Résumé

Mai 1981, après 23 ans dans l'opposition, Gaston Defferre s'apprête à devenir ministre de l'Intérieur et de la Décentralisation. Il entend profiter du moment historique que constitue la première alternance de la Ve République pour faire adopter et pour mettre en œuvre une réforme fondamentale des rapports entre l'État et les collectivités locales. À cette fin, il réunit autour de lui une petite équipe et lui demande de préparer un projet de loi afin de le soumettre à l'Assemblée nationale avant la fin juillet. Retour sur la rédaction et l'adoption de ce qui allait devenir la loi du 2 mars 1982.

Titre VII

N° 9 - octobre 2022

Dans les coulisses de l’élaboration de la loi du 2 mars 1982

Du 21 mai 1981 au 2 mars 1982, il n'aura fallu que neuf mois et neuf jours pour rédiger, faire voter puis promulguer ce qui allait devenir, selon l'expression du président de la République François Mitterrand lui-même, la réforme fondamentale de son premier septennat.

Retour sur l'histoire de l'adoption de l'Acte 1 de la décentralisation.

Lorsqu'il m'accueille dans son bureau de l'Assemblée nationale le 14 mai 1981, Gaston Defferre a une conviction simple : si on veut réussir à transformer en profondeur les rapports entre l'État et les collectivités locales, il faut aller vite et soumettre à l'Assemblée nationale un projet de loi lors de sa première session en juillet. Cette conviction absolue qui va dominer son action en matière de décentralisation dès la formation du premier Gouvernement Mauroy et en déterminer les modalités, plus sûrement que toute analyse théorique ou politique, se nourrit de deux certitudes.

D'une part, la mise en œuvre des 110 propositions du candidat Mitterrand nécessite l'adoption d'un nombre important de réformes législatives. Il va y avoir rapidement, sous la pression des nouveaux ministres, un véritable embouteillage au Parlement et la bagarre sera sévère pour avoir la priorité dans l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Car, compte tenu de la composition du Sénat, largement dominé par la nouvelle opposition, il n'est pas question de commencer l'examen des projets de lois par la Haute Assemblée. Les ministres vont passer l'été à peaufiner leurs réformes et à la rentrée de septembre, ce sera la foire d'empoigne. À cette difficulté prévisible, un seul remède : passer les premiers, dès juillet, après l'adoption du traditionnel projet de loi d'amnistie.

D'autre part, Gaston Defferre partage avec ses anciens complices, Pierre Mendès France et Jean-Jacques Servan-Schreiber, la théorie de l'état de grâce. Tout nouveau pouvoir, qui vient de recevoir l'onction du suffrage universel, dispose d'une période de temps limitée, 100 jours selon la formule journalistique, pour mettre en œuvre les réformes sur lesquelles il a été élu. Passé cette première période, tout devient plus difficile : les groupements d'intérêts et les lobbys se reconstituent, ils apprennent à pénétrer au cœur du nouvel exécutif, l'opinion publique se fait plus rétive et accueille plus facilement les objections des tenants de l'ordre établi. L'histoire récente de la décentralisation en apporte la preuve éclatante. Dans la foulée des élections législatives de 1978, Valéry Giscard d'Estaing a pu imposer sans difficulté la création de la dotation globale de fonctionnement. Il a fallu ensuite près de dix-huit mois pour que le Sénat adopte en première lecture le projet de loi de développement des responsabilités locales qui amplifiait et complétait cette avancée initiale. D'autant plus que si, pour l'instant, au sein du nouveau gouvernement, l'heure est à la mise en œuvre sans discussion des engagements du candidat, dont ceux relatifs à la décentralisation, Gaston Defferre est convaincu que cela ne durera pas. Plus les ministres vont s'investir dans leurs responsabilités étatiques, moins ils seront décidés à abandonner une partie de leurs attributions et moins ils seront décentralisateurs. « Ils vont être pris en main par leurs services qui seront forcément hostiles à la réforme et donc ils vont trouver de multiples raisons, plus fortes et convaincantes les unes que les autres, de s'y opposer », aimait dire le maire de Marseille.

Aussi, le programme qu'il m'expose le 14 mai tient en une phrase : « on va commencer tout de suite, on va aller très vite et on va déposer un projet de loi dès la première réunion de la nouvelle assemblée. Il faut qu'on soit les plus rapides, les premiers... ».

Et de fait, tout est allé très vite. Même si nous avons parfois confondu vitesse et précipitation. Et même si la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, adoptée en séance publique le 28 janvier, fut partiellement censurée par le Conseil constitutionnel et dut être largement complétée quelques mois plus tard dans une de ses dispositions essentielles : la suppression des tutelles et leur remplacement par le contrôle de légalité. L'objectif du transfert de l'exécutif départemental et régional à l'issue des élections cantonales de mars 1982 fut tenu.

Christian Bonnet, le précédent ministre de l'Intérieur, souhaitant quitter Paris sans attendre la formation du nouveau gouvernement, à la suite d'un deuil familial, la passation de pouvoirs eut lieu dès le jeudi 21 mai, en début d'après-midi après la cérémonie d'installation du président de la République et avant même la formation officielle du nouveau gouvernement. Pendant que l'ancien et le futur ministre s'entretenaient, nous patientions, Maurice Grimaud, Philippe San Marco et moi avec le directeur de cabinet, Jean Paolini, qui nous décrivit longuement les avantages et inconvénients de l'exposition au nord des bureaux ministériels, alors que les enfants de la crèche du ministère envahissaient le jardin et s'aventuraient jusqu'aux portes-fenêtres desdits bureaux. Dès le lendemain, nous nous mettions au travail après avoir réuni, autour de l'ancien rédacteur de la loi-cadre sur la décolonisation de 1956, Gaston Espinasse, une petite équipe constituée de deux camarades de promotion, François Roussely et Claude Faure, vite rejoints par Michel Bart pour la DGCL et par Patrice Durand pour la DGA.

À vrai dire, pour satisfaire la consigne impérative du ministre d'aller vite, le plus simple aurait été de s'appuyer sur le projet de loi de développement des responsabilités locales. Adopté en première lecture par le Sénat en décembre 1980, il attendait d'être examiné par l'Assemblée nationale. Certes, il ne comportait pas une partie des mesures nécessaires pour traduire les engagements du candidat François Mitterrand, comme le transfert des exécutifs régionaux et départementaux, mais rien n'interdisait de les introduire par amendements. On pouvait ainsi faire l'économie de toute la procédure préalable d'élaboration du texte et d'une lecture par la Haute Assemblée.

Cette proposition pragmatique fut balayée d'un revers de main. À l'évidence, on ne pouvait engager ce que le nouveau Premier ministre qualifiait lui-même de « grande affaire du septennat » en s'appuyant sur les acquis ou les initiatives du gouvernement précédent. Il fallait faire du neuf, et faire du neuf, c'était présenter un nouveau projet de loi. Exit ce que nous allions prendre l'habitude d'appeler le projet Barre-Bonnet pour mieux le renvoyer dans les ténèbres de l'histoire. Un dédain que le Sénat nous ferait chèrement payer quelques mois plus tard. Témoin de cette approche de la table rase, la première décision officielle du nouveau gouvernement en matière de décentralisation fut, sous l'influence du conseiller du Premier ministre, Michel Delebarre, et de Jean-Paul Geoffroy, chef de cabinet du président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), de bloquer par circulaire l'application des décrets du 13 février 1981 élargissant les compétences des établissements publics régionaux et les autorisant à recruter un tout petit nombre de collaborateurs, au motif qu'ils étaient trop limitatifs et que le sujet serait réglé dans le futur projet de loi dont nous commencions à dessiner les premiers contours. À tout le moins, cette discussion nous permit d'obtenir le maintien dans ses fonctions de Pierre Richard, le directeur général des collectivités qui avait conçu et porté le précédent projet et dont les conseils nous furent précieux.

En fait, Gaston Defferre avait en tête ce qu'il avait fait vingt-cinq ans plus tôt avec la loi-cadre sur la décolonisation : une loi de principe autorisant le Gouvernement à légiférer à l'époque par des décrets-lois, dans la Constitution de 1958 en son article 38 par des ordonnances, celles-ci devant ultérieurement être ratifiées par le Parlement. Mais très vite, il apparaît que cette solution n'en est pas une pour des raisons politiques. En vingt-trois ans d'opposition, les socialistes ont eu plusieurs fois l'occasion de dénoncer cette procédure qui dessaisit le Parlement de ses prérogatives et le prive provisoirement de son rôle. Ils ont eu des mots suffisamment forts contre cette « dérive autoritaire » du pouvoir gaulliste, pour ne pas y recourir dès le début de la nouvelle législature. Alors qu'ils vont, nul n'en doute, remporter une majorité écrasante à l'Assemblée nationale et pour un sujet comme celui de la décentralisation ! On peut comprendre que, pour des mesures économiques et sociales, la nature particulière des enjeux et les risques inhérents au temps qui passe en justifient dans certaines circonstances l'utilisation. Et d'ailleurs, le Gouvernement de Pierre Mauroy y fera appel à l'automne pour la mise en œuvre des nationalisations. Mais s'agissant d'une réforme qui doit accroître les libertés locales, donner plus de pouvoirs aux élus et à travers eux, aux citoyens, il aurait été paradoxal de demander aux parlementaires de renoncer à jouer leur rôle de législateur. Cela d'autant plus que beaucoup d'entre eux sont des élus locaux, qui portent un intérêt majeur à ce sujet et se considèrent comme les défenseurs naturels des libertés locales. C'est d'ailleurs le rôle expressément reconnu au Sénat par la Constitution de 1958. L'idée d'une loi d'habilitation pour recourir aux ordonnances de l'article 38 fut donc abandonnée.

Après ce premier round d'échanges au plus haut niveau, il est clair dès début juin qu'il faut préparer un projet de loi classique dans un délai très court et pour cela, en limiter le contenu.

Les relations entre l'État et les collectivités locales soulèvent quatre séries de grandes questions auxquelles toute réforme de décentralisation doit apporter des réponses :

  • sur ce que l'on appellerait aujourd'hui la gouvernance (que l'on dénommait alors la répartition des pouvoirs) : comment fonctionnent les institutions locales ? Qui prend les décisions et sous quels contrôles ?

  • sur les compétences : quelles sont les attributions reconnues aux collectivités locales ? Quels domaines relèvent en revanche de l'État ?

  • sur les moyens humains : quel statut pour les agents comme pour les élus locaux ?

  • sur les ressources financières : quels moyens financiers pour faire fonctionner les institutions locales, exercer leurs compétences et rémunérer les hommes qui le font ?

S'est très vite imposée la conviction qu'il fallait procéder par étapes et les aborder tour à tour. Et il ne faisait pas de doute que c'était par la répartition des pouvoirs qu'il fallait commencer. Pour deux raisons.

D'abord, c'était le plus symbolique et le plus politique de tous les problèmes à régler. Supprimer les tutelles de l'État sur les actes des collectivités locales, transférer l'exécutif départemental et régional au président du conseil général et régional étaient, à l'évidence, des actes plus forts et plus parlants que de redéfinir la répartition des attributions en matière d'aide sociale ou même d'urbanisme. Il fallait, d'un geste puissant et incontestable, marquer une intention et une rupture. Seul le domaine de la gouvernance pouvait en fournir le cadre.

Ensuite, c'est un sujet qui relevait avant tout de la compétence du ministre de l'Intérieur et de lui seul, sous le contrôle vigilant du ministre du Budget. Toucher à la répartition des compétences nécessitait un dialogue interministériel soutenu, qui dura plusieurs années en pratique, et de multiples arbitrages. Vouloir définir le statut des hommes, c'était poser le problème de la parité avec la fonction publique d'État et s'engager dans des débats aussi sensibles que complexes. Difficultés que la nomination fin juin, une fois les législatives passées, d'un ministre communiste, Anicet Le Pors, en charge de la fonction publique d'État, trente-cinq ans après la promulgation du statut préparé et défendu par Maurice Thorez, n'allait pas atténuer. De même, pour les ressources, les conditions de mise en œuvre de la taxe professionnelle en 1976 avaient montré qu'il était essentiel de se donner le temps de procéder à des simulations et à des analyses pratiques détaillées avant de modifier tout ou partie des quatre contributions locales, encore fréquemment appelées par les spécialistes les quatre « vieilles ».

Nous nous sommes donc concentrés sur la répartition des pouvoirs et le premier projet de loi a été préparé par une équipe réduite qui ne comprenait que des représentants du ministère du Budget, du Premier ministre et du président de la République. Quelques ministres directement concernés par telle ou telle disposition eurent connaissance du projet de loi au moment de son examen par le Conseil d'État. Mais la grande majorité d'entre eux en furent seulement informés lors de son adoption par le Conseil des ministres le 15 juillet.

Préalablement à celle-ci, l'examen du projet par le Conseil d'État avait marqué le début des difficultés et failli faire déraper le calendrier voulu par le ministre. Si le travail préparatoire en quelques jours avec le rapporteur Jean-Claude Périer avait été ouvert et confiant, il n'en avait pas moins mis en évidence la nécessité de quelques modifications plus que significatives. Alors que l'examen en séance plénière devait avoir lieu à 14h30 le vendredi 10, ceux-ci ne purent être arbitrés que le jour même, lors d'un déjeuner autour du Premier ministre. Il revint donc à Bernard Hagelsteen, chargé de mission au secrétariat général du Gouvernement, d'annoncer lors de l'ouverture de la séance le dépôt de quatre amendements pour chacun des niveaux d'administration territoriale -- donc douze en pratique -- dont le texte venait d'être arrêté par Pierre Mauroy. Fureur du vice-président Charles Barbey qui souligne que « c'est sans précédent » et annonce son intention de reporter la séance après le 14 juillet, consternation sur le banc des représentants du Gouvernement, suspension de séance. Après une bonne heure d'attente, la séance reprend, le vice-président déclarant « j'ai parlé trop vite, il y a un précédent relatif aux ordonnances créant la Cour militaire de justice.... qui devaient d'ailleurs être annulées ultérieurement par votre Assemblée. Mais puisqu'il y a un précédent, nous allons examiner le projet ». La suite de la séance fut plus sereine et le Conseil rendit son avis pendant le week-end.

La soirée fut consacrée à la validation du texte issu des débats du Conseil. Le ministre étant à Marseille, je fus chargé d'aller lui présenter dès le lendemain sur place cette nouvelle mouture, le texte final devant être soumis au Conseil des ministres 3 jours plus tard, le 15 juillet. Déroutante journée qui commença par un vol dans un avion de l'armée de l'air dans lequel Philippe Grégoire, le chef de cabinet, m'avait trouvé une place. Arrivée à la mairie, « ma » réunion avec le ministre avait été annulée et c'est donc dans la voiture qui l'emmenait à une fête en Camargue que Gaston Defferre valida le texte final. Après toutefois un ultime arbitrage obtenu par Jack Lang, qui était présent à ladite fête et sut trouver les mots pour convaincre le ministre d'État de renoncer à décentraliser les crédits que nous avions obtenus de haute lutte, dans le cadre du projet de loi, pour créer une dotation culturelle en faveur des régions. L'art de la flatterie, pour obtenir ce que l'on souhaite, porté à son optimum. L'adoption par le Conseil des ministres ne fut ensuite qu'une formalité.

L'examen parlementaire allait lui être une longue et difficile course d'obstacles.

Pourtant, le travail avait commencé sous les meilleurs auspices : le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Alain Richard, bien aidé par les administrateurs de celle-ci, sous l'autorité de Jean-Louis Pezant, Corinne Luquiens (deux futurs membres du Conseil constitutionnel), Paul Cahoua et Jacques Klein, s'empara du texte avec une énergie exceptionnelle et en faisant preuve d'une compétence indéniable et d'une efficacité redoutable. Le président de la commission, Raymond Forni, député de Belfort et encore compagnon de route de Jean-Pierre Chevènement, facilita, grâce à son autorité souriante, cet examen à la hussarde.

La discussion préalable avec le groupe socialiste ne posa qu'un seul problème, mais il faillit être majeur. André Laignel, président du conseil général de l'Indre, et André Billardon, président du conseil général de Saône-et-Loire, voulaient en effet déposer un amendement pour prévoir, outre le partage des services du préfet entre l'État et le département, le transfert des sous-préfectures aux conseils généraux, afin d'assurer leur présence territoriale déconcentrée. Cela pouvait signifier la mise en place d'une tutelle de l'assemblée départementale sur les communes, notamment rurales, ce qui était totalement contraire aux intentions des rédacteurs du projet de loi. Cela risquait d'entraîner un désengagement territorial complet de l'État, avec toutes les conséquences qui pouvaient s'y attacher, en premier lieu pour la mise en œuvre du contrôle de légalité. Le problème sera tranché lors d'une réunion nocturne du groupe socialiste en salle Colbert. Une réunion très tendue au cours de laquelle la position du Gouvernement semble être minoritaire. Il faudra toute l'énergie et l'autorité du ministre pour remonter le courant et faire triompher le point de vue du Gouvernement. Pour le reste, parlementaire chevronné, fort des relations nouées en tant que président du groupe socialiste pendant les législatures précédentes, de la puissance de la fédération des Bouches-du-Rhône ... et du Provençal, s'appuyant sur sa proximité (très réelle) avec le président de la République et le Premier ministre, Gaston Defferre n'eut aucun mal à contenir les tentatives d'une partie de la majorité pour amender le texte.

L'examen par l'Assemblée commence le 27 juillet, deux mois et une semaine après la formation du Gouvernement, dans une atmosphère joyeuse et vibrante. Le débat va vite tourner à l'orage et l'ambiance devenir électrique sous les coups de boutoir des députés de l'opposition et notamment de quatre d'entre eux, Jacques Toubon, Philippe Seguin, Michel Noir et Charles Millon. Ces derniers vont rapidement s'affirmer comme les interlocuteurs permanents du ministre et du rapporteur sur le projet, après que Michel Debré eût, avec les accents de l'ancien directeur du Courrier de la Colère, dénoncé une « transgression » de la Constitution. Leurs échanges avec les députés de la majorité présidentielle, Louis Besson, Michel Sapin, Charles Josselin, pour les socialistes, Parfait Jans, Dominique Frelaut, Guy Ducolonné ou Alain Bocquet pour les communistes, sont parfois musclés.

Rien ne trouve grâce aux yeux de ceux que l'on va vite appeler les « cadets », ou les « mousquetaires» de l'opposition. Ni la philosophie globale du texte, destiné selon eux à permettre aux élus socialistes de se tailler des fiefs dans lesquels ils se replieront lorsque l'expérience gouvernementale en cours s'arrêtera, c'est-à-dire très vite : le texte menace l'unité de la République sans pour autant permettre une « vraie » décentralisation. Ni le détail des mesures prévues : le contrôle de légalité sera une passoire, le contrôle budgétaire enverra tous les élus devant la Cour de discipline budgétaire... Philippe Seguin va jusqu'à regretter le transfert de l'exécutif départemental, la dualité des fonctions du préfet étant qualifiée de « système qu'il faudrait inventer si on ne l'avait pas déjà, grâce à Napoléon et à la IIIe République ». L'affrontement est incessant, vigoureux, parfois excessif.

Il va mal tourner à deux reprises. D'abord, lorsque sur un vote à main levée, le décompte, favorable au Gouvernement, du président de séance Christian Nucci, fut violemment contesté par l'opposition, en la personne de Jacques Toubon, qui se mit à dénoncer « l'arithmétique socialiste ». Il fallut de longues heures pour que les débats retrouvent leur sérénité. Puis, et surtout, lorsque Philippe Seguin, pupille de la nation et ancien boursier de l'Éducation nationale, s'en prit à Gaston Defferre... et à son bateau, symbole de ce qu'on n'appelait pas encore la « gauche caviar ». Un Gaston Defferre qui essayait pourtant de pacifier le dialogue fréquemment orageux entre le rapporteur, maître des requêtes au Conseil d'État, Alain Richard, et le député des Vosges, conseiller référendaire à la Cour des comptes. Deux belles intelligences, sûres d'elles-mêmes et dominatrices. Deux tempéraments fougueux et vifs. La réplique du propriétaire du voilier « Palynodie » à la remarque de Philippe Seguin fut brutale et sans appel, mais dans des termes qui permirent une réconciliation quelques heures plus tard à la buvette de l'Assemblée nationale.

Finalement, il n'y eut qu'un seul moment d'unanimité au sein de l'hémicycle. Mais il fut total et sans nuance. Le projet prévoyait que les élus locaux, désormais libres de leur gestion, en seraient responsables devant la Cour de discipline budgétaire. Pour Gaston Defferre, c'était une disposition essentielle, car liberté devait rimer avec responsabilité. Elle n'en souleva pas moins des discours passionnés et déchaîna des trésors d'éloquence. Jacques Toubon pronostiqua que les files d'élus locaux attendant d'être jugés devant la Cour, rue Cambon, seraient aussi « longues que celles patientant sur la place Rouge devant le mausolée de Lénine ». On est en 1981... Philippe Seguin compara pour sa part les « charrettes d'élus qui se présenteraient rue Cambon à celles qui, deux siècles auparavant, conduisaient les ennemis de la liberté vers la guillotine, à quelques pas de là ». Toujours est-il que la disposition fit l'objet de quatre amendements concordants émanant des quatre groupes de l'Assemblée. Face à une telle unanimité et pour gagner du temps, le ministre la retira purement et simplement, au grand dam des élus de l'opposition -- y compris, il faut le dire, d'une partie de ceux de la majorité -- privés de la possibilité de montrer leur indéfectible attachement aux élus locaux.

L'examen fut suspendu début août, après l'adoption du titre II sur les départements. Il reprit début septembre, en session extraordinaire, dans un climat plus apaisé en ce qui concerne la décentralisation, mais beaucoup plus tendu politiquement. L'état de grâce est en train de s'estomper, les difficultés économiques se précisent, le franc dévisse, l'inflation s'accélère, la trêve des attentats en Corse générée par l'amnistie présidentielle est remise en cause. Dans ce contexte, les titres relatifs aux régions et aux dispositions financières ne soulèvent que peu d'intérêt et le vote en première lecture se termine rapidement.

C'est alors que nous réalisons que, confondant vitesse et précipitation, nous avons commis une erreur qui pourrait être grave. Fruit de l'inexpérience de la plupart de ses représentants, le Gouvernement a « omis » de déclarer l'urgence sur le projet de loi. Il faudra donc en passer par deux lectures devant chacune des chambres avant de pouvoir réunir la commission mixte paritaire. Un oubli qui peut compromettre le calendrier initial de promulgation du vote de la loi avant les élections cantonales de 1982 et qui, en tout cas, nous met en position de faiblesse vis-à-vis du Sénat. Faiblesse dont la Haute Assemblée va largement profiter.

L'intention de la majorité sénatoriale était manifestement de faire perdre son pari au ministre et d'infliger à son projet de loi a minima le même type de traitement que celui appliqué quelques années auparavant au projet Barre-Bonnet, dont l'examen avait pris près de dix-huit mois. Pour cela, le Sénat avait concocté une stratégie en deux temps. D'abord une interminable discussion générale avec plus de soixante-quinze intervenants, soit près du quart des sénateurs, disposant de temps de parole pouvant aller jusqu'à une heure pour certains d'entre eux. Mais ce n'était qu'un avant-goût de ce qui nous attendait. Car il apparut très vite que le rapporteur de la commission des lois, Michel Giraud, aidé par le secrétaire de celle-ci, Alain Delcamp, et une équipe d'administrateurs très affutés, avait décidé de reprendre l'intégralité du projet de loi de la législature précédente, sous forme d'amendements, article par article. Et que ses collègues avaient l'intention de rejouer les débats tenus à cette occasion. Tout en y ajoutant la discussion approfondie des dispositions originales du nouveau projet de loi. Bref, l'examen s'éternisait, le ministre épuisait son stock d'anecdotes politiques ou d'histoires marseillaises pour tenir éveillés les membres de son équipe assis à ses côtés. La tension montait, les efforts de médiation auprès du président Poher échouaient au point de provoquer un esclandre en séance. Ce fut finalement le sort d'un département dont personne ne parle jamais, celui de Paris, qui permit de débloquer la situation.

Nous avions écarté ce département du bénéfice du transfert de l'exécutif, en raison de son statut particulier. Depuis 1968 et la suppression effective du département de la Seine, le Conseil de Paris est à la fois conseil municipal et conseil général. En 1977, le président de cette assemblée, le maire de Paris, était devenu l'exécutif communal, tout en continuant à présider le conseil siégeant en tant qu'instance départementale. Situation sans aucun équivalent sur tout le territoire français. Et le préfet de Paris était resté l'exécutif du département, ce qui correspondait au droit commun. La question se posait donc de savoir s'il fallait, comme dans tous les autres départements, transférer ses pouvoirs au maire de Paris et permettre à celui-ci de cumuler les deux fonctions. Nous avions répondu par la négative, y compris pendant le débat à l'Assemblée nationale, provoquant la colère du maire, Jacques Chirac. Aux termes de longues palabres avec les représentants du maire, dont Roger Romani, Gaston Defferre accepta, malgré les protestations particulièrement vives des élus socialistes parisiens, et notamment de la sénatrice Cécile Goldet, un amendement prévoyant le transfert et s'engagea, au nom du Gouvernement, à le faire voter par l'Assemblée nationale. La discussion put alors prendre un rythme plus rapide, plus normal, faudrait-il dire. Malgré l'absence de déclaration d'urgence, le texte fut définitivement adopté par l'Assemblée nationale dans la nuit du 28 janvier 1982, vers 4 h du matin. C'était un samedi, la campagne pour les cantonales qui devaient avoir lieu en mars commençait et, à peine le vote intervenu, après une très belle intervention de Charles Josselin, président du conseil général des Côtes-du-Nord, Gaston Defferre partit prendre son avion, une première réunion électorale étant prévue dès 9h à Marseille.

Restait, avant sa promulgation, l'examen du texte par le Conseil constitutionnel, nouvel obstacle face à la volonté de Gaston Defferre, qui souhaitait, on l'a rappelé, que la loi entrât en vigueur avant les élections cantonales de mars. Le Conseil était alors présidé par Roger Frey, ancien ministre de l'Intérieur du Général de Gaulle, mais aussi ministre dans le Gouvernement Chaban-Delmas, sous la présidence de Georges Pompidou, et initiateur de la loi du 5 juillet 1972 qui avait créé les régions sous forme d'établissements publics. Le rapporteur est René Brouillet, ancien ambassadeur au Saint-Siège, qui fait tout son possible pour faciliter le contact et trouver des solutions pragmatiques. Il est charmant, prévenant, ouvert, même si bien vite nous sentons quelques réticences sur certaines dispositions du texte. Alerté, Gaston Defferre multiplie les contacts, notamment auprès de Roger Frey, qu'il me demande de rencontrer en tête à tête pour examiner les diverses solutions possibles.

Finalement, le Conseil décida de censurer certaines des modalités prévues pour le contrôle de légalité, mais en se bornant à déclarer contraires à la Constitution quelques bouts de phrases. Le principe du contrôle de légalité n'est pas remis en cause. Une partie de la procédure prévue pour son exercice, dont le Conseil considère qu'elle ne permet pas à l'État d'exercer un contrôle réel sur les actes des collectivités locales, est censurée. Ce qui va nous permettre de promulguer la loi en retirant purement et simplement les mots litigieux et en les remplaçant par... des points de suspension. Une grande première législative ! Il fallut une circulaire de plusieurs dizaines de pages, pour expliciter les règles de fonctionnement du contrôle de légalité des communes, départements et régions, au vu des principes affirmés par le Conseil dans la motivation de sa décision. Pour, en quelque sorte, dire toute la signification cachée de ces points de suspension. Mais la première loi de décentralisation a bien été publiée au Journal officiel quelques jours avant le premier tour des élections cantonales.

Le 19 mars 1982, dans une ambiance mitigée, les préfets transfèrent le pouvoir exécutif aux présidents des conseils généraux nouvellement élus. Une semaine plus tard, c'est au tour des exécutifs régionaux de basculer. Une révolution peu médiatisée, presque silencieuse, commence, marquée par une transformation profonde et irréversible des rapports entre l'État et les collectivités locales.

Objectif atteint même si la loi du 2 mars 1982 ne réglait, comme on l'a vu, qu'une partie des questions que pose la libre administration des collectivités locales et leurs relations avec l'État. Son article 1, après avoir affirmé le principe de libre gestion des collectivités locales et précisé que son objet était d'en définir les conditions d'exercice, renvoie à des lois ultérieures l'ensemble des autres sujets qui structurent les relations entre l'État et les collectivités territoriales. Cet article prévoit en effet que :

« Les communes, les départements et les régions s'administrent librement par des conseils élus. Des lois détermineront la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État, ainsi que la répartition des ressources publiques résultant des nouvelles règles de la fiscalité locale et des transferts de crédits de l'État aux collectivités territoriales, l'organisation des régions, les garanties statutaires accordées aux personnels des collectivités territoriales, le mode d'élection et le statut des élus, ainsi que les modalités de la coopération entre communes, départements et régions, et le développement de la participation des citoyens à la vie locale. ».

Il ne fallut pas moins de trente-deux autres projets de textes entre 1982 et 1986 pour y parvenir (partiellement) grâce à la volonté inflexible de deux ministres successifs, aux profils et personnalités très différentes, Gaston Defferre puis Pierre Joxe, à l'activisme de la petite équipe réunie autour d'eux et à la mobilisation des services de la DGCL auxquels incombât la quasi-totalité de cet énorme et inédit chantier.

Citer cet article

Éric GIUILY. « Dans les coulisses de l’élaboration de la loi du 2 mars 1982 », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/dans-les-coulisses-de-l-elaboration-de-la-loi-du-2-mars-1982