Titre VII
N° 12 - avril 2024
L'enseignement supérieur du droit constitutionnel
Principalement délivré dans les facultés de droit depuis le célèbre cours de P. Rossi sous Louis-Philippe et considéré comme une matière fondamentale, l’enseignement supérieur du droit constitutionnel s’inscrit dans une tradition pédagogique stable. La manière de le concevoir, ses relations avec la vie politique, son contenu ont pourtant beaucoup varié selon les époques. En France, la création du Conseil constitutionnel et la jurisprudence de ce dernier l’ont enrichi d’un volet contentieux substantiel.
L’article répond à trois questions : quel contenu ? Quelles orientations ? À quel niveau ? Les réponses reposent sur un héritage historique et des considérations pratiques que l’on ne doit pas ignorer et suggèrent des évolutions pour que cet enseignement réponde aux besoins de formation des juristes d’aujourd’hui.
Le premier enseignement intitulé « Cours de droit constitutionnel » fut donné en doctorat à la Faculté de droit de Paris par Pellegrino Rossi de 1835 à 1848(1). Organisé en cent-cinq Leçons (qui s'étendaient, semble-t-il, sur deux années), il avait une ampleur considérable. Guizot, qui en obtint la création, entendait promouvoir la Charte de 1830. Or celle-ci, qui s'intitulait « Droit public des Français », avait un champ très large : ses soixante-dix courts articles comportent une déclaration des droits et des dispositions relatives à l'organisation des pouvoirs publics constitutionnels et traitent aussi de l'Ordre judiciaire, de la dette, de la Légion d'honneur, de la noblesse, des colonies... Rossi en prend prétexte pour étudier en détail la plupart de ces thèmes, en remontant parfois loin dans l'histoire. Il en aborde aussi d'autres qui ne trouvent aucun ancrage explicite dans la Charte ; les vœux religieux, la police sanitaire... Une part importante du cours est consacrée à l'étude des libertés individuelles et publiques, avec une comparaison avec le régime anglais. De ce rappel, on peut tirer deux leçons toujours actuelles : les contours du droit constitutionnel sont difficiles à délimiter ; celui qui l'enseigne a une grande liberté pédagogique pour les tracer.
Car c'est bien de l'enseignement de la matière dont nous parlerons et non de la matière elle-même(2). Les deux auteurs sont certes professeurs de droit(3), mais aucun des deux n'est spécialiste de droit constitutionnel ; ils se garderont donc de dire ce qu'est ou doit être le droit constitutionnel, quels en sont les ressorts, quelle recherche il appelle. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'être spécialiste pour observer que dans le temps et l'espace, les auteurs de manuels ont des visions très différentes, mais également intéressantes et légitimes, de leur discipline. Chacun d'eux explique la sienne en introduction.
Notre sujet nous invite à parler de l'enseignement supérieur. À vrai dire, cela va de soi car le droit constitutionnel est absent de l'enseignement secondaire. Les élèves des lycées reçoivent un enseignement moral et civique, confié aux professeurs d'histoire-géographie et destiné à les préparer à l'exercice de la citoyenneté, mais il ne s'agit pas d'un enseignement juridique(4).
Seuls quelques-uns d'entre eux suivent l'option « droit et grands enjeux du monde contemporain » créée en classe de terminale. Il en résulte cette donnée très importante et souvent sous-estimée en dehors des facultés de droit : les étudiants en droit n'ont aucune véritable connaissance du droit constitutionnel lorsqu'ils commencent leur cursus, comme au demeurant de tout le droit ; les quelques idées vagues qu'ils peuvent en avoir sont souvent inexactes sinon fausses. À quoi s'ajoute cette autre donnée, non moins importante et sous-estimée : le taux d'encadrement des étudiants par les enseignants y étant le plus faible, l'enseignement est nécessairement « de masse » dans nos facultés, du moins dans les premières années.
Car ce sont bien elles qui dispensent, en France, l'enseignement du droit constitutionnel depuis que la matière y est devenue obligatoire, d'abord en 1879 en doctorat, puis en 1889 en licence. Il paraît absent du programme des grandes écoles. Les instituts d'études politiques mettent l'accent sur la science et la vie politiques ou sur les affaires publiques, mais si leur dimension constitutionnelle n'est évidemment pas ignorée, elle n'occupe pas une place centrale. Depuis la disparition, en 1995, des programmes nationaux, les universités sont en principe libres d'organiser leurs enseignements comme elles l'entendent, mais les facultés de droit sont restées fidèles à la tradition(5) sur laquelle nous aurons l'occasion de nous interroger : le droit constitutionnel est enseigné comme matière obligatoire dans les deux premiers semestres de licence. Le nombre des étudiants (et donc l'importance du marché pour les éditeurs) contribue à expliquer celui, très élevé, des manuels(6). Il l'est à nouveau en master au profit des étudiants qui le choisissent : c'est à ce niveau que la matière est approfondie et élargie, avec par exemple du droit constitutionnel comparé ou l'étude du contentieux constitutionnel, souvent proposée (en ce qui concerne notamment la question prioritaire de constitutionnalité, ci-après QPC) aussi aux étudiants inscrits dans des mentions de master portant sur le droit ou les carrières judiciaires ou sur les procédures contentieuses.
La richesse et la diversité de l'enseignement du droit constitutionnel invitent à le présenter sous une forme interrogative, en posant trois questions que ceux qui le délivrent aux étudiants doivent résoudre. Elles portent sur son contenu, ses orientations et sa place dans le cursus universitaire.
A) Quel contenu pour l'enseignement du droit constitutionnel ?
Tous ceux qui enseignent le droit constitutionnel sont confrontés à la difficulté qu'avait déjà rencontrée P. Rossi : dire l'essentiel dans un volume d'heures limité (de manière générale, deux semestres de 37 h 30 en première année) qui impose des choix pédagogiques difficiles. Tous les auteurs de manuels le soulignent et s'en expliquent. C'est déjà ce qui avait conduit Léon Duguit à publier en même temps une deuxième édition de son Traité de droit constitutionnel en deux volumes in-8 ° qu'il dit « destiné aux jurisconsultes », et un Manuel de droit constitutionnel (sous-titré « Théorie générale de l'État. Libertés publiques. Organisation politique.) », « destiné principalement aux étudiants de licence »(7).
La matière est en effet énorme. Dans sa vision la plus classique, le noyau dur du droit constitutionnel enseigné aux étudiants débutants comporte une théorie générale, l'histoire constitutionnelle française, la description des institutions politiques françaises du moment et une présentation de quelques systèmes constitutionnels étrangers (au minimum, ceux du Royaume-Uni et des États-Unis). La délimitation de ce noyau dur a posé au moins, et successivement, deux délicats problèmes de frontière.
Le premier d'entre eux a concerné la vie politique. Le constat que le fonctionnement des institutions de la IIIe République et aussi, à un moindre degré, de la IVe, s'était considérablement éloigné de la lettre des lois constitutionnelles de 1875 et de la Constitution de 1946, imposait un compromis entre la présentation des institutions et leur pratique(8). Après 1945, il s'est réalisé sur fond de naissance de la science politique comme matière universitaire(9). Il a été rendu officiel par le décret de 1954 précité qui a imposé en première année l'intitulé « Droit constitutionnel et institutions politiques » et fixé son contenu : « théorie générale, les droits individuels et sociaux, les principaux systèmes politiques étrangers, la République française, l'union française ». Les manuels se sont alignés en prenant pour titre soit « Droit constitutionnel et institutions politiques »(10), soit « Institutions politiques et droit constitutionnel »(11), inversion qui entendait sans doute montrer la primauté du politique sur le constitutionnel.
Puis droit constitutionnel et science politique se sont nettement séparés. Outre les manuels de science politique, l'étude du phénomène politique appliquée au phénomène juridique a pris son autonomie, avec l'enseignement spécifique des institutions politiques(12), de la vie politique(13) ou du droit politique(14). Dès lors, les ouvrages sont redevenus des manuels de droit constitutionnel, ce qui est l'intitulé aujourd'hui de la quasi-totalité d'entre eux. Ils n'ignorent évidemment ni les institutions politiques, ni l'effet sur la matière des grands évènements politiques, mais ils n'étudient plus la conquête du pouvoir ou le jeu des partis politiques. Ils se sont recentrés sur l'analyse juridique.
Leurs auteurs y ont été incités par l'émergence en France du contentieux constitutionnel, qui pose le second problème de frontière que nous souhaitons évoquer. Chacun sait que le contrôle de constitutionnalité des lois est véritablement né dans notre pays avec la décision Liberté d'association rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971 et qu'il a été considérablement amplifié par le succès rencontré par la QPC après la révision de 2008. Il était impossible à l'enseignement universitaire du droit constitutionnel de l'ignorer (le souvenir de Louis Favoreu reste lié à cette prise de conscience) et très difficile de l'intégrer ! Car, en premier lieu, le volume horaire du cours de première année laisse peu de place pour étudier un contentieux devenu abondant, dont l'étude risque d'être d'une technicité excessive pour des débutants. En second lieu, ce contentieux concerne l'application moins des règles du droit constitutionnel elles-mêmes que de celles du droit privé et des autres branches du droit public. C'est à nouveau un compromis qui s'est établi : l'enseignement initial du droit constitutionnel porte sur le rôle du Conseil constitutionnel(15) et sur le contrôle de constitutionnalité, mais laisse aux enseignements ultérieurs de droit public (notamment de droit administratif) et de droit privé l'étude de ses effets sur ces disciplines.
Parallèlement, le contentieux constitutionnel est devenu une matière universitaire à part entière, enseignée de manière spécifique en master. En témoignent les recueils de grandes décisions du Conseil constitutionnel et les ouvrages entièrement dédiés au contentieux constitutionnel. Mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel a eu aussi pour effet considérable non seulement d'élargir les contours du droit constitutionnel, mais aussi de l'enrichir en lui donnant des orientations nouvelles.
B) Quelles orientations pour l'enseignement du droit constitutionnel ?
Cet enrichissement résulte évidemment de l'intégration aux normes constitutionnelles françaises de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, du Préambule de la Constitution de 1946, des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, des objectifs constitutionnels et des exigences constitutionnelles : c'est l'apport principal de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, son œuvre essentielle, même si son vocabulaire manque parfois de rigueur. Elle impose à l'enseignement du droit constitutionnel des choix fondamentaux.
À la différence de ceux qui ont été évoqués dans le point précédent, ces choix ne portent que marginalement sur les limites intellectuelles de l'enseignement. Il est évident qu'il doit traiter autant de la constitution matérielle que de la constitution formelle. La seule difficulté (en pratique, considérable !) est de respecter son volume horaire et donc de privilégier certains aspects du droit constitutionnel, au détriment inévitable d'autres.
C'est ici qu'intervient le mieux la subjectivité du professeur et de l'auteur. Elle est nécessaire et heureuse car elle exprime son indépendance pédagogique et doctrinale, sous réserve, il est vrai, de veiller à la cohérence, pour les étudiants, de son propos avec la carte et le contenu des autres enseignements. Si les étudiants, les professions juridiques et judiciaires, des associations et bien sûr, le Conseil constitutionnel lui-même, sont légitimes à exprimer des souhaits et des préférences sur les orientations de l'enseignement et doivent être écoutés, nul ne le serait à prétendre les imposer à l'Université ! Car c'est bien d'orientations qu'il s'agit. Or si elles ont toujours été variables d'un auteur à l'autre, elles paraissent bien plus significatives aujourd'hui que naguère. Pour autant que l'on puisse en juger, tous les manuels actuels abordent les mêmes thèmes, mais pas dans les mêmes proportions, ni sous le même angle.
Certains continuent à voir principalement (mais jamais exclusivement) la matière comme un droit de l'organisation de l'État (sa souveraineté, ses formes, son régime constitutionnel) et de ses institutions. Cette orientation met l'accent sur l'objet historique et toujours premier de la constitution. L'inconvénient possible est de sous-estimer l'imprégnation constitutionnelle progressive de notre système juridique.
D'autres le voient principalement (mais jamais exclusivement) comme un droit des valeurs qu'un peuple ou une nation se donne pour que les citoyens vivent ensemble aussi harmonieusement que possible. On rejoint ici les grandes libertés et les droits constitutionnels, qui sont affirmés par la Constitution (mais aussi par la Convention européenne des droits de l'homme, notamment) en nombre croissant. On a vu plus haut que les ouvrages historiques de droit constitutionnel les intégraient fréquemment(16), ce qui a été moins marqué au milieu du XXe siècle et est devenu systématique aujourd'hui. Cette orientation met l'accent sur le fondement et la protection constitutionnels des libertés et sur toutes les implications possibles de la démocratie, dans un pays et à un moment donnés, tout spécialement le nôtre aujourd'hui. L'inconvénient possible est de constitutionnaliser toutes les libertés dont l'étude et l'effectivité relèvent raisonnablement d'autres disciplines. Qu'il soit permis ici de regretter que trop souvent l'on ne distingue pas les « libertés publiques » des « libertés civiles ». Ne prenons qu'un exemple : la loi de 1887 sur les funérailles établit une « liberté civile ».
D'autres enfin le voient principalement (mais jamais exclusivement) comme un droit de la source et des normes constitutionnelles. C'est sans doute sur ce point que les manuels actuels se distinguent le plus des manuels anciens car il est celui à propos duquel l'évolution juridique récente a été la plus sensible. Elle a constitutionnalisé tout le droit français, alors que le droit constitutionnel et son enseignement ont longtemps paru étanches par rapport aux autres branches du droit, public et privé. Au-delà des « bases constitutionnelles » que Georges Vedel avait découvertes au droit administratif(17), nous sommes en présence de règles constitutionnelles qui s'appliquent aussi bien en droit privé qu'en droit public. En somme, il y a une sorte d'inversion de la formule de Jean Carbonnier(18): la Constitution ne deviendrait-elle pas le vrai droit civil des Français ? L'inconvénient possible de cette orientation est qu'il est difficile de lui trouver des limites pour ne pas absorber tout le droit français dans le droit constitutionnel. Il y a là un véritable danger pour la discipline. La tendance actuelle à « tout constitutionnaliser » peut, en réalité, cacher un processus profondément conservateur (qui n'est pas sans rappeler le sens même du « Sénat conservateur » sous le Second Empire) et transformer le roseau constitutionnel en chêne peu résistant aux tempêtes.
C) À quel niveau enseigner le droit constitutionnel ?
Le droit constitutionnel n'est pas de l'instruction civique ! Son apprentissage à l'université n'a pas pour objet principal d'apprendre la citoyenneté mais de contribuer à la formation intellectuelle et technique des étudiants en droit. Il s'agit de leur permettre, quel que soit leur futur métier, d'être de bons professionnels, capables de rendre à la société et aux personnes, les services qu'ils attendent d'eux. Le droit constitutionnel est l'un des moyens d'atteindre cet objectif.
À quel niveau du cursus est-il pertinent de l'enseigner ? La question est rarement posée mais il nous paraît nécessaire de le faire. Nous l'avons dit, la tradition place depuis la fin du XIXe siècle le « grand cours » de droit constitutionnel dans les deux premiers semestres de licence. Cette tradition repose sur deux solides considérations pédagogiques : il est logique de commencer des études de droit par la présentation du système constitutionnel dans lequel il se déploie, et de commencer l'étude des règles par le sommet, celui de la souveraineté. Puisque le code civil (par exemple) est une loi, les étudiants doivent savoir avant de l'étudier ce qu'est une loi, par qui, comment et dans quel cadre institutionnel et normatif elle est adoptée. Comment d'ailleurs les étudiants comprendraient-ils ultérieurement la hiérarchie des normes si on ne leur avait pas appris au préalable la norme suprême ? Il était et reste donc souhaitable de rendre le droit constitutionnel obligatoire pour tous les étudiants dès le début de leur parcours académique.
Mais la tradition est née pour un droit constitutionnel et un public de première année qui ne sont plus ceux d'aujourd'hui. Il faut bien dire que sous les Troisième et Quatrième Républiques et au début de la Cinquième, la matière passait pour relativement facile à enseigner et à apprendre(19). L'exposé des motifs du décret de 1954(20), trop ignoré des enseignants des facultés, est à relire attentivement : « l'idée générale qui a guidé [la réforme] est que les facultés de droit doivent donner à leurs étudiants d'une part une culture générale de caractère social, appuyée sur l'enseignement du droit et de l'économie politique, d'autre part une formation mieux orientée vers leur professions futures ». Les autres matières de première année étaient les institutions judiciaires et le droit civil, l'histoire des institutions et des faits sociaux, l'économie politique, les institutions internationales et les institutions financières. Conformément à la conception que le décret privilégiait pour la première année, le droit constitutionnel était alors davantage vu comme une science sociale que comme une matière technique nécessaire à un exercice professionnel. Mais son importance était soulignée par l'obligation nouvelle pour tous les étudiants de suivre des travaux pratiques sur la matière. Or le droit constitutionnel actuel non seulement s'est beaucoup étendu comme nous l'avons vu, mais il est aussi devenu beaucoup plus technique. Personne ne le considère plus comme une introduction facile aux sciences sociales. Faut-il dès lors continuer à l'enseigner en première année ?
La question est d'autant plus légitime que les étudiants aussi ont considérablement changé. La génération actuelle est bien plus sensible que les précédentes aux droits humains, aux questions de sexe ou genre, à l'éthique du pouvoir et à l'environnement, ce qui peut la rendre plus attentive aux « nbsp ; droits et libertés que la Constitution garantit(21)(22) (au sens précis de cet adjectif : libre d'entraves) à compter de François Ier ?
La réponse à la question n'est pas facile à donner mais elle suppose d'admettre, sans céder à la tentation courante de « faire du neuf avec du vieux », que la réforme « licence, master, doctorat » de 2002 détermine deux cycles bien distincts. En premier, les six semestres de la licence : les fondamentaux ; en second, les quatre semestres de master : la spécialisation progressive.
Gommons de notre esprit qu'en licence, l'étudiant comprend tout, se souvient de tout et avance par « tronçons ». La première année est nettement une « année préparatoire » aux longues études de droit : une sorte d'ouverture d'opéra ou de symphonie. L'étudiant doit découvrir toute l'étendue de la discipline, y prendre goût (ce qui suppose de ne pas le « gaver »), assimiler les méthodes d'une discipline de l'argumentation et ne pas ressortir avec l'idée (déjà combattue par Aubry et Rau) que le droit public et le droit privé sont deux disciplines dans la discipline, mais deux ventricules du même cœur.
Après cette « année d'immersion », il faudra revenir sur ce qui fut initié mais non consommé. Banalité que de dire que la pédagogie est l'art de la répétition. Nous proposons donc une évolution qui ne serait pas une révolution : scinder le cours de droit constitutionnel en trois séquences données dans les trois ou quatre premiers semestres de la licence. Une séquence initiale porterait sur les institutions constitutionnelles. Une autre séquence serait consacrée aux sources, aux normes du droit et à leur agencement, en partant de la source constitutionnelle(23). Elle pourrait trouver sa place dans un cours d'introduction au droit recentré sur les règles, les personnes et les actes (comme le font déjà certains ouvrages d'Introduction générale au droit). Une troisième porterait sur les institutions juridictionnelles et les principales procédures contentieuses ; elle présenterait le Conseil constitutionnel et la QPC, laquelle paraît bien trop technique et complexe pour pouvoir être enseignée dès le premier semestre de licence. Quant à l'étude de ce que le décret de 1954 nommait « Libertés publiques » (auxquelles le nom de Jean Rivero reste indissolublement attaché), elle serait comme aujourd'hui placée parmi les semestres de la troisième année, sous le nom de « droits constitutionnels(24) et libertés fondamentales » qui tend à s'imposer aujourd'hui, avec des variantes d'un auteur et d'une université à l'autre. Toutes ces séquences semestrielles s'inscriraient dans un « tronc commun » obligatoire pour tous les étudiants car tous en auront besoin et même de plus en plus besoin(25). Cela induit deux questions : toutes ces séquences doivent-elles comporter 37,5 heures de cours ; faut-il étourdir l'étudiant et assommer l'enseignant de multiples évaluations que le contrôle continu général n'a fait qu'accroître, transformant les universités en centres d'examens permanents et les enseignants en correcteurs ? Un cours de 20 heures peut être complété par l'incitation à la lecture de manuels ou à des cours complémentaires « en ligne ». En Allemagne, dans divers Länder dont l'État libre de Bavière, les étudiants n'ont aucun examen définitif et attendent la cinquième année pour avoir un examen final qui a le mérite de vérifier que tout ne s'est pas évaporé. Il faut que le système français retrouve de l'oxygène. S'inspirer du retour des étudiants Erasmus ne serait pas une initiative superflue.
Comme aujourd'hui, l'approfondissement et l'élargissement de la connaissance du droit constitutionnel et l'étude de son environnement philosophique et politique seraient l'objet des semestres de master. Il n'y a pas lieu de redouter une érosion du public actuel pour deux raisons : ce diplôme devient le niveau nécessaire pour mener une carrière professionnelle juridique, en lieu et place de la licence ou de l'ancienne maîtrise ; la connaissance du droit et du contentieux constitutionnels deviennent indispensables dans toutes les professions du droit. En master aussi, pourraient être développés des enseignements de droit parlementaire et de droit électoral dont l'actualité montre la nécessité(26).
Conclusion
Nous redisons que notre propos ne portait pas sur le droit constitutionnel, mais sur son enseignement, si difficile qu'il soit de distinguer une discipline universitaire et les normes sur lesquelles elle porte. Les institutions sont un élément permanent de l'enseignement supérieur du droit constitutionnel, mais ce dernier a constamment et profondément évolué depuis P. Rossi. Il reste divers car ceux qui l'enseignent en ont légitimement des conceptions différentes. Mais ils se heurtent tous à la même difficulté, celle du temps disponible pour enseigner la matière.
Il serait bien imprudent de sous-estimer l'importance des choix pédagogiques que cette contrainte impose, comme il le serait d'ignorer le poids de traditions pédagogiques forgées par l'expérience. Les évolutions que nous avons suggérées tiennent compte des premiers et des secondes. Mais elles restent modestes : ainsi, nous nous sommes gardés de remettre en cause la partition du droit français entre le droit privé et le droit public, alors qu'une vision constitutionnaliste extrême aurait pu y inciter ! Partition, disons-nous. Aubry et Rau, dans leur introduction, évoquent une distinction et non une séparation. Être un « pur privatiste » ou un « pur publiciste », c'est être atteint d'une bipolarité intellectuelle périlleuse. L'unité d'une faculté de droit doit être le reflet de l'unité de la République, principe inscrit dans l'article 1er de la Constitution.
(1): Le Cours a été partiellement (mais largement) réédité par Dalloz en 2017 avec une riche introduction de Julien Boudon, de laquelle nous avons tiré nombre des informations que nous donnons.
(2): Voir notamment P. Pactet, « Réflexions sur le droit constitutionnel et son enseignement », Revue du droit public, 2010/1, p. 155.
(3): B. Beignier et D. Truchet (dir.), Droit de l'enseignement supérieur, Paris, Lextenso, 2018.
(4): P. Bourdon, « Il faut enseigner le droit dans les études menant au baccalauréat », Sem. Jur. G., 2018, p. 117.
(5): Confirmée par le décret n° 54-343 du 27 mars 1954 modifiant le régime des études et des examens en vue de la licence en droit (JO, 28 mars 1954, p. 2966). V. J. Montain-Domenach, Tradition et modernité dans l'enseignement du droit : la réforme de la licence en droit du 27 mars 1954, Annales d'histoire des facultés de droit, 1986, p. 117 ; C. Moreau de Bellaing, « Un bon juriste est un juriste qui ne s'arrête pas au droit : controverses autour de la réforme de la licence en droit de mars 1954 », Droit et Société, 2013/1 (n° 83), p. 83.
(6): Un décompte, peut-être incomplet, dénombre vingt-quatre manuels actuels, le plus récent étant celui de B. Daugeron, Droit constitutionnel, PUF, Thémis, 2023.
(7): Avertissement à la deuxième édition du Manuel, Paris, Fontemoing et Cie, Éditeurs, 1911. Le Manuel (un volume de 469 pages) renvoie au Traité pour « les développements historiques, les renseignements de législations étrangères, les discussions, l'exposé de la jurisprudence, les indications bibliographiques ».
(8): Phénomène qui existe aussi sous la Ve République comme Pierre Avril l'a montré dans son ouvrage Les conventions de la Constitution (PUF, Léviathan, 1997).
(9): Décret n° 56-1308 du 19 décembre 1956 portant création d'un diplôme d'études supérieures de sciences politiques et d'un diplôme de docteur ès sciences politiques délivrés par les facultés de droit.
(10): Ceux de Georges Burdeau et André Hauriou.
(11): Ceux de Jean Cadart, Maurice Duverger, Claude Leclerc, Pierre Pactet et Marcel Prélot.
(12): L'un des premiers fut le cours « Les institutions politiques françaises » donné à Sciences Po par François Goguel dont les premiers mots étaient : « Un cours donné dans cette maison n'est pas un cours de droit constitutionnel, et d'ailleurs, même dans d'autres maisons, c'est de moins en moins à une exégèse purement juridique des textes qu'on se livre pour exposer ce que sont des institutions politiques ». Nous citons le cours de 1967-1968 publié par Les cours du droit, Fascicule 1, p. 2.
(13): E. Buge, Droit de la vie politique, PUF, Thémis, 2018.
(14): V. notamment la revue (Dalloz) et le blog Jus politicum. On lit sur le site de la revue : « Loin d'opposer les phénomènes juridiques aux questions politiques, les initiateurs de la revue sont au contraire convaincus que le droit constitutionnel ne prend toute sa signification qu'en se plaçant à leur point de convergence, lorsqu'il est pleinement appréhendé comme droit politique ; lorsque la règle est comprise à la lumière de sa pratique, de son histoire, de son soubassement philosophique : à la lumière de cette culture, en un mot, qui seule lui donne son véritable sens ».
(15): Le plus âgé des auteurs de cet article (D. Truchet) se rappelle que le Conseil constitutionnel était à peine mentionné lors de ses études de licence achevées en 1970. Quant au moins âgé, lors de sa première année en 1977-78, les décisions dudit Conseil se réduisaient en pratique à une douzaine de décisions de valeur plus que variable.
(16): Aux exemples déjà cités, on peut ajouter le Précis de droit constitutionnel de Maurice Hauriou (Sirey, 1923).
(17): On trouve une ébauche de sa pensée dans son Droit constitutionnel, Sirey, 1949. Voir le paragraphe 2, p. 5 : « l'absence de frontières précises entre le droit constitutionnel et les autres branches du droit public interne ».
(18): Qui se demandait si le code civil ne constituait pas « la véritable constitution de la France » (« Le code civil »,in Nora, P. (dir.), Les lieux de mémoire, t. 2, La Nation, Gallimard, 1986, p. 309). Reprenant une formule de Locray, Carbonnier n'en réclama pourtant jamais la paternité, au plus adoptive : sur cette clarification, P. Noual, RTDCiv., 2020, p. 563. Pour une critique, voir R. Cabrillac, Le code civil est-il la véritable constitution de la France ? Montréal, Les éditions Thémis, disponible en ligne.
(19): « L'étude du droit constitutionnel paraît facile parce que la plupart des notions qu'il met en cause sont quotidiennement évoquées par l'actualité politique. Ce dont il est question ici, notre journal du matin ou le speaker de la radio nous en a entretenu [...]. C'est là une pernicieuse illusion : l'instruction civique fait défaut à l'immense majorité de nos contemporains et cette déficience n'épargne pas l'étudiant » (G. Burdeau, Droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ, 11ème édition, 1965, Préface, p. 6).
(20): Le décret a porté la durée de la licence en droit de trois à quatre années, organisées en deux cycles, le premier destiné selon l'exposé des motifs à « nbsp ;permettre [aux étudiants] d'acquérir les connaissances générales de base », le second spécialisé en trois sections (droit privé, droit et science politique et économie politique).
(21): Pour reprendre les termes qu'emploie l'article 61-1 de la Constitution, à propos de la QPC.
(22): J. Cornette, Le roi absolu. Une obsession française 1515-1715, Tallandier, 2022.
(23): Il va de soi que les sources internationales et européennes du droit appliqué sur le territoire de la République française seraient intégrées à cette séquence.
(24): Chacun sait que si ces droits sont opposables au législateur, ils ne sont plus limités à la sphère publique. L'introduction dans la Constitution d'un « droit à l'interruption volontaire de grossesse » (un droit qui serait un droit humain mais qui ne peut être exercé que par les femmes) en serait une nouvelle illustration.
(25): Ceux qui deviendront avocats à la Cour ne pourront pas plaider devant le Conseil d'État et la Cour de cassation (ce qui est le monopole des avocats aux conseils), mais ils pourront le faire devant le Conseil constitutionnel à l'occasion d'une QPC.
(26): Comment ne pas rappeler l'ouvrage d'E. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, qui connut huit éditions de 1878 à 1924 ?
Citer cet article
Bernard BEIGNIER ; Didier TRUCHET. « L'enseignement supérieur du droit constitutionnel », Titre VII [en ligne], n° 12, L'enseignement, avril 2024. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/l-enseignement-superieur-du-droit-constitutionnel
Dans le même dossier
-
À propos des principes généraux de l'éducation
-
Retour d'expérience
-
L'enseignement du droit au XXIe siècle. Nouvelles pratiques, mêmes interrogations ?
-
Un éléphant dans la pièce ? La liberté de l'enseignement comme régime d'accommodement de la religion
-
L'enseignement libre : liberté de l'enseignement - liberté d'enseigner
-
Fonction publique, statut et indépendance des enseignants-chercheurs
-
La laïcité et l'enseignement
-
La liberté de l'enseignement dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
À lire aussi dans Titre VII
N° 12 - avril 2024
Autour du monde
Les chroniques
La vie du Conseil constitutionnel
- Audience publique QPC : le 13 mars 2024, le Conseil constitutionnel a siégé à Toulouse
- Réunion internationale "Justice, Générations futures et Environnement"
- Colloque sur « Le contrôle de constitutionnalité des lois financières »
- Accueil de la Cour constitutionnelle fédérale allemande
- Audience du Conseil constitutionnel à Douai et conférence du Président Fabius à l’Université d’Artois
- Colloque sur les élections face aux défis du XXIe siècle