Conseil constitutionnel, Cour des comptes, Haut Conseil des finances publiques : quelle définition et quel usage du principe de sincérité ?
Titre VII
Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024
Alors que le principe de sincérité, énoncé par le Conseil constitutionnel en 1993 et consacré par la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, a politiquement pris le pas sur les autres principes canoniques du droit budgétaire, il n'a encore jamais servi de fondement à une décision de censure d'un texte financier. Si le Conseil devait franchir le pas, il ne le ferait probablement pas en modifiant les conditions dégagées par sa jurisprudence, c'est-à-dire l'intention délibérée de fausser les grandes lignes de l'équilibre général, mais plutôt en s'appuyant sur les travaux plus détaillés et à une maille plus fine de la Cour des comptes, et à travers un rapprochement de ses méthodes d'analyse du budget avec celles du Haut Conseil des finances publiques.
lors que le principe de sincérité, énoncé par le Conseil constitutionnel en 1993 et consacré par la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, a politiquement pris le pas sur les autres principes canoniques du droit budgétaire, il n'a encore jamais servi de fondement à une décision de censure d'un texte financier. Si le Conseil devait franchir le pas, il ne le ferait probablement pas en modifiant les conditions dégagées par sa jurisprudence, c'est-à-dire l'intention délibérée de fausser les grandes lignes de l'équilibre général, mais plutôt en s'appuyant sur les travaux plus détaillés et à une maille plus fine de la Cour des comptes, et à travers un rapprochement de ses méthodes d'analyse du budget avec celles du Haut Conseil des finances publiques.
Il y a une trentaine d'années, les manuels de finances publiques et les rapports de la Cour des comptes consacrés à l'exécution des lois de finances étaient structurés autour des quatre grands principes canoniques du droit budgétaire, annualité, unité, universalité, spécialité, qui, en France, avaient accompagné la consolidation du parlementarisme financier sous la Restauration.
La reconnaissance d'un cinquième principe, celui de sincérité, a été progressive mais finalement rapide, de son énoncé par le Conseil constitutionnel en 1993 à sa consécration positive par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001.
Alors que les quatre principes traditionnels ont vu leur pertinence politique et pratique s'éroder, le principe de sincérité, à l'inverse, s'est imposé comme la principale exigence politique vis-à-vis des textes financiers. La Cour des comptes a ainsi affirmé dans un référé de 2017 synthétisant cinq ans d'observations sur l'exécution budgétaire que « Le premier principe qui s'impose au gouvernement dans la construction et l'exécution du budget de l'État est le principe de sincérité »(1).
Signe, aussi, de cette montée en puissance, l'insincérité est devenue presque immuablement le premier grief exposé par les oppositions parlementaires dans leurs saisines du Conseil constitutionnel à l'encontre des textes financiers. Ce pourrait être un paradoxe dès lors que le principe de sincérité n'a encore jamais servi de fondement, même partiel, à une décision de censure, alors que dans le même temps, des principes apparemment plus lointains, comme celui d'intelligibilité de la loi fiscale, ont justifié de telles décisions. Cela s'explique d'évidence par le fait que le principe de sincérité est celui qui met politiquement en cause le Gouvernement, on serait tenté d'écrire « moralement », alors qu'une infraction aux autres principes budgétaires relève d'une faute plus technique qui suscite peu d'émoi.
On ne cherchera pas ici à retracer en détail comment le principe de sincérité a pris le pas sur les autres principes. On se concentrera d'abord sur les définitions qu'en donnent le Conseil constitutionnel, le Haut Conseil des finances publiques et la Cour des comptes (I), avant d'aborder l'hypothèse (peu risquée) selon laquelle si le Conseil constitutionnel devait un jour prononcer l'inconstitutionnalité d'un texte financier pour manquement à la sincérité, il le ferait en s'appuyant sur le Haut Conseil des finances publiques à titre principal (II).
I - Les définitions du principe de sincérité
La Constitution ne mentionne pas elle-même la sincérité budgétaire : elle pose depuis 2008 dans son article 47-2 une exigence de sincérité des comptes publics, ce qui n'a qu'une utilité limitée en matière budgétaire. Les définitions de la sincérité ou de l'insincérité budgétaire qu'utilisent le Conseil constitutionnel, le Haut Conseil des finances publiques et la Cour des comptes, liées à leurs offices respectifs, sont moins des définitions substantielles que des caractérisations partielles des attributs ou des implications de la sincérité.
1. Le principe de sincérité d'après le Conseil constitutionnel
La première mention du principe de sincérité par le Conseil constitutionnel remonte à la décision n° 93-320 DC du 21 juin 1993 relative à l'inscription dans une loi de finances rectificative de recettes prévisionnelles de privatisations autorisées par cette même loi(2). Saisi sur le fondement d'une infraction au principe d'annualité inscrit à l'article 16 de l'ancienne ordonnance de 1959, le Conseil a « accepté » les termes utilisés par les sénateurs auteurs de la saisine selon lesquels « il y a lieu de douter de la sincérité des chiffres contenus dans ce collectif ». Même s'il y a répondu en l'espèce de manière négative et a conclu à l'absence d'infraction à l'annualité, la doctrine y voit rétrospectivement la genèse d'un principe de sincérité qui a été réaffirmé et explicité par la suite.
Sur cette base, en quelques années, le Conseil constitutionnel a stabilisé une définition, ou plus exactement une double condition à la sincérité, qu'il a étendue aux lois de programmation des finances publiques et aux lois de financement de la sécurité sociale (avec une différence pour les lois de règlement, rebaptisées lois relatives aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l'année à compter de 2023). Ses décisions sur la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 l'expriment de manière devenue habituelle : « la sincérité se caractérise par l'absence d'intention de fausser les grandes lignes de l'équilibre qu'elle détermine »(3).
Bien que le Conseil ait apporté de plus en plus de précisions au fur et à mesure du temps sur leurs implications, et notamment sur la manière dont ils s'appliquent aux différents objets budgétaires (recettes fiscales, dépenses du budget général, comptes spéciaux, etc.), il a toujours réaffirmé explicitement ou implicitement qu'il n'exerçait sur ces deux éléments, l'intentionnalité et un impact sur l'équilibre général, qu'un contrôle restreint.
S'agissant de l'intentionnalité, le compte rendu de la séance de 1993 au cours de laquelle a été rendue la décision précitée témoigne que dès l'origine, c'est l'erreur manifeste d'appréciation qui a été recherchée(4), et non un travail de fond sur les circonstances de la budgétisation – travail auquel procède la Cour des comptes, mais a posteriori, avec de tous autres moyens et davantage de temps.
Quant au fait que le Conseil s'en tienne à apprécier si un éventuel défaut de sincérité affecte l'équilibre du texte en cause, la question financière rejoint probablement la question légistique : chacun comprend qu'une loi financière n'est pas nécessairement affectée dans ses grandes masses ou au niveau de son solde par l'insincérité d'une inscription budgétaire en particulier, en dépense ou en recette ; mais surtout, quelle partie ou quelle disposition du texte serait censurée dans ce dernier cas si ce n'est l'article d'équilibre ? Que deviendrait la loi de finances dans son ensemble si le Conseil censurait pour insincérité la seule dotation allouée au ministère des Armées pour ses opérations extérieures ou l'état A parce qu'une imposition en particulier fait l'objet d'une prévision insincère ?
La forme même des textes financiers emporte une sorte de « tout ou rien » qui rend difficile la censure d'une inscription budgétaire en particulier(5) et vient au soutien d'un contrôle constitutionnel restreint à l'équilibre général. L'opposition parlementaire ne s'y trompe pas puisque le grief d'insincérité est presque systématiquement exposé à l'appui des prévisions macroéconomiques ayant un impact global sur l'équilibre, alors même qu'elle trouverait dans les rapports de la Cour des comptes nombre d'éléments précis et circonstanciés pour étayer un tel grief à l'encontre de telle ou telle dotation ministérielle.
L'insertion dans la loi organique du 1er août 2001 d'une caractérisation de la sincérité budgétaire à l'article 32 (« Les lois de finances présentent de façon sincère l'ensemble des ressources et des charges de l'État. Leur sincérité s'apprécie compte tenu des informations disponibles et des prévisions qui peuvent raisonnablement en découler ») n'a pas conduit le Conseil constitutionnel à modifier sa position des années 1990, mais a contribué à lui faire préciser la condition d'intentionnalité, notamment au regard de la chronologie budgétaire : jusqu'à quelle date dans l'année doit-on faire évoluer les projets de textes financiers pour tenir compte des informations disponibles ? À cet égard, on peut se demander si la décision sur la loi de finances initiale pour 2024 ne contient pas les germes d'une future obligation pour le législateur de faire évoluer le projet de loi de finances si, entre son dépôt et le terme de son examen, des informations ont une incidence sur l'équilibre général(6) : c'est déjà la position de la Cour des comptes, qui a affirmé que la prise en compte de tels éléments postérieurement au dépôt du projet de loi de finances est une obligation au regard du principe de sincérité tel qu'il est exprimé par la loi organique(7).
2. La sincérité budgétaire, une appréciation a posteriori par la Cour des comptes
Les définitions que donne la Cour des comptes de la sincérité sont moins systématiques et plus opérationnelles, même si – on parle d'expérience – la Cour veille bien évidemment à rester dans la voie tracée par le juge constitutionnel. Une forme de « doctrine de la sincérité » a été forgée au cours des années 2006-2019, entre la première année d'application de la LOLF et la mise en œuvre de ce que la directrice du Budget alors en fonction a elle-même qualifié de « sincérisation » de la budgétisation après des années de critique par la Cour de sous-budgétisations récurrentes et plus ou moins délibérées.
D'une façon générale, en respectant fidèlement la lettre de la LOLF, la Cour des comptes définit la sincérité budgétaire comme le résultat de deux caractéristiques : l'usage de toutes les informations pertinentes disponibles ; et des prévisions raisonnables(8) quant aux déterminants des recettes et des dépenses.
Ces deux caractéristiques sont appréciées par la Cour in concreto, c'est-à-dire moins en regard de règles et principes qu'en fonction des pratiques budgétaires et des circonstances de la budgétisation et de l'exécution. Quelques exemples simples illustrent cette définition : ainsi, la Cour estime que la sincérité des dotations prévues sur les dispositifs d'intervention (les bourses aux étudiants, l'allocation adulte handicapé, l'allocation aux demandeurs d'asile, les aides personnelles au logement) implique d'utiliser les prévisions les plus récentes produites par leurs gestionnaires (les Crous, les CAF, l'OFII), y compris jusqu'en novembre de l'année N-1, alors que ces dotations sont souvent arbitrées dès le mois de juin.
Quoiqu'elle l'exprime en termes prudents, la Cour estime que l'exigence d'utiliser les informations les plus récentes porte donc sur la loi de finances et non sur le seul projet de loi de finances, ce qui implique que le Gouvernement amende au besoin son propre projet de loi au cours du débat parlementaire.
S'agissant des prévisions raisonnables quant aux déterminants des recettes et des dépenses, la Cour estime par exemple insincère la prise en compte immédiate en année pleine de mesures nouvelles dont l'expérience montre qu'elles exigent du temps pour produire leurs effets, ou, à l'inverse, la non budgétisation d'une dépense dont le caractère obligatoire ou même seulement la forte probabilité eu égard aux circonstances est établi (la Cour a ainsi qualifié d'insincère la non budgétisation en LFI 2023 des dispositifs mis en place au profit des réfugiés ukrainiens et financés en 2022 par décret d'avance).
D'autres exigences, parfois plus ponctuelles, procèdent de ces deux caractéristiques de la sincérité, par exemple celle de ne pas anticiper le dégel de la réserve de précaution dans la budgétisation de dépenses obligatoires ou de guichet.
Ces différences d'approche entre le Conseil constitutionnel et la Cour des comptes sont logiques au regard de leurs offices respectifs. Notamment, la Cour cherche moins à caractériser une « intention » du Gouvernement qu'à identifier de manière notariale les informations dont il disposait à chaque étape du processus budgétaire et se place du côté du Parlement pour se demander si son vote était correctement informé. Surtout, elle ne réserve pas l'appréciation de la sincérité à l'équilibre général des textes financiers, mais, de par sa fonction de contrôle a posteriori, en fait usage avec une granulométrie fine, dispositif par dispositif, en recettes comme en dépenses.
3. Le « réalisme » budgétaire d'après le Haut Conseil des finances publiques
Le Haut Conseil des finances publiques, quant à lui, n'emploie jamais le terme de « sincérité ». Son mandat organique porte principalement sur trois objets : les prévisions macroéconomiques sur lesquelles reposent les textes financiers, dont il est saisi sans que la LOLF précise ce sur quoi il est supposé se prononcer ; les articles liminaires, dont il doit apprécier la « cohérence » avec les orientations pluriannuelles en vigueur ; et depuis la réforme organique de décembre 2021, les prévisions de recettes et de dépenses dont il est chargé d'apprécier le « réalisme ». En pratique, c'est cette qualité, le « réalisme », que le Haut Conseil recherche aussi dans le scénario macroéconomique, comme il l'énonce lui-même sur son site Internet(9).
De son premier avis, rendu en septembre 2013 sur le projet de loi de finances pour 2014(10) jusqu'au plus récent sur le projet de loi de fin de gestion 2023(11), le Haut Conseil s'en est tenu à une lecture stricte de son mandat et a évité de se référer à des règles ou principes issus d'autres sources que son texte constitutif. C'est la raison pour laquelle, sur les prévisions macroéconomiques, son appréciation est contenue dans des adjectifs à vocation d'objectivité : les prévisions qui ne présentent aucun défaut apparent et se situent en ligne avec celles des organisations internationales et des institutions de prévision sont qualifiées de « crédibles » ou « réalistes », avec une dégradation possible, selon le nombre et la gravité des fragilités identifiées, en « plausibles », « acceptables » ou « atteignables ». Si, à l'inverse, ces prévisions ne sont pas en ligne avec les autres prévisions disponibles ou présentent des fragilités, elles seront qualifiées d'« optimistes » (ce qui signifie qu'il existe un biais au regard des informations disponibles), « fragiles » ou « peu vraisemblables ». Enfin, bien que ce soit relativement rare, le Haut Conseil emploie trois adjectifs qui mettent directement en cause le réalisme des prévisions qui lui sont soumises : « improbable », « incertain » et, le plus grave, « irréaliste ».
Cette gradation des adjectifs est subtile. Il est possible que cet ordonnancement, dont la bonne compréhension suppose la lecture informée et comparée de plusieurs avis du Haut Conseil, échappe au lecteur occasionnel mais il présente l'avantage de positionner l'appréciation du réalisme de chaque texte financier sur une échelle de gravité.
Le « réalisme » qu'apprécie ainsi le Haut Conseil n'est donc pas si éloigné de la « sincérité » dans la définition qu'en donne le Conseil constitutionnel : l'intentionnalité exigée par ce dernier correspond assez bien aux biais éventuels qu'identifie ou non le Haut Conseil dans les prévisions, tandis que l'impact sur l'équilibre général peut être ramené, avec quelques nuances, à une appréciation de la gravité. Cette proximité entre « réalisme » et « sincérité » ne vaut cependant que pour les prévisions macroéconomiques. Le « réalisme » des prévisions de recettes et de dépenses, introduit par la réforme organique de décembre 2021 dans le mandat du Haut Conseil, soulève d'autres enjeux.
Après cette mise en parallèle des définitions de la « sincérité » budgétaire, ou plus exactement des attributs qui la caractérisent, il faut rappeler deux choses : le Conseil constitutionnel n'a jamais censuré une disposition d'un texte financier au motif de son insincérité ; et le Gouvernement n'a jamais modifié l'un de ses projets en conséquence d'un avis critique du Haut Conseil des finances publiques. Il y a évidemment des raisons à cela, qui tiennent à la portée politique d'une censure pour insincérité et au grand embarras qui résulterait d'un bouleversement du calendrier et de la procédure budgétaire habituels s'il fallait reprendre un texte financier, PLF ou PLFSS, en octobre ou pire, en janvier.
Cet embarras étant cependant surmontable (la Constitution et la LOLF y ont veillé), ce n'est pas spéculer que de s'interroger sur l'usage effectif du principe de sincérité : à quelles conditions, dans quelles circonstances, moyennant quelles évolutions par rapport aux considérations rappelées ci-dessus le Conseil constitutionnel pourrait-il prononcer une censure pour insincérité ?
II – Vers un usage effectif du principe de sincérité en matière de contrôle constitutionnel ?
La thèse défendue ici – peu risquée – est que si le Conseil constitutionnel devait franchir le pas, il le ferait en s'appuyant sur le Haut Conseil des finances publiques plutôt qu'en faisant évoluer substantiellement la manière dont il caractérise l'insincérité.
1. Le Haut Conseil, déjà au cœur de la sincérité des prévisions macroéconomiques
On passera rapidement sur le fait que la consultation du Haut Conseil est devenue une étape substantielle du parcours législatif des textes financiers. Cela relève davantage de la procédure que de la sincérité(12). Ce qui importe ici, c'est que le Conseil constitutionnel a signalé dès 2012 que sincérité et Haut Conseil avaient partie liée, même s'il a prudemment évité de se lier les mains en conférant à celui-ci un monopole d'appréciation : « Considérant, en premier lieu, que la sincérité de la loi de programmation des finances publiques devra s'apprécier notamment en prenant en compte l'avis du Haut Conseil des finances publiques ; qu'il en ira de même de l'appréciation de la sincérité des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale (...) ».
À cet égard, on peut rappeler que dans sa mise en œuvre des textes européens et notamment du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire, la France a fait le minimum nécessaire, pour des raisons que chacun connaît, en s'en tenant au niveau organique et non constitutionnel et en limitant la portée des avis du Haut Conseil : on n'a pas osé, à l'époque, mettre en place une forme de « comply or explain » qui aurait conduit le Gouvernement à devoir au moins se justifier s'il maintient ses prévisions malgré une appréciation critique du Haut Conseil. Dans bien d'autres États européens, la prévision macroéconomique est soit directement sous-traitée à l'institution budgétaire indépendante, soit soumise à son avis conforme. La publicité des avis du Haut Conseil a déjà dépolitisé l'exercice de prévision macroéconomique mais, la prévision de croissance attachée au projet de loi de finances pour 2024 le montre, notre organisation autorise encore le Gouvernement et le législateur à faire preuve de volontarisme politique en la matière, et seul le Conseil constitutionnel peut s'interposer s'il estime que ce volontarisme est abusif au point d'aboutir à des textes insincères.
On peut donc supposer que, s'agissant du scénario macroéconomique qui sous-tend les textes financiers, l'écosystème budgétaire et jurisprudentiel est déjà mûr. Le Haut Conseil, on l'a dit, ne se réfère pas directement à la notion de sincérité mais à celle de réalisme apprécié par l'absence de biais, mais cela est transposable en langage constitutionnel : si le Haut Conseil est amené à exprimer explicitement l'irréalisme du scénario macroéconomique, le Conseil constitutionnel a les cartes en main pour constater l'insincérité.
On peut tourner le propos autrement. Si dans le cadre de la réforme des règles budgétaires européennes, le rôle du Haut Conseil devait être renforcé et notamment si ses avis gagnaient en autorité au sein même du cycle budgétaire (le modèle du comply or explain évoqué précédemment est une voie possible), le contrôle effectif de la sincérité du scénario macroéconomique pourrait reposer davantage sur ce dernier et non plus sur le « tout ou rien » qu'incarne la menace de censure globale par le Conseil constitutionnel.
2. La question plus délicate des prévisions de recettes et de dépenses
Le législateur organique a ajouté aux missions du Haut Conseil, en 2021, l'appréciation du « réalisme des prévisions de recettes et de dépenses » des projets de lois de finances et de financement de la sécurité sociale de l'année.
Dans le texte, cette mission a été ajoutée à l'article 61 de la LOLF dans la continuité des alinéas relatifs à la cohérence des articles liminaires des lois de finances et de financement avec les orientations pluriannuelles, et non sous forme d'alinéas distincts.
Cette circonstance n'est pas neutre. Alors que la rédaction initiale des projets de réforme organique et, semble-t-il, l'intention des commissions parlementaires spéciales désignaient le réalisme de toutes les prévisions de recettes et de dépenses, donc avec une granulométrie aussi fine que nécessaire, la rédaction actuelle pourrait suggérer que cette analyse porte sur les prévisions portées par l'article liminaire, donc à un niveau agrégé. Dans ses avis sur les textes financiers 2023 puis 2024, le Haut Conseil n'a pas indiqué comment il interprétait son mandat organique mais a directement livré une analyse des prévisions de recettes et de dépenses « dans la limite des informations dont il dispose ».
En recettes, cette analyse porte à la fois sur le niveau agrégé de l'article liminaire et sur les prévisions détaillées puisque leur réalisme est apprécié à la maille de chaque grande imposition.
En dépenses, ce sont principalement les agrégats de l'article liminaire qui sont analysés par le Haut Conseil, exprimés en comptabilité nationale et non en comptabilité budgétaire ou générale comme le sont respectivement les dépenses dans le PLF et le PLFSS. Il aurait d'ailleurs difficilement pu faire davantage puisque, pour l'heure, il n'est pas saisi de la totalité des PLF et PLFSS mais de certains éléments seulement, dont à titre principal l'article liminaire.
En l'état actuel des choses, l'analyse du « réalisme des prévisions de recettes et de dépenses » du Haut Conseil s'inscrit donc largement en continuité de celle du scénario macroéconomique et ne porte que sur de grands agrégats ; elle ne permettrait pas d'étayer un grief d'insincérité à la maille d'une dotation ministérielle ou d'un dispositif d'intervention.
Cette question peut sembler un peu technique mais elle détermine en grande partie dans quelle mesure le Haut Conseil peut venir ou non au soutien d'une analyse de la sincérité des inscriptions budgétaires, et non du seul équilibre général résultant des prévisions agrégées en recette et en dépense. Si le Conseil constitutionnel entendait se prononcer avec un effet utile sur la sincérité de tel ou tel élément budgétaire des PLF et PLFSS en-deçà de ses conséquences sur l'équilibre général, par exemple sur la sincérité de la prévision de charge d'intérêt ou, de façon plus fine encore, sur la sincérité des dotations budgétaires allouées à tel ou tel ministère, il lui manquerait aujourd'hui l'étayage d'une analyse menée à cette maille par le Haut Conseil. Il pourrait d'ores et déjà s'appuyer sur les travaux a posteriori de la Cour des comptes mais ce serait alors considérer que les circonstances de l'exécution passée déterminent en droit la sincérité présente.
La sincérité des textes financiers, de leur scénario macroéconomique comme de leurs dispositions en recettes et en dépenses, serait parfaitement contrôlée et assurée si, par une sorte d'ellipse temporelle, le Conseil constitutionnel disposait d'une analyse a priori du Haut Conseil des finances publiques qui serait elle-même menée au niveau de précision qui est celui de la Cour des comptes a posteriori. C'est une conclusion œcuménique dont on ne voudrait pas qu'elle soit lue comme le prolongement de la boutade de Pierre Dac, qui remarquait à quel point les prévisions sont difficiles lorsqu'elles concernent le futur...
Pour conclure sur une perspective plus tangible, il se pourrait que l'effectivité du principe de sincérité budgétaire et de son contrôle gagne à un rapprochement des critères et des méthodes déployés par les trois institutions. C'est une réponse raisonnable et pragmatique, à défaut d'un modèle « intégré » d'institution budgétaire indépendante dotée de compétences larges appliquées à une maille fine, qui est en vigueur ailleurs en Europe mais ne correspond pas nécessairement à notre tradition.
(1): Cour des comptes, lettre du Premier président du 19 juillet 2017, Recommandations des notes d'exécution budgétaire susceptibles d'être mises en œuvre dans la prochaine loi de finances (50 recommandations aisées à mettre en œuvre sur la présentation du budget de l'État | Cour des comptes (ccomptes.fr))
(2): Cons. const., déc. n° 93-320 DC du 21 juin 1993, Loi de finances rectificative pour 1993.
(3): Cons. const., déc. n° 2023-862 DC du 28 déc. 2023, Loi de finances pour 2024, paragr. 17 et Cons. const., déc. n° 2023-860 DC du 21 déc. 2023, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2024, paragr. 11.
(4): Compte rendu de la séance du 21 juin 1993, p. 24 (Compte rendu de la séance du 21 juin 1993 | Conseil constitutionnel (conseil-constitutionnel.fr))
(5): On observera néanmoins que c'est ce que peuvent être amenées à faire les chambres régionales et territoriales des comptes saisies par le préfet du budget d'une collectivité dans le cadre du contrôle budgétaire.
(6): Cons. const., déc. n° 2023-862 DC du 28 déc. 2023, Loi de finances pour 2024, paragr. 18 : « Il incombe au législateur, lorsqu'il arrête ces prévisions, de prendre en compte l'ensemble des données dont il a connaissance et qui ont une incidence sur l'article d'équilibre ».
(7): Cour des comptes, Rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'État pour l'année 2007, p. 64-65 : « La LFI devrait à tout le moins couvrir les charges récurrentes pour leur montant tel qu'il peut être anticipé au moment du vote du budget*, et traduire ainsi budgétairement les engagements que l'État reconnaît par ailleurs dans son bilan. À défaut, pourrait se poser un problème de régularité de la loi de finances au regard du principe d'universalité budgétaire consacré par l'article 6 de la LOLF (en vertu duquel toutes les dépenses de l'État doivent être retracées dans le budget), voire de sincérité au regard de l'article 32 (qui dispose que « les lois de finances présentent de façon sincère l'ensemble des ressources et des charges de l'État »).
(8): Cour des comptes, Rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'État – exercice 2011, p. 37 : « Il n'existe aucune obligation légale de présenter les CAS à l'équilibre dans la loi de finances : à l'inverse, la sincérité de la prévision budgétaire exige d'afficher les soldes prévisionnels de chaque compte, positifs ou négatifs, tels qu'ils résultent du profil prévisible de l'exécution. » (Résultats et gestion budgétaire (exercice 2011) | Cour des comptes (ccomptes.fr))
(9): Voir ainsi : Missions | Haut Conseil des Finances Publiques (hcfp.fr)
(10): Haut Conseil des finances publiques, avis n° 2013-3 du 20 septembre 2013, Projet de loi de finances et de financement de la sécurité sociale pour 2014 (Avis n° 2013-3 Lois de finances 2014 | Haut Conseil des Finances Publiques (hcfp.fr))
(11): Haut Conseil des finances publiques, avis n° 2023-9 du 31 octobre 2023, Projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 (Avis n° 2023 - 9 Loi de finance de fin de gestion 2023 | Haut Conseil des Finances Publiques (hcfp.fr))
(12): La décision du Conseil sur la loi organique de 2012 a attrait la consultation du Haut Conseil à la procédure prévue par l'article 39 de la Constitution relative à la consultation du Conseil d'État en censurant la disposition selon laquelle, pour les textes rectificatifs (PLFR et PLFSSR), l'avis du Haut Conseil pourrait être communiqué après celui du Conseil d'État mais avant leur adoption en première lecture par l'Assemblée nationale. Le Conseil a aussi signalé que si par suite de circonstances données, l'avis du Haut Conseil devait être rendu postérieurement à celui du Conseil d'État, il se réserverait d'apprécier si ce serait un motif de censure « au regard des exigences de la continuité de la vie de la Nation » : autant dire que l'infraction aux textes organiques et constitutionnels serait constituée mais qu'il faudrait en apprécier les conséquences. La question se corse dans l'hypothèse où ne serait pas en cause la consultation mais l'existence même d'un avis : entre la fin 2022 et la fin 2023, le Haut Conseil s'est prononcé sur la cohérence des articles liminaires des PLF et PLFSS 2024 avec les orientations pluriannuelles alors qu'aucune loi de programmation des finances publiques n'était alors en vigueur, l'empêchant d'accomplir à la lettre son mandat. Ses avis se sont référés au projet de LPFP 2023-2027.
Citer cet article
Emmanuel GIANNESINI. « Conseil constitutionnel, Cour des comptes, Haut Conseil des finances publiques : quelle définition et quel usage du principe de sincérité ? », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/conseil-constitutionnel-cour-des-comptes-haut-conseil-des-finances-publiques-quelle-definition-et
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