte international de tension croissante, qui devait bientôt déboucher sur la « guerre froide », dans laquelle l'Italie devait choisir son camp sans que le choix soit incontesté. S'il est vrai qu'aux élections à l'Assemblée constituante la Démocratie chrétienne, parti centriste et atlantiste, avait obtenu une majorité, il n'en demeure pas moins que celle-ci n'était que relative (35,2 % des voix), cédant ainsi face au total des voix obtenues par les deux partis de la gauche marxiste (le Parti socialiste ayant obtenu 20,7 % des voix et le Parti communiste 18,9 %). Autant dire que les rapports de force entre les deux principaux adversaires étaient encore loin d'être consolidés et, même si l'influence des États-Unis -- décisive tant pour leur présence militaire sur le territoire italien que pour leur soutien économique -- avait conduit, dès 1947, à la fin des gouvernements « d'unité nationale », suite à l'évincement des partis marxistes des gouvernements d'unité nationale et à la création de gouvernements de centre, l'avenir de la République italienne dans l'échiquier mondial dépendait dans une large mesure des résultats des élections qui auraient suivi l'entrée en vigueur de la Constitution(2).
Dans ce cadre, la Constitution devait s'approprier des leçons du passé et, en même temps, donner les coordonnées pour l'avenir ; elle devait faire des choix -- et des choix fondamentaux -- tout en cherchant à unir les esprits pour aller au-delà des conflits du passé, mais aussi des conflits du présent. On tient pour preuve des difficultés qui caractérisaient la mission des Constituants, on peut évoquer sans réserve le temps qui fut nécessaire pour l'élaboration de la Constitution : dix-huit mois s'écoulèrent entre la première séance de l'Assemblée (le 25 juin 1946) et l'approbation finale du texte (le 22 décembre 1947) promulgué le 27 décembre 1947 et entré en vigueur le 1er janvier 1948.
La lenteur des travaux s'explique, en particulier, par la recherche constante de solutions acceptables par le plus grand nombre possible de députés(3). En effet, on ne saurait identifier une source inspiratrice unitaire de la Constitution, si ce n'est celle du refus du passé fasciste et l'objectif d'empêcher qu'une telle dérive puisse se produire à nouveau(4). Celle-ci étant la base sur laquelle la large majorité des députés concordait, il est clair que les forces de droite, notamment les monarchistes (au sein desquels se trouvaient les nostalgiques du fascisme), ainsi que les députés du mouvement populiste de l'« Homme ordinaire » (Uomo qualunque), eurent une place assez marginale dans l'élaboration de la Charte constitutionnelle. Du reste, ces forces ne votèrent pas le texte(5).
Par contre, les autres forces politiques -- les composantes de l'ainsi nommé « arc constitutionnel » -- s'engagèrent toutes dans la recherche de compromis résultant dans des solutions, à la fois, juridiquement appropriées, efficaces pour l'avenir de la République et qui puissent être, aussi, globalement acceptables, du point de vue idéologique, pour les trois courants politiques principaux qui participèrent à l'élaboration du texte : le centre catholique, les marxistes et -- quoique un peu en retrait, vu leur nombre restreint de députés (en-dessus du 10 %) -- les libéraux. L'effet de cette œuvre fut un texte voté par 458 députés sur un total de 556, avec seulement 62 voix contraires et 36 députés qui ne prirent pas part au vote.
On retiendra que les difficultés de trouver un point d'équilibre furent affrontées sans céder à la tentation d'éviter de prendre position sur des sujets qui divisaient les esprits. Preuve en est le fait que les Constituants ne se limitèrent pas à réglementer l'organisation de la République et les rapports entre l'État et les régions : ces sujets occupaient la seconde partie, la première étant réservée à la reconnaissance et la protection des droits fondamentaux des individus, en donnant une place de premier rang à ces dispositions, alors que la constitution précédente, le Statut octroyé par Charles Albert en 1848, ne se limitait qu'à quelques dispositions très brèves et générales. La Constitution républicaine fut donc conçue comme un pacte de société qui touchait toutes les composantes de l'ordre juridique, à partir des citoyens.
2. Le texte
Telle que votée par l'Assemblée constituante, la Constitution était composée de 139 articles, auxquels s'ajoutaient dix-huit dispositions transitoires et finales : à l'évidence, il s'agissait d'un texte assez long, qui n'était pas dépourvu, notamment dans certains cas, de dispositions très détaillées(6).
Une Constitution qui était conçue comme une Charte fondamentale placée au sommet du système grâce au principe de rigidité, en vertu duquel toute modification ou dérogation à la Constitution ne peut se faire -- aux termes de l'article 138 -- que par une procédure spécifique qui requiert un double vote des deux Chambres, la seconde à la majorité absolue, et qui permet de demander l'organisation d'un référendum pour confirmer le vote parlementaire, à moins que celui-ci n'ait donné lieu à une majorité très large (les deux tiers des membres des deux assemblées)(7).
C'est dans cette Charte fondamentale que devaient trouver leur consécration les principes fondateurs du nouveau régime, la plupart desquels ont été placés parmi les premiers articles de la Constitution, portant justement sur les « Principes fondamentaux »(8).
Le principe démocratique comme pierre angulaire du système est affirmé dès l'article 1er, tandis que l'article 2 met en exergue la reconnaissance des droits inviolables de l'Homme, ce qui permet de recentrer les rapports entre les institutions et les individus : si, pendant le fascisme, les individus étaient appelés à contribuer à la poursuite des objectifs de l'État, et leur place dérivait de la mission (de bon soldat, de bon parent, de bon travailleur, etc.) qu'on leur confiait, la nouvelle approche était inversée, car c'était aux institutions que revenait désormais la tâche de contribuer à ce que l'individu puisse former et exercer sa propre personnalité.
L'article 3 est dans ce sens aussi révélateur, notamment dans la partie où, après avoir consacré le principe d'égalité devant la loi, on a admis, d'un côté, l'existence d'« obstacles d'ordre économique et social qui, en limitant de fait la liberté et l'égalité des citoyens, entravent le plein développement de la personne humaine », et, de l'autre, on s'est engagé à rendre la société la plus juste possible, en confiant à la République la mission d'éliminer ces obstacles.
L'égalité des citoyens implique une égalité des chances que seuls les pouvoirs publics peuvent assurer, eu égard aux disparités existant dans la société italienne de l'après-guerre. Cet engagement se joint à la déclaration qui ouvre la Constitution : l'article 1er définit l'Italie « République démocratique, fondée sur le travail ». Les privilèges abolis, c'est le travail qui se situe au cœur de la politique sociale. L'article 4, alinéa 1er, le précise en reconnaissant, d'une part, « à tous les citoyens le droit au travail » et, de l'autre, en demandant aux pouvoirs publics de mettre « en œuvre les conditions qui rendent ce droit effectif ». Certes, les pouvoirs publics doivent agir, mais les citoyens ont, eux aussi, « le devoir d'exercer, selon [leurs] possibilités et selon [leur] choix, une activité ou une fonction concourant au progrès matériel ou spirituel de la société » (alinéa 2), ce qui est en rapport direct avec l'affirmation du principe de solidarité qui se trouve à l'article 2.
Le tableau des principes fondateurs est complété par la reconnaissance, au sein d'une République « une et indivisible », des autonomies territoriales (article 5), par la protection des minorités linguistiques (article 6), par l'affirmation de la séparation entre l'État et l'Église catholique, dans le cadre de rapports réglementés par des pactes bilatéraux (article 7), par la protection des autres confessions religieuses (article 8), par l'engagement de la République dans le développement de la culture et de la recherche, ainsi que dans la préservation du paysage et du patrimoine historique et artistique (article 9). Enfin, l'ouverture vers la communauté internationale (article 10, alinéa 1, et 11) se joint à la protection des étrangers (article 10, alinéas 2 à 4), et notamment à la reconnaissance très généreuse du droit d'asile (article 10, alinéa 3).
Les dispositions qui suivent, tant celles de la première partie, sur les droits des individus, que celles de la seconde, sur l'organisation de la République, sont en bonne mesure une concrétisation et une mise en œuvre des principes fondateurs qui ont été décelés dans les articles d'ouverture.
Parmi les plus importantes mises en œuvre, figurent sans doute les dispositions par lesquelles le principe démocratique et la souveraineté du peuple sont encadrés. En effet, l'article 1er, alinéa 2, est peut-être la Grundnorm de l'édifice constitutionnel dans son ensemble, car, au moment où on y affirme que « [l]a souveraineté appartient au peuple », on prend soin de préciser que celui-ci « l'exerce dans les formes et dans les limites de la Constitution ». Le peuple n'est donc pas un souverain absolu, puisque ses actes doivent se conformer à l'œuvre du Constituant. Cela vaut, a fortiori, pour les actes adoptés par les représentants du peuple : le principe démocratique se traduit, en définitive, par une démocratie constitutionnelle, l'adjectif qualifiant la place de la Constitution comme la clef de voûte du système. Pour que la primauté théorique de la Constitution ne reste pas sans effets, une Cour constitutionnelle a été créée avec le pouvoir, entre autres, de contrôler les actes législatifs, de manière à assurer qu'aucun organe -- fût-il le représentant direct du peuple ou le peuple lui-même, par référendum -- ne porte atteinte aux droits fondamentaux et à la cohérence d'un système juridique axé sur la Constitution. Cette exigence trouvera sa consécration définitive au moment où la Cour constitutionnelle se reconnaîtra le pouvoir de contrôler même les lois constitutionnelles, qui doivent respecter, d'un côté, la prévision selon laquelle il est impossible d'assujettir la forme républicaine à une révision constitutionnelle (article 139) et, de l'autre, les « principes suprêmes de l'ordre juridique », la détermination desquels revenant à la Cour même.
II. La Constitution, élément crucial de l'évolution du système
L'histoire de la République peut être analysée, en large mesure, en faisant référence à la place occupée par la Constitution, caractérisée, d'abord, par une mise en œuvre longue et compliquée (1.) et, ensuite, par un débat récurrent sur l'opportunité de réformes (2.).
1. Une mise en œuvre retardée
Le caractère très novateur de la Constitution républicaine, et notamment la rupture profonde qu'elle produisait dans l'ordre juridique par rapport au passé, rendait nécessaire l'œuvre des pouvoirs constitués -- et du législateur en premier lieu -- pour que les principes établis dans la Charte constitutionnelle puissent pénétrer dans la société et dans le quotidien des individus.
Compte tenu de la large majorité qui s'était formée dans l'Assemblée constituante, on aurait pu penser que, quelle qu'eût été la majorité gouvernementale issue des élections de 1948, la mise en œuvre de la Constitution aurait été la première des préoccupations. Dans les faits, il en est allé autrement : la forte majorité centriste qui résulta des premières élections(9) mit en place une politique très conservatrice, qui mérita la définition de « obstructionnisme de la majorité »(10), car elle entraîna une omission quasi-systématique de toute mise en œuvre des nouvelles dispositions constitutionnelles, et notamment de celles qui auraient marqué une plus forte discontinuité dans un sens progressiste. Au blocage au niveau politique s'associa une jurisprudence de la Cour de cassation qui entrava de manière considérable le rayonnement de la Constitution au sein de l'ordre juridique : par la définition des dispositions constitutionnelles comme « normes programmatiques », la Cassation empêcha que celles-ci puissent être appliquées avant leur mise en œuvre par la loi(11). Il en résulta une véritable « congélation » de la Constitution pendant les premières années de l'histoire républicaine, et le paradoxe du maintien, pour l'essentiel, de la législation adoptée pendant les régimes précédents, et donc non seulement de la législation libérale de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, mais aussi de la législation adoptée pendant la période fasciste, y compris quelques-unes des dispositions les plus inacceptables concernant la sûreté et l'ordre public, les pouvoirs de police ou la procédure pénale.
Ce ne fut qu'avec l'élection à la Présidence de la République de Giovanni Gronchi, en 1955, que l'attitude vis-à-vis de la Constitution commença à changer, car le Chef de l'État fit de la « décongélation » de la Charte constitutionnelle un point essentiel de sa mission, ce qui eut, à l'évidence, un impact majeur aussi sur la plupart des programmes des gouvernements qu'il nomma. C'est ainsi que certaines institutions nouvelles, et de la plus grande envergure, furent mises en place : le Conseil supérieur de la magistrature en 1958 et, surtout, la Cour constitutionnelle en 1956.
Celle-ci devint, dès sa première décision (arrêt n° 1 de 1956), un acteur majeur dans la mise en œuvre de la Constitution(12), en particulier grâce à la jurisprudence qui reconnut force normative directe à la Constitution et à celle par laquelle la Cour même s'attribua le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois antérieures à la Constitution. Confrontée à un Parlement encore prudent, pour ne pas dire récalcitrant à l'égard de l'adoption d'une législation de mise en œuvre des principes constitutionnels, cette jurisprudence constitutionnelle donna à la Constitution un impact qu'elle n'avait pas pu avoir jusqu'à ce moment-là. Et l'impact s'accrut au cours des années soixante, lorsqu'au sein de la magistrature s'affirma la possibilité, à défaut de dispositions législatives de mise en œuvre, de faire application directe des dispositions constitutionnelles reconnaissant des droits.
Les années soixante marquèrent un tournant même au niveau politique, car l'entrée stable du Parti socialiste dans la majorité gouvernementale entraîna une nouvelle approche vis-à-vis de la Constitution. Les programmes des Gouvernements de centre-gauche se caractérisèrent par une plus forte attention envers la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles les plus novatrices, tant sur le plan social (avec, par exemple la législation en matière de droit du travail, très protectrice des salariés) que sur le plan institutionnel : à ce propos, on ne saurait omettre les mentions de la loi régulatrice du référendum (1970) et de la mise en place des régions (au début des années soixante-dix), qui avait été longtemps freinée par le souci des partis du Gouvernement de ne pas disperser le pouvoir, ce dont aurait bénéficié l'opposition, et notamment le Parti communiste(13).
La mise en œuvre du gros de la Constitution permit de conjuguer l'aspect juridique de la supériorité de la Constitution avec l'aspect politique lié à son prestige, lequel avait fait de la Constitution la pierre angulaire du système politique, celle-ci étant l'acte capable d'assurer une cohésion même dans les moments de plus forte opposition parmi les forces politiques qui, à quelques exceptions près, se reconnaissaient toutes dans la Charte constitutionnelle. Son rôle d'unification venait, certes, des principes qu'elle affirmait, mais aussi du fait que presque tous les partis présents dans les institutions avaient participé à son élaboration. Ils la considéraient donc comme une étape importante de leur histoire(14).
Dans les années soixante-dix, l'empreinte de la Constitution fut forte même dans la reconnaissance de certains droits (par exemple, le droit au divorce, reconnu par la loi en 1970 et confirmé par le référendum de 1974, le droit à l'égalité au travail entre hommes et femmes et le droit à l'avortement, reconnus par loi en 1977 et en 1978).
Ces avancées sur le plan des droits intervinrent dans un contexte social rendu difficile par la crise économique et par les défis terroristes, rouge et noir. Le cadre politique en fut touché : le changement majeur concerna en particulier la fin des gouvernements de centre-gauche et la coopération entre Démocratie chrétienne et Parti communiste dans le cadre de l'ainsi dit « compromis historique », qui produisit des gouvernements formellement centristes soutenus par l'abstention des communistes et l'opposition de l'ancien allié des centristes, le Parti socialiste.
La fin de la décennie porta une nouvelle évolution, qui affecta aussi, et de manière significative, le sens et la place de la Constitution.
2. Une mise à jour critiquable
La fin de la période du « compromis historique » a créé les conditions pour que le Parti socialiste retourne au Gouvernement avec les anciens alliés centristes. Si la première phase de cette alliance, au cours des années soixante, avait donné une forte impulsion à la mise en œuvre de la Constitution, la seconde phase a été caractérisée par des objectifs très différents, car les socialistes déclenchèrent un débat sur l'opportunité d'apporter des réformes à la Charte constitutionnelle, afin de la mettre à jour par rapport aux nouvelles exigences qui s'étaient manifestées, notamment à l'égard de l'encadrement du système politique et des rapports entre Parlement, Gouvernement et Président de la République. L'idée était de renforcer les pouvoirs de l'exécutif, afin d'assurer une plus grande stabilité gouvernementale.
La Constitution, qui avait été rédigée dans le souci principal de protéger la démocratie, avait privilégié les tutelles contre d'éventuelles dérives autoritaires qui auraient pu se manifester vraisemblablement au sein du Gouvernement. Quelques décennies après, la démocratie italienne était perçue comme assez consolidée pour que l'efficacité de l'action gouvernementale devienne l'objectif principal à poursuivre.
Restée très minoritaire pendant longtemps, cette position gagna sous l'impulsion socialiste de plus en plus de soutiens, jusqu'à ce qu'en 1982 les deux Chambres créèrent des comités ayant comme objet d'étude les « problèmes institutionnels ». Toutefois, le travail des comités fut très vite interrompu à la suite de la démission du Gouvernement en place.
Trois ans plus tard, une nouvelle tentative fut expérimentée avec la création d'une commission parlementaire bicamérale chargée de rédiger, sous la présidence du député libéral Aldo Bozzi, des propositions de réforme des institutions. Les propositions ne furent pas adoptées, mais la Commission de 1985 devint malgré tout un modèle pour d'autres tentatives, notamment celles de 1992, avec la commission bicamérale présidée par le député démocrate-chrétien M. Ciriaco De Mita et, ensuite, par la communiste Nilde Jotti, et de 1997, avec la commission bicamérale présidée par le député M. Massimo D'Alema, secrétaire du Parti démocratique de la gauche.
Aucune de ces tentatives n'eut de succès, mais leur importance ne saurait être négligée, car elles manifestèrent la progressive acceptation, de la part de la quasi-totalité des forces politiques, de la nécessité d'apporter des réformes à une Constitution qui, depuis 1948, n'avait connu que quelques modifications très ponctuelles. Les opposants de la réforme étant de plus en plus marginalisés, la Constitution devint un sujet du débat politique, ce qui marqua un tournant par rapport au passé, notamment lorsque, à la suite de la crise des années 1992-1994, les partis politiques traditionnels s'effacèrent au profit de nouveaux sujets politiques, qui, n'ayant pris part à l'élaboration de la Loi fondamentale, se sentaient plus libres de la critiquer.
C'est dans ce contexte que les réformes constitutionnelles restèrent confinées aux agendas des majorités parlementaires et, ensuite, à ceux des Gouvernements. Cela représentait un fait assez inédit car, jusqu'au début du XXIe siècle, les réformes devaient impliquer toutes les forces politiques, sans que le Gouvernement et le clivage majorité-minorité(s) entrent en jeu. La rupture de cette règle non écrite se produisit en 2001, lorsque la majorité de centre-gauche, juste avant la fin de la législature, adopta une réforme très ambitieuse du Titre V, Partie IIe de la Constitution, concernant la structure de l'État régional. Et comme le vote avait été à la majorité absolue, pour légitimer politiquement la réforme, la majorité même avait requis l'organisation d'un référendum sur le texte. Le référendum constitutionnel avait été conçu par le Constituant comme une protection des minorités, car -- on l'a vu -- on leur permettait de le demander lorsque la loi de révision avait été adoptée à la majorité absolue, mais non à une large majorité. En 2001, le référendum devenait, par contre, un moyen de pression de la majorité, qui s'appuyait sur la consultation populaire pour adopter des réformes malgré une considérable opposition dans l'enceinte parlementaire.
La majorité ayant gagné son pari, en 2001, une réforme d'envergure fut effectivement adoptée. Mais la démarche suivie était destinée à créer un précédent. Le peuple italien sera à nouveau consulté, à deux reprises, sur des réformes concernant des dizaines d'articles de la Constitution au sujet de l'organisation des pouvoirs publics, adoptées par une majorité gouvernementale. En 2006, la majorité de centre-droite tenta une opération similaire à celle de 2001, à nouveau à la fin de la législature. Dix ans après, le gouvernement de centre-gauche, et notamment le Président du Conseil des ministres, M. Matteo Renzi, engagea sa légitimation politique sur un projet de réforme constitutionnelle. Les deux tentatives échoueront, laissant ainsi la Constitution intacte du point de vue formel(15). Du point de vue matériel, toutefois, les dégâts ne seront pas des moindres. En premier lieu, l'idée de réformes faites à la majorité s'est progressivement enracinée dans le système, remplaçant ainsi le principe qui voulait que les règles du jeu soient déterminées par le plus grand nombre de joueurs. En second lieu, la répétition des tentatives de réforme constitutionnelle a répandu l'idée que la Constitution doit être réformée ; par cela, si les réformes échouent, la Constitution reste la même, mais c'est inévitable que les critiques qu'on lui a adressées pour justifier la nécessité des réformes abaissent son prestige(16).
Autant dire que le chapitre des réformes constitutionnelles paraît loin d'être clos. L'échec du référendum du 4 décembre 2016 a suspendu les tentatives, mais il est assez probable qu'une fois que l'Italie aura retrouvé une majorité politique solide, le débat sur la modification de la Constitution sera encore une fois déclenché. Et le prestige de la Constitution issue de la Résistance et du refus de la dictature fasciste connaîtra à nouveau une érosion.
(1) L'histoire constitutionnelle de la République a été étudiée par de nombreux auteurs. On signalera les ouvrages de L. Paladin, Per una storia costituzionale dell'Italia repubblicana, Bologne, il Mulino, 2004 (ouvrage resté inachevé du fait du décès de son auteur), et de F. Bonini, Storia costituzionale della Repubblica : un profilo dal 1946 a oggi , Rome, Carocci, 2007.
(2) Les élections de 1948 donnèrent à la Démocratie chrétienne une majorité quasi-absolue, ce qui assura le choix atlantiste, qui ne sera plus remis en cause par la suite.
(3) Pour une synthèse des débats à l'Assemblée constituante, voir V. Falzone - F. Palermo - F. Cosentino (dir.), La Costituzione della Repubblica italiana, éd. sous la direction de S. Bartole, Milan, Mondadori, 1991.
(4) Voir M. Luciani, « Antifascismo e nascita della Costituzione », Politica del diritto, 1991, pp. 183 et suiv.
(5) Cf. A. Donati, Le ragioni dell'opposizione alla vigente Costituzione nel corso dei lavori dell'Assemblea costituente , Rome, Aracne, 2008.
(6) Par exemple, l'article 13 sur la liberté de la personne est très précis dans l'indication des conditions qui permettent de priver l'individu de sa liberté et des limites qui s'imposent aux pouvoirs publics dans ce domaine.
(7) Sur le principe de rigidité constitutionnelle, voir A. Pace, Potere costituente, rigidità costituzionale, autovincoli legislativi , 2e éd., Padoue, Cedam, 1997.
(8) Le nombre d'études sur le contenu de la Constitution rend futile la mention de quelques-uns d'entre eux. On se contentera, donc, de faire référence à quatre commentaires article par article : le Commentario della Costituzione, dirigé par G. Branca et puis par A. Pizzorusso (Bologne-Rome, Zanichelli-Il Foro italiano ; les quarante volumes sont sortis entre 1975 et 2006) ; Commentario alla Costituzione, sous la direction de R. Bifulco, A. Celotto et M. Olivetti (Turin, Utet, 2006, en deux volumes) ; Commentario breve alla Costituzione, édition sous la direction de S. Bartole et R. Bin (Padoue, Cedam, 2008, un volume) La Costituzione italiana. Commento articolo per articolo, sous la direction de F. Clementi, L. Cuocolo, F. Rosa et G.E. Vigevani (Bologne, il Mulino, 2018, en deux volumes).
(9) Voir supra, note 2.
(10) Cf. P. Calamandrei, « L'ostruzionismo di maggioranza », Il Ponte, 1953, n° 9, pp. 129 et suiv., 274 et suiv. et 433 et suiv. Sur les difficultés liées à la mise en œuvre de la Constitution, voir aussi P. Calamandrei, La Costituzione e le leggi per attuarla, Milan, Giuffrè, 2000.
(11) Pour la critique de cette jurisprudence et pour l'affirmation de la valeur normative complète de toutes les dispositions constitutionnelles, la référence est obligée à V. Crisafulli, « Sull'efficacia normativa delle disposizioni di principio della Costituzione » (1948) et « Le norme »programmatiche« della Costituzione » (1952), in V. Crisafulli, La Costituzione e e le sue disposizioni di principio, Milan, Giuffrè, 1952, pp. 27 et suiv. et 51 et suiv.
(12) Sur le rôle joué par la Cour constitutionnelle dans la mise en œuvre de la Constitution, voir E. Cheli, Il giudice delle leggi : la Corte costituzionale nella dinamica dei poteri , 2e éd., Bologne, il Mulino, 1999.
(13) Sur la mise en œuvre de la Constitution et sur les aspects critiques qui restèrent inachevés, voir P. Grossi, Attuazione ed inattuazione della Costituzione, Milan, Giuffrè, 2002.
(14) À l'égard du rôle d'unification de la Constitution, voir S. Bartole, La Costituzione è di tutti, Bologne, il Mulino, 2012 ; E. Cheli, Nata per unire : la Costituzione italiana tra storia e politica , Bologne, il Mulino, 2012.
(15) La bibliographie concernant les réformes constitutionnelles est particulièrement riche. Parmi les contributions, on peut mentionner, par exemple, F. Modugno -- A. Celotto -- M. Ruotolo, Aggiornamenti sulle riforme costituzionali : 1998-2008, Turin, Giappichelli, 2008 ; G. Brunelli -- G. Cazzetta (dir.), Dalla Costituzione inattuata alla Costituzione inattuale ? Potere costituente e riforme costituzionali nell'Italia repubblicana , Materiali dall'Incontro di studio, Ferrara, 24-25 gennaio 2013, Milan, Giuffrè, 2013 ; F. Bassanini (dir.), Cambiare la Costituzione ? Un dibattito tra i costituzionalisti sui pro e i contro della riforma , Rimini, Maggioli, 2016. Sur la tentative la plus récente, en français, voir leDossier spécial : Référendum du 4 décembre 2016, paru sur La Lettre d'Italie, n° 10, mai 2017, pp. 19 et suiv.
(16) Un tel impact sur la Constitution des propositions de révision et des critiques envers les dispositions en vigueur a été bien décrit par l'image très évocatrice d'une Constitution « blessée » (cf. A. Pizzorusso, La Costituzione ferita, Rome-Bari, Laterza, 1999.
Citer cet article
Paolo PASSAGLIA. « La Constitution italienne : le sommet de l’État de droit exposé aux vents de la politique », Titre VII [en ligne], n° 1, Le sens d'une constitution, septembre 2018. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-constitution-italienne-le-sommet-de-l-etat-de-droit-expose-aux-vents-de-la-politique
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