Titre VII

N° 4 - avril 2020

Chronique de droit économique et fiscal (juillet 2019 à fin décembre 2019)

Égalité

  • Égalité devant la loi et les charges publiques

Nouvelles limites à l'invocation de la discrimination par ricochet résultant de la non-conformité d'une loi à une règle européenne (Cons. constit., 15 novembre 2019, décision n° 2019-813 QPC, M. Calogero G.)

Dans leur rédaction antérieure à la loi n° 2017-1775 du 28 décembre 2017 de finances rectificative pour 2017, les dispositions des 1 et 2 de l'article 115 du CGI prévoyaient que l'attribution de titres représentatifs d'un apport partiel d'actif (opération dite d'apport-attribution), qui constitue en principe, pour les associés qui en bénéficient, une distribution imposable à l'impôt sur le revenu dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers, pouvait bénéficier d'un régime de neutralité fiscale lorsque, d'une part, certaines conditions liées aux caractéristiques de l'opération d'apport-attribution et à son délai de réalisation étaient remplies, d'autre part, l'apport partiel d'actif était placé sous le régime de faveur des articles 210 A et 210 B du CGI et, enfin, un agrément avait été sollicité et délivré par l'administration fiscale.

Les opérations d'apports partiels d'actifs réalisés par des sociétés étrangères n'étant pas éligibles, en application de l'article 210-0 A du CGI dans sa rédaction alors applicable, au régime de faveur des articles 210 A et 210 B du CGI, les opérations d'apport-attribution impliquant une société étrangère qui n'était pas redevable de l'impôt sur les sociétés en France, ne relevaient pas du champ d'application de ce dispositif. C'est la raison pour laquelle les dispositions du 1 de l'article 121 du CGI avaient prévu que les opérations d'apport-attribution réalisées par une société étrangère et placées sous un régime fiscal comparable au régime de l'article 210 A du CGI pouvaient bénéficier de la même neutralité fiscale que celles prévues pour les opérations d'apport-attribution purement internes, sous réserve, comme c'était le cas pour ces dernières, de la délivrance d'un agrément par l'administration fiscale.

Ainsi que l'avait relevé le Conseil d'État dans sa décision n° 431784 du 16 septembre 2019 par laquelle il a transmis la QPC dirigée contre les dispositions du 1 de l'article 121 du CGI ayant donné lieu à la décision du Conseil constitutionnel ici commentée, « les dispositions des articles 115 et 121 du CGI, issues de textes législatifs antérieurs à la directive du 19 octobre 2009 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'États membres différents et qui n'ont pas été modifiées à la suite de l'intervention de cette directive, doivent être regardées comme assurant la transposition des dispositions de cette directive ». Or, ainsi que l'a également relevé le Conseil d'État dans cette même décision, « il résulte des dispositions en question, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt du 8 mars 2017, Euro Park Service (C-14/16), qu'elles s'opposent à ce que la législation d'un État membre soumette l'octroi des avantages fiscaux qu'elles prévoient à une procédure d'agrément préalable, laquelle repose sur une présomption générale de fraude ou d'évasion fiscales ». Le Conseil d'État en avait alors déduit que les dispositions du 1 de l'article 121 du CGI, en ce qu'elles renvoient au 2 de l'article 115 du même code, ne peuvent s'appliquer, sans méconnaître les objectifs de cette directive, aux distributions réalisées dans le cadre d'une opération d'apport-attribution réalisée par une société établie dans un État membre de l'Union européenne.

La question qui se posait alors était de savoir, selon le Conseil d'État, « si les dispositions contestées du troisième alinéa du 1 de l'article 121 du CGI, dans la mesure où elles rendent applicables les dispositions du 2 de l'article 115 du même code, qui ne peuvent être légalement appliquées aux distributions réalisées dans le cadre d'une scission partielle que si la société apporteuse est établie en France ou dans un État tiers à l'Union européenne, créent une différence de traitement selon l'État dans lequel est établie la société apporteuse ». C'est donc dans le cadre d'un raisonnement emprunté à la décision Metro Holding du Conseil constitutionnel du 3 février 2016 (Cons. const. 3 février 2016 n° 2015-520 QPC, société Metro Holding : RJF 4/16 n° 366 avec obs. S. Austry et D. Gutmann p. 418 ; E. Raingeard de la Blétière et Ph. Durand, FR 8/16 inf. 2 p. 3 ; O. Fouquet, Dr. fisc. 6/16 act. 74 ; G. Blanluet, Dr. fisc. 12/16, c. 233) qu'était posée par le Conseil d'État la question de savoir si le maintien de la subordination de la neutralité fiscale à la délivrance d'un agrément pour toutes les opérations ne relevant pas du champ d'application de la directive (que la société apporteuse soit établie en France ou dans un Etat tiers à l'Union européenne) était constitutif d'une discrimination par ricochet contraire au principe d'égalité devant les charges publiques.

Comme le rappelle le commentaire de la décision au Conseil constitutionnel, la jurisprudence du Conseil constitutionnel se prononce sur l'inconstitutionnalité de discriminations par ricochet en fonction de plusieurs paramètres :

  • d'une part, « le caractère transfrontalier intracommunautaire d'un côté, ou interne ou transfrontalier extracommunautaire d'un autre côté n'est pas, en lui-même, constitutif d'une différence de situation », ce qui importe serait l'existence ou non d'une différence de situation au regard de l'objet de la loi ;

  • d'autre part, « la différence de traitement instaurée par les dispositions contestées doit elle-même être en rapport direct avec l'objet de la loi en cause. Le Conseil constitutionnel procède, à ce titre, à un contrôle de la rationalité de la discrimination ainsi créée. Ce contrôle s'apparente à un contrôle de l'absence de dénaturation manifeste, du fait de la différence de traitement, de l'objet de la loi » ;

  • enfin entre en ligne de compte le caractère « chimiquement pur » de telles discriminations, c'est-à-dire les hypothèses dans lesquelles la loi française traite « du fait du droit européen, plus défavorablement les résidents français que les résidents communautaires » : le Conseil constitutionnel juge que tel n'est pas le cas lorsque la discrimination ne porte que sur une différence de traitement entre résidents européens et résidents d'États tiers (voir pour de telles hypothèses les décisions n° 2016-615 QPC du 9 mars 2017, Époux V. et n°2018-699 QPC du 13 avril 2018, Société Life Sciences Holdings France).

Au regard de ces paramètres, la situation soumise au Conseil constitutionnel pouvait apparaître plus proche de celle dans laquelle il avait été conduit à consacrer l'existence d'une discrimination par ricochet contraire à la Constitution :

  • d'une part, même si les dispositions contestées du 1 de l'article 121 du CGI ne visaient que la situation de sociétés étrangères, c'est le renvoi par ces dispositions à celles du 2 de l'article 115 du CGI qui subordonnait l'avantage fiscal en cause à la délivrance d'un agrément pour les opérations purement internes qui posait problème au regard de la directive fusion, ainsi que l'indiquait clairement la décision de transmission de la QPC en visant la différence de traitement résultant de ce que les dispositions subordonnant l'avantage à la délivrance d'un agrément « ne peuvent être légalement appliquées aux distributions réalisées dans le cadre d'une scission partielle que si la société apporteuse est établie en France ou dans un Etat tiers à l'Union européenne » ;

  • d'autre part, la subordination à la délivrance d'un agrément du bénéfice de la neutralité fiscale applicable aux distributions réalisées dans le cadre d'un apport-attribution avait pour objectif, comme le relevait Emilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur la décision de transmission de la QPC, de « faciliter les restructurations d'entreprises et [de] neutraliser l'imposition des attributions de titres aux associés » si bien qu'il semblait difficile « d'identifier ce qui justifierait de traiter plus favorablement les associés de sociétés procédant à des opérations de restructurations transfrontalières européennes que les associés de sociétés impliquées dans des opérations identiques mais localisées en France ou dans un État tiers ».

Pourtant tel n'est pas la solution que retient la décision ici commentée qui, après avoir reconnu l'existence d'une différence de traitement ne concernant que « les associés des sociétés étrangères, selon que ces sociétés étaient établies dans un État membre de l'Union européenne ou un État tiers, seules les premières étant dispensées de l'exigence d'agrément préalable », juge que cette différence est justifiée au regard de l'objet de la loi dès lors, d'une part, que l'exigence découlant du droit de l'Union européenne qui interdit de subordonner la neutralité fiscale d'une opération d'apport-attribution à la délivrance d'un agrément ne conduirait pas à « une dénaturation de l'objet initial de la loi », et, d'autre part, qu'au regard de l'objet de la loi « telle que désormais interprétée », il existerait une différence de situation, tenant au lieu d'établissement de la société apporteuse, entre les associés des sociétés établies dans un État membre et ceux des autres sociétés étrangères.

Cette motivation laisse perplexe, à la fois en ce qu'elle ignore le caractère « chimiquement pur » de la discrimination par ricochet en cause, et, d'autre part, en ce qu'elle écarte une « dénaturation de l'objet initial de la loi » au motif que l'exigence découlant du droit de l'Union européenne aurait été exclusivement procédurale, alors, que, comme l'avait là encore relevé Emilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions, la délivrance de l'agrément était soumise « à la satisfaction de critères qui (...) semblent plus exigeants, ou à tout le moins pas entièrement similaires à ceux prévus par les articles 8 et 15 de la directive du 19 octobre 2009 ».

Cette décision traduit donc plus vraisemblablement une réticence du Conseil constitutionnel à tirer toutes les conséquences de la jurisprudence Metro Holding. Les décisions à venir du Conseil constitutionnel permettront sans doute de confirmer si la décision ici commentée doit demeurer une décision d'espèce ou si elle doit être regardée comme une première étape dans un infléchissement plus significatif de la jurisprudence Metro Holding.

Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

  • Critères de transmission ou de renvoi de la question au Conseil constitutionnel

Notion de disposition applicable au litige (Conseil d'Etat, 27 septembre 2019, n° 432067)

Contrairement à la réputation que la QPC peut avoir dans d'autres domaines contentieux, la technique de la QPC est toujours utilisée en matière fiscale comme un facteur d'accélération de la procédure. Le fait de greffer cette technique sur l'introduction d'un recours pour excès de pouvoir (REP) contre la doctrine de l'administration fiscale exprimée par voie d'instructions ou de circulaires accentue encore l'effet accélérateur de la QPC, puisqu'elle permet de saisir directement le Conseil d'État du litige, dès lors que ce dernier est compétent en premier et dernier ressort pour se prononcer sur la légalité de ces instructions et circulaires. La décision du Conseil d'Etat ici commentée illustre toutefois le fait que cette technique dite de « REP + QPC », couramment pratiquée dans le domaine fiscal, est d'utilisation délicate et peut parfois se retourner contre son auteur.

Des contribuables avaient décidé à la fin de l'année 2018 d'investir dans l'immobilier en Corse en exerçant une activité de location meublée touristique ce qui leur permettait de garantir en principe l'éligibilité de leur investissement au crédit d'impôt pour investissement en Corse prévu en faveur des petites et moyennes entreprises par l'article 244 quater E du CGI. Malheureusement pour eux, avant que leur investissement, réalisé sous forme d'une vente en état futur d'achèvement (VEFA), ne se concrétise, un amendement adopté lors de la discussion de la loi de finances pour 2019 a exclu « la gestion et la location de meublés de tourisme situés en Corse » de la liste des activités économiques éligibles au bénéfice du crédit d'impôt pour investissement en Corse. Le législateur a par ailleurs prévu que cette règle s'appliquerait aux investissements réalisés à compter du 1er janvier 2019.

Par une réponse ministérielle du 30 avril 2019, le ministre du budget a précisé que pour les biens acquis dans le cadre d'une VEFA, lorsque le contrat n'a pu intervenir avant le 1er janvier 2019, les investissements effectués dans des meublés de tourisme seront également éligibles au crédit d'impôt pour investissement en Corse dès lors que ces investissements sont achevés au 31 décembre 2020 mais uniquement s'ils avaient fait l'objet d'un contrat préliminaire de réservation, signé et déposé au rang des minutes d'un notaire ou enregistré au service des impôts des entreprises au plus tard le 31 décembre 2018, ce qui n'était pas le cas du contrat de réservation signé par les requérants.

Ces derniers ont alors saisi le Conseil d'État d'un recours pour excès de pouvoir (REP) contre cette réponse ministérielle, auquel ils ont associé une QPC dirigée contre les conditions d'entrée en vigueur de l'article contesté de la loi de finances pour 2019, en vue de contester les conditions fixées par la réponse ministérielle au bénéfice de la mesure de tempérament qu'elle prévoit. Si la jurisprudence du Conseil d'État admet la recevabilité d'un REP contre une réponse ministérielle depuis une décision de Section Société Friadent France n°272618 du 16 décembre 2005, elle subordonne toutefois cette recevabilité à la condition que la réponse comporte une interprétation de la loi fiscale pouvant être opposée à l'administration par un contribuable sur le fondement de l'article L 80 A du LPF. Il en résulte qu'une réponse ministérielle n'est attaquable qu'en tant qu'elle ajoute à la loi et que cet ajout est lui-même favorable aux contribuables, ou du moins, à certains d'entre eux.

Tel était très certainement le cas de la mesure de tempérament prévu par la réponse ministérielle attaquée, qui ajoutait à la loi en autorisant les contribuables ayant réalisé dans certaines conditions un investissement postérieurement au 1er janvier 2019 dans une location de meublés de tourisme à conserver le bénéfice du crédit d'impôt, alors que la loi excluait du bénéfice de cet avantage tous les investissements réalisés postérieurement à cette date. Le REP était donc recevable dans cette mesure mais il s'en inférait tout aussi logiquement que les dispositions législatives contestées ne pouvaient être regardées comme applicables au litige constitué par le recours contre la réponse ministérielle en tant qu'elle ajoutait à la loi.

En effet, la raison pour laquelle le Conseil d'État considère, quasiment depuis l'origine de la QPC, que la QPC dirigée contre les dispositions législatives qui sont commentées par une instruction, formée à l'appui d'un REP contre cette instruction, sont bien applicables au litige constitué par ce REP repose sur le fait que « la circulaire ou l'instruction attaquée prescrit d'appliquer une disposition législative contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution » (CE 9 juillet 2010 n° 339081, Mathieu et jurisprudence constante par la suite). Il en résulte logiquement que lorsqu'une instruction s'écarte de la règle législative qu'elle commente elle ne peut plus être regardée comme prescrivant d'appliquer cette disposition législative si bien que cette dernière ne saurait alors être regardée comme applicable au litige constitué par le REP dirigé contre cette instruction.

Dès lors que les REP contre les réponses ministérielles ne sont précisément recevables que lorsque ces réponses ajoutent à la loi, il en résulte mécaniquement que la QPC ne peut jamais être utilement invoquée à l'appui d'un REP dirigé contre une telle réponse : soit la réponse n'ajoute pas à la loi et le REP est alors irrecevable ce qui rend sans objet la QPC, soit la réponse ajoute à la loi et le REP est alors recevable mais les dispositions législatives contestées ne peuvent être regardées comme applicables au litige.

C'est la solution logique à laquelle parvient le Conseil d'État dans la décision ici commentée en refusant de transmettre la QPC au motif que les dispositions législatives contestées ne sont « nbsp ; pas applicables au litige (...) relatif à la légalité de la règle de « tempérament », énoncée par la réponse ministérielle qu'ils attaquent ».

Citer cet article

Stéphane AUSTRY. « Chronique de droit économique et fiscal (juillet 2019 à fin décembre 2019) », Titre VII [en ligne], n° 4, Le principe d’égalité , avril 2020. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droit-economique-et-fiscal-juillet-2019-a-fin-decembre-2019