Titre VII
N° 8 - avril 2022
Chronique de droit public (juillet à décembre 2021)
Liberté syndicale des fonctionnaires : quand le Conseil constitutionnel s'inspire de l'arrêt Dehaene ?
Décision n° 2021-956 QPC du 10 décembre 2021 - Union fédérale des syndicats de l'État - CGT et autres [Modification et dénonciation des accords collectifs dans la fonction publique]
Le droit de la fonction publique se « contractualise », dit-on parfois. D'un droit légal et réglementaire, il se transforme progressivement en un droit contractuel, à la fois dans les relations individuelles et dans les relations collectives de travail. Concernant les relations collectives, le Gouvernement a souhaité récemment dépoussiérer les « vieilles » dispositions de la loi du 13 juillet 1983 afin de rapprocher le droit applicable aux fonctionnaires de celui qui gouverne depuis longtemps le secteur privé. Cela explique l'adoption de l'ordonnance du 17 février 2021 relative à la négociation et aux accords collectifs dans la fonction publique(1).
En dépit de cette volonté tout à fait louable de l'exécutif de moderniser le droit de la négociation collective dans la fonction publique, plusieurs syndicats de fonctionnaires ont jugé que les dispositions de l'ordonnance du 17 février 2021 limitaient trop fortement la liberté syndicale. Le nouveau régime interdit en effet aux organisations représentatives de demander la révision ou la dénonciation d'un accord conclu dans la fonction publique au motif qu'elles n'en seraient pas signataires. Autrement dit, la liberté syndicale serait méconnue par le fait que l'ordonnance empêche certains syndicats (ceux qui ne sont pas signataires d'un accord collectif) de défendre les intérêts des travailleurs en modifiant ou dénonçant des accords existants. D'où la QPC posée contre le paragraphe III de l'article 8 octies de la loi du 13 juillet 1983 (issu de l'ordonnance du 17 février 2021) qui organise le droit applicable en matière de révision et de dénonciation des accords collectifs dans la fonction publique.
Malheureusement pour les organisations syndicales, le Conseil écarte tous les griefs dans sa décision du 10 décembre 2021.
Pour répondre à la demande des syndicats, le juge constitutionnel souligne d'abord, de façon inédite, qu'« il incombe au législateur, compétent en vertu de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État, de poser des règles propres à garantir la participation des organisations syndicales à la détermination collective des conditions de travail ». Laissons pour l'instant de côté cette affirmation qui constitue à notre sens l'élément le plus important de la décision.
Le Conseil distingue ensuite deux éléments. Concernant la modification des accords, il explique en substance aux organisations syndicales qu'elles ont mal compris la disposition en cause puisque rien n'interdit « aux organisations syndicales représentatives qui n'étaient pas signataires d'un accord collectif de prendre l'initiative de sa modification ». Le grief est donc « inopérant ». Concernant la dénonciation des accords, le Conseil reconnaît qu'une organisation syndicale majoritaire lors d'un précédent cycle électoral, mais devenue minoritaire avec les dernières élections, ne peut engager une procédure de dénonciation d'un accord même si elle est signataire de cet accord. Et inversement, une organisation fraîchement majoritaire ne peut, elle non plus, modifier ou dénoncer les accords conclus par les organisations anciennement majoritaires. En clair, pour qu'une dénonciation ait lieu, il faut impérativement que l'organisation syndicale qui enclenche le processus soit majoritaire à la fois lors de l'ancien et du nouveau cycle électoral, ce qui réduit beaucoup les capacités d'intervention des syndicats.
Or sur ce point, le Conseil admet l'atteinte à la liberté syndicale, mais la justifie par deux éléments. Premièrement, les dispositions contestées, dit le Conseil, ont « pour objectif d'inciter à la conclusion de tels accords et d'assurer leur pérennité ». Le fait d'empêcher certains syndicats de remettre en cause les accords permet donc d'assurer la pérennité de ces accords - ce qui n'est pas faux. Deuxièmement, les syndicats non-signataires peuvent toujours « demander d'ouvrir une négociation en vue de sa modification ou participer à la négociation d'un nouvel accord ». Autrement dit, si les syndicats non-signataires n'ont pas le pouvoir de contester un accord conclu antérieurement, rien ne leur interdit d'entamer une négociation pour signer un nouvel accord. Mais on peut sérieusement douter de la pertinence de ce dernier argument : on voit mal en effet une autorité administrative ou une collectivité territoriale mener une négociation avec un syndicat « contestataire », alors même qu'un accord est encore en vigueur (et non désavoué par les autres syndicats)(2). Cela n'aurait aucun sens.
Mais le plus important de cette décision est ailleurs. Il faut revenir un instant sur l'affirmation selon laquelle le législateur est compétent, en vertu de l'article 34 de la Constitution, pour « poser des règles propres à garantir la participation des organisations syndicales à la détermination collective des conditions de travail ». Que signifie cette petite phrase a priori sans conséquences ?
En 1950, dans son arrêt Dehaene(3), le Conseil d'État a reconnu la possibilité pour un chef de service de « réglementer » le droit de grève des fonctionnaires, alors même que cette réglementation est en principe réservée au législateur en vertu du 7e alinéa du Préambule de 1946. À juste titre, la doctrine avait pu voir dans cet arrêt une interprétation pour le moins restrictive du droit de grève(4). Dans la décision commentée, le Conseil s'inspire de ce fameux précédent, mais cette fois-ci pour la liberté syndicale : même si l'article 34 de la Constitution ne dit pas expressément que le législateur est compétent pour réglementer l'exercice de la liberté syndicale des fonctionnaires, le Conseil déduit cette compétence de la formule selon laquelle le Parlement fixe les « garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État ». L'affirmation n'a rien de choquant puisque la compétence du législateur pour encadrer la liberté syndicale est admise depuis longtemps dans le secteur privé(5). Il reste que le Conseil envoie ici un « signal » assez net aux partenaires sociaux : en créant de toutes pièces un fondement constitutionnel qui autorise le législateur à réglementer l'activité des organisations syndicales dans la fonction publique, le juge constitutionnel affirme à mots couverts que la liberté syndicale des fonctionnaires reste soumise au bon vouloir du législateur en dépit de sa reconnaissance au rang des principes constitutionnels. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, le secteur public rejoint le secteur privé !
La protection constitutionnelle des applications d'info trafic
Décision n° 2021-948 QPC du 24 novembre 2021 - Société Coyote system [Signalement des contrôles routiers par des services électroniques]
Les applications « d'info trafic » comme Waze, TomTom ou Coyote permettent aux automobilistes d'échanger des informations en temps réel sur les conditions de circulation. En théorie, il s'agit pour les utilisateurs de partager des informations liées aux conditions de circulation, par exemple pour signaler un accident, un ralentissement, une difficulté ou un événement climatique. Mais dans les faits, beaucoup d'automobilistes utilisent ces applications pour obtenir des renseignements sur les contrôles de police et de gendarmerie. Le principe du partage d'informations - le crowdsourcing - donne en effet la possibilité à chaque usager d'avertir l'ensemble de la communauté des éventuels contrôles exercés par les hommes en bleu sur l'ensemble du réseau routier.
Pour lutter contre cette utilisation discutable des applications d'info trafic, il existe au moins deux méthodes : celle de l'interdiction générale d'exploiter de telles applications - mesure qui a l'avantage de la simplicité - et celle de l'interdiction ciblée des informations sur les contrôles de police, plus compliquée à mettre en œuvre, mais qui évite de (trop) fâcher les vingt millions d'utilisateurs de ces services. En bonne logique, le Gouvernement a préféré la seconde solution en insérant dans la loi d'orientation des mobilités du 26 décembre 2019 un dispositif original qui permet à l'autorité administrative d'interdire aux exploitants d'un service électronique d'aide à la conduite ou à la navigation par géolocalisation de rediffuser les messages émis par les usagers. En pratique, c'est le préfet qui indique aux sociétés la date et les heures de commencement et de fin de l'interdiction de partage afin d'empêcher la diffusion d'informations dans le périmètre du contrôle.
Précisons que ce dispositif ne vise pas les contrôles de vitesse puisque l'indication d'un tel contrôle sur les applications conduit généralement les utilisateurs à ralentir dans la zone concernée, ce qui est évidemment le but recherché. En revanche, il vise bien les contrôles relatifs à l'alcoolémie et à l'usage de stupéfiants, ou encore les opérations de lutte contre la criminalité (terrorisme, évasions...). En tout état de cause, la durée de l'interdiction est limitée à deux heures en cas de contrôle d'alcoolémie ou de stupéfiants, et à douze heures dans les autres cas. Concernant le périmètre de l'interdiction, il ne peut s'étendre au-delà d'un rayon de dix kilomètres autour du point de contrôle routier lorsque celui-ci est situé hors agglomération et au-delà de deux kilomètres en agglomération.
Il faut encore souligner - la remarque est importante pour la suite - que le Code de la route opère une distinction entre le réseau routier national et le réseau routier départemental ou communal : pour le premier, lorsque l'interdiction frappe les opérateurs, seules les informations relatives à la présence des forces de l'ordre sont occultées sur les applications ; pour le second en revanche, c'est l'ensemble des informations routières qui est supprimé dans le périmètre concerné par l'interdiction, non seulement les informations sur les contrôles de police et de gendarmerie, mais aussi, par exemple, celles sur les accidents ou les conditions climatiques.
Tout cela conduit évidemment à réduire la liberté des utilisateurs qui ne peuvent plus échanger certaines informations sur les applications - on va y revenir. Mais à vrai dire, les difficultés concernent surtout les exploitants eux-mêmes, contraints d'appliquer le nouveau dispositif à la demande des autorités administratives, ce qui nécessite des efforts techniques (et financiers) importants au quotidien.
L'offensive est ainsi logiquement venue du côté des entreprises. Mais comme souvent dans ce cas, les juges et plus généralement l'opinion publique sont assez peu sensibles aux requêtes des grandes entreprises, et cela explique pourquoi, dans leur stratégie contentieuse, ces dernières préfèrent mettre en avant les inconvénients de telle ou telle législation pour les consommateurs ou les petits commerçants - on pense notamment aux buralistes régulièrement sollicités pour « aider » les fabricants de tabacs lors des réformes sanitaires... Dans le cas qui nous occupe ici, une QPC a donc été posée par la société Coyote System en invoquant la méconnaissance par le législateur de la liberté de communication des usagers du service.
Dans sa décision du 24 novembre 2021, le Conseil donne raison à la société en jugeant que, « hors du réseau routier national, cette interdiction [celle d'échanger des informations] vise, sans exception, toute information habituellement rediffusée aux utilisateurs par l'exploitant du service. Ainsi, elle est susceptible de s'appliquer à de nombreuses informations qui sont sans rapport avec la localisation des contrôles de police. Dans ces conditions, cette interdiction porte à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi ». La disposition en cause est donc censurée par le Conseil pour ce motif tiré de l'atteinte à la liberté d'expression et de communication.
Cette décision est intéressante pour au moins trois raisons :
- Elle confirme la place « à part » de la liberté d'expression et de communication dans la jurisprudence du Conseil. On savait déjà, avant cette décision, que le Conseil définit la liberté d'expression comme une « liberté fondamentale d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et de la souveraineté nationale »(6), ou comme « une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés »(7). On savait également depuis la décision Hadopi que le juge constitutionnel exerce un contrôle renforcé des atteintes législatives à cette liberté en vérifiant que les atteintes sont bien, selon la formule classique, « nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi »(8). Ce triple test de proportionnalité, créé au départ pour la liberté individuelle(9), s'applique aujourd'hui dans d'autres domaines, notamment l'expression collective des idées et des opinions(10). On savait enfin que lorsque le Conseil a le choix de censurer une disposition sur le fondement de plusieurs principes constitutionnels, il préfère généralement mobiliser « en priorité » la liberté d'expression et de communication, comme il l'a fait par exemple avec le délit de consultation habituelle de sites Internet terroristes dans sa décision du 10 février 2017(11).
Tout cela montre bien l'importance de ce principe pour le juge constitutionnel.
La décision commentée ajoute à cela un autre élément : la liberté d'expression bénéficie également d'un champ d'application qui nous paraît particulièrement large au regard de ce qui est généralement entendu comme relevant de cette liberté. La décision Hadopi avait sur ce point consacré l'idée d'un droit à l'Internet comme une variante de la liberté d'expression, mais la doctrine voyait surtout dans cette décision la volonté du Conseil de lire l'article 11 de la Déclaration de 1789 « à la lumière des conditions de vie actuelles » comme le dit la Cour de Strasbourg. Or en l'espèce, il ne s'agit pas seulement d'une modernisation de l'article 11, dans la mesure où le Conseil protège une simple information routière qui n'est pas une « opinion » ou un « point de vue », et encore moins un avis politique des utilisateurs. Il nous semble que cette position du juge constitutionnel français rejoint - et même sans doute dépasse - celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui considère par exemple dans un arrêt Magyar Ketfarku Kutya Part c/ Hongrie du 20 janvier 2020 (n° 201/17)(12) qu'une (simple) application de téléphonie mobile mise à la disposition des électeurs pour qu'ils publient des photographies de leurs bulletins de vote est un outil leur permettant d'exercer leur liberté d'expression protégée par la Convention. Mais dans ce dernier cas, il s'agissait bien d'une opinion politique (un vote).
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Si comme on le dit beaucoup ces derniers temps, le Conseil censure rarement les dispositions renforçant la sécurité (notamment sanitaire), il faut bien constater qu'en l'espèce il invalide, au nom de la liberté d'expression, un mécanisme pourtant justifié par un motif sécuritaire. Entre d'un côté une mesure visant à soutenir les contrôles de police et limiter les délits routiers, et de l'autre une modeste application d'échanges d'informations entre automobilistes, le Conseil se range du côté des libertés, ce qu'il faut quand même souligner.
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Mais bien entendu, le juge constitutionnel ne censure pas en l'espèce l'ensemble du mécanisme de contrôle des applications d'infos trafic ; il censure de façon plus précise l'impossibilité pour les usagers d'échanger des informations sans lien avec les contrôles routiers lorsque ces contrôles sont mis en œuvre sur les routes départementales et communales. Il suffit donc pour le législateur de revoir sa copie sur ce point pour maintenir le mécanisme dans son ensemble. Loin d'être une victoire totale pour les exploitants de service, la décision du 24 novembre 2021 nous semble bien plutôt constituer un simple recadrage constitutionnel des applications d'infos trafic.
Concurrence et entrepôts de e-commerce
Décision n° 2021-825 DC du 13 août 2021 - Loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets
Il est vraiment temps que le Conseil intègre, d'une façon ou d'une autre, le principe de concurrence dans le bloc de constitutionnalité. Bien entendu, on comprend la crainte du Conseil d'être accusé de nourrir le libéralisme économique s'il consacrait un tel principe. C'est un risque qu'il avait déjà rencontré dans les années 1990 lorsque partisans et adversaires de la liberté contractuelle s'étaient durement affrontés avant la victoire des premiers en 1998(13). Mais cette crainte n'est pas justifiée à notre sens : le principe de concurrence irrigue aujourd'hui le droit dans toutes sortes de domaines, en droit européen, en droit public économique, en droit commercial, en droit de la consommation même, et rien ne justifie qu'il soit purement et simplement absent des principes constitutionnels.
La question n'est pas seulement théorique : de façon concrète, il arrive qu'un problème constitutionnel se pose en matière de concurrence, sans qu'il soit possible pour les requérants de nommer clairement les choses faute de reconnaissance de cette concurrence dans le contentieux constitutionnel. D'où l'utilisation du principe d'égalité ou de la liberté d'entreprendre par les parties et par le juge dans des situations où le principe de concurrence serait manifestement plus pertinent pour résoudre les difficultés qui se présentent.
La décision du 13 août 2021 nous en offre un bel exemple.
Était notamment contesté dans cette affaire l'article 215 de la loi « climat et résilience » qui modifie le régime de « nbsp ;l'autorisation d'exploitation commerciale » (article L. 752-6 du Code de commerce) en prévoyant une nouvelle interdiction : désormais, dit la nouvelle disposition, il est interdit de délivrer une autorisation d'exploitation commerciale pour une implantation ou une extension d'une « surface de vente », d'un « ensemble commercial » ou « d'un point permanent de retrait » (un drive) qui engendrerait une « artificialisation des sols » supérieure à 10 000 mètres carrés. Ce n'est pas le principe même de cette nouvelle limitation qui était dénoncé par les requérants, mais bien plutôt le fait qu'elle ne s'applique pas à certains bâtiments, et notamment les entrepôts de e-commerce. Sur ce point, les députés et les sénateurs avaient mené une rude bataille puisque le Sénat avait élargi par deux fois le périmètre de la nouvelle interdiction aux entrepôts de e-commerce - Amazon dans le viseur -, ce qui avait été finalement écarté par l'Assemblée nationale et par la commission mixte paritaire.
Se posait donc au Conseil la question de savoir s'il est possible d'imposer aux magasins de détail et aux drives une contrainte légale ne grevant pas les entrepôts de e-commerce, sachant que, sur un plan économique, les commerces physiques et les commerces en ligne se disputent les mêmes parts de marché et s'affrontent pour conquérir les mêmes consommateurs. Évidemment, lorsqu'il s'agit comme en l'espèce de comparer deux entités - entrepôts de commerce en ligne vs commerces de détail -, on songe tout de suite au principe d'égalité devant la loi, et cela paraît justifié, car la question est bien celle de savoir si les commerces de détail bénéficient ou non d'un avantage illégitime par rapport aux concurrents de l'Internet. Mais cette question d'égalité, en matière économique, porte un autre nom : il s'agit du principe de concurrence qui implique que chaque entreprise intervienne sur le marché « à armes égales », en profitant d'une concurrence libre, loyale et non faussée. Or lorsqu'une législation favorise un opérateur au détriment d'un autre, comme en l'espèce, elle écorne la libre concurrence et met en péril le fonctionnement du marché selon des mécanismes bien connus des économistes (la création progressive de positions dominantes).
Que répond le Conseil dans cette affaire ?
Il constate d'abord que l'article L. 752-1 du Code de commerce « ne s'applique pas aux entrepôts » comme le soulignaient à juste titre les requérants ; mais, poursuit le Conseil, « les dispositions contestées ne créent, par elles-mêmes, aucune différence de traitement entre les entreprises de commerce en ligne et celles qui exercent une activité de commerce au détail » (paragr. 11). Et pour ce motif, la disposition ne méconnaît pas le principe d'égalité.
D'un point de vue froidement juridique, le raisonnement du Conseil se tient : la nouvelle réglementation d'implantation ne vise pas le commerce en ligne, puisqu'elle se contente de mentionner certaines catégories de surfaces commerciales, peu importe que ces surfaces soient ou non utilisées par des entreprises qui pratiquent le commerce en ligne. Mais ce raisonnement - proche de celui suivi par le Gouvernement(14) - nous semble quand même un peu artificiel dans la mesure où les parlementaires eux-mêmes ont bien vu dans cette exemption accordée aux entrepôts un cadeau plus ou moins assumé en faveur des géants de l'Internet. Exclure les entrepôts de la nouvelle procédure, c'est donc bien privilégier les acteurs du e-commerce, même si la loi ne le dit pas clairement.
Surtout, il nous semble que, en l'espèce, le Conseil pouvait très bien rappeler au législateur que toute législation susceptible de fausser le fonctionnement normal du marché doit en principe respecter la libre concurrence qui est aujourd'hui un élément pleinement intégré à l'intérêt général. Cela, évidemment, n'empêcherait pas le Conseil d'adapter ce principe en imposant - pourquoi pas - sa conciliation avec d'autres éléments du bloc de constitutionnalité, notamment les droits des travailleurs et les exigences liées à la sécurité.
(1) V. not. G. Loiseau, « Le nouveau droit public de la négociation collective », Bull. Joly Travail, avril 2021, p. 6 ; F. Debord, « La singularisation conventionnelle dans la fonction publique », Rev. trav. 2022, p. 29.
(2) V. en ce sens C. Mariano, « Constitutionnalité des règles de révision et de dénonciation des accords collectifs dans la fonction publique : longue vie à la norme conventionnelle ! », Bull. Joly Travail, févr. 2022, p. 15.
(3) CE, Ass., 7 juill. 1950, Dehaene, GAJA n° 68 ; RDP, 1950.691, concl. F. Gazier, note M. Waline.
(4) V. par ex. D. Lochak, « La dégradation du droit de grève dans les services publics », Dr. Soc, 1976, p. 56.
(5) « La réaffirmation par les dispositions du sixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 de la liberté syndicale ne fait pas obstacle à ce que le législateur, compétent en vertu de l'article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical, confère à des organisations syndicales des prérogatives susceptibles d'être exercées en faveur aussi bien de leurs adhérents que des membres d'un groupe social dont un syndicat estime devoir assurer la défense », Cons. const. déc. n° 89-257 DC du 25 juillet 1989, Rec. p. 59.
(6) Cons. const., déc. n° 84-181 DC du 11 oct. 1984, R. p. 73
(7) Cons. const., déc. n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, R. p. 107.
(8) Ibid.
(9) Cons. const., déc. n° 2008-562 DC du 21 févr. 2008, R. p. 89.
(10) Cons. const., déc. n° 2019-780 DC du 4 avr. 2019, JO 11 avr. 2019, texte n° 2.
(11) Cons. const., déc. n° 2016-611 QPC du 10 févr. 2017, JO 12 févr. 2017, texte n° 46.
(12) V. sur cette décision J.-P. Marguénaud, « La liberté d'expression et la Convention européenne des droits de l'homme », JCl. Libertés, Fasc. 30, 2020.
(13) Cons. const., déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, R. p. 258.
(14) V. not. l'intervention de Mme E. Wargon, ministre déléguée auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée du logement, lors des débats à la CMP, Séance du 28 juin 2021.
Citer cet article
Pierre-Yves GAHDOUN. « Chronique de droit public (juillet à décembre 2021) », Titre VII [en ligne], n° 8, Les catégories de normes constitutionnelles, avril 2022. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droit-public-juillet-a-decembre-2021
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