Titre VII

N° 8 - avril 2022

Chronique de jurisprudence constitutionnelle/droit fiscal (juillet à décembre 2021)

Égalité

Égalité devant les charges publiques

- Caractère irréfragable d'une présomption légale justifiée par la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales (décision n° 2021-939 QPC du 15 octobre 2021)

Les dispositions des articles 1649 A et 1649 AA du CGI imposent des obligations déclaratives des avoirs détenus à l'étranger (comptes bancaires, contrats d'assurance-vie ...) par les personnes physiques qui sont fiscalement domiciliées en France. Afin de permettre « à l'administration fiscale de lutter contre certaines fraudes concernant le patrimoine des ménages », la loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 de finances rectificative pour 2012 a institué une nouvelle procédure de taxation d'office. C'est ainsi que, lorsque l'obligation de déclaration prévue aux articles 1649 A ou 1649 AA du CGI n'a pas été respectée au moins une fois au cours des dix années précédentes, l'article L. 23 C du LPF ouvre à l'administration la possibilité de solliciter des informations ou justifications sur l'origine et les modalités d'acquisition des avoirs figurant sur le compte ou le contrat d'assurance-vie non déclaré. Lorsque le contribuable ne répond pas à cette demande ou lorsque sa réponse est demeurée insuffisante, il est alors taxé d'office sur le fondement de l'article 755 du CGI qui, d'une part, prévoit que les avoirs dont le contribuable n'a pas pu démontrer l'origine et les modalités d'acquisition sont réputés « constituer, jusqu'à preuve contraire, un patrimoine acquis à titre gratuit », et, d'autre part, fixe l'assiette et le taux de l'impôt applicable par référence au taux le plus élevé applicable en cas de mutation à titre gratuit, soit 60 %.

Ces dispositions étaient contestées notamment en ce qu'elles auraient introduit une présomption irréfragable de fraude ou d'évasion fiscale. En effet, si le Conseil constitutionnel admet que la poursuite d'un objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales justifie l'établissement de présomptions simples, notamment pour faciliter la remise en cause par l'administration fiscale de montages ou situations juridiques de nature à laisser présumer une fraude, il résulte d'une jurisprudence constante que le caractère irréfragable d'une telle présomption serait contraire au principe d'égalité devant les charges publiques, si bien que doit être ménagée la faculté pour le contribuable de démontrer l'absence de fraude ou d'évasion fiscale (cf. notamment décision n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 ; décision n° 2014-437 QPC du 20 janvier 2015 ; décision n° 2016-598 QPC du 25 novembre 2016).

Le Conseil constitutionnel a estimé qu'en l'espèce les dispositions contestées, dès lors qu'elles réservent expressément au contribuable la possibilité d'apporter la preuve de l'origine et des modalités d'acquisition des avoirs détenus à l'étranger, n'avaient « ni pour objet ni pour effet d'instituer une présomption irréfragable d'acquisition à titre gratuit, pas plus qu'une présomption irréfragable de possession ». Cette solution peut être rapprochée de celle retenue par la Cour de justice dans un arrêt Commission c/ Espagne, Aff. C-788/19 du 27 janvier 2022 : s'agissant d'un dispositif espagnol très proche du dispositif institué par les articles L.23 C du LPF et 755 du CGI, la Cour de justice a ainsi considéré que le mécanisme espagnol était justifié en considérant de la même manière que, dès lors que le contribuable peut renverser la présomption, cette dernière « n'apparaît pas disproportionnée par rapport aux objectifs de garantie de l'efficacité des contrôles fiscaux et de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales ».

Toutefois, la Cour de justice, dans le même arrêt, a en revanche considéré que, dès lors que les dispositions espagnoles « nbsp ;permettent, en réalité, à l'administration fiscale de procéder sans limitation dans le temps au redressement de l'impôt dû au titre des sommes correspondant à la valeur des biens ou des droits situés à l'étranger et non déclarés, ou déclarés de manière imparfaite ou tardive », il résulte de ces dispositions un « effet d'imprescriptibilité » tel qu'il est contraire à l'exigence fondamentale de sécurité juridique garantie par le droit de l'UE. En effet, « si le législateur national peut instituer un délai de prescription prolongé dans le but de garantir l'efficacité des contrôles fiscaux et de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales liées à la dissimulation d'avoirs à l'étranger, à condition que la durée de ce délai n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs (...) il ne saurait en aller de même de l'institution de mécanismes revenant, en pratique, à prolonger indéfiniment la période pendant laquelle l'imposition peut avoir lieu ».

Or, le reproche ainsi fait par la Cour de justice au dispositif espagnol peut être transposé au fonctionnement du mécanisme résultant de l'application combinée des articles L. 23 C du LPF et 755 du CGI, puisque, comme le relève Marc Pelletier dans une analyse éclairante (« nbsp ; « L'effet d'imprescriptibilité » des articles L. 23 C du LPF et 755 du CGI face à la liberté de circulation des capitaux », Dr. fisc., n° 6/22), « l'imposition des avoirs est indépendante et même décorrélée de leur date d'acquisition et des années au titre desquelles l'imposition de ces sommes était normalement due ». On peut dès lors regretter que la question de la compatibilité de ce dispositif au regard des principes constitutionnels similaires au principe de sécurité juridique découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789 n'ait pas donné lieu à une prise de position du Conseil constitutionnel.

Droits et libertés

Principes de droit pénal et de procédure pénale

- Principe de proportionnalité des peines (Cons. const., décision n° 2021-942 QPC du 21 octobre 2021)

Quelques semaines après avoir censuré, par sa décision n° 2021-908 QPC du 26 mai 2021 mentionnée dans cette précédente chronique, les dispositions du 3 du paragraphe I de l'article 1737 du CGI qui prévoient que les assujettis à la TVA qui ne respectent pas l'obligation de délivrance d'une facture à leurs clients sont redevables d'une amende fiscale égale à 50 % du montant de la transaction, le Conseil constitutionnel a au contraire jugé conformes à la Constitution les dispositions du 1 du même paragraphe I de l'article 1737 du CGI qui prévoient également une amende fiscale égale à 50 % du montant de factures dites « de complaisance ».

On sait qu'en présence de pénalités proportionnelles, le Conseil constitutionnel s'attache à vérifier que l'assiette retenue est en lien avec l'infraction sanctionnée, et que le dispositif institué par la loi n'est pas, compte tenu de cette assiette et du taux appliqué, susceptible d'aboutir au prononcé de sanctions revêtant un caractère manifestement hors de proportion avec la gravité des infractions constatées.

Dans sa précédente décision, le Conseil constitutionnel avait considéré que l'amende prévue par le 3 du I de l'article 1737 du CGI pouvait donner lieu à une sanction manifestement disproportionnée au regard de la gravité du manquement constaté. Il avait notamment relevé que l'amende au taux de 50 % restait due, alors même que la transaction avait été régulièrement comptabilisée, si le fournisseur n'apportait pas la preuve de cette comptabilisation dans les trente jours suivant la mise en demeure de l'administration fiscale et quand bien même le fournisseur justifierait d'une comptabilisation régulière de la transaction permettant à l'administration d'effectuer des contrôles. Cette amende pouvait ainsi trouver à s'appliquer alors même que le caractère intentionnel du manquement réprimé n'était pas établi.

Au contraire, les dispositions ici critiquées du 1 du I de l'article 1737 du CGI prévoient que ce sont les personnes qui ont travesti ou dissimulé l'identité ou l'adresse de leurs fournisseurs ou de leurs clients, ou certains éléments d'identification obligatoires, ou qui ont sciemment accepté l'utilisation d'une identité fictive ou d'un prête-nom, qui encourent l'amende de 50 % du montant des sommes versées ou reçues.

Comme le relevait Emilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur la décision n° 453359 du 19 juillet 2021 par laquelle le Conseil d'État avait décidé de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel, « nbsp ;l'amende visée au 1 du I de l'article 1737, à la différence de l'amende pour défaut de facturation censurée récemment par le Conseil constitutionnel, ne peut être, en vertu des termes mêmes de cet article (« travestir », « dissimuler », « sciemment »), infligée en cas de simple irrégularité sans intention ou conscience de dissimulation. Si elle peut toucher aussi bien l'émetteur que le récepteur de la facture, l'amende n'est donc prononcée qu'à l'égard de personnes dont l'élément intentionnel est caractérisé ».

C'est donc, en dépit des similitudes entre les deux amendes concernées (même article du CGI, même objectif de lutte contre les infractions en matière de facturation, même taux élevé de 50 % applicable sur une assiette similaire...), cette différence fondamentale entre les deux amendes qui explique que le Conseil constitutionnel ait retenu deux solutions différentes. Comme le relève le paragraphe 9 de la décision, « le taux de 50 % retenu n'est pas manifestement disproportionné au regard de la gravité des manquements que le législateur a entendu réprimer, dès lors que ceux-ci portent sur une opération réalisée par des professionnels dans le cadre de leur activité et ont nécessairement un caractère intentionnel ». Ainsi que l'indique le commentaire de la décision, c'est bien « ce caractère intentionnel des manquements (...) [qui] a conduit [le Conseil constitutionnel] à opérer une distinction entre l'amende fiscale sanctionnant le recours à une facture de complaisance (...) et celle applicable en cas de défaut de facturation ».

Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

Critères de transmission ou de renvoi de la question au Conseil constitutionnel

- Notion de changement des circonstances (Conseil d'État, 10 décembre 2021, n° 457 349)

Comme on le sait, l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit qu'une disposition déjà déclarée conforme à la Constitution ne peut faire l'objet d'une QPC sauf « changement de circonstances ». Un tel changement de circonstances peut résulter notamment d'une évolution de la jurisprudence constitutionnelle (voir sur ce point, en matière fiscale, décision n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016 ; décision n° 2019-769 QPC du 22 mars 2019) ou encore d'une modification de la portée de la loi résultant notamment d'une évolution des textes auxquels elle se réfère (par exemple décision n° 2015-460 QPC du 26 mars 2015).

C'est sur ces deux terrains que s'étaient placés les contribuables qui contestaient, à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre des commentaires administratifs publiés le 19 novembre 2012, la conformité à la Constitution de dispositions des articles 167 bis du CGI et L.136-6 du Code de la sécurité sociale dans leur rédaction issue de l'article 48 de la loi de finances rectificative pour 2011, alors même que cet article avait été déclaré conforme à la Constitution par la décision n° 2011-638 DC du 28 juillet 2011.

Les requérants faisaient valoir en premier lieu que serait intervenue postérieurement à cette décision de 2011, une évolution de la jurisprudence constitutionnelle qui subordonnerait désormais la conformité à la Constitution de dispositifs justifiés par l'objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, tels que l'exit tax instituée par l'article 167 bis du CGI, à la condition qu'elle n'introduise pas de présomptions irréfragables. Le Conseil constitutionnel a en effet déjà admis qu'une évolution de sa propre jurisprudence puisse constituer un changement de circonstances (voir décisions précitées n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016 et n° 2019-769 QPC du 22 mars 2019) mais, comme le relève la décision ici commentée du Conseil d'État, la subordination de la conformité à la Constitution, et plus précisément au principe d'égalité devant les charges publiques, de dispositifs destinés à lutter contre la fraude à la condition qu'ils n'instituent pas de présomptions irréfragables, préexistait à la décision de 2011. Certes, on peut considérer que c'est la décision n° 2014-437 QPC du 20 janvier 2015 qui marque le véritable acte de naissance de cette analyse, car c'est à cette occasion que, pour la première fois, le Conseil constitutionnel avait fait une application positive, sous la forme d'une réserve d'interprétation, de cette condition, mais la notion de présomption irréfragable apparaissait déjà dans la jurisprudence constitutionnelle avant 2011, notamment dans la décision n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 ou encore dans la décision n° 2010-88 QPC du 28 janvier 2011, citée au point 7 de la décision du Conseil d'État. Aucun changement de circonstances résultant de l'évolution de la jurisprudence constitutionnelle ne pouvait donc être mis en évidence.

Les requérants faisaient aussi valoir en second lieu que l'environnement normatif des dispositions contestées avait été modifié en raison de l'intervention de l'article 42 de la loi du 29 décembre 2013 de finances rectificative pour 2013. Cette disposition avait en effet eu notamment pour objet de modifier l'article L.136-6 du Code de la sécurité sociale afin de prévoir désormais que, lorsque le contribuable conserve les titres qui ont été soumis à l'exit tax pendant une certaine durée, le droit à dégrèvement ou restitution de cette imposition est également applicable aux prélèvements sociaux, contrairement à la règle initialement introduite en 2011 dont les requérants contestaient la conformité à la Constitution. Mais il va de soi qu'une modification postérieure au litige des dispositions législatives critiquées n'est pas de nature à constituer une modification de circonstances, sauf sans doute si ces nouvelles dispositions présentent un caractère rétroactif ou interprétatif. Mais dans cette dernière hypothèse, ce sont alors les dispositions issues de la loi rétroactive ou interprétative contre lesquelles devrait être dirigée la critique constitutionnelle (voir en ce sens CE, 26 janvier 2018, n° 415695, SA Technicolor), et non les dispositions initiales auxquelles elles se substituent. Dès lors que le litige était ici né d'un recours pour excès de pouvoir formé contre des commentaires administratifs commentant la loi dans sa version antérieure à l'intervention de l'article 42 de la loi du 29 décembre 2013 de finances rectificative pour 2013, le Conseil d'État a donc été conduit à écarter, au point 8 de sa décision, l'argumentation ainsi développée par les requérants.

Citer cet article

Stéphane AUSTRY. « Chronique de jurisprudence constitutionnelle/droit fiscal (juillet à décembre 2021) », Titre VII [en ligne], n° 8, Les catégories de normes constitutionnelles, avril 2022. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-jurisprudence-constitutionnelledroit-fiscal-juillet-a-decembre-2021