Titre VII

N° 11 - octobre 2023

Chronique de droit fiscal (janvier 2023 à juin 2023)

Droits et libertés

- Principes de droit pénal et de procédure pénale

- Principes de proportionnalité des peines (Cons. const., déc. n° 2023-1054 QPC du 16 juin 2023)

Les sanctions prévues par l'article 1737 du CGI constituent décidément une source inépuisable pour les contentieux constitutionnels : après avoir jugé inconstitutionnelles les dispositions du 3 du paragraphe I de l'article 1737 du CGI qui prévoient que les assujettis à la TVA qui ne respectent pas l'obligation de délivrance d'une facture à leurs clients sont redevables d'une amende fiscale égale à 50 % du montant de la transaction (décision n° 2021-908 QPC du 26 mai 2021), puis, au contraire, jugé conformes à la Constitution les dispositions du 1 du même paragraphe I de l'article 1737 du CGI qui prévoient également une amende fiscale égale à 50 % du montant de factures dites « de complaisance » (décision n° 2021-942 QPC du 21 octobre 2021), le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur la conformité à la Constitution des dispositions du II du même article 1737 du CGI.

Ces dispositions, introduites initialement à l'article 1740 ter A du CGI par l'article 106 de la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 de finances pour 2000 et transférées au II de l'article 1737 du CGI par l'ordonnance n° 2005-1512 du 7 décembre 2005 relative à des mesures de simplification en matière fiscale et à l'harmonisation et l'aménagement du régime des pénalités, prévoient que « toute omission ou inexactitude constatée dans les factures ou documents en tenant lieu (...) donne lieu à l'application d'une amende de 15 euros ». La seconde phrase de cet article atténue la rigueur de cette disposition, qui aurait pu donner lieu à une amende disproportionnée pour les factures de montant faible, en précisant que « le montant total des amendes dues au titre de chaque facture ou document ne peut excéder le quart du montant qui y est ou aurait dû y être mentionné ».

Elles avaient déjà été soumises au Conseil constitutionnel en 1999 lors de leur adoption par le législateur et, par sa décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, le Conseil constitutionnel les avait alors jugées conformes à la Constitution en relevant qu'elles n'introduisaient pas une sanction manifestement disproportionnée à la gravité des manquements constatés. La décision relevait en effet qu'en introduisant le plafonnement au quart du montant de la facture, le législateur avait suffisamment corrigé l'inconstitutionnalité qui avait entraîné une censure des dispositions précédemment soumises au Conseil constitutionnel, qui prévoyaient une amende de 15 € par omission ou inexactitude, mais sans plafond, et dont le Conseil constitutionnel avait jugé qu'elle était susceptible, « dans nombre de cas », de conduire à l'application de sanctions manifestement hors de proportion avec la gravité du manquement, « comme d'ailleurs avec l'avantage qui en a été retiré » (décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997).

Toutefois, si les motifs de la décision constataient la conformité à la Constitution de cette disposition, qui n'avait pas été sensiblement modifiée depuis 1999, la décision de 1999 avait omis de déclarer la disposition conforme à la Constitution dans son dispositif. Or, dans une telle configuration, la jurisprudence du Conseil constitutionnel considère que la disposition en litige peut faire l'objet d'une QPC sans que la condition relative à la déclaration de conformité à la Constitution déjà intervenue puisse y faire obstacle (voir par exemple décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015 ou décision n° 2016-606/607 QPC du 24 janvier 2017). La question de la conformité à la Constitution pouvait donc de nouveau être soumise au Conseil constitutionnel.

On sait qu'en présence de pénalités proportionnelles, le Conseil constitutionnel s'attache à vérifier que l'assiette retenue est en lien avec l'infraction sanctionnée, et que le dispositif institué par la loi n'est pas, compte tenu de cette assiette et du taux appliqué, susceptible d'aboutir au prononcé de sanctions revêtant un caractère manifestement hors de proportion avec la gravité des infractions constatées. En revanche, en présence, comme ici, d'amendes forfaitaires, le Conseil constitutionnel se borne à vérifier que le montant forfaitaire fixé par la loi n'est pas manifestement disproportionné à la gravité du manquement commis. En outre, lorsqu'une amende forfaitaire se combine avec un plafond proportionnel, comme c'était là encore ici le cas en raison de la seconde phrase du II de l'article 1737, le Conseil constitutionnel vérifie, le cas échéant, que l'assiette retenue pour ce plafonnement n'est pas sans lien avec l'infraction et qu'il n'est pas susceptible de conduire à des sanctions manifestement disproportionnées.

Pour soutenir que la sanction prévue par les dispositions contestées était manifestement disproportionnée, il était fait valoir, en premier lieu, que l'amende forfaitaire de 15 euros pouvait, en l'absence de plafond annuel et dans le cas où une même omission ou inexactitude affecte un grand nombre de factures, s'appliquer de manière cumulative, alors même que le manquement ne serait pas intentionnel et qu'il n'en résulterait aucun préjudice financier pour le Trésor public. Par ailleurs, il était soutenu en second lieu que pour les factures d'un montant individuel inférieur à 60 euros, l'amende était nécessairement égale au quart du montant de la facture, ce qui conduisait à l'application d'une sanction disproportionnée.

L'intérêt de la décision du Conseil constitutionnel rendue dans cette affaire réside dans le fait que, pour la première fois à notre connaissance, dans l'hypothèse d'une sanction de nature hybride qui comporte une partie forfaitaire et une partie qui peut être regardée comme proportionnelle pour les factures inférieures à 60 euros, le Conseil constitutionnel applique à chacune des composantes de la sanction les modalités de contrôle propres, d'une part, aux amendes dont le quantum est déterminé par un chiffre forfaitaire et, d'autre part, aux amendes dont le quantum résulte de l'application du taux à une assiette. Autrement dit, alors même que le principe de la disposition repose sur une amende forfaitaire plafonnée à un montant proportionnel, le Conseil constitutionnel va considérer que, pour les factures de faible montant, l'amende doit être regardée comme égale à 25 % de leur montant.

Or, dans ses précédentes décisions relatives aux amendes prévues par les autres alinéas de l'article 1737 du CGI en cas de méconnaissance des règles de facturation, le Conseil constitutionnel avait jugé contraire au principe de proportionnalité des peines une amende proportionnelle non plafonnée de 50 % applicable alors même que la transaction a été régulièrement comptabilisée (décision n° 2021-908 QPC du 26 mai 2021) sauf dans le cas où les manquements présentent un caractère intentionnel (décision n° 2021-942 QPC du 21 octobre 2021).

La décision complète cette jurisprudence sur deux points :

  • D'une part, s'agissant de l'amende forfaitaire de 15 euros, le Conseil constitutionnel juge que dès lors que le plafond de 25 % du montant de la facture est en lien avec la nature de l'infraction, aucune méconnaissance du principe de proportionnalité ne peut être caractérisée ;

  • D'autre part, s'agissant de ce qui est regardé comme une amende proportionnelle de 25 % pour les manquements de faible montant, le Conseil constitutionnel considère là aussi que le principe de proportionnalité des peines n'est pas méconnu.

Sur ce dernier point, la décision et son commentaire n'explicitent pas la raison qui a conduit le Conseil constitutionnel à considérer que l'amende proportionnelle est ici conforme à la Constitution alors que l'amende de 50 % prévue par le 3 du I de l'article 1737 du CGI avait été jugée contraire à la Constitution par la décision précitée du 26 mai 2021. Est-ce parce que le taux de l'amende est de 25 % et non de 50 % ou, comme le relevait Émilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur la décision de renvoi du Conseil d'État (publiées à la RJF 2023 n° 573), parce que, comme s'agissant de l'amende prévue par le 1 du I de l'article 1737 du CGI ayant donné lieu à la décision précitée du 21 octobre 2021, elles ne concernent que des professionnels ? Sans doute de futures décisions permettront de clarifier la portée de la jurisprudence sur ce point.

Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

Critères de transmission ou de renvoi de la question au Conseil constitutionnel

- Notion de changement des circonstances (Conseil d'État,22 mars 2023, n° 455084)

Comme on le sait, l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit qu'une disposition déjà déclarée conforme à la Constitution ne peut faire l'objet d'une QPC sauf « changement de circonstances ». Un tel changement de circonstances peut résulter notamment d'une évolution de la jurisprudence constitutionnelle (voir sur ce point, en matière fiscale, décision n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016 ; décision n° 2019-769 QPC du 22 mars 2019). Mais il peut également résulter d'une évolution de la jurisprudence par laquelle une juridiction suprême fait évoluer son interprétation de la portée d'une disposition législative, qu'il s'agisse de la Cour de cassation (voir sur ce point décision n° 2017-694 QPC du 2 mars 2018) ou du Conseil d'État (voir sur ce point CE, 20 décembre 2018, n° 418637, Commune de Chessy).

C'est sur ce dernier terrain que s'était placé un contribuable qui contestait, à l'occasion d'un litige relatif à l'application de l'article 155 A du CGI, la conformité à la Constitution de ces dispositions, alors même que cet article avait déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010, en raison de l'intervention, postérieurement à cette décision du Conseil constitutionnel, de la décision n° 346642 du 26 mars 2013, M. et Mme P., par laquelle le Conseil d'État avait renouvelé l'interprétation de la portée des dispositions de l'article 155 A du CGI afin notamment d'assurer leur conformité au droit de l'Union européenne.

Pour rappel, les dispositions du I de l'article 155 A du CGI ont pour objet de permettre à l'administration de mettre à la charge de contribuables domiciliés ou établis en France les impositions afférentes à des « sommes perçues par une personne domiciliée ou établie hors de France en rémunération de services rendus par une ou plusieurs personnes domiciliées ou établies en France [...] lorsque celles-ci contrôlent directement ou indirectement la personne qui perçoit la rémunération des services ».

Par sa décision précitée du 26 mars 2013, la Haute assemblée avait, pour la première fois, retenu une interprétation neutralisante de ces dispositions en vue d'assurer leur conformité à la liberté d'établissement garantie par l'article 56 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne en jugeant que ces dispositions visent uniquement « les prestations dont la rémunération est ainsi susceptible d'être imposée entre les mains de la personne qui les a effectuées [et qui] correspondent à un service rendu pour l'essentiel par elle et pour lequel la facturation par une personne domiciliée ou établie hors de France ne trouve aucune contrepartie réelle dans une intervention propre de cette dernière, permettant de regarder ce service comme ayant été rendu pour son compte » de telle sorte qu'en l'absence d'une telle contrepartie permettant de regarder les services concernés comme rendus pour le compte de cette dernière personne, les dispositions de l'article 155 A ne sauraient porter atteinte au principe de liberté d'établissement. La même solution a été retenue peu après pour la confrontation de ces mêmes dispositions à la libre prestation de services (CE, 4 décembre 2013, n° 348136).

Pour refuser de caractériser cette évolution jurisprudentielle comme un changement de circonstances, le ministre avait fait valoir, dans l'instance devant la Cour administrative d'appel dont le refus de transmission de la QPC était contesté en cassation, que cette dernière conduisait à restreindre, pour assurer sa conformité au droit de l'Union européenne, le champ d'application du texte. Mais comme l'a observé Émilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions, publiées à la RJF 2023, n° 479, sur la décision du Conseil d'État ici commentée, « la seule circonstance qu'une interprétation jurisprudentielle restreigne le champ d'application d'une disposition ne saurait, par elle-même, conduire à écarter la caractérisation, à travers cette nouvelle interprétation, d'un changement dans les circonstances de droit qui affecterait la portée de la disposition législative critiquée. D'une part, en effet, une telle restriction peut conduire à soulever des questions -- par exemple au regard du principe d'égalité -- qui étaient absentes de la disposition telle qu'auparavant interprétée. D'autre part, la notion de changement de circonstance susceptible de justifier un réexamen d'une disposition déjà déclarée conforme à la Constitution ne saurait se réduire aux seules modifications des circonstances de droit qui rendraient inconstitutionnelle cette disposition ».

Pour autant, l'intervention de cette évolution jurisprudentielle n'était pas de nature à constituer un changement de circonstances car, comme l'observait là encore Émilie Bokdam-Tognetti, « l'interprétation donnée par [la] décision du 20 mars 2013 ne nous semble effectivement pas avoir modifié la portée de l'article 155 A du Code d'une manière telle qu'elle remettrait à zéro les pendules du contrôle de constitutionnalité ». En effet, « cette interprétation entendant cibler l'artificialité de la facturation au regard de la réalité de l'opération » se serait « inscrite dans la lignée de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 » si bien qu'elle ne saurait justifier un nouvel examen de constitutionnalité des dispositions de l'article 155 A du CGI.

Le requérant faisait également valoir une évolution de la jurisprudence constitutionnelle résultant de la décision n° 2014-437 QPC du 20 janvier 2015 par laquelle le Conseil constitutionnel aurait développé une jurisprudence nouvelle regardant les présomptions irréfragables de fraude fiscale comme contraires au principe d'égalité devant les charges publiques et imposant d'ouvrir au contribuable la faculté, pour échapper à un dispositif anti-abus, d'apporter la preuve de son absence d'intention d'éluder l'impôt. Mais comme l'observait Émilie Bokdam-Tognetti, s'il est exact que le Conseil constitutionnel n'avait pas déjà expressément émis une telle réserve à l'égard de présomptions irréfragables avant la décision précitée du 26 novembre 2010, *« nbsp ; les commentateurs autorisés du Conseil constitutionnel ont eux-mêmes, dans les commentaires aux Cahiers sur la décision n° 2018-701 QPC du 20 avril 2018, présenté la décision n° 2010-70 QPC sur l'article 155 A (...) comme s'inscrivant dans un ʺensemble de décisions par lesquelles le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence remettant en cause des présomptions irréfragables instaurées par le législateur afin d'établir une imposition dans le but de lutte contre la fraude ou l'évasion fiscalesʺ ».

En effet, tout en consacrant la conformité du dispositif de l'article 155 A du CGI au principe d'égalité devant les charges publiques, qui était également en cause dans la décision précitée du 20 janvier 2015, le Conseil constitutionnel avait, dans sa décision de 2010, formulé une réserve d'interprétation tenant à l'absence de double imposition juridique des sommes en cas de reversement effectif de celles-ci au contribuable. La limitation, dans des décisions ultérieures, de la possibilité d'appliquer des dispositifs de lutte contre l'évasion fiscale aux seuls cas dans lesquels le contribuable n'apporte pas la preuve qu'il n'a pas eu la volonté d'éluder l'impôt n'était donc pas davantage de nature à justifier un réexamen de la constitutionnalité de ces dispositions.

Cette décision du Conseil d'État confirme donc, comme le relève Émilie Bokdam-Tognetti, « nbsp ; l'approche étroite de la notion de changements de circonstances conduisant à écarter l'existence d'un tel changement lorsque les critères d'examen ne changent pas fondamentalement et que les décisions rendues postérieurement à la déclaration de conformité à la Constitution ne révèlent pas une ʺmodification de la portée du principeʺ constitutionnel invoqué (décision n° 2022-1001 QPC du 1er juillet 2022) ». Les commentaires sur cette dernière décision précisent ainsi que « le seul fait que, en fonction des dispositions soumises à son appréciation, le Conseil insiste plus spécialement sur l'un de ces critères pour motiver sa décision n'est pas de nature à caractériser, en soi, une évolution substantielle de son contrôle ».

Citer cet article

Stéphane AUSTRY. « Chronique de droit fiscal (janvier 2023 à juin 2023) », Titre VII [en ligne], n° 11, Santé et bioéthique, octobre 2023. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droit-fiscal-janvier-2023-a-juin-2023