Une correction imparfaite des injustices de la République

Décision n° 2020-856 QPC du 18 septembre 2020, Mme Suzanne A. et autres [Allocations pour les enfants de mineurs licenciés pour faits de grève en 1948 et 1952], par E. Cartier

Cette décision de non-conformité totale, au-delà du raisonnement juridique très classique suivi par le Conseil constitutionnel, l'a fait participer à la reconstruction de la mémoire blessée de ces mineurs et de leurs familles, qui, voulant défendre leurs droits sociaux en mobilisant l'un des droits fondamentaux les plus chèrement acquis - le droit de grève - furent victimes, à la suite des grandes grèves de 1948 et 1952, d'une répression lourde des gouvernements de l'époque, allant du licenciement avec perte des indemnités de logement et de chauffage, jusqu'à des peines d'emprisonnement ferme accompagnées parfois de mesures de dégradation civiques et militaires, après avoir fait appel à l'armée avec des affrontements d'une rare violence dans un contexte géopolitique complexe.

Cherchant à la fois à rétablir la mémoire blessée de ces mineurs et à les indemniser eux et leur famille pour les conséquences matérielles et financières de cette répression, plusieurs lois sont intervenues depuis la loi n° 81-736 du 4 août 1981 d'amnistie générale, en passant par des lois plus spécifiques en 1984(3), 2004(4) et 2014(5). C'est paradoxalement en cherchant à rétablir la justice au sein de la République que la loi de finances pour 2015 du 29 décembre 2014, dans la continuité de la loi de finances pour 2005 du 30 décembre 2004, avait encadré les demandes d'indemnités compensatoires formées par les mineurs, leurs conjoints survivants et leurs enfants prévues par l'article 100 de la loi de finances pour 2015, conditionnant leur recevabilité au fait d'avoir été précédées d'une demande de prestation de chauffage et de logement formée par les mineurs ou leur conjoint survivant dans le cadre du régime prévu par l'article 107 de la loi de finances pour 2005. La reconnaissance expresse par la loi du caractère « discriminatoire et abusif » des licenciements prononcés à l'époque pour faits de grève et des « atteintes ainsi portées à leurs droits fondamentaux et des préjudices qui leur furent ainsi créés » répond à un double objectif mémoriel et indemnitaire, le second n'ayant pas pu être atteint par la voie contentieuse par les intéressés en raison de la prescription acquise reconnue par la chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 9 octobre 2012 au pourvoi de Charbonnage de France(6). La loi demeurait néanmoins, malgré les objectifs qu'elle s'assignait, source d'injustice en raison du dispositif prévu aux alinéas 2 et 7 de l'article 100 de la loi de finances pour 2015.

C'est sur ce dispositif que portaient les QPC soulevées par cinquante enfants de mineurs décédés, devant le Conseil des prud'hommes de Paris, à l'occasion d'un recours contre les décisions d'irrecevabilité de demandes d'allocation rendues par l'Agence nationale pour la garantie des droits de mineurs (en charge de la liquidation des mesures indemnitaires depuis 2005). Ces QPC furent transmises à la Cour de cassation qui les a renvoyées au Conseil constitutionnel par un arrêt de la chambre sociale du 18 juin 2020. La restriction législative en cause, qui ne figurait pas dans le projet de loi initial et résultait d'un amendement introduit par le Gouvernement devant le Sénat en seconde lecture sans que les travaux préparatoires ne permettent d'éclairer sa raison d'être, restreignait le droit à indemnisation des enfants de mineurs en distinguant ceux dont les parents avaient pu faire une demande d'allocation préalable dans les délais (étendus au 1er juin 2017 par la loi de finances rectificative pour 2016 du 29 décembre 2016) et ceux - de facto les plus nombreux compte tenu du décès ou du manque d'information de leurs parents - qui n'étaient pas dans ce cas de figure. Il réservait par ailleurs et par défaut, dans un autre alinéa, ce droit aux seuls enfants nés dans le cadre d'un mariage.

Le Conseil, en dépit des arguments présentés par le représentant du Premier ministre, reposant sur la continuité entre les dispositifs prévus par les lois de 2004 et de 2015, constate, conformément à sa jurisprudence constante(7), et par référence au seul article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, l'absence de rapport direct entre la discrimination principale opérée par la loi et son objet (mémoriel et indemnitaire). La question de l'exclusion du régime d'indemnité des enfants de mineurs nés hors mariage par l'alinéa 5 de l'article 100 de la loi en cause, malgré son importance et l'intérêt qu'il y aurait eu à la trancher définitivement à ce moment, est néanmoins écartée en raison de la présentation pour la première fois du moyen la soutenant dans les secondes observations des requérants, conformément à l'article 1er du règlement intérieur du Conseil constitutionnel qui dispose que ces observations « ne peuvent avoir pour autre objet que de répondre aux premières »(8). Ce moyen, pourtant initialement développé par la Cour de cassation lors de la phase de renvoi au Conseil (qui portait sur deux alinéas de l'article 100), a ainsi été écarté de l'examen opéré par le Conseil constitutionnel, rappelant par là le fait que l'initiative et le contenu de la QPC sont placés exclusivement entre les mains des parties à l'instance, limitant le rôle des juges ordinaires, y compris celui des juridictions suprêmes, à celui de simples « facteurs » des QPC, et excluant la possibilité pour le Conseil de soulever des conclusions d'office dans ce contentieux, à la différence de celui du contrôle a priori.

Le Conseil a néanmoins ouvert largement les effets de sa déclaration d'inconstitutionnalité en reconnaissant son applicabilité aux affaires non définitivement jugées à la date de la publication de sa décision et en permettant, par la simple abrogation de la disposition législative en cause, la réouverture sans délai des demandes d'allocations à l'ensemble des enfants de mineurs, limitée néanmoins à ce jour à ceux nés dans le mariage. Cette loi de la République demeure donc paradoxalement encore vecteur d'injustice sociale compte tenu de l'interprétation stricte des moyens présentés devant le Conseil constitutionnel, alors même que les délais de présentation sont très courts et qu'il aurait suffi à l'avocat des auteurs de la QPC de simplement mentionner ce moyen dans ses premières observations pour pouvoir utilement le compléter dans ses secondes observations. Le Conseil, à la différence de ce que pratique son homologue du Palais royal, privilégie ici la logique contentieuse de la QPC à la logique de sécurité juridique et à celle, plus importante encore, de la Justice, pour laquelle il n'y a pas demi-mesure. À suivre donc...

Un contentieux sur mesure pour une collectivité sui generis

Décision n° 2020-869 QPC du 4 décembre 2020, M. Pierre-Chanel T. et autres [Applicabilité en Nouvelle-Calédonie du dispositif national relatif à l'état d'urgence sanitaire], par E. Cartier

Cette décision de conformité relative à l'extension à la Nouvelle-Calédonie du régime de l'état d'urgence sanitaire et de ses différentes étapes (par ailleurs validés dans leur principe et dans certaines de leurs modalités dans le cadre des décisions 2020-800 DC et 2020-803 DC(9)), conformément au principe de spécialité législative, marque un tournant important dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité a posteriori des lois intéressant cette collectivité sanctuarisée par le constituant au sein d'un corpus normatif à la fois autonome (le Titre XIII de la Constitution et la loi organique du 19 mars 1999 à laquelle renvoie l'article 77 C.) et original (les références faites par le constituant aux orientations définies par l'accord de Nouméa du 5 mai 1998). Les QPC ont été soulevées à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir intenté par treize élus indépendantistes du Congrès de la Nouvelle-Calédonie(10) contre le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire et contre le décret n° 2020-860 du 10 juillet 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans les territoires sortis de l'état d'urgence sanitaire et dans ceux où il a été prorogé. La première portait sur l'article L. 3841-2 du Code de la santé publique issu de l'ordonnance du 22 avril 2020 adaptant l'état d'urgence à la Nouvelle-Calédonie, les articles 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 et 1er de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions. La seconde portait sur l'article 5 de la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire. Elles furent toutes les deux renvoyées au Conseil constitutionnel au motif de leur caractère à la fois sérieux, étant invoqué « le caractère irréversible de la répartition des compétences découlant de l'article 77 de la Constitution entre l'État et la Nouvelle-Calédonie », et son application en matière de « santé » conformément à la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie. Cette décision présente un double intérêt tant en ce qui concerne les normes de références du contrôle susvisées dans le cadre particulier de la QPC qu'en ce qui concerne les normes contrôlées.

En ce qui concerne les normes faisant l'objet du contrôle de constitutionnalité, le Conseil fait ici application pour la deuxième fois de la jurisprudence posée par sa décision 2020-843 QPC(11) gouvernant désormais sa compétence en matière de contrôle des « dispositions législatives » issues d'ordonnances prises sur le fondement de l'article 38 C.(12), dans un contexte où une partie importante de la législation française fut modifiée par voie d'ordonnances sur habilitation des différentes lois instituant, prorogeant puis organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire. L'article L. 3841-2 du Code de la santé publique en cause ici était en effet issu de l'ordonnance du 22 avril 2020 adaptant l'état d'urgence à la Nouvelle-Calédonie, prise sur habilitation de la loi du 23 mars 2020. À ce titre, les dispositions normatives en cause, alors même que l'ordonnance n'avait pas encore fait l'objet d'une ratification, pouvaient être assimilées à des « dispositions législatives » au sens de l'article 61 C., dès lors que le délai d'habilitation avait expiré (en l'occurrence depuis le 20 mai 2020).

L'apport essentiel de la décision rendue par le Conseil constitutionnel réside dans l'ouverture du contentieux de la QPC relatif au respect de l'autonomie de la Nouvelle-Calédonie au champ particulier de l'article 77 C. et des orientations définies par l'accord de Nouméa du 5 mai 1998 constitutionnalisées par cet article, desquels le Conseil fait découler le principe du caractère irréversible de la répartition des compétences entre l'État et cette collectivité sui generis, à la différence de celle relative aux collectivités territoriales du Titre XII découlant des articles 72 et 34 C. Il précise ainsi que « la méconnaissance du domaine des compétences ainsi définitivement transférées peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité », assimilant ainsi la violation de ce « noyau dur » de compétences à une atteinte aux « droits et libertés que la Constitution garantit », sans considération de la proportionnalité de cette atteinte, contrairement là encore à l'appréciation des atteintes portées par le législateur à la libre administration des collectivités territoriales telle qu'elle découle des articles 72 et 72-2 C(13) et qui, comme le précisait le Conseil avant cette décision, « n'est pas applicable de plein droit » à la Nouvelle-Calédonie compte tenu de sa place dans notre Constitution(14). Le Conseil marque ainsi l'autonomie à la fois formelle et matérielle du contentieux de la QPC relatif aux garanties accordées par notre Constitution à cette collectivité sui generis, distinct non seulement de celui relatif aux collectivités de droit commun, mais aussi de celui relatif aux COM telles la Polynésie française ou les îles Wallis-et-Futuna, qui disposent pourtant d'une autonomie renforcée et auxquelles s'appliquait aussi l'adaptation de l'état d'urgence sanitaire opérée par l'ordonnance 2020-463 du 22 avril 2020, conformément au principe de spécialité législative qu'elles partagent avec la Nouvelle-Calédonie.

Tout en constatant que les dispositions législatives en cause, en se limitant à prévoir, par les modalités d'extension du régime de l'état d'urgence sanitaire à la Nouvelle-Calédonie, l'intervention des autorités étatiques centrales et déconcentrées (Premier ministre, ministre des Solidarités et de la Santé et Haut-commissaire de la République) dans le champ régalien de la « garantie des libertés publiques » et de « l'ordre public », en particulier en ce qui concerne les mesures les plus lourdes (le confinement), conformément aux orientations de l'accord de Nouméa et à l'article 21 de la loi organique de 1999, le Conseil sanctuarise a contrario les compétences propres de la Nouvelle-Calédonie découlant de l'article 22 de cette même loi dans le domaine de « l'hygiène publique », de « la santé » et du « contrôle sanitaire aux frontières » en limitant strictement l'« incidence » des mesures pouvant être prises par l'État dans ce domaine, en dépit des « circonstances » de la crise qui auraient pu justifier un tel empiétement, a minima formellement entre le 15 mars et le 9 juillet 2020. Les mesures prises par les autorités étatiques sont ainsi strictement délimitées dans leur portée par le Conseil, ce qui conduit à devoir par la suite distinguer, au sein de chaque décision étatique (sous le contrôle du juge administratif), celles pouvant être considérées comme s'appliquant à la collectivité et les autres. Il en aurait sans doute été autrement si le régime de l'état d'urgence sanitaire avait été inscrit dans notre Constitution et aurait, à ce titre, pu déroger à ces compétences sanctuarisées au niveau constitutionnel. Cela confirme par ailleurs le fait que le Conseil ne cherche pas à inscrire son contrôle dans la théorie classique des circonstances exceptionnelles dont il s'est démarqué dès le début(15).

Le constat de l'absence d'atteinte au « domaine des compétences ainsi définitivement transférées » se traduit a fortiori par le constat opéré dans un simple considérant balai de l'absence de méconnaissance du principe de libre administration des collectivités territoriales telle qu'invoquée par les auteurs de la QPC, sans mentionner sa non-applicabilité « de plein droit » à la Nouvelle-Calédonie, et d'« aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit » tel que le Conseil aurait pu soulever d'office. On peut se demander quel degré d'autonomie entretiennent le principe de sanctuarisation des compétences définitivement transférées à la Nouvelle-Calédonie et le principe de libre administration des collectivités territoriales dans la mesure où le Conseil leur réserve un traitement distinct, mais non sans lien, la différence étant sans doute plus de l'ordre du degré de protection. Elle n'est cependant pas sans incidence sur la nature de cette protection de type quasi fédérale : « quasi », car les compétences de la Nouvelle-Calédonie demeurent déterminées formellement par une loi et non par la Constitution ; « fédérale », car le caractère définitif et donc irréversible de ces compétences transférées procède de l'articulation entre la Constitution et l'accord de Nouméa, notamment ici son point 5. Cette nature demeure ambiguë, à l'image de celle de « souveraineté partagée » à laquelle se rattache le statut de cette collectivité depuis 1998 et que le contentieux de la QPC renforce ici malgré la conclusion à laquelle aboutit le Conseil ici.

Cette conclusion, compte tenu du respect accordé aux compétences propres de la Nouvelle-Calédonie dans la gestion de cette crise, ne l'a pas empêchée, via ses propres autorités sanitaires, de prendre des mesures adaptées efficaces (à la différence d'autres territoires du Pacifique) propres à se prémunir de la propagation du virus, notamment par la fermeture de son territoire aux vols internationaux et à certaines liaisons maritimes.

Un principe constitutionnel de non-régression en matière environnementale tacitement reconnu

Décision n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020, Loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, par J.‑Ph. Derosier

Par la décision du 10 décembre 2020, dite « Loi néonicotinoïdes », le Conseil constitutionnel rejette le recours des députés et des sénateurs et déclare la loi conforme à la Constitution. Pourtant, il fait droit à plusieurs de leurs prétentions.

Au-delà d'arguments à l'encontre de l'étude d'impact que le Conseil évacue sans surprise (alors qu'un « précédent parlementaire » existait bel et bien), les griefs étaient essentiellement adressés aux alinéas 3 et 4 de l'article 1er, lesquels réécrivent l'article L. 253-8, II du Code rural et de la pêche maritime. D'une part, il y est précisé que « l'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou présentant des modes d'action identiques à ceux de ces substances, précisées par décret, et des semences traitées avec ces produits est interdite ». D'autre part, une dérogation est permise : « Jusqu'au 1er juillet 2023, des arrêtés conjoints des ministres chargés de l'agriculture et de l'environnement, pris après avis du conseil de surveillance mentionné au II bis, peuvent autoriser l'emploi de semences traitées avec des produits contenant les substances mentionnées au premier alinéa du présent II dont l'utilisation est interdite en application du droit de l'Union européenne ou du présent code. Ces dérogations sont accordées dans les conditions prévues à l'article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil ».

Les requérants souhaitaient que le Conseil constitutionnel effectuât une nouvelle avancée majeure en matière de protection constitutionnelle de l'environnement, alors qu'il a déjà marqué plusieurs avancées significatives. Récemment un objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement, en tant que patrimoine commun des êtres humains, a été identifié à partir des alinéas 4, 5, 8 et 9 du Préambule de la Charte de l'environnement, dans la décision du 31 janvier 2020(16). Plus tôt, un « objectif de lutte contre le réchauffement climatique », a été reconnu à partir des articles 2, 3 et 4 de la Charte, pour censurer une disposition législative(17). Désormais, il était demandé de reconnaître un principe de non-régression en matière environnementale(18), comme l'ont fait d'autres Cours constitutionnelles étrangères (en Belgique(19) ou en Espagne(20)). Alors que le principe de non-régression existe d'ores et déjà dans notre droit au niveau législatif et s'impose ainsi au pouvoir réglementaire, il s'agissait de l'élever au niveau constitutionnel pour qu'il s'imposât au pouvoir législatif.

Les articles 1er et 2 de la Charte disposent, d'une part, que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » et, d'autre part, que « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement ». L'article 34 de la Constitution confère au législateur la compétence de déterminer « les principes fondamentaux [...] de la préservation de l'environnement ». Les requérants soutenaient que les termes employés, « environnement équilibré », « amélioration de l'environnement », « préservation de l'environnement », ne plaçaient pas le législateur face à une obligation d'agir, mais lui interdisaient de priver ces exigences constitutionnelles de garanties légales. En d'autres termes, dès lors qu'il serait intervenu dans un certain domaine pour protéger l'environnement, pour garantir un environnement sain et équilibré et pour améliorer l'environnement, il ne lui aurait plus été possible de supprimer ces garanties légales, c'est-à-dire de régresser par rapport à l'amélioration opérée.

Le Conseil ne fait pas droit à cette prétention et ne reconnaît pas expressément le principe constitutionnel de non-régression en matière environnementale, ce qui n'est guère surprenant, car le Conseil ne peut interdire au législateur d'agir dans un domaine qui est le sien : il lui est loisible, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions.

En revanche, il ne peut le faire librement : c'est là l'innovation substantielle et importante de la décision. Le Conseil reconnaît, d'une part, que le législateur ne peut priver de garanties légales le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (article 1er de la Charte), en relevant que ce droit ne peut être limité que de façon proportionnée à l'objectif poursuivi et seulement par d'autres exigences constitutionnelles ou par un motif d'intérêt général. D'autre part, il lui impose le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement (article 2 de la Charte).

C'est la première fois qu'il fixe une telle limite à l'action du législateur en matière environnementale, en reconnaissant la nécessité de prévoir des garanties légales aux exigences de l'article 1er de la Charte et en imposant clairement au législateur le devoir prévu à son article 2.

Par conséquent, sans reconnaître un principe de non-régression en matière environnementale, le Conseil encadre la liberté du législateur puisqu'il lui faudra désormais arguer d'une autre exigence constitutionnelle ou d'un motif d'intérêt général pour restreindre ou porter atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ou pour agir à l'encontre de la protection et de l'amélioration de l'environnement, en ne pouvant le faire que de façon proportionnée. De fait, toute régression en matière environnementale est donc possible, mais doit être strictement justifiée et proportionnée. La Charte déploie ainsi de nouveaux effets, renforçant la garantie constitutionnelle de l'environnement (et rendant d'ailleurs assez superflue une révision de l'article 1er de la Constitution pour y intégrer la garantie de la préservation de l'environnement, de la diversité biologique et la lutte contre le dérèglement climatique).

Cette évolution jurisprudentielle notable conduit ensuite le Conseil à restreindre considérablement la portée de la loi. Celle-ci était interprétée par le Gouvernement comme lui permettant de substituer à l'interdiction générale d'utiliser des produits à base de néonicotinoïdes, une interdiction sélective, consistant à interdire ceux des produits à base de néonicotinoïdes mentionnés sur une liste qui aurait été fixée par décret(21).

Le Conseil retient exactement l'inverse et interdit au Gouvernement de décider librement de ce qui est interdit ou de ce qui ne l'est pas. En effet, sauf à dénaturer le principe posé par le législateur d'une interdiction générale de l'utilisation des produits à base de néonicotinoïdes, ce renvoi à un décret ne saurait conférer au pouvoir réglementaire la faculté de ne pas interdire certaines des substances en cause. En d'autres termes, il y a une interdiction générale posée par la loi, d'ailleurs de façon antérieure à la loi examinée, à laquelle un décret ne peut déroger. Ce dernier ne peut qu'énumérer les produits interdits et, le cas échéant, aller plus loin que les interdictions posées par la Commission européenne.

Concernant la dérogation permise par l'alinéa suivant que le Conseil valide, il relève qu'elle est strictement encadrée et limitée, en vertu de l'article 2 de la loi déférée, aux seules semences de betteraves sucrières. De surcroît, la loi ne délivre pas une autorisation : elle habilite, pendant une durée déterminée (jusqu'au 1er juillet 2023), les ministres de l'Agriculture et de l'Environnement à autoriser le traitement de ces seules semences par des néonicotinoïdes, pendant trois mois maximum et à condition que cet usage soit justifié par « des circonstances particulières » et qu'il s'impose « en raison d'un danger qui ne peut être maîtrisé par d'autres moyens raisonnables » (selon la procédure prévue à l'article 53 du Règlement européen du 21 octobre 2009).

La dérogation au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé est donc justifiée par un motif d'intérêt général (faire face aux graves dangers qui menacent la culture des betteraves sucrières, en raison d'infestations massives de pucerons vecteurs de maladies virales, et préserver en conséquence les entreprises agricoles et industrielles de ce secteur et leurs capacités de production), limitée et proportionnée à l'objectif poursuivi. Cette dérogation est donc déclarée conforme à la Constitution, mais un autre assouplissement, qui ne serait pas aussi justifié et encadré, pourrait, quant à lui, être déclaré contraire à la Constitution.

Une garantie nuancée de l'indépendance des enseignants-chercheurs

Décision n° 2020-810 DC du 21 décembre 2020, Loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur, par J.‑Ph. Derosier

La décision du 21 décembre 2020 sur la loi de programmation de la recherche vient éclairer, mais en réalité nuancer le principe constitutionnel d'indépendance des enseignants-chercheurs.

Les requérants contestaient principalement trois modalités nouvelles introduites par la loi : la création de « chaires de professeurs juniors », la suppression totale (pour le recrutement des professeurs) ou à titre expérimental (pour le recrutement des maîtres de conférences) d'une qualification par le Conseil national des Universités (CNU) et la création du délit d'intrusion dans les universités. Ils n'obtinrent gain de cause que sur cette dernière, mais au titre d'un cavalier législatif, la disposition ayant été introduite en première lecture, alors qu'elle ne présentait aucun lien, même indirect, avec le projet de loi en discussion. Il s'agissait en effet d'une disposition pénale, créant et réprimant le délit de pénétration et de maintien dans l'enceinte d'une université, sans droit ni titre, « dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l'établissement ». Or le projet de loi initial ne comportait ni de dispositions pénales, ni de dispositions relatives à l'entrée ou à l'inscription à l'université, au maintien de l'ordre en leur sein ou à leur organisation intérieure. Si son intitulé renvoyait à « diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur », ce dernier ne permet pas, selon la jurisprudence désormais établie, de fixer la délimitation du champ du droit d'amendement qui peut s'exercer en première lecture et cette délimitation s'apprécie au regard du contenu même du projet de loi(22).

Les moyens soulevés contre les deux autres dispositions se rejoignaient substantiellement, à l'exception d'un argument de procédure que le Conseil a écarté, en faisant d'ailleurs évoluer sa propre jurisprudence, ce qui est à la fois surprenant et regrettable. Ainsi, alors que la disposition réduisant drastiquement les compétences du CNU avait été introduite par amendement au Sénat (seconde assemblée saisie), juste avant la réunion de la commission mixte paritaire, il lui était demandé de donner plein effet à sa jurisprudence de 2016, où il avait relevé que, si la Constitution ne fait pas obstacle à ce que « des amendements puissent être déposés devant la seconde assemblée saisie, y compris immédiatement avant la réunion de la commission mixte paritaire [...], les dispositions nouvelles introduites à l'Assemblée nationale par voie d'amendement du Gouvernement n'ont, ni en raison de leur nombre, ni en raison de leur objet, porté atteinte au respect des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire »(23). Le « Commentaire » de cette décision indiquait que, « en mentionnant que l'introduction des amendements du Gouvernement n'avait « ni en raison de leur nombre, ni en raison de leur objet » porté atteinte à ces exigences, le Conseil constitutionnel a toutefois implicitement signifié qu'il pourrait en aller différemment dans d'autres espèces ». C'est ce qui semblait être le cas ici. Pourtant, non seulement le Conseil ne fait pas droit à ce moyen, mais, surtout, il ne reprend nullement la formule, laissant entendre qu'il abandonne la faculté de contrôler, au nom du principe constitutionnel de sincérité du débat parlementaire, des amendements substantiels, qui ne seraient pas pleinement examinés par l'ensemble du Parlement. C'est surprenant, tant l'on sait que le Conseil veille à la qualité de la loi et au bon exercice du droit d'amendement(24). C'est regrettable, car il se prive ainsi d'une faculté de renforcer efficacement sa jurisprudence en cette matière.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel était invité à se prononcer sur la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) d'indépendance des enseignants-chercheurs, reconnu en 1984(25), puis étendu à leur recrutement en 2010(26). On peut craindre, en effet, que des voies d'accès strictement locales au corps des professeurs des universités (ou des maîtres de conférences), sans aucune évaluation nationale, ne favorisent le « localisme », en plaçant les futurs candidats dans une position de subordination (voire d'allégeance) vis-à-vis de ceux qui les recruteront au sein de leur propre université. Le Conseil retient d'abord que l'exigence d'une qualification nationale ne constitue qu'une garantie légale du principe d'indépendance, non un PFRLR en soi(27), ce qui se comprend assez aisément, car elle apparaît davantage comme une modalité que comme une règle fondamentale. Par conséquent, si d'autres modalités viennent légalement garantir le principe d'indépendance, l'exigence de qualification nationale peut être supprimée.

Le Conseil retient que tel est le cas en l'espèce, qu'il s'agisse de la création des chaires de professeurs juniors ou de la suppression de la qualification par le CNU, car les garanties des procédures de recrutement prévoient que les candidats seront recrutés par leurs pairs et que l'objectivité de leur évaluation est assurée, grâce à des commissions composées, à 50 % au moins, de membres extérieurs à l'établissement. Il faut l'espérer, mais on peut en douter, quand on sait comment fonctionnent ces comités de sélection, destinés à recruter les futurs professeurs et maîtres de conférences, au sein desquels les décisions sont généralement prises par les membres « locaux ». Le Conseil rappelle cependant, au détour d'une réserve d'interprétation relative aux chaires de professeurs juniors, que l'évaluation des candidats échoit à ces seules commissions, le Président de l'université ne disposant pas de la faculté de refuser une titularisation à un candidat qui aurait été classé par la commission (sauf pour un motif lié à l'administration de l'université), ni de proposer à la titularisation un candidat qui n'aurait pas été classé.

Ces procédures de recrutement pourraient toutefois engendrer une atteinte plus problématique au principe d'égal accès aux emplois publics, qui ressort de l'article 6 de la Déclaration de 1789. En effet, ces voies d'accès « locales » vont permettre, pour le dire simplement, qu'un professeur « d'une » université soit titularisé dans le corps des professeurs « des » universités. Pour justifier de l'absence d'atteinte à ce principe, le Conseil a fait application de sa jurisprudence classique en matière d'accès aux emplois publics en rappelant(28) que ledit principe « ne s'oppose pas à ce que les règles de recrutement destinées à permettre l'appréciation des aptitudes et des qualités des candidats à l'entrée dans un corps de fonctionnaires soient différenciées pour tenir compte tant de la variété des mérites à prendre en considération que de celle des besoins du service public ». Cependant, les circonstances spécifiques à chaque recrutement peuvent diverger substantiellement, sans justification objective, conduisant à une potentielle remise en cause de ce principe d'égalité. Seule l'application de cette mesure permettra d'en juger et on ne peut que faire part de préjugés... mais il sera difficile, à l'avenir, de faire rejuger cette disposition, sauf à prouver un changement de circonstances.

Le fonctionnement du CNU mériterait certainement des évolutions, mais son rôle dans l'appréciation des qualités des candidats aux concours de recrutement demeure une garantie minimale de l'indépendance des enseignants-chercheurs et de l'égalité d'accès aux différents corps de l'enseignement supérieur, qui vient d'être supprimée.

(1): * Professeur agrégé des facultés de droit à l'Univ. Lille, Co-Directeur de EA 4487 - CRDP (ERDP) - Centre « Droits et perspectives du droit (Équipe de recherche en droit public) », F-59 000 Lille, France.

(2): ** Professeur agrégé des facultés de droit à l'Univ. Lille, EA 4487 - CRDP (ERDP) - Centre « Droits et perspectives du droit (Équipe de recherche en droit public) », F-59 000 Lille, France ; Directeur scientifique du ForInCIP et de la revue Jurisdoctoria, auteur du blog La Constitution décodée.

(3): Loi n° 84-2 du 2 janvier 1984 portant diverses mesures d'ordre social.

(4): Loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004 de finances pour 2005.

(5): Loi n° 2014-1654 du 29 décembre 2014 de finances pour 2015.

(6): Cass. soc., 9 octobre 2012, n° 11-17.829

(7): Cons. const., déc. n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, consorts L. [Cristallisation des pensions] ; déc. n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010, M. Lahcène A. [Carte du combattant] ; déc. n° 2019-824 QPC du 31 janvier 2020, M. Thierry A. [Régime fiscal de la prestation compensatoire], ou, plus récemment, déc. n° 2020-860 QPC du 15 octobre 2020, Syndicat des agrégés de l'enseignement supérieur et autre [Assistance d'un fonctionnaire durant une rupture conventionnelle].

(8): Dispositif initialement prévu par le règlement intérieur du Conseil relatif au contentieux de la QPC et repris dans son règlement intérieur relatif au contentieux électoral par une modification introduite la veille de cette décision, déc. n° 2020-147 ORGA du 17 septembre 2020, Modification du règlement applicable à la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour le contentieux de l'élection des députés et des sénateurs.

(9): Cf. cette Chronique, 2020, n° 2.

(10): Actions intentées (à des fins principalement politiques) avant le référendum du 4 octobre, à l'époque où les indépendantistes étaient encore minoritaires au sein du Gouvernement de la collectivité.

(11): Cons. const., déc. n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 [Autorisation d'exploiter une installation de production d'électricité], cf. cette Chronique, 2020, n° 2.

(12): Il en a fait application pour la première fois sur renvoi de la 2e chambre civile de la Cour de cassation à l'occasion de la déc. n° 2020-866 QPC du 19 novembre 2020, Société Getzner France [Procédure civile sans audience dans un contexte d'urgence sanitaire].

(13): Ainsi que l'illustrent les affaires relatives aux compensations financières de charges ou de la suppression de la clause de compétence générale des départements et des régions, déc. n° 2011-142/145 QPC du 30 juin 2011, Départements de la Seine-Saint-Denis et autres [Concours de l'État au financement par les départements du RMI, du RMA et du RSA] et déc. n° 2016-565 QPC du 16 sept. 2016, Assemblée des départements de France [Clause de compétence générale des départements].

(14): Cons. const., déc. n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, Loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales.

(15): Cons. const., déc. n° 2020-849 QPC du 17 juin 2020, M. Daniel D. et autres [Modification du calendrier des élections municipales], Cf. cette Chronique, 2020, n° 2.

(16): Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes [Interdiction de la production, du stockage et de la circulation de certains produits phytopharmaceutiques] ; cette chronique, 2020, n° 1.

(17): Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, Rec. p. 218.

(18): Sur ce sujet, cf. le rapport remis dans le cadre des études pour les dix ans de la QPC, projet « QPC 2020 » : É. Chevalier, J. Makowiak (dir.), Dix ans de QPC en matière d'environnement : quelle (r)évolution ?, Janvier 2020, pp. 82 à 102, [https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/2020-10/202010_qpc2020_synthese_limoges_environnement.pdf].

(19): Arrêt de la Cour constitutionnelle de Belgique n° 80/2019 du 23 mai 2019, § B.3.2.

(20): Sentence du Tribunal constitutionnel espagnol n° 233/2015 du 5 novembre 2015.

(21): Observations du Gouvernement.

(22): Cf. Cons. const., déc. n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, ainsi que J. Maïa, « Le contrôle des cavaliers législatifs, entre continuité et innovations », cette Revue, n° 3 et n° 4, octobre 2019 - avril 2020.

(23): Cons. const., déc. n° 2016-739 DC du 17 novembre 2016, Loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.

(24): Sa jurisprudence a d'ailleurs récemment évolué sur la question de l'entonnoir et l'on renvoie à J. Maïa, « Le contrôle des cavaliers législatifs », précité.

(25): Cons. const., déc. n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, Loi relative à l'enseignement supérieur, Rec. p. 30.

(26): Cons. const., déc. n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010, M. Jean C. et autres [Loi Université], Rec. p. 203.

(27): V. Champeil-Desplats, « Et si l'exigence de qualification nationale pour accéder aux corps des enseignants-chercheurs était un principe fondamental reconnu par les lois de la République ? », La Revue des droits de l'homme [Online, depuis le 19 novembre 2020], Actualités Droits-Libertés [[http://journals.openedition.org/revdh/10618]].

(28): Cons. const., déc. n° 82-153 DC du 14 janvier 1983, Loi relative au statut général des fonctionnaires.

Citer cet article

Jean-Philippe DEROSIER ; Emmanuel CARTIER. « Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques (juillet 2020 à décembre 2020) », Titre VII [en ligne], n° 6, Le droit des étrangers, avril 2021. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droits-fondamentaux-et-libertes-publiques-juillet-2020-a-decembre-2020