Titre VII

N° 5 - octobre 2020

Chronique de droit privé (janvier 2020 à juin 2020)

1. Quelle triste période, pour les droits et libertés, que celle du premier semestre de l'année 2020, qui restera marqué par une crise sanitaire dont on espère que le droit français ne conservera pas trop longtemps les plaies douloureuses que le Gouvernement et le Parlement, entre autres autorités publiques, lui ont infligées, au nom de la préservation de la santé publique(1). Sans surprise, le Conseil d'État a été largement sollicité - généralement en vain - pour balayer ces mesures liberticides, alors même que d'autres recours, intentés notamment par des médecins, appelaient à de plus amples restrictions(2), à l'image de ces arrêtés municipaux interdisant aux promeneurs (d'une heure) de s'assoir sur les bancs publics plus de deux minutes ou empêchant tout un chacun de s'éloigner de plus de dix mètres de son domicile... Cette situation, parfois surréaliste (les déclarations du président de la République ou les conférences de presse du Premier ministre semblant devenir, avec la docile complicité des journalistes, de saugrenues sources du droit...), a également laissé quelques traces, plutôt vilaines, dans la jurisprudence printanière du Conseil constitutionnel. Ainsi, dans leur décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020, les sages n'ont pas manqué d'audace en validant la loi organique d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19(3), bien que celle-ci ait été adoptée par le Parlement selon une procédure manifestement contraire à la lettre parfaitement claire de la Constitution. En effet, alors que l'article 46 de la Constitution de 1958 impose, en cas de procédure accélérée, un délai de quinze jours entre le dépôt du projet ou de la proposition de loi organique et sa soumission à la délibération de la première assemblée saisie, la loi ici déférée au Conseil avait été examinée par le Sénat dès le lendemain de son dépôt (18 mars 2020). Or, sans même rappeler le contenu de la règle constitutionnelle applicable, le Conseil estime, en trois lignes expéditives, que « compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, il n'y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l'article 46 de la Constitution » (§ 3). Chère au Conseil d'État(4), la théorie des circonstances exceptionnelles est ainsi mobilisée (nous sommes  « en temps de guerre », paraît-il...) par son petit frère de l'aile Montpensier pour justifier une violation de la Constitution, sans aucune forme de justification explicitant ces « circonstances particulières », dont ni la nature ni la gravité ne sont évoquées, comme si la chose allait de soi. Et ce n'est pas dans le commentaire du service juridique du Conseil que l'on trouvera une telle justification puisque, de manière tout à fait exceptionnelle, aucun commentaire n'a été publié... Cachez cette décision que je ne saurais voir ? Tout cela est d'autant plus contestable qu'il ne semble pas, en vérité, que ce caviardage de l'article 46 de la Constitution ait été très utile, car l'objet de cette loi organique, désormais périmée, était seulement de « suspendre jusqu'au 30 juin 2020 le délai dans lequel le Conseil d'État ou la Cour de cassation doit se prononcer sur le renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité [QPC] au Conseil constitutionnel et celui dans lequel ce dernier doit statuer sur une telle question » (§ 5). Concrètement, il s'agissait donc d'éviter qu'une poignée de QPC soient automatiquement renvoyées au Conseil, faute pour les juges du filtre de statuer dans le temps imparti par l'article 61-1 de la Constitution et l'ordonnance du 7 novembre 1958 (art. 23-7) -- puisque nos juridictions n'ont fonctionné qu'au ralenti pendant les deux mois de « quarantaine » que la France s'est imposée à compter du 17 mars 2020. De manière cette fois logique, le Conseil constitutionnel a estimé, sur le fond, que cette suspension de délai « ne remet pas en cause l'exercice de ce recours [QPC] ni n'interdit qu'il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette période »(5) (§ 5 in fine). La décision n° 2020-799 DC n'en laisse pas moins un goût assez amer, quand l'invocation de deux mots magiques (« circonstances particulières », donc pas même exceptionnelles) suffit à justifier qu'il soit ainsi dérogé aux règles constitutionnelles dont le Conseil est censé être le gardien. Au creux de cette période décidément troublée, telle n'est pas la seule hardiesse, au reste, que se soit autorisée le Conseil constitutionnel en matière de sources du droit. Après s'être affranchi de son article 46, les sages ont en effet entrepris de réécrire l'article 38 de la Constitution... Dans leur décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5, ils ont ainsi jugé, de manière inédite, que la ratification d'une ordonnance par le Parlement n'est plus indispensable pour que celle-ci revête une valeur législative. Cette étrange innovation, cet « invraisemblable revirement »(6), formellement fondé sur le dernier alinéa de l'article 38 de la Constitution - auquel une telle portée n'avait jamais été prêtée jusqu'alors(7) - a permis au Conseil, en l'espèce, de sauver les intérêts de l'entreprise Total, au sujet des autorisations d'exploiter des installations de production d'électricité (autorisations qui doivent être soumises à des procédures de participation du public « définies par la loi », selon l'article 7 de la Charte de l'environnement(8) ; ici, la procédure participative était organisée par une ordonnance de 2013 qui n'avait pas été ratifiée)(9). À l'heure où la situation sanitaire vient encore intensifier le rythme - déjà effréné - auquel les pouvoirs publics ont recours aux ordonnances, ce spectaculaire ravalement du rôle du Parlement (qui ne fait figure, de plus en plus souvent, que de simple chambre d'autorisation) paraît bien inquiétant pour la démocratie. Plus prosaïquement, on ajoutera, citant le commentaire du service juridique du Conseil(10), que « procédant ainsi à un revirement par rapport à la décision n° 2011-219 QPC(11) (...), le Conseil constitutionnel s'est, pour l'avenir, reconnu compétent pour contrôler, par la voie de la QPC, la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des dispositions d'une ordonnance non ratifiée, à la double condition que ces dispositions interviennent dans des matières du domaine législatif et que le délai d'habilitation fixé par le Parlement ait expiré ». Effet collatéral du déclin du Parlement, le Conseil constitutionnel accroît ainsi sa propre compétence, au détriment du Conseil d'État, lequel ne semble pas particulièrement pressé de se conformer à cette iconoclaste trouvaille du Conseil constitutionnel(12). Néanmoins, ce dernier a clairement réaffirmé sa position dans une décision postérieure relative à l'habilitation donnée par le Parlement au Gouvernement de prolonger la durée des détentions provisoires dans le contexte de l'« urgence sanitaire »(13).

2. Si les ordonnances ayant pour objet de faire face à la crise actuelle ont été très nombreuses, le Conseil n'en a pas moins été saisi de textes législatifs ayant le même objet. Globalement, on peut estimer qu'à l'instar du Conseil d'État, le Conseil constitutionnel a fait preuve de bienveillance à l'égard du législateur, ainsi qu'en témoigne de manière emblématique, sur le plan pénal, sa décision n° 2020-846/847/848 QPC du 26 juin 2020, M. Oussman G. et autres, qui juge que les nouvelles dispositions du Code de la santé publique (CSP)(14), qui punissent de six mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende la violation de l'interdiction faite aux personnes de sortir de leur domicile, lorsque trois violations précédentes ont été commises dans les trente jours précédents, ne portent pas atteinte au principe de proportionnalité des peines, qui paraît ici bien formel ... Voilà donc le prix de la liberté d'aller et de venir lorsque l'impréparation des pouvoirs publics (pas de tests de dépistage, pas de masques de protection, masque déconseillé puis obligatoire, etc.) conduit à une « urgence sanitaire » telle que celle que nous connaissons. De manière plus large, le Conseil constitutionnel a été quadruplement saisi (par les présidents de la République et du Sénat ainsi que par des députés et des sénateurs) de la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions (décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020). Dans cette décision importante -- davantage sur un plan symbolique qu'en raison de son contenu --, le Conseil confirme sa bienveillance de principe à l'égard des régimes d'exception(15), en ne remettant en cause que de manière homéopathique les ambitions sécuritaires du Gouvernement telles qu'entérinées par le Parlement dans la loi n° 2020-546 qui a été promulguée le jour même où la décision des sages était rendue (JO 12 mai 2020). Sans surprise, le Conseil constitutionnel a ainsi laissé passer le train des mesures attentatoires aux droits et libertés fondamentaux qu'emporte cette loi ; à peine le garde-barrière a-t-il négocié le prix du passage(16) en posant quelques réserves d'interprétation. Au sujet des mesures que cette loi autorise le Premier ministre à prendre pour faire face à l'« urgence sanitaire », le Conseil a tout de même posé un « considérant » de principe qui accommode les régimes d'exception à la sauce sanitaire, ce qui aboutit à l'indigeste plat suivant : « La Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence sanitaire. Il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République. Parmi ces droits et libertés figurent la liberté d'aller et de venir, composante de la liberté personnelle, protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, le droit au respect de la vie privée garanti par cet article 2, la liberté d'entreprendre qui découle de cet article 4, ainsi que le droit d'expression collective des idées et des opinions résultant de l'article 11 de cette déclaration » (§ 17). En l'espèce, ces grands mots ne débouchent toutefois sur aucune censure ou réserve, qu'il s'agisse d'interdire la circulation des personnes et des véhicules ou de réglementer l'accès aux moyens de transport et les conditions de leur usage (§ 18) ou qu'il s'agisse encore d'ordonner la fermeture et de réglementer l'ouverture des établissements recevant du public et des lieux de réunion (§ 19). En deux coups de cuillère à pot (§ 21 et 22), le Conseil estime que ces larges dispositions de la loi sont justifiées par la menace d'une « catastrophe sanitaire », les juges ordinaires étant là pour vérifier que les mesures adoptées par le Premier ministre seront « adaptées, nécessaires et proportionnées à la finalité qu'elles poursuivent »(17) (§ 21). Feignant d'opérer un contrôle fort de ces dispositions, le Conseil conclut qu'« il résulte de ce qui précède que, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a procédé à une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées » (§ 23). En 2020, il semble qu'il en aille du contrôle de constitutionnalité des lois comme du baccalauréat et des examens universitaires : braderie généralisée ! La mansuétude du Conseil est presque aussi grande s'agissant des dispositions de la loi du 11 mai 2020 relatives à la mise en quarantaine et au placement en isolement des personnes « susceptibles d'être affectées par la maladie à l'origine de la catastrophe sanitaire » (§ 25 et s.) : pas d'atteinte disproportionnée à la liberté individuelle (§ 34 et s.(18)) ni à la liberté d'aller et de venir (§ 45 et 46) ni au droit de mener une vie familiale normale (qui ne retient aucunement l'attention des sages ; § 47). Sur cette question fondamentale de la quarantaine et de l'isolement, le Conseil semble tout de même avoir senti que sa crédibilité juridictionnelle supposait qu'un petit geste soit accompli en faveur de la défense des libertés ; ainsi affirme-t-il qu'« en cas d'interdiction de toute sortie, les mesures de mise en quarantaine, de placement et de maintien en isolement constituent une privation de liberté » -- ce qui, il est vrai, allait un peu de soi, sauf pour le Gouvernement(19) ! Mais le Conseil ajoute qu'« il en va de même lorsque [ces mesures] imposent à l'intéressé de demeurer à son domicile ou dans son lieu d'hébergement pendant une plage horaire de plus de douze heures par jour »(20) (§ 33). Au terme d'une assez longue analyse (du moins selon les critères habituels de sa motivation), le Conseil n'en juge pas moins ces mesures proportionnées à l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé poursuivi par le législateur (§ 34 à 40). Il pose en revanche, au sujet du contrôle de ces mesures, une réserve d'interprétation fondée sur l'article 66 de la Constitution (« l'autorité judiciaire » est « gardienne de la liberté individuelle »(21)), dans la mesure où la loi ne prévoyait pas d'intervention systématique du juge judiciaire en cas de prolongation des mesures restrictives de liberté au-delà de quatorze jours, en ce qui concerne les personnes enfermées chez elles sur décision de l'administration plus de douze heures par jour (§ 43). Au titre du droit transitoire, on relèvera que le Conseil s'est montré franchement plus sévère en censurant les dispositions de la loi du 11 mai 2020 qui entendaient maintenir jusqu'au 1er juin 2020 le régime antérieur des mesures de quarantaine et d'isolement, au motif que ces dispositions, issues de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, n'étaient assorties « d'aucune autre garantie, notamment quant aux obligations pouvant être imposées aux personnes y étant soumises, à leur durée maximale et au contrôle de ces mesures par le juge judiciaire dans l'hypothèse où elles seraient privatives de liberté » (§ 86, méconnaissance de la liberté individuelle ; comp. désormais art. L. 3131-15, II, CSP, à nouveau modifié par la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire). C'est une manière de censurer à rebours les dispositions d'une loi qui, en ce temps où tout allait si vite, n'avait pas été soumise au Conseil.

3. Enfin, une bonne partie de la décision n° 2020-800 DC est consacrée au droit au respect de la vie privée. Paradoxalement, le Conseil fait preuve de plus de sévérité sur ce point, peut-être parce que l'enjeu de la protection sanitaire peut alors paraître plus diffus et parce que l'opinion publique a été particulièrement alertée sur les possibilités d'espionner les sujets de droit que pourrait offrir aux pouvoirs publics la volonté de les préserver de la maladie -- l'enfer étant, en ce domaine plus qu'ailleurs, pavé de bonnes intentions. Il ne s'agissait certes pas encore de la fameuse « application covid-19 » (« StopCovid »(22)), mais des « conditions dans lesquelles les données médicales des personnes atteintes par le covid-19 et de celles ayant été en contact avec ces dernières peuvent être partagées entre certains professionnels chargés de traiter les chaînes de contamination » (§ 59 et s., au sujet de l'énorme article 11 de la loi du 11 mai 2020(23)). Comme le résume le service juridique du Conseil, « il s'agit d'identifier et de traiter les chaînes de contamination en recensant les cas diagnostiqués positifs au covid-19, en établissant la liste des personnes qui ont été en contact avec eux et en organisant, à la fois, leur dépistage et, le cas échéant, leur isolement afin d'éviter qu'elles contaminent d'autres personnes »(24). Au plan des principes, le Conseil constitutionnel reprend la règle bien rodée(25) selon laquelle « il résulte du droit au respect de la vie privée que la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d'intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif » (§ 61) ; mais il prend aussi soin d'ajouter, toujours dans son paragraphe de principe, que « lorsque sont en cause des données à caractère personnel de nature médicale, une particulière vigilance doit être observée dans la conduite de ces opérations et la détermination de leurs modalités »(26), ce qui, conformément à la jurisprudence antérieure du Conseil, conduit à tenir compte de la sensibilité particulière des données recueillies. Mettant en œuvre ces règles, les sages valident pour l'essentiel le système mis en place par la loi -- quand bien même celui-ci se passe du consentement des personnes intéressées -- au nom, une fois encore, de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé -- dont on n'avait jamais senti, jusqu'à aujourd'hui, qu'il puisse revêtir une si grande importance dans la jurisprudence constitutionnelle. La décision n° 2020-800 DC contient cependant trois réserves d'interprétation ainsi qu'une censure. La première réserve (§ 67) concerne la collecte, le traitement et le partage des contacts (coordonnées téléphoniques et électroniques) noués par les intéressés avec d'autres personnes. De manière nuancée, le Conseil décide que ces coordonnées doivent être supprimées (à l'instar d'autres informations prévues par la loi(27)) dès lors que l'objectif du système est simplement d'assurer la surveillance épidémiologique nationale et locale ainsi que la recherche sur le virus et les moyens de lutter contre sa propagation. A contrario, toutes les données à caractère personnel peuvent être exploitées et partagées lorsque le but de leur collecte consiste dans l'identification des personnes infectées et de celles avec lesquelles elles ont été en contact ou leur orientation vers des prescriptions médicales d'isolement prophylactiques ainsi que leur accompagnement pendant et après la fin de ces mesures d'isolement. La deuxième réserve (§ 73) porte sur l'accès aux données enregistrées dans le système d'information mis en place. Le Conseil relève que « le champ des personnes susceptibles d'avoir accès à ces données à caractère personnel, sans le consentement de l'intéressé, est particulièrement étendu »(28), mais il estime généreusement (supposons-le bien informé...) que « cette extension est rendue nécessaire par la masse des démarches à entreprendre pour organiser la collecte des informations nécessaires à la lutte contre le développement de l'épidémie » (§ 69). Relevant les garanties par ailleurs instituées par la loi (§ 71 et 72 : respect des finalités du système d'information, accès aux seules données nécessaires à l'intervention de chaque utilisateur, par renvoi à un décret en Conseil d'État, respect du secret professionnel, etc.), le Conseil valide le mécanisme mis en place, tout en formulant une réserve qui ne porte pas, à proprement parler, sur l'interprétation de la loi, mais sur sa mise en musique gouvernementale : « Il appartiendra au pouvoir réglementaire de définir des modalités de collecte, de traitement et de partage des informations assurant leur stricte confidentialité et, notamment, l'habilitation spécifique des agents chargés, au sein de chaque organisme, de participer à la mise en œuvre du système d'information ainsi que la traçabilité des accès à ce système d'information » (§ 73). Outre ce vœu dont le Conseil d'État fera ce qu'il jugera bon, les sages ont censuré l'intégration, dans le large spectre des personnes ayant accès aux données, des organismes assurant l'accompagnement social des intéressés : « S'agissant d'un accompagnement social, qui ne relève (...) pas directement de la lutte contre l'épidémie, rien ne justifie que la communication des données à caractère personnel traitées dans le système d'information ne soit pas subordonnée au recueil du consentement des intéressés. Dès lors, la deuxième phrase du paragraphe III de l'article 11, qui méconnaît le droit au respect de la vie privée, est contraire à la Constitution » (§ 70). On peut légitimement se demander si les pharmaciens, qui sont avant tout des commerçants, n'auraient pas mérité le même traitement. La troisième et dernière réserve (§ 74) porte sur le recours à des sous-traitants : le respect de la vie privée suppose que ceux-ci soient soumis aux « exigences de nécessité et de confidentialité » posées par la loi et rappelées dans ses motifs par le Conseil (cf. supra, § 71 à 73). Une seconde censure mérite simplement d'être signalée, qui ne concerne qu'indirectement le respect de la vie privée : la loi entendait soumettre son futur décret d'application à l'avis conforme de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ; « or, en vertu de l'article 21 de la Constitution et sous réserve de son article 13, le Premier ministre exerce le pouvoir réglementaire à l'échelon national. Ces dispositions n'autorisent pas le législateur à subordonner à l'avis conforme d'une autre autorité de l'État l'exercice, par le Premier ministre, de son pouvoir réglementaire » (§ 77). Le symbole est intéressant : alors qu'il n'est pas interdit de penser que l'État français a quelque peu failli lors de la crise sanitaire, le Conseil constitutionnel l'invite à continuer de prendre malgré tout ses responsabilités, sans rejeter sur d'autres autorités une partie de son lourd fardeau. Le Gouvernement ne pourra guère, de plus, reprocher au juge constitutionnel de lui avoir mis des bâtons dans les roues pour mettre la France sous cloche(29) !

4. Aux côtés de son dramatique versant sanitaire, le respect de la vie privée est au centre d'une autre décision du Conseil relative aux données personnelles, décision n° 2020-841 QPC du 20 mai 2020, La Quadrature du Net et autres (rendue après trois mois et sept jours !), qui conduit, elle aussi, à une censure partielle des dispositions contestées concernant les pouvoirs des agents de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (la « Hadopi » qui, depuis que le législateur l'a portée sur les fonts baptismaux, est dans le collimateur du Conseil constitutionnel(30) !). Si les dispositions en cause(31) avaient été déclarées conformes à la Constitution dans la décision du 10 juin 2009 relative à la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (dite « loi Hadopi »)(32), le Conseil estime ici -- comme il l'a déjà fait sur le même sujet(33) -- que le durcissement de sa propre jurisprudence relative au droit de communication des données de connexion « constitue un changement des circonstances justifiant le réexamen des dispositions contestées » (§ 5)(34). Ce revirement de jurisprudence est expressément identifié comme résultant de la décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015 (« loi Macron »), au sujet des dispositions qui instauraient un droit de communication des données de connexion au profit des agents de l'Autorité de la concurrence (§ 134 et s.)(35). Dans la nouvelle espèce soumise au Conseil, le droit de communication était institué au profit des agents de la Hadopi dans le but de protéger les œuvres relevant du droit d'auteur ou d'un droit voisin. Dans la présente affaire, le Conseil opère une distinction entre les différents types d'informations dont le Code de la propriété intellectuelle (CPI) autorise la communication(36). S'agissant des « informations d'identification des abonnés », les sages décident que « le législateur a assorti le droit de communication contesté de garanties propres à assurer, entre le respect de la vie privée et l'objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle [qui consiste ici à « renforcer la lutte contre les pratiques de contrefaçon sur Internet », § 9], une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée » (§ 12). Les opérateurs de communication électronique devront ainsi continuer à transmettre aux agents de la Hadopi l'identité, l'adresse postale, l'adresse électronique et les coordonnées téléphoniques des abonnés indélicats qui utilisent (ou laissent utiliser) leur accès Internet pour bafouer des œuvres protégées(37). Comme le relève en effet le Conseil dans sa motivation, « ces informations sont nécessaires pour que leur soit adressée la recommandation » que la Hadopi est, en particulier, investie du pouvoir d'émettre (art. L. 331-25 CPI ; procédure dite « de réponse graduée »). La difficulté tenait toutefois à ce que le droit de communication instauré par le CPI était beaucoup plus large : portant « notamment » sur l'identification des abonnés, il s'étendait finalement à « tous documents, quel qu'en soit le support, y compris les données [de connexion] conservées et traitées par les opérateurs de communications électroniques » (art. L. 331-21, al. 3, CPI). Sur ce point, l'évolution de la jurisprudence du Conseil justifie une censure(38) : « D'une part, en faisant porter le droit de communication sur « tous documents, quel qu'en soit le support » et en ne précisant pas les personnes auprès desquelles il est susceptible de s'exercer, le législateur n'a ni limité le champ d'exercice de ce droit de communication ni garanti que les documents en faisant l'objet présentent un lien direct avec le manquement à l'obligation énoncée à l'article L. 336-3 du [CPI], qui justifie la procédure mise en œuvre par la commission de protection des droits » (§ 16) ; « d'autre part, ce droit de communication peut également s'exercer sur toutes les données de connexion détenues par les opérateurs de communication électronique. Or, compte tenu de leur nature et des traitements dont elles peuvent faire l'objet, de telles données fournissent sur les personnes en cause des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée(39). Elles ne présentent pas non plus nécessairement de lien direct avec le manquement à l'obligation énoncée à l'article L. 336-3 » (§ 17). La conciliation est ainsi jugée manifestement déséquilibrée entre, d'une part, le droit au respect de la vie privée (protégé par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789)(40) et, d'autre part, « l'objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle » -- lequel est clairement identifié, pour la première fois, comme un objectif de valeur constitutionnelle (§ 6)(41). Les amateurs de linguistique juridique noteront que le Conseil censure également l'adverbe « notamment » (art. L. 331-21, al. 5, CPI), dont on connait les subtiles et (parfois) dangereuses ressources, adverbe qui permettait ici d'amplifier le champ des informations communicables, en sus de celles relatives à l'identification des abonnés.

5. Deux autres décisions rendues au printemps 2020 concernent, au sens large, le monde numérique. La première, très médiatique, porte sur les algorithmes mis en place par la plateforme numérique « Parcoursup » pour l'orientation scolaire des bacheliers (décision n° 2020-834 QPC du 3 avril 2020, Union nationale des étudiants de France). Sans rentrer dans les méandres de cette décision longue et technique (presque aussi formidablement compliquée que la procédure instituée par la loi !), on relèvera que le Conseil constitutionnel pose une importante réserve d'interprétation -- qui a toute la saveur d'une censure -- relative à la publicité des algorithmes éventuellement employés par les établissements d'enseignement supérieur pour procéder aux préinscriptions dans les formations de premier cycle. En effet, les dispositions contestées du Code de l'éducation(42) prévoient qu'« afin de garantir la nécessaire protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques chargées de l'examen des candidatures présentées dans le cadre de la procédure nationale de préinscription prévue au même deuxième alinéa, les obligations résultant des articles L. 311-3-1 et L. 312-1-3 du code des relations entre le public et l'administration [publicité des algorithmes utilisés par l'administration] sont réputées satisfaites dès lors que les candidats sont informés de la possibilité d'obtenir, s'ils en font la demande, la communication des informations relatives aux critères et modalités d'examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise » (art. L. 612-3, I, al. 2). Il en résultait, comme le soulignent les sages par référence à la jurisprudence du Conseil d'État(43), que l'accès aux documents administratifs relatifs aux traitements algorithmiques que peuvent utiliser les établissements était restreint aux seuls candidats qui en faisaient a posteriori la demande, ce qui excluait les tiers (telle que l'association étudiante requérante) et les candidats eux-mêmes avant qu'une décision ait été prise à leur sujet (§ 12). De manière expéditive, le Conseil écarte le grief tiré d'une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif (§ 19 à 21), mais il donne raison au requérant sur le fondement de l'article 15 de la Déclaration de 1789, aux termes duquel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Selon le Conseil, qui n'est pas loin d'innover, « est garanti, par cette disposition, le droit d'accès aux documents administratifs(44). Il est loisible au législateur d'apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (§ 8). Si l'indépendance des équipes pédagogiques et l'autorité de leur décision sont bien reconnues comme des objectifs d'intérêt général (§ 13), l'atteinte portée à la transparence administrative n'est cependant jugée proportionnée qu'au bénéfice d'une réserve d'interprétation que les sages ajoutent aux garanties résultant expressément de la loi(45) : « Une fois la procédure nationale de préinscription terminée, l'absence d'accès des tiers à toute information relative aux critères et modalités d'examen des candidatures effectivement retenus par les établissements porterait au droit garanti par l'article 15 de la Déclaration de 1789 une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif d'intérêt général poursuivi, tiré de la protection du secret des délibérations des équipes pédagogiques. Dès lors, les dispositions contestées ne sauraient, sans méconnaître le droit d'accès aux documents administratifs, être interprétées comme dispensant chaque établissement de publier, à l'issue de la procédure nationale de préinscription et dans le respect de la vie privée des candidats, le cas échéant sous la forme d'un rapport, les critères en fonction desquels les candidatures ont été examinées et précisant, le cas échéant, dans quelle mesure des traitements algorithmiques ont été utilisés pour procéder à cet examen » (§ 17). Déjouant les approximations (voire les mensonges éhontés) du ministre de l'Enseignement supérieur et du fantoche « comité éthique et scientifique de Parcoursup » (qui niaient en chœur la possible existence d'algorithmes au niveau des établissements(46)), le Conseil constitutionnel permet ainsi que les critiques adressées sur ce point à « Parcoursup » par la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le Défenseur des droits ainsi que la Cour des comptes(47), ne restent pas lettre morte. Au gré des affaires soumises au Conseil, la jurisprudence constitutionnelle relative à l'usage des algorithmes, bonnes à tout faire de notre société numérisée, s'étoffe ainsi avec la lenteur inhérente à l'activité juridictionnelle (vigilance lorsqu'une décision individuelle est prise sur le seul fondement d'un algorithme(48) et lorsque celui-ci permet au fisc d'espionner les contribuables(49), transparence des algorithmes).

6. La seconde décision « numérique » du Conseil porte sur l'examen a priori de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020). Même s'ils ne prononcent pas la censure totale de cette loi, les sages la pulvérisent et la privent ainsi de sa sournoise utilité potentielle. Comme son titre l'indique, la loi soumise au Conseil avait pour ambition d'instaurer ou de renforcer une « police de l'Internet » en procédant à plusieurs modifications de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique. Opérant une gradation dans ce qui lui fait horreur, le Parlement avait distingué les régimes juridiques applicables, d'une part, aux « contenus à caractère terroriste ou pédopornographiques » (bizarre association déjà opérée par la loi de 2004 du fait de ses élargissements successifs) et, d'autre part, aux « contenus illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel » (innovation de la loi soumise en l'espèce au Conseil). Au nom de la liberté d'expression et de communication garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789, toutes ces dispositions de la loi déférée sont censurées par le Conseil, au terme d'un raisonnement différent selon que l'un ou l'autre des deux types de contenus se trouve en cause. Au plan des principes, les sages rappellent d'abord leur jurisprudence traditionnelle relative à l'article 11 de la DDHC, tel qu'acclimaté de longue date (précisément depuis la « décision Hadopi » précitée, en 2009(50)) au temps numérique : « Aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». En l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services et de s'y exprimer » (§ 4). Sur le fondement de l'article 34 de la Constitution, le Conseil rappelle qu'il est toutefois « loisible au législateur d'édicter des règles concernant l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d'écrire et d'imprimer [et], à ce titre, d'instituer des dispositions destinées à faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers. Cependant, la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s'ensuit que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » (§ 5). L'application de ces règles bien assises(51) conduit ensuite, en premier lieu, à la censure des modifications apportées au régime juridique applicable aux contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, que le Parlement entendait renforcer de manière particulièrement stricte(52). Depuis une loi du 13 novembre 2014, l'autorité administrative peut demander aux hébergeurs ou éditeurs de services de communication en ligne de retirer ces contenus et, en l'absence de retrait dans un délai de vingt-quatre heures, l'administration peut notifier la liste des adresses des contenus incriminés aux fournisseurs d'accès à Internet qui doivent alors, sans délai, en empêcher l'accès (L. 21 juin 2004, préc., art. 6-1 : blocage administratif des sites concernés). Or, la loi incriminée (art. 1er, I) réduisait à une heure le délai dont auraient disposé les éditeurs et hébergeurs pour retirer les contenus notifiés, sous peine d'un an d'emprisonnement et de 250 000 euros d'amende. Pour les sages, la volonté légitime de lutter contre ces abus de la liberté d'expression, si graves soient-ils, ne saurait justifier une telle sévérité. Trois raisons sont avancées : d'abord le fait que « la détermination du caractère illicite des contenus en cause ne repose pas sur leur caractère manifeste [et soit] soumise à la seule appréciation de l'administration »(53), ensuite le fait que « l'engagement d'un recours contre la demande de retrait [ne soit] pas suspensif et [que] le délai d'une heure laissé à l'éditeur ou l'hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui [permette] pas d'obtenir une décision du juge avant d'être contraint de le retirer », enfin la gravité des peines encourues (§ 7). À l'heure où, sur fond de crise sanitaire, l'administration multiplie les entraves à la liberté d'aller et de venir ou au droit d'expression collective des idées et des opinions (cf. supra), le Conseil constitutionnel décide courageusement que l'Internet doit demeurer, par principe, un espace de liberté -- le seul dont beaucoup de personnes auront profité pendant les deux mois de confinement du printemps 2020, si bien que cette loi était fort malvenue. La censure a pour effet de maintenir le délai de vingt-quatre heures qui continue de figurer à l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004. Dans le même sens et en second lieu, la loi déférée au Conseil (art. 1er, II) édifiait un nouveau régime concernant les contenus haineux ou sexuels manifestement illicites. Se distinguant du régime précédent, ces nouvelles dispositions imposaient à certains opérateurs de plateformes en ligne(54) (moteurs de recherche, sites de classement ou de référencement, plateformes de mise en relation) de retirer ou de rendre inaccessibles ces contenus, lorsqu'ils leur sont signalés, dans un délai de vingt-quatre heures, sous peine de sanction pénale (250 000 euros d'amende). Pour ne pas succomber au principe de légalité criminelle, la loi énumérait longuement les infractions auxquelles devaient renvoyer les propos haineux ou sexuels concernés pour justifier leur mise au ban de l'Internet (apologie à la commission de certains crimes, injure ou provocation à la discrimination, la haine ou la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur handicap, etc., harcèlement sexuel, contestation d'un crime contre l'humanité, etc.(55)). Le Conseil constitutionnel reconnaît qu'« en adoptant ces dispositions, le législateur a voulu prévenir la commission d'actes troublant gravement l'ordre public et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge de tels actes. Il a ainsi entendu faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers » (§ 13). Pour cinq séries de raisons, le mécanisme légal n'en est pas moins invalidé, cette fois en son entier, au nom d'« une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée » à l'objectif poursuivi (§ 19). Premièrement, « l'obligation de retrait s'impose à l'opérateur dès lors qu'une personne lui a signalé un contenu illicite (...). Elle n'est pas subordonnée à l'intervention préalable d'un juge ni soumise à aucune autre condition. Il appartient donc à l'opérateur d'examiner tous les contenus qui lui sont signalés, aussi nombreux soient-ils, afin de ne pas risquer d'être sanctionné pénalement » (§ 14). C'est que le signalement, ici, n'émane pas de l'administration, mais peut être le fait de tout un chacun, ce qui aurait mis les opérateurs aux ordres de millions de petits procureurs numériques. Ce premier motif en rejoint un deuxième, tiré de l'absence de cause d'exonération de responsabilité pénale spécifique « tenant par exemple à une multiplicité de signalements dans un même temps »(56) (§ 17). Troisièmement, le Conseil estime que, « s'il appartient aux opérateurs de plateforme en ligne de ne retirer que les contenus manifestement illicites, le législateur a retenu de multiples qualifications pénales justifiant le retrait de ces contenus. En outre, son examen ne doit pas se limiter au motif indiqué dans le signalement. Il revient en conséquence à l'opérateur d'examiner les contenus signalés au regard de l'ensemble de ces infractions, alors même que les éléments constitutifs de certaines d'entre elles peuvent présenter une technicité juridique » (§ 15). Quatrièmement, le délai de vingt-quatre heures apparaît trop court « compte tenu des difficultés précitées d'appréciation du caractère manifeste de l'illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés » (§ 16). Enfin, cinquièmement, le Conseil pointe du doigt la lourdeur de l'amende prévue par la loi « pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition » (§ 18). Opérant la synthèse de ces motifs (dont les poids respectifs ne peuvent malheureusement pas être connus), les sages concluent : « Il résulte de ce qui précède que, compte tenu des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites » (§ 19). Telle est la logique de cette décision, qui tient compte des effets concrets que la mise en œuvre de ces règles aurait vraisemblablement produits pour décider de leur censure. Les dispositions clefs de la loi, contenues dans son article 1er, I et II, étant censurées, le Conseil constitutionnel invalide également, « par voie de conséquence », de nombreuses autres dispositions avec lesquelles elles entretenaient un lien de dépendance (§ 21 à 26)(57). Il en résulte que la version en vigueur de la loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet n'est plus qu'un triste squelette abandonné dans les oubliettes juridiques, déjà très fréquentées, de notre République. Demeure tout de même cet improbable « observatoire de la haine en ligne », comité Théodule créé par l'article 16 de la loi et placé auprès du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)...

7. La suite de la livraison hivernale et printanière du Conseil constitutionnel est de facture plus classique, entre QPC relatives à la liberté d'entreprendre et QPC portant sur des têtes d'épingle du droit social. Avant de les recenser, on signalera tout de même une nouveauté qui n'est pas passée inaperçue : dans sa décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes(58), le Conseil a dégagé un nouvel objectif de valeur constitutionnelle « de protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains » (§ 4), fondé sur le préambule de la Charte de l'environnement et qui était déjà en germe dans sa jurisprudence(59). Après celui relatif à la « sauvegarde de la propriété intellectuelle » (cf. supra, déc. n° 2020-841 QPC, préc., n° 4), c'est le second « OVC » expressément consacré par les sages en ce premier semestre 2020. Étaient en cause, en l'espèce, des dispositions du Code rural et de la pêche maritime(60) qui interdisent la production, le stockage et la circulation de certains produits phytopharmaceutiques (pesticides). Emboîtant le pas d'une précédente décision du Conseil, le requérant dénonçait précisément l'interdiction d'exportation de ces produits qui, « par la gravité de ses conséquences pour les entreprises productrices ou exportatrices », serait contraire à la liberté d'entreprendre (§ 2). Cette voie avait été tracée par le Conseil constitutionnel lui-même qui, dans sa décision du 17 septembre 2015 relative à l'interdiction du bisphénol A(61), avait opéré une distinction entre, d'un côté, l'interdiction de la commercialisation des conditionnements contenant du bisphénol A (conforme à la Constitution) et, d'un autre côté, la suspension de leur fabrication et de leur exportation, qui avait été jugée contraire à la liberté d'entreprendre dans la mesure où le bisphénol A continuait d'être autorisé dans de nombreux pays -- à l'instar des produits phytopharmaceutiques en cause dans cette nouvelle affaire. Quatre ans plus tard, les mêmes causes devaient-elles produire les mêmes effets ? Le Conseil ne l'a pas souhaité, sans doute parce que la liberté d'entreprendre entrait ici en conflit, non avec de simples objectifs d'intérêt général, mais avec deux objectifs de valeur constitutionnelle(62) : d'une part la protection de la santé (onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 qui était déjà en cause, il est vrai, dans la décision de 2015, mais non sous l'angle d'un « OVC » opposable à la liberté d'entreprendre(63)) et, d'autre part et surtout, le nouvel objectif de « protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains ». Ce dernier membre de phrase, tout ronflant qu'il soit, est loin d'être indifférent pour conduire à cette décision audacieuse qui valide les dispositions contestées, puisque les sages estiment, cette fois, que « le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger » (§ 6)(64). Comme le souligne le commentaire du service juridique du Conseil, « l'objectif de protection de l'environnement ne se limite donc pas à la protection de l'environnement national. Il revêt une portée universelle dont s'infère la possibilité pour le législateur de promouvoir cette protection partout sur la planète »(65). Plus verts que verts, les juristes du Conseil constitutionnel tombent même, quelques pages plus loin, dans un certain lyrisme qui est souvent l'apanage des défenseurs de la nature, mais qui est chez eux très inhabituel : « Il ne s'agit plus seulement de permettre au législateur de porter une atteinte à une exigence constitutionnelle au nom de la protection de l'environnement entendu comme une notion limitée à l'espace national, mais d'admettre que la protection de l'environnement doit être appréhendée de manière universelle. Il ne s'agit par ailleurs plus seulement de raisonner à partir du niveau global des atteintes à l'environnement ou à la santé, qui ne diminuera peut-être pas du seul fait de l'éviction des entreprises françaises au profit de leurs concurrentes étrangères. Il s'agit de permettre au législateur de promouvoir, pour ce qui relève de la zone de souveraineté française, des comportements protecteurs, quand bien même cette action positive pourrait se trouver, matériellement, annihilée par une recrudescence d'actions nuisibles à l'environnement commises par les entreprises d'autres pays »(66). La France, mère patrie des vertus écologiques, sous le glaive en coton biologique du Conseil constitutionnel : on en pleurerait presque. Pour l'heure, il ne s'agissait toutefois que de conforter les ambitions écologiques du Gouvernement ; il faudra voir si le Conseil constitutionnel fera preuve du même courage universaliste lorsqu'il s'agira d'invalider une loi au nom de la protection de l'environnement mondial.

8. Deux autres décisions relatives à la liberté d'entreprendre seront plus brièvement signalées, qui concluent elles aussi à la conformité des dispositions contestées. La première est la décision n° 2020-837 QPC du 7 mai 2020, Société A.D-Trezel qui, rendue par le Conseil trois mois et un jour (!) après sa saisine, a surtout pour originalité, sinon pour intérêt, d'être la première QPC consacrée aux baux commerciaux(67), domaine du droit privé pourtant très riche en contentieux. Jusqu'à aujourd'hui, les questions posées n'avaient toutefois jamais franchi le filtre de la Cour de cassation. En l'espèce, la QPC portait sur les complexes conditions de revalorisation du loyer des baux commerciaux renouvelés dont la durée n'est pas supérieure à neuf ans, lorsque le plafonnement en principe mis en place par la loi ne joue pas(68). Dans cette hypothèse, les dispositions renvoyées au Conseil prévoient que « la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente » (art. L. 145-34, al. 4, du Code de commerce, réd. L. n° 2014-626, 18 juin 2014, dite « loi Pinel »), ce qui est une manière de lisser sur plusieurs années l'augmentation du loyer qu'autorise la hausse de la valeur locative(69). Le requérant dénonçait une atteinte au droit de propriété (précisément à ses conditions d'exercice, au sens de l'article 2 de la Déclaration de 1789), car « cette limitation de l'augmentation du loyer lors du renouvellement du bail ne serait justifiée par aucun motif d'intérêt général et pourrait avoir pour effet d'imposer un niveau de loyer fortement et durablement inférieur à la valeur locative du bien, entraînant ainsi une perte financière importante pour le bailleur » (§ 2)(70). Le Conseil constitutionnel ne conteste pas, bien sûr, que ces dispositions du Code de commerce portent atteinte au droit de propriété, dans la mesure où elles « empêchent le bailleur de percevoir, dès le renouvellement de son bail et le cas échéant jusqu'à son terme, un loyer correspondant à la valeur locative de son bien lorsque ce loyer est supérieur de 10 % au loyer acquitté lors de la dernière année du bail expiré » (§ 6). On sait en effet que le fructus, c'est-à-dire le droit de percevoir les fruits du bien dont on est propriétaire, constitue l'un des trois composants classiques de la propriété. Mais l'atteinte est considérée comme proportionnée à l'objectif d'intérêt général poursuivi par le législateur, qui « a entendu éviter que le loyer de renouvellement d'un bail commercial connaisse une hausse importante et brutale de nature à compromettre la viabilité des entreprises commerciales et artisanales » (§ 7). À cette fin, deux arguments sont avancés : d'abord le fait que la loi autorise un « rattrapage » de 10 % par an (§ 8), ensuite le fait que ce mécanisme ne soit pas d'ordre public, de sorte que « les parties peuvent convenir de ne pas [l']appliquer, soit au moment de la conclusion du bail initial, soit au moment de son renouvellement » (§ 9). La portée de cette motivation ne doit pas être exagérée : ce n'est pas parce qu'un mécanisme de plafonnement des loyers serait d'ordre public, en droit commercial ou ailleurs, qu'il faudrait bien entendu conclure, désormais, à son inconstitutionnalité(71) ; c'est en vert que le Conseil constitutionnel a entrepris de repeindre ses volets, pas encore en rouge ! La dernière décision mettant en œuvre la liberté d'entreprendre concerne la délivrance des autorisations d'exploitation commerciale. Par cette décision n° 2019-830 QPC du 12 mars 2020, Conseil national des centres commerciaux, le Conseil décide, pour employer un vocabulaire politique, que la volonté de protéger le petit commerce en centre-ville justifie les restrictions apportées à la création des centres commerciaux qui défigurent déjà les abords de la plupart des villes françaises. Complétant sa jurisprudence (assez peu fournie(72)) sur les autorisations administratives d'urbanisme, en particulier commercial, le Conseil valide en l'espèce les dispositions de l'article L. 752-6 du Code de commerce, issues de la « loi ELAN » du 23 novembre 2018, qui permettent aux commissions départementales délivrant ces autorisations préalables de tenir compte de « la contribution du projet à la préservation ou à la revitalisation du tissu commercial du centre-ville de la commune d'implantation (...) ». Selon l'association requérante, « aucun motif d'intérêt général ne permettrait de justifier ces différentes dispositions, qui poursuivraient, non une finalité d'aménagement du territoire, mais un objectif purement économique de protection des commerçants des centres-villes, en limitant l'implantation de grandes surfaces commerciales en périphérie des communes », au mépris de la liberté d'entreprendre (§ 3). Mais, pour le Conseil constitutionnel, « lutter contre le déclin des centres-villes » constitue bien un objectif d'intérêt général (§ 8) qui justifie l'atteinte portée à la liberté d'entreprendre, atteinte par ailleurs proportionnée (§ 9 à 13), en particulier parce que le nouveau critère d'appréciation posé par la loi n'est qu'un « critère supplémentaire » (§ 10 et § 11), de sorte que les dispositions contestées « ne subordonnent pas la délivrance de l'autorisation à l'absence de toute incidence négative sur le tissu commercial des centres-villes » (§ 10)(73). Le Conseil s'était pourtant montré plus sourcilleux, voilà vingt ans déjà, dans sa « décision SRU »(74) qui portait sur des dispositions d'un type assez proche, puisque « le souci [du législateur] d'assurer « la sauvegarde de la diversité commerciale des quartiers » », en soumettant tout changement de destination d'un local à usage commercial ou artisanal à une autorisation administrative, avait alors été considéré comme une atteinte disproportionnée au droit de propriété et à la liberté d'entreprendre. Mais il est toujours très aisé de concilier des décisions dont l'appréciation ne diffère qu'au stade du contrôle de proportionnalité, parce que les dispositions respectivement contestées n'ont jamais la même portée ; il est ainsi facile de considérer, ici, que les règles posées en 2000 étaient plus attentatoires à la liberté d'entreprendre que celles analysées en 2020. Quelle merveille politique que ce contrôle de proportionnalité qui permet à nos juges, constitutionnels ou autres, de gouverner en toute tranquillité !

9. Deux décisions du Conseil sont ensuite relatives au droit social, envisagé sous son angle syndical. Dans la première (décision n° 2019-831 QPC du 12 mars 2020, M. Pierre V.), le Conseil avait à connaître de la limitation géographique de compétence posée la loi pour l'intervention des défenseurs syndicaux dont la « loi Macron » du 6 août 2015 a élaboré le statut juridique aux articles L. 1453-4 et suivants du Code du travail (C. trav.)(75). Selon le troisième alinéa de l'article L. 1453-4, introduit par une « ordonnance Macron » du 20 décembre 2017 (sa qualité rédactionnelle évoque davantage les notes de service du ministère de l'Économie que la langue de Portalis), « le défenseur syndical intervient sur le périmètre d'une région administrative ». Parmi tous les arguments développés par le requérant, le Conseil se saisit du dernier pour former une réserve d'interprétation dont le caractère « constructif » ne facilitera pas l'accessibilité matérielle de la disposition contestée -- qui ne peut dorénavant être lue qu'au regard de la décision n° 2019-831 QPC. Cette réserve est ainsi construite et énoncée par les sages : « Les dispositions contestées pourraient avoir pour effet que, dans le cas où une cour d'appel n'est pas située dans la même région que le conseil de prud'hommes, le justiciable représenté par un défenseur syndical soit contraint d'en changer lorsque l'affaire est portée devant la cour d'appel, y compris en cas de renvoi après cassation, à la différence d'un justiciable représenté en première instance par un avocat. Cette différence de traitement ne trouve de justification ni dans les contraintes résultant du financement public du défenseur syndical, ni dans la spécificité du statut des défenseurs syndicaux, ni dans aucun autre motif. Dès lors, les dispositions contestées ne sauraient, sans méconnaître le principe d'égalité devant la justice(76), priver la partie ayant choisi de se faire assister par un défenseur syndical devant le conseil de prud'hommes de continuer à être représentée, dans tous les cas, par ce même défenseur devant la cour d'appel compétente » (§ 8). Il n'est pas inintéressant de noter que le contenu de cette réserve, de même que la limitation de principe du champ de la compétence géographique des défenseurs syndicaux, étaient initialement prévus par le décret d'application de la « loi Macron » de 2015 (D. n° 2016-975, 18 juillet 2016), mais le Conseil d'État avait annulé ces dispositions au nom d'une erreur manifeste d'appréciation(77). L'ordonnance du 20 décembre 2017 reprenait précisément ces règles, tout en « oubliant » (?) d'indiquer que « le défenseur syndical peut continuer à assister ou représenter [la partie appelante ou intimée en première instance] devant une cour d'appel qui a son siège dans une autre région » (selon les termes initiaux de l'art. D. 1453-2-4, al. 2, C. trav.)... La QPC se fait donc redresseuse de lois imparfaites ! Du point de vue de l'accessibilité du droit, tout cela laisse quand même à désirer, comme il a été dit. Ainsi le site Légifrance indique-t-il, à la page de l'actuel article D. 1453-2-4 du Code du travail, que son deuxième alinéa a été annulé par décision du Conseil d'État, sans toutefois spécifier... que sa substance a été rétablie par une réserve d'interprétation du Conseil constitutionnel ! Sur le fond, relevons qu'il est assez rare que le principe d'égalité devant la justice (art. 6 et 16 DDHC) soit appliqué par le Conseil constitutionnel en dehors de la matière pénale(78), ce qui fait le principal intérêt théorique de la décision n° 2019-831 QPC. L'égalité devant la justice -- tout comme, plus généralement, l'égalité devant la loi -- demeure cependant, dans la jurisprudence du Conseil, une égalité essentiellement abstraite. Ainsi, aux requérants qui dénonçaient, à titre principal, une distinction injustifiée entre les justiciables, au motif que « celui qui souhaite être représenté par un défenseur syndical est contraint de le choisir parmi les défenseurs syndicaux de la région dans laquelle est située la juridiction compétente alors que celui qui souhaite être défendu par un avocat peut le choisir parmi tous les avocats exerçant en France » (§ 2), le Conseil répond, sans surprise, que « tous les justiciables ont la même faculté d'être représentés devant le conseil de prud'hommes, entre autres, par un avocat ou par un défenseur syndical inscrit sur la liste de la région dans laquelle est située cette juridiction. Le seul fait, lors de l'exercice de cette faculté, d'être contraint de choisir un défenseur syndical compétent dans le territoire de la région ne crée aucune distinction entre les justiciables » (§ 6). Enfin, dans cette affaire, le Conseil écarte le grief tiré d'une méconnaissance de la liberté syndicale : « En limitant la compétence du défenseur syndical au territoire d'une seule région, les dispositions contestées ne portent atteinte ni à l'organisation ou au fonctionnement des syndicats ni, en tout état de cause, à la faculté des syndicats d'assister et de représenter les parties devant les juridictions du travail » (§ 10). Le service juridique du Conseil précise utilement la portée de cette solution, en expliquant que « l'emploi de [la formule] « en tout état de cause » indique que le Conseil constitutionnel a réservé la question de savoir si la faculté des syndicats d'assister et de représenter les parties en justice constitue un élément de la liberté syndicale »(79). La seconde décision semestrielle concernant le droit social est relative à la transparence financière des organisations syndicales que la Cour de cassation a posée comme condition de l'exercice de certaines prérogatives par les syndicats non représentatifs au sein des entreprises (décision n° 2020-835 QPC du 30 avril 2020, M. Ferhat H. et autre). Si les dispositions en cause avaient déjà été jugées conformes à la Constitution en 2010(80), c'est bien en effet une « jurisprudence constante » de la chambre sociale de la Cour de cassation qui, selon l'aveu même de celle-ci dans son arrêt de renvoi(81), justifiait l'examen de cette question, au nom d'un « changement de circonstance »(82) (§ 6). Cette dernière expression est d'ailleurs assez malvenue en l'espèce, qui laisse accroire que c'est le texte de loi lui-même qui est critiqué, à savoir l'article L. 2121-1, 3 °, du Code du travail, lequel mentionne simplement la transparence financière au nombre des critères d'appréciation de la représentativité des organisations syndicales. Or, cet article du Code du travail ne fait que contenir les mots « transparence financière » auxquels la jurisprudence contestée se réfère, en vérité à la marge des termes de la loi (texte-prétexte)... La règle transmise au Conseil est donc une règle purement jurisprudentielle qui n'a jamais été contrôlée au regard de la Constitution et il n'y a, dans tout cela, aucun embryon de « changement de circonstance » véritable. Une fois mis de côté cet artifice juridique, pesante rançon du légicentrisme français, reste le fond de l'affaire : le fait que « tout syndicat, qu'il soit ou non représentatif [doive] satisfaire au critère de transparence financière pour pouvoir exercer des prérogatives dans l'entreprise »(83) (§ 8) est-il conforme à la liberté syndicale (6e al. du Préambule de 1946) et au principe de participation des travailleurs (8e al. du même Préambule) ? En pratique, il s'agit principalement, pour les syndicats concernés (non représentatifs) de désigner un représentant de la section syndicale au sein de l'entreprise en vue de participer aux prochaines élections professionnelles pour devenir représentatifs (de sorte qu'un délégué syndical pourra alors être désigné). Pour le Conseil constitutionnel, l'« extension prétorienne du critère de la transparence financière », au-delà de la seule question de la représentativité des syndicats(84), n'est pas contraire à la Constitution. Deux motifs sont brièvement avancés : « D'une part, en imposant aux syndicats une obligation de transparence financière, le législateur a entendu permettre aux salariés de s'assurer de l'indépendance, notamment financière, des organisations susceptibles de porter leurs intérêts » (§ 9, justification de politique juridique) ; « d'autre part, il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation qu'un syndicat non représentatif peut rapporter la preuve de sa transparence financière soit par la production des documents comptables requis en application [de la loi], soit par la production de tout autre document équivalent »(85) (§ 10, justification technique tirée des souplesses avec lesquelles la jurisprudence admet que la transparence financière soit démontrée) ; « dès lors, en imposant à l'ensemble des syndicats, y compris non représentatifs, de satisfaire à l'exigence de transparence financière, les dispositions contestées ne méconnaissent ni la liberté syndicale ni le principe de participation des travailleurs » (§ 11).

10. L'ultime partie de cette chronique sera consacrée au droit de la famille, qui n'est certes pas la matière la plus présente dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais qui n'en a pas moins offert trois décisions QPC en quatre mois. Les deux premières seront vite évoquées, car elles concernent le droit de la famille sous son angle fiscal : fiscalité de la prestation compensatoire pour la décision n° 2019-824 QPC du 31 janvier 2020, M. Thierry A., et fiscalité de la contribution aux charges du mariage de l'article 214 du Code civil en ce qui concerne la décision n° 2020-842 QPC du 28 mai 2020, M. Rémi V. Outre la proximité de leur domaine, ces décisions ont pour point commun de conduire toutes deux à la censure des dispositions contestées par ces messieurs requérants, soucieux de faire baisser leurs impôts. La première affaire (n° 2019-824 QPC)(86) concernait la réduction d'impôt à laquelle donne droit, en principe, le versement d'une prestation compensatoire à la suite d'un divorce. En résumé, toutes les prestations compensatoires, quelle que soit leur forme (rente ou capital), peuvent bénéficier de cet avantage fiscal, sauf les versements en capital effectués sur moins de douze mois lorsqu'ils sont accompagnés d'une rente (prestation compensatoire mixte visée par l'art. 199 octodecies du Code général des impôts (CGI), spéc. II, réd. L. 26 mai 2004). Le Conseil considère que la volonté du législateur de « prévenir [ainsi] certaines pratiques d'optimisation fiscale » (§ 11)(87) ne saurait justifier une telle différence de traitement qui apparaît contraire au principe d'égalité devant les charges publiques (art. 13 DDHC). Pour aboutir à cette conclusion, un élément particulier retient l'attention du privatiste : « Le simple fait qu'un versement en capital dans un délai de douze mois s'accompagne d'une rente ne saurait suffire à identifier une stratégie d'optimisation fiscale dès lors que les modalités de versement d'une prestation compensatoire, qui dépendent de la situation financière des époux, sont soit déterminées par le juge en fonction de l'âge ou de l'état de santé du créancier, soit homologuées par lui en fonction du caractère équitable des droits et obligations des époux » (§ 12). On peut dire, en somme, que le droit civil tient ici le droit fiscal en l'état -- même si l'on peut douter, au gré de l'accélération de la procédure de divorce par consentement mutuel, que le juge de l'homologation ait véritablement le temps de vérifier les motivations fiscales sous-jacentes aux choix opérés par les futurs ex-époux. De juge, chacun sait qu'il n'y a même plus forcément besoin, désormais, pour divorcer... Or, quoique l'article 199 octodecies du CGI ait été modifié par la loi 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle (à l'origine du divorce sans juge), son paragraphe II subsiste en l'état dans le droit positif. C'est cependant « dans leur rédaction contestée résultant de la loi du 26 mai 2004 [qui] ne sont plus en vigueur » que la décision n° 2019-824 QPC déclare contraires à la Constitution les dispositions contestées(88). La seconde affaire (n° 2020-842 QPC) portait sur l'article 156, II, 2 °, du CGI qui prévoyait, avant d'être partiellement censuré par le Conseil, que pour la détermination du revenu imposable à l'impôt sur le revenu, la contribution aux charges du mariage peut être déduite « lorsque son versement résulte d'une décision de justice », à condition que les époux fassent l'objet d'une imposition séparée. Au nom du principe d'égalité devant la loi (et non devant les charges publiques, contrairement à la décision précédente), le Conseil censure ces dispositions « institu[ant] une différence de traitement entre les contribuables selon que leur contribution est versée ou non en exécution d'une décision de justice » (§ 6). Une nouvelle fois, l'intention du législateur de lutter contre l'optimisation fiscale ne saurait, selon les sages, justifier la différence de traitement : « D'une part, la décision de justice rendue dans ce cadre a pour objet soit de contraindre un des époux à s'acquitter de son obligation de contribuer aux charges du mariage, soit d'homologuer la convention par laquelle les époux se sont accordés sur le montant et les modalités de cette contribution. Ainsi, une telle décision de justice n'a ni pour objet ni nécessairement pour effet de garantir l'absence de toute optimisation fiscale(89). D'autre part, le simple fait qu'un contribuable s'acquitte spontanément de son obligation légale sans y avoir été contraint par une décision de justice ne permet pas de caractériser une telle optimisation » (§ 7). Au regard de la nature de la contribution aux charges du mariage, prévue par l'article 214 du Code civil(90) et définie par la jurisprudence de la Cour de cassation, il n'est pas impossible que le Conseil constitutionnel fasse ici preuve d'une excessive générosité au profit des contribuables. En effet, « distincte, par son fondement et par son but, de l'obligation alimentaire »(91) (de sorte que l'existence d'un état de besoin du créancier n'a nullement à être caractérisé), la contribution de l'article 214 peut inclure, non seulement des dépenses relatives à la gestion du ménage et la direction du foyer, mais encore des dépenses d'investissement ayant pour objet l'agrément ou les loisirs du ménage, comme l'acquisition d'une résidence secondaire pour la famille... C'est dire que la notion est large et pourrait bien constituer un redoutable instrument d'optimisation fiscale. Demeure heureusement une condition essentielle (et on ne peut plus logique) pour que les époux puissent bénéficier de la déduction fiscale, condition sur laquelle le Conseil aurait pu mettre davantage l'accent : leur imposition séparée qui, en pratique, est rare(92). Au reste, il est également rare que la contribution donne lieu au versement d'une somme d'argent (sauf pendant l'instance en divorce), la question ayant plutôt vocation à être évoquée pour la situation passée du couple, lorsqu'il s'agit de liquider leur régime matrimonial. Le champ éventuel de l'aubaine fiscale ne pourra donc être qu'étroit. Comme dans sa décision n° 2019-824 QPC (préc.), le Conseil a relevé que « les dispositions déclarées contraires à la Constitution, dans leurs rédactions contestées (...), ne sont plus en vigueur » (§ 11), si bien que « la déclaration d'inconstitutionnalité est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la présente décision » (§ 12). Toutefois, dans sa rédaction actuelle (en sursis constitutionnel), l'article 156, II, 2 °, du CGI continue de poser la même restriction subordonnant la déductibilité de la contribution à l'existence d'une décision de justice en prescrivant le versement. De manière tout à fait étrange, le texte en vigueur prévoit même, depuis la loi du 29 décembre 2016 de finances rectificative pour 2016, que la contribution de l'article 214 est déductible « lorsque son versement résulte d'une convention de divorce mentionnée à l'article 229-1 du [Code civil] ou d'une décision de justice (...) ». Sans doute faudrait-il expliquer aux services de Bercy, peu au fait des choses civiles, que divorce et contribution aux charges du mariage sont incompatibles... Ce n'est que dans l'hypothèse d'une convention de séparation de corps (art. 296 C. civ.) que la chose peut avoir du sens.

11. La troisième et dernière décision relative au droit de la famille est sans aucun doute la plus intéressante de ce semestre pour le droit privé. Par cette décision n° 2019-826 QPC du 7 février 2020, M. Justin A.(93), le Conseil a jugé conformes aux droits et libertés que la Constitution garantit, les articles 351, al. 2, et 352, al. 1er, du Code civil, dans la rédaction que leur ont respectivement donnée les lois du 5 juillet 1996 et du 11 juillet 1966 réformant toutes deux l'adoption. Cette QPC concerne les effets du placement en vue de l'adoption d'un enfant né « sous X », c'est-à-dire né d'une mère qui « lors de l'accouchement [a] demand[é] que le secret de son admission et de son identité soit préservé » (art. 326 C. civ.). Le Conseil constitutionnel avait déjà eu l'occasion, en 2012, de valider ce droit à l'anonymat de la mère que justifie, selon lui, l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé(94). Dans la nouvelle affaire, ce n'est toutefois plus sous l'angle du droit de l'enfant à connaître ses origines personnelles que les sages devaient se prononcer, mais sous l'angle tout aussi épineux des droits du père biologique qui cherche à récupérer son enfant né « sous X ». Au tournant des années 2000, cette question fut l'une des plus dramatiques et des plus débattues en droit de la famille, dans le sillage d'un célèbre arrêt rendu par la cour d'appel de Riom(95) le 16 décembre 1997(96). Les dispositions du Code civil contestées en l'espèce sont bien au cœur de cette difficulté : « Lorsque la filiation de l'enfant n'est pas établie [ce qui est le cas pour l'enfant né « sous X »], il ne peut y avoir de placement en vue de l'adoption pendant un délai de deux mois à compter du recueil de l'enfant » (art. 351, al. 2, C. civ.) ; « le placement en vue de l'adoption(97) met obstacle à toute restitution de l'enfant à sa famille d'origine. Il fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance » (art. 352, al. 1er, C. civ.). Le choix absolu et discrétionnaire de la mère d'accoucher anonymement met ainsi le père qui souhaite récupérer et élever son enfant dans une situation très inconfortable : ignorant souvent la date et le lieu de l'accouchement (voire ignorant à l'origine l'état de grossesse de la mère, ou croyant qu'elle a fait une fausse couche...), le père biologique risque de se heurter au placement de l'enfant en vue de son adoption, qui peut intervenir au bout de deux mois, de sorte que tout établissement de la filiation sera exclu. Le requérant dénonçait une triple atteinte au droit de mener une vie familiale normale, au principe d'égalité devant la loi ainsi qu'à un « principe fondamental « selon lequel la filiation biologique est première et l'adoption seulement subsidiaire » » (§ 3). Négligeant ce dernier fondement, parfaitement virtuel au regard de sa jurisprudence, le Conseil a répondu aux deux premiers. S'agissant, en premier lieu, du droit de mener une vie familiale normale (10e al. du Préambule de 1946) -- auquel le Conseil adjoint les services de « l'exigence de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant », principe constitutionnel récemment dégagé des 10e et 11e alinéas du même Préambule(98) --, les sages écartent les prétentions du requérant au terme d'une analyse assez détaillée que l'on peut juger plus ou moins convaincante. À titre préalable, on peut relever que le Conseil juge opérant le grief tiré d'une méconnaissance du droit de mener une vie familiale normale, en dépit de l'analyse concrète qu'il en fait habituellement (droit de « vivre ensemble »). Il est pourtant bien question, ici, d'établissement juridique de la filiation. La position du Conseil n'en est pas moins logique, qui prouve qu'en ce domaine le « vécu » ne peut être isolé de son appréhension juridique : pour entretenir de véritables relations avec l'enfant, le père biologique n'a d'autres ressources que de le récupérer, ce qui suppose qu'il puisse établir le lien de filiation, ce à quoi le placement fait obstacle en vertu de l'article 352 du Code civil. Sur le fond, le Conseil développe deux séries d'arguments pour rejeter le grief. Chaque série correspond à deux situations de fait différentes selon que le père biologique a opéré (§ 10) ou non (§ 9) une reconnaissance de l'enfant avant que celui-ci ne soit placé en vue de son adoption. La situation la plus nette (mais qui est aussi, en pratique, la situation potentiellement la plus choquante, qui correspondait aux faits de l'affaire soumise au Conseil(99)) est celle dans laquelle le père biologique n'a pas reconnu l'enfant, peut-être parce qu'il n'était pas informé de cette possibilité juridique ou parce qu'il ignorait la grossesse. Dans ce cas, « en prévoyant qu'un enfant sans filiation ne peut être placé en vue de son adoption qu'à l'issue d'un délai de deux mois à compter de son recueil, le législateur a entendu concilier l'intérêt des parents de naissance à disposer d'un délai raisonnable pour reconnaître l'enfant et en obtenir la restitution et celui de l'enfant dépourvu de filiation à ce que son adoption intervienne dans un délai qui ne soit pas de nature à compromettre son développement » (§ 9). Ramené de trois à deux mois (pour la mère comme pour le père) par la « loi Mattei » du 5 juillet 1996 relative à l'adoption, ce délai paraîtra court aux pères éplorés, tandis que les associations de promotion de l'adoption (qui n'ont bizarrement pas cherché à intervenir dans la procédure devant le Conseil(100)) le trouveront trop long... Mais, selon ses habitudes en matière de droit de la famille, le Conseil déclare plus loin qu'« il [ne lui] appartient pas (...) de substituer son appréciation à celle du législateur sur la conciliation qu'il y a lieu d'opérer, dans l'intérêt supérieur de l'enfant remis au service de l'aide sociale à l'enfance, entre le droit des parents de naissance de mener une vie familiale normale et l'objectif de favoriser l'adoption de cet enfant, dès lors que cette conciliation n'est pas manifestement déséquilibrée » (§ 11). Toujours dans la première situation, le Conseil ajoute que « la reconnaissance d'un enfant pourrait faire obstacle à la conduite de sa procédure d'adoption. En interdisant qu'une telle reconnaissance intervienne postérieurement à son placement en vue de son adoption, le législateur a entendu garantir à l'enfant, déjà remis aux futurs adoptants, un environnement familial stable » (§ 9 in fine). La seconde situation est celle dans laquelle le père biologique a reconnu l'enfant avant le placement, ce qu'il a toujours eu la possibilité de faire. Dans cette hypothèse, la situation n'est plus la même que celle contemporaine à l'arrêt précité de la cour d'appel de Riom qui avait estimé, de manière très choquante, qu'« en accouchant de façon anonyme la mère (...) a voulu que son enfant ne puisse jamais être rattaché juridiquement à sa personne(101), qu'ainsi cet enfant n'a aucune filiation juridique connue ; qu'il est impossible de faire coïncider l'acte de naissance de cet enfant avec l'acte de reconnaissance [prénatale] établi par [le père biologique prétendu] ; (...) la reconnaissance effectuée devant notaire est sans effet direct, puisqu'elle concerne l'enfant d'une femme qui, selon la loi, n'a jamais accouché ». Pour couper court à ce fallacieux raisonnement -- qui permettait de couvrir la mauvaise foi éventuelle de la mère(102) et « parachev[ait] la maîtrise de la procréation par la femme »(103) en lui confiant le droit arbitraire de nier le fait même de l'accouchement --, le législateur est intervenu par la loi du 22 janvier 2002 relative à l'accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'État. Depuis cette date, l'article 62-1 du Code civil, mis en avant par le Conseil dans sa décision (§ 10), prévoit que « si la transcription de la reconnaissance paternelle s'avère impossible, du fait du secret de son identité opposé par la mère, le père peut en informer le procureur de la République. Celui-ci procède à la recherche des date et lieu d'établissement de l'acte de naissance de l'enfant ». Ainsi l'obstacle à la reconnaissance est-il un simple obstacle de fait (et non de droit) que les autorités publiques entendent aider le père biologique persévérant à surmonter(104). Il n'en reste pas moins que, même avec le concours du procureur, le délai de deux mois est court pour pouvoir identifier l'enfant, surtout lorsque la mère a pris ses précautions pour cacher le lieu de son accouchement anonyme et surtout lorsque les services sociaux font preuve d'une immense diligence pour placer l'enfant... Aussi la Cour de cassation a-t-elle utilement complété la loi de 2002 en décidant, comme le relève encore le Conseil dans ses motifs, que « la reconnaissance d'un enfant avant son placement en vue de l'adoption fait échec à son adoption même lorsque l'enfant n'est précisément identifié qu'après son placement » (§ 10) ; il faut et il suffit que l'enfant soit « identifié par [son père] à une date antérieure au consentement à l'adoption » (nous soulignons)(105). Peut-être cette solution, essentielle pour le respect des droits du père, aurait-elle mérité d'être érigée en réserve d'interprétation par le Conseil constitutionnel. Ce dernier ne l'a pas jugé utile et conclut de tout ce qui précède que « les griefs tirés de la méconnaissance du droit de mener une vie familiale normale et de l'exigence constitutionnelle de protection de l'intérêt supérieur de l'enfant doivent être écartés » (§ 12). Une chose retient encore l'attention dans le raisonnement du juge constitutionnel : même si la logique des droits fondamentaux conduit assez naturellement à opposer l'intérêt des uns à celui des autres, est-il bien justifié et opportun d'opposer en l'espèce, comme le font les sages, « l'intérêt des parents de naissance » à l'intérêt « de l'enfant dépourvu de filiation », que le Conseil réduit purement et simplement « à ce que son adoption intervienne » rapidement pour ne pas « compromettre son développement » ? Cette relégation de la vérité biologique ne va pas de soi. Et est-ce véritablement l'intérêt de l'enfant que d'être adopté alors que ses géniteurs demanderaient à le retrouver et s'engageraient à s'occuper de lui ? N'est-ce pas plutôt l'intérêt des adoptants que de soustraire au plus vite l'enfant à la possible emprise juridique de ses parents ? On sait que le lobby de l'adoption n'est pas pour rien dans le maintien du secret dont la maternité continue de pouvoir faire l'objet en France, parce que les enfants nés « sous X », dont l'histoire biologique est niée, sont des candidats prisés pour l'adoption(106) (d'autant plus prisés qu'ils sont peu nombreux(107)). Il y a bien longtemps, selon la formule de Jean Carbonnier, que l'adoption n'est plus envisagée comme une institution destinée à donner une famille à un enfant qui n'en a pas, mais comme un moyen de donner un enfant à une famille qui ne peut pas en avoir. En somme, la notion d'intérêt de l'enfant prête à discussion et s'accommode très mal du contrôle rapide et abstrait qui correspond aux méthodes du Conseil constitutionnel. Concernant, en second lieu, le grief tiré d'une atteinte au principe d'égalité (entre père et mère biologiques), le Conseil maintient sa conception très mécanique de celui-ci et prend soin de rappeler, conformément à sa jurisprudence antérieure, que « si, en règle générale, ce principe impose de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation, il n'en résulte pas pour autant qu'il oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes »(108) (§ 13). Ainsi, au requérant qui reprochait aux dispositions du Code civil de « soumett[re] aux mêmes délais et procédure le père et la mère de naissance alors que seule cette dernière est informée des conséquences de l'accouchement secret » (§ 2), le Conseil répond que « si, dans le cas d'un accouchement secret, le père et la mère de naissance se trouvent dans une situation différente pour reconnaître l'enfant, les dispositions contestées, qui se bornent à prévoir le délai dans lequel peut intervenir le placement de l'enfant en vue de son adoption et les conséquences de ce placement sur la possibilité d'actions en reconnaissance, n'instituent en tout état de cause pas de différence de traitement entre eux » (§ 14). Ce froid raisonnement rappelle un bon mot de Jacqueline Rubellin-Devichi : « Rien n'empêche un homme, s'il le souhaite, d'accoucher sous X »(109). Appliquant son abstrait principe d'égalité, le Conseil constitutionnel ne jugerait probablement pas le contraire.

(1):   Voir en particulier P. Wachsmann, « Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 », JCP éd. G, 2020, 621 ; J. Andriantsimbazovina, « L'état d'urgence sanitaire et les libertés », Dr. famille, 2020, étude 19. Voir aussi P. Spinosi, « L'État s'est comporté comme un surveillant de cour d'école », entretien in Le Point, n° 2493, 4 juin 2020, p. 99.

(2):   Voir B. Bonnet, « Le Conseil d'État et le covid-19. Quand le Conseil d'État porte l'État de droit sur ses épaules... », JCP éd. G, 2020, 656.

(3):   S. Hul, commentaire in LPA, 11 juin 2020, n° 117, p. 23.

(4):   Même les privatistes se souviennent, avec une certaine émotion, de la fameuse décision Dames Dol et Laurent du 28 février 1919 (n° 61593, Rec. Lebon, p. 208) !

(5):   Ce qui a d'ailleurs été le cas, par exemple les 3 et 30 avril 2020. Quelques décisions ont également été rendues au-delà du délai normal de trois mois, la loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 étant visée dans ces décisions.

(6):   A. Levade, « Conseil constitutionnel et ordonnances : l'invraisemblable revirement ! », JCP éd. G, 2020, 779.

(7):   Selon ce texte, « à l'expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article [il s'agit du « délai limité » pendant lequel le Gouvernement peut « demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances (...) des mesures qui sont normalement du domaine de la loi »], les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif ». Traditionnellement, ces dispositions étaient simplement interprétées comme interdisant au Gouvernement de modifier les dispositions d'une ordonnance adoptée, une fois le délai d'habilitation expiré.

(8):   « Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement ».

(9):   Voir, pour le détail, la note critique de Th. Perroud : « La Constitution « Total » », D., 2020, p. 1390. L'auteur dénonce une « neutralisation de la portée démocratique de l'article 38 de la Constitution » qui fait l'objet d'une véritable « réécriture » par le Conseil constitutionnel. Rappelons, en ce sens, que le deuxième alinéa de l'article 38 prévoit, in fine, que les ordonnances « ne peuvent être ratifiées que de manière expresse ».

(10):  Site Internet du Conseil, p. 17-18. Ce commentaire ne donne pas plus de précision que la décision elle-même sur les raisons de ce revirement de jurisprudence, faisant comme si cette nouvelle lecture de l'article 38, al. 3, de la Constitution s'imposait...

(11):  Dans cette décision, le Conseil constitutionnel avait logiquement décidé qu'une ordonnance n'ayant « pas été ratifiée, [ses] dispositions (...) ne revêtent pas le caractère de dispositions législatives au sens de l'article 61-1 de la Constitution » (déc. n° 2011-219 QPC du 10 février 2012, M. Patrick É., cons. 3, non-lieu à statuer).

(12):  Voir CE, 11 juin 2020, n° 437851 : JCP éd. G, 2020, act. 796, obs. A. Padovani.

(13):  Cons. const., déc. n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, M. Sofiane A. et autre : « Si les dispositions d'une ordonnance acquièrent valeur législative à compter de sa signature lorsqu'elles ont été ratifiées par le législateur, elles doivent être regardées, dès l'expiration du délai de l'habilitation et dans les matières qui sont du domaine législatif, comme des dispositions législatives au sens de l'article 61-1 de la Constitution. Leur conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit ne peut donc être contestée que par une question prioritaire de constitutionnalité » (§ 11).

(14):  Art. L. 3131-15, 2 °, et art. L. 3136-1, al. 4, CSP.

(15):  Outre les décisions relatives aux dispositions ayant été adoptées à la suite des attentats terroristes, notamment ceux de l'année 2015, voir Cons. const., déc. n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, Loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, cons. 4 : « Si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l'état de siège, elle n'a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence pour concilier, comme il vient d'être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l'ordre public ».

(16):  Selon une belle formule de Jean Carbonnier.

(17):  Selon la triple exigence posée par la célèbre décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, cons. 13.

(18):  Parce qu'il s'agit d'« assurer la mise à l'écart du reste de la population des personnes qui en font l'objet en les soumettant à un isolement, le cas échéant complet, dans le but de prévenir la propagation de la maladie à l'origine de la catastrophe sanitaire. En adoptant ces dispositions, le législateur a ainsi poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé » (§ 34).

(19):  Voir commentaire du service juridique du Conseil, déc. n° 2020-800 DC, site Internet du Conseil, p. 8.

(20):  Rappr. Cons. const., déc. n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D., au sujet des assignations à résidence prises dans le cadre de l'état d'urgence (même délai de douze heures par vingt-quatre heures).

(21):  Liberté individuelle qui « ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible », décide le Conseil (déc. n° 2020-800 DC, § 41), dans la « droite ligne » de sa jurisprudence antérieure (commentaire préc., p. 4 à 8, à propos de la jurisprudence constitutionnelle relative à la liberté individuelle).

(22):  À ce sujet, la décision n° 2020-800 DC relève que « le dispositif proposé exclut expressément le développement ou le déploiement d'une application informatique à destination du public et disponible sur équipement mobile permettant d'informer les personnes du fait qu'elles ont été à proximité de personnes diagnostiquées positives au covid-19 » (§ 65) ; le système d'information mis en place par la loi du 11 mai 2020 ne saurait donc servir à « alimenter » l'application « StopCovid ».

(23):  Également modifié, postérieurement à la décision du Conseil, par la loi précitée au 9 juillet 2020 (art. 3).

(24):  Commentaire préc., p. 11.

(25):  Voir en particulier Cons. const., déc. n° 2012-652 DC du 22 mars 2012, Loi relative à la protection de l'identité, cons. 8. Comme le rappelle le commentaire du service juridique du Conseil (préc., p. 14), « ce dernier tient compte du nombre de personnes susceptibles de relever du fichier informatique en cause, de la sensibilité particulière des données personnelles recueillies, des garanties techniques ou juridiques prévues par le législateur et des finalités d'utilisation ou de consultation du fichier ».

(26):  Rappr. notamment Cons. const., déc. n° 2004-504 DC du 12 août 2004, Loi relative à l'assurance maladie, cons. 5 : « La liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 implique le droit au respect de la vie privée ; que ce droit requiert que soit observée une particulière vigilance dans la collecte et le traitement de données à caractère personnel de nature médicale ». Pour plus de précisions, voir commentaire préc. du service juridique, p. 18 et s.

(27):  La loi prévoyait seulement que soient supprimés les nom et prénoms des intéressés, leur numéro d'inscription au répertoire national d'identification des personnes physiques et leur adresse, mais non les coordonnées des contacts téléphoniques et électroniques.

(28):  Il s'agit du ministre de la Santé, de l'Agence nationale de santé publique, des organismes d'assurance maladie, des agences régionales de santé, du service de santé des armées, des communautés professionnelles territoriales de santé, des établissements de santé, sociaux et médico-sociaux, des équipes de soins primaires mentionnées à l'article L. 1411-11-1 du CSP, des maisons de santé, des centres de santé, des services de santé au travail mentionnés à l'article L. 4622-1 du Code du travail et des médecins prenant en charge les personnes en cause, des pharmaciens, des dispositifs d'appui à la coordination des parcours de santé complexes prévus à l'article L. 6327-1 du CSP, des dispositifs spécifiques régionaux prévus à l'article L. 6327-6 du même Code, des dispositifs d'appui existants qui ont vocation à les intégrer mentionnés au paragraphe II de l'article 23 de la loi du 24 juillet 2019, ainsi que des laboratoires et services autorisés à réaliser les examens de biologie ou d'imagerie médicale pertinents sur les personnes en cause (décision n° 2020-800 DC, § 68).

(29):  Rappr. Cons. const., déc. n° 2020-803 DC du 9 juillet 2020, Loi organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire (conformité totale).

(30):  Cons. const., déc. n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (censure du pouvoir de sanction confiée par la loi à la Hadopi au nom de la liberté de communication et d'expression garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789 ; cons. 16).

(31):  Art. L. 331-21, al. 3 à 5, du Code de la propriété intellectuelle (CPI).

(32):  Cons. const., déc. n° 2009-580 DC, préc., cons. 21 et s.

(33):  Voir Cons. const., déc. n° 2018-764 QPC du 15 février 2019, M. Paulo M., à propos du droit de communication des données de connexion aux agents des douanes, § 3 à 5.

(34):  Faisant aussi référence à la décision du Conseil n° 2017-646/647 QPC du 21 juillet 2017, M. Alexis K. et autre (droit de communication aux enquêteurs de l'AMF des données de connexion), le Conseil d'État avait retenu la même argumentation pour renvoyer la présente QPC au juge constitutionnel (CE, 12 février 2020, n° 433539). Voir aussi, plus récemment, Cons. const., déc. n° 2019-789 QPC du 14 juin 2019, Mme Hanen S. (droit de communication des organismes de sécurité sociale).

(35):  Les décisions dans le même sens ont été très nombreuses depuis 2015. Voir commentaire du service juridique du Conseil, déc. n° 2020-841 QPC, site Internet du Conseil, p. 13 et s.

(36):  Rappr. Cons. const., déc. n° 2019-789 QPC, préc., qui distingue entre la communication des données bancaires (justifiée au regard de l'objet de la loi) et des données de connexion (non justifiée).

(37):  Il s'agit précisément de « l'abonné dont l'accès à des services de communication au public en ligne a été utilisé à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'œuvres ou d'objets protégés sans l'autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II [du CPI] lorsqu'elle est requise » (art. L. 331-21, al. 5, CPI).

(38):  Dont les effets sont reportés au 31 décembre 2020, parce que « l'abrogation immédiate des dispositions déclarées contraires à la Constitution entraînerait des conséquences manifestement excessives » (§ 21).

(39):  Sur ce point, le commentaire précité du service juridique précise que le Conseil tire « les conséquences des évolutions techniques : même si les données de connexion n'incluent pas le contenu des conversations ou de la correspondance échangées, elles comportent en effet des informations de plus en plus précises puisqu'elles permettent la localisation en temps réel de l'utilisateur ou du terminal utilisé. En outre, les capacités de traitement des masses de données ainsi produites ont atteint un tel niveau qu'elles permettent d'en tirer des informations de plus en plus précises sur les personnes concernées » (p. 14-15).

(40):  Le grief des associations requérantes portant sur une violation du secret des correspondances (§ 2) apparaît en revanche inopérant, conformément à la jurisprudence antérieure du Conseil (déc. n° 2017-648 QPC du 4 août 2017, La Quadrature du Net et autres (accès administratif en temps réel aux données de connexion), § 6). Les données de connexion ne donnent pas accès, en effet, au contenu des correspondances.

(41):  Voir commentaire préc. du service juridique, p. 18.

(42):  Issues de la loi n° 2018-166 du 8 mars 2018 relative à l'orientation et à la réussite des étudiants (« loi ORE »). La plateforme « Parcoursup » a été utilisée pour la première fois en vue de la rentrée 2018.

(43):  CE, 12 juin 2019, UNEF, n° 427916.

(44):  Dans une précédente décision, rendue en 2017, le Conseil avait retenu le même fondement pour dégager un droit d'accès aux archives publiques (déc. n° 2017-655 QPC du 15 septembre 2017, M. François G.) qui, comme le relève son service juridique, constituent une variété particulière de documents administratifs (commentaire de la déc. n° 2020-834 QPC, site Internet du Conseil, p. 21-22).

(45):  Procédure « pas entièrement automatisée » et décision qui « ne peut être exclusivement fondée sur un algorithme » (§ 14), information individuelle des candidats ex ante et ex post (§ 15 et 16).

(46):  Le traitement algorithmique opéré par « Parcoursup » au niveau national est quant à lui public (art. L. 612-3 du Code de l'éducation). Au niveau des établissements, le recours à des algorithmes n'est qu'une simple faculté, mais il permet de soulager les « commissions d'examen des vœux » dont la tâche peut être très lourde... surtout lorsqu'une crise sanitaire conduit les autorités à donner le bac à tout le monde !

(47):  Voir commentaire préc. du service juridique, p. 15 et s.

(48):  Cons. const., déc. n° 2018-765 DC du 12 juin 2018, Loi relative à la protection des données personnelles, § 65 et s.

(49):  Voir cette chronique in Titre VII. Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 4, avril 2020, spéc. n° 3, au sujet de la décision n° 2019-796 DC du 27 décembre 2019 relative à la loi de finances pour 2020.

(50):  Cons. const., déc. n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, préc., spéc. cons. 12 et 15.

(51):  On pense, en particulier, aux deux censures prononcées par le Conseil au sujet du délit de consultation habituelle de sites Internet terroristes. Voir Cons. const., déc. n° 2016-611 QPC du 10 février 2017, M. David P., et déc. n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, M. David P. Sur la jurisprudence du Conseil relative à la liberté d'expression, en particulier dans le domaine numérique, voir commentaire du service juridique, déc. n° 2020-801 DC, site Internet du Conseil, p. 7 et s.

(52):  À son origine moins énergique, le mécanisme avait été jugé conforme à la Constitution par le Conseil. Voir déc. n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 5 et s.

(53):  Le service juridique du Conseil précise : « En visant des contenus dont le caractère illicite n'apparaît pas manifestement et peut être sujet à débat, les dispositions censurées permettaient que soient retirés des contenus en réalité licites » (commentaire préc., p. 15-16). Or, « il se dégage [de la jurisprudence du Conseil] que l'appréciation de la proportionnalité de l'atteinte portée à la liberté d'expression tient compte de la certitude ou, au contraire, de l'incertitude quant à la licéité du comportement ou du message susceptible d'être réprimé. Plus la qualification juridique des messages ou comportement visés est susceptible de donner lieu à débat, appréciation ou controverse, plus le risque est grand que l'atteinte soit jugée disproportionnée » (p. 14).

(54):  Ceux dont l'activité dépassait des seuils fixés par décret.

(55):  La liste complète figure au § 12 de la décision n° 2020-801 DC.

(56):  Le Conseil relève en effet qu'une seule cause exonératoire est instituée par les dispositions critiquées : l'« examen proportionné et nécessaire du contenu notifié ». Mais il reproche à cette disposition de n'être pas « rédigée en des termes permettant d'en déterminer la portée » (§ 17), ce qui est le moins que l'on puisse dire. De notre côté, nous emploierions volontiers l'expression « charabia législatif » pour qualifier cette rédaction, alors même que le texte porte sur la responsabilité pénale des opérateurs...

(57):  À quoi s'ajoute encore la censure de plusieurs cavaliers législatifs (§ 27 et s.), sans que cela « ne préjuge de la conformité du contenu de ces dispositions » sur le fond (§ 31), selon la formule désormais consacrée.

(58):  B. Parance et S. Mabile, « Les riches promesses de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement ? », D., 2020, p. 1159 ; LPA, 22 avril 2020, n° 81, p. 10, note J. Attard.

(59):  Tout en étant seulement qualifié d'objectif d'intérêt général. Voir par exemple Cons. const., déc. n° 2016-737 DC du 4 août 2016, Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, § 39.

(60):  Art. L. 253-8, IV, dans sa rédaction résultant de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (« loi EGALIM »).

(61):  Cons. const., déc. n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015, Association Plastics Europe. Voir cette chronique in Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2016, n° 50, p. 130.

(62):  Or, de jurisprudence constante, le contrôle opéré par le Conseil est moins sévère lorsqu'une atteinte à la liberté d'entreprendre se trouve justifiée par une règle constitutionnelle (voir à ce sujet R. Fraisse, « La question prioritaire de constitutionnalité et la liberté d'entreprendre », Rev. jur. de l'économie publique, août-sept. 2011, étude 3). C'est la raison pour laquelle le Conseil conclut, en l'espèce, qu'« en adoptant les dispositions contestées, le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d'entreprendre et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement et de la santé » (§ 12, nous soulignons).

(63):  À ce titre, le commentaire du service juridique du Conseil souligne que « par cette formule nouvelle, le Conseil constitutionnel confirme l'existence, au côté du principe constitutionnel de protection de la santé, directement invocable en QPC, d'un objectif de valeur constitutionnelle habilitant le législateur à agir au nom de la protection de la santé, le cas échéant en portant atteinte à d'autres exigences constitutionnelles » (site Internet du Conseil, p. 14).

(64):  Un autre argument, plus technique, est avancé par le Conseil pour juger les dispositions du Code rural conformes à la Constitution. C'est le fait que leur entrée en vigueur soit différée au 1er janvier 2022, ce qui « laiss[e] aux entreprises qui y seront soumises un délai d'un peu plus de trois ans pour adapter en conséquence leur activité » (§ 11).

(65):  Site Internet du Conseil, p. 14.

(66):  Commentaire préc., p. 16.

(67):  La question du changement de destination d'un local à usage commercial ou artisanal a certes fait l'objet de la très célèbre « décision SRU » du Conseil constitutionnel (déc. n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000, Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, cons. 20 ; censure au nom du droit de propriété et de la liberté d'entreprendre), mais le statut des baux commerciaux n'était pas en cause.

(68):  Ce qui suppose que soit intervenue, entre la prise d'effet du bail initial et celle du bail à renouveler, une modification notable des caractéristiques du local considéré, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties ou des facteurs locaux de commercialité.

(69):  Voir Cass. 3e civ., avis, 9 mars 2018, n° 17-70.040.

(70):  Un second grief était soulevé, tiré de l'application de ces dispositions aux baux commerciaux « en cours, conclus avant leur entrée en vigueur, mais renouvelés postérieurement » (§ 2). Cet argument, oiseux du point de vue du droit civil (voir art. 1214, al. 2, du Code civil), est sèchement écarté par le Conseil au motif que « l'application de ce dispositif [aux baux renouvelés après son entrée en vigueur] ne résulte pas des dispositions contestées, mais de leurs conditions d'entrée en vigueur déterminées à l'article 21 de la loi du 18 juin 2014 [« loi Pinel] », qui ne lui était pas renvoyé (§ 9 in fine).

(71):  Qu'on songe à la décision du Conseil relative à l'encadrement du montant des loyers des biens à usage d'habitation résultant de la « loi ALUR » (déc. n° 2014-691 DC du 20 mars 2014, Loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, cons. 17 et s. ; censure partielle au nom du droit de propriété).

(72):  Voir commentaire du service juridique du Conseil, déc. n° 830 QPC, site Internet du Conseil, p. 11 et s. Sur le sujet, il faut surtout tenir compte des sources européennes du droit, dont le contenu est clairement d'inspiration libérale (p. 8 et s.).

(73):  Doit-on en déduire, a contrario, qu'une règle qui aurait interdit aux commissions départementales d'autoriser un projet en l'absence de contribution positive au tissu commercial des centres-villes aurait été inconstitutionnelle ? Mystère.

(74):  Déc. n° 2000-436 DC du 7 décembre 2000, préc., cons. 20.

(75):  Les lecteurs se souviennent peut-être qu'un point particulier de ce statut, à savoir les obligations de secret professionnel et de discrétion que la loi fait peser sur les défenseurs syndicaux, a déjà fait l'objet d'une décision (assez contestable) du Conseil constitutionnel (déc. n° 2017-623 QPC du 7 avril 2017, Conseil national des barreaux ; voir cette chronique in Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2017, n° 57, p. 200).

(76):  Principe déduit de la combinaison des articles 6 et 16 de la DDHC, dont le Conseil déduit classiquement que « si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense » (§ 4 in fine).

(77):  CE, 17 novembre 2017, n° 403535, spéc. cons. 13.

(78):  Voir commentaire du service juridique du Conseil, déc. n° 2019-831 QPC, site Internet du Conseil, p. 7 et s.

(79):  Commentaire préc., p. 12.

(80):  Cons. const., déc. n° 2010-63/64/65 QPC du 12 novembre 2010, Fédération nationale CFTC de syndicats de la métallurgie, à propos de la représentativité syndicale.

(81):  Cass. soc., 29 janvier 2020, n° 19-40.034, qui rappelle que « tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative, sous la réserve que cette jurisprudence ait été soumise à la cour suprême compétente » (LPA, 17 avril 2020, n° 78, p. 6, note M. Richevaux).

(82):  Figure qui est loin d'être en soi inédite. Voir par exemple Cons. const., déc. n° 2018-749 QPC du 30 novembre 2018, Société Interdis et autres (déséquilibre significatif dans les relations commerciales), § 4 et s. ; déc. n° 2020-845 QPC du 19 juin 2020, M. Théo S. (recel d'apologie du terrorisme), § 8 et s. Voir sur ce sujet M. Disant, « Le changement jurisprudentiel de circonstances. La jurisprudence, source de QPC ? », note sous Cass. com., 27 septembre 2018, JCP éd. G, 2018, 1178.

(83):  Voir Cass. soc., 22 février 2017, n° 16-60.123, décision expressément visée par le Conseil.

(84):  Commentaire du service juridique du Conseil, déc. n° 2020-835 QPC, site Internet du Conseil, p. 9. Le service juridique relève que cette extension jurisprudentielle de l'exigence de transparence financière « a été majoritairement approuvée par la doctrine », références à l'appui.

(85):  Voir Cass. soc., 17 octobre 2018, nos 17-19.732 et 18-60.030, arrêts également visés dans sa décision par le Conseil.

(86):  Dr. famille, 2020, comm. n° 59, note F. Douet ; LPA, 5 mars 2020, n° 47, p. 4, obs. A. Pando.

(87):  Selon le Conseil, ces pratiques « auraient consisté, pour le débiteur de la prestation compensatoire, à limiter le montant des versements en capital au plafond de 30 500 euros afin de bénéficier du montant maximal de cette réduction fiscale et de profiter également, pour l'intégralité du surplus, de la déduction fiscale des rentes en application du 2 ° du paragraphe II de l'article 156 [du CGI] » (suite du § 11). Voir aussi commentaire du service juridique, site Internet du Conseil, p. 5-6.

(88):  Le Conseil ajoutant que cette censure peut « être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement » (§ 18).

(89):  Mais on aurait pu en dire autant pour la précédente décision relative à la prestation compensatoire...

(90):  Selon ce texte, « si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives. [al. 1er] Si l'un des époux ne remplit pas ses obligations, il peut y être contraint par l'autre dans les formes prévues au code de procédure civile. [al. 2] ».

(91):  Voir par exemple Cass. 1re civ., 18 décembre 2013, n° 12-17.420 (Bull. civ. I, n° 249).

(92):  Voir art. 6 CGI : « 4. Les époux font l'objet d'impositions distinctes : a. Lorsqu'ils sont séparés de biens et ne vivent pas sous le même toit ; b. Lorsqu'étant en instance de séparation de corps ou de divorce, ils ont été autorisés à avoir des résidences séparées ; c. Lorsqu'en cas d'abandon du domicile conjugal par l'un ou l'autre des époux, chacun dispose de revenus distincts ».

(93):  D., 2020, p. 695, note H. Fulchiron.

(94):  Voir Cons. const., déc. n° 2012-248 QPC du 16 mai 2012, M. Mathieu E. Rappr. CEDH, 13 février 2003, n° 42326/98, Odièvre c. France.

(95):  Comme dans l'affaire donnant lieu à la présente QPC. Sur l'arrêt de renvoi (Cass. 1re civ., 20 novembre 2019, n° 19-15.921), voir H. Fulchiron, Dr. famille, 2020, comm. n° 26.

(96):  JCP éd. G, 1998, II, 10147, note Th. Garé ; D., 1998, somm. p. 301, obs. Bourgault-Coudevylle ; D., 1999, somm. p. 198, obs. F. Granet ; JCP éd. G, 1999, I, 101, n° 4, obs. J. Rubellin-Devichi ; Dr. famille, 1998, comm. n° 150, note P. Murat ; RTD civ., 1998, p. 891, obs. J. Hauser.

(97):  Qui consiste dans la remise effective de l'enfant aux futurs adoptants.

(98):  Voir Cons. const., déc. n° 2018-768 QPC du 21 mars 2019, M. Adama S., § 6 (examens radiologiques osseux aux fins de détermination de l'âge) et déc. n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, § 60 (suppression de la phase de conciliation dans les procédures contentieuses de divorce). Voir cette chronique in Titre VII. Les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 3, octobre 2019.

(99):  Voir commentaire du service juridique, déc. n° 2019-826 QPC, site Internet du Conseil, p. 10.

(100):  Peut-être parce qu'elles n'estimaient pas avoir grand-chose à craindre de la décision du Conseil qui, comme on va le voir, s'en remet sans surprise à la marge d'appréciation du législateur (§ 11).

(101):  Ce qui était faux, puisque la mère a toujours eu la possibilité de reconnaître l'enfant avant que celui-ci ne soit placé en vue de son adoption.

(102):  Il ne s'agit évidemment pas de nier que les mères qui accouchent « sous X » se trouvent dans l'immense majorité des cas dans une situation de détresse. Du point de vue du père, cela n'exclut toutefois pas la mauvaise foi. Par ailleurs, si la loyauté due à la mère justifie cette institution, on comprend mal pourquoi l'accouchement anonyme n'est plus considéré par le Code civil comme une fin de non-recevoir à l'action en recherche de maternité depuis la loi n° 2009-61 du 16 janvier 2009.

(103):  B. Trillat, « L'accouchement anonyme : de l'opprobre à la consécration » in Mélanges à la mémoire de Danièle Huet-Weiller, LGDJ, 1994, p. 513 et s., spéc. p. 531.

(104):  Bien que la décision du Conseil ne le mentionne pas, contrairement au commentaire de son service juridique (préc., p. 3 et p. 7-8), on peut ajouter qu'à la suite d'une fameuse QPC tranchée en 2013 (Cons. const., déc. n° 2012-268 QPC du 27 juillet 2012, Mme Annie M.), l'article L. 224-8 du Code de l'action sociale et des familles prévoit, depuis une loi du 26 juillet 2013, que l'arrêté d'admission en qualité de pupille de l'État doit être notifié au père de naissance ayant manifesté un intérêt pour l'enfant -- ce qui suppose, bien sûr, qu'on le connaisse... Sur la réforme de 2013, voir C. Neirinck, « Notification de l'arrêté d'admission en qualité de pupille de l'État : protection procédurale de la famille ou protection de l'adoptabilité de l'enfant ?  », Dr. famille, 2013, comm. n° 137.

(105):  Cass. 1re civ., 7 avril 2006, n° 05-11.285 : Dr. famille, 2006, comm. n° 124, note P. Murat.

(106):  Ce que relevait déjà le « rapport Théry » en juin 1998 (Couple, filiation et parenté aujourd'hui, O. Jacob / Documentation française, p. 179). Dans l'affaire précitée tranchée en 1997 par la cour d'appel de Riom, c'est ainsi une association qui avait fait appel de la décision de première instance qui donnait raison au père biologique de l'enfant.

(107):  Entre 500 à 700 chaque année.

(108):  Une des plus fameuses applications de ce principe, dans le giron familial, réside dans la décision du Conseil relative au mariage homosexuel autorisé en 2013 par la « loi Taubira ». Voir déc. n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, cons. 15.

(109):  Cité par B. Trillat, article préc., p. 531.

Citer cet article

Thomas PIAZZON. « Chronique de droit privé (janvier 2020 à juin 2020) », Titre VII [en ligne], n° 5, La sécurité juridique , octobre 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droit-prive-janvier-2020-a-juin-2020