Titre VII
À quoi sert la séparation des pouvoirs ? Le point de vue de la théorie du droit
N° 3 - octobre 2019
Pour un juge, qui prétend appliquer un droit préexistant, il en est de la séparation des pouvoirs comme de beaucoup d'autres principes ou notions. Selon le schéma traditionnel, le juge qui doit résoudre un cas concret doit avant tout rechercher une règle ou un principe qui paraît applicable, puis déterminer son contenu, ce qu'il prescrit ou implique, et en déduire la solution.
On a souvent remarqué qu'il y a là une reconstruction et que le cheminement intellectuel réel peut être différent. Pour justifier la solution à laquelle il souhaite aboutir, le juge peut d'abord choisir un principe ou une règle parmi d'autres possibles, puis lui donner une interprétation, choisie elle aussi, parmi d'autres possibles.
Ces choix sont certes motivés, mais, selon les systèmes juridiques, de manière plus ou moins précise et plus ou moins persuasive et l'on ne peut jamais être certain que la justification reflète le raisonnement ou les motifs réels des décisions. La critique réaliste de ce schéma porte principalement sur la seconde étape, la détermination du contenu de ces règles ou principes, qui ne sont pas toujours exprimés dans des textes ou qui sont désignés sous des noms différents. Il faut aussi souligner qu'avant même cette seconde étape, celle de l'interprétation des textes quand il y en a, il faut choisir les principes et les règles applicables, le statut modal des énoncés - expriment-ils seulement des thèses politiques et morales ou des normes juridiques et dans ce dernier cas, à quel niveau se placent ils dans la hiérarchie ?
Quand il y a des textes, ceux-ci sont nécessairement vagues et ambigus, ce qui confère au juge une marge considérable de pouvoir discrétionnaire, qui lui permet de faire prévaloir des préférences morales ou politiques. Il ne se borne donc pas à appliquer des règles, mais il en est pour le moins le coproducteur.
Ce pouvoir apparaît d'autant plus important que la justification se fonde non pas sur le sens des mots mais prétend découvrir une signification objective, une signification que seule une théorie correcte pourrait déterminer. La séparation des pouvoirs en offre un bon exemple.
Ce principe fait partie de toutes les constitutions libérales, écrites ou non écrites, et les acteurs l'invoquent fréquemment dans les cas les plus divers. C'est le cas en France, puisqu'il fait l'objet de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, qu'il a été repris dans plusieurs textes postérieurs, notamment dans le préambule de la constitution de 1958, que le Conseil constitutionnel a jugé qu'il avait valeur constitutionnelle et qu'il s'y réfère fréquemment.
Cependant, l'usage qu'il en fait et d'ailleurs l'usage qu'en font les autres acteurs ou les professeurs de droit, c'est-à-dire la signification qu'on leur donne, ne résulte pas et ne peut pas résulter d'une simple analyse des termes de l'article 16 ou de l'intention des constituants de 1789 (I). On est donc tenté de suppléer à l'interprétation de textes spécifiques en recourant à la théorie générale de l'État (II) et comme celle-ci ne s'avère guère plus fructueuse, on doit constater que, comme pour bien d'autres expressions juridiques, celle-ci n'a que le sens - ou les sens multiples - que lui donne le juge pour justifier ses décisions (III).
L'interprétation inutile des énoncés
On sait que le fameux article 16 de la Déclaration des droits a été adopté sans débat et, semble-t-il, à l'unanimité, ce qui peut signifier deux choses : que tous les députés le comprenaient de la même manière et le voulaient également ou bien que tous voulaient ce texte mais pour des raisons différentes et parce qu'ils le comprenaient différemment. Les deux interprétations ne sont d'ailleurs nullement incompatibles. L'affirmation qu'une société « dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » peut être comprise comme une simple définition de la constitution, car une constitution au sens matériel, comme on dirait aujourd'hui, n'est pas autre chose qu'une répartition de compétences entre plusieurs autorités, ce que nul n'aurait pu contester. On pouvait donc parler de constitution dès lors qu'une seule et même autorité ne cumulait pas la totalité des pouvoirs, comme c'était évidemment le cas pour l'Angleterre. Toutefois, si l'on ne pouvait que s'accorder sur ce principe négatif, pour ce qui concernait la répartition effective des compétences, ou des rapports à établir entre les autorités, on pouvait espérer justifier par la séparation des pouvoirs plusieurs modes de répartition ou plusieurs principes secondaires très différents et même opposés, aussi bien d'un point de vue fonctionnel que d'un point de vue organique.
D'un point de vue fonctionnel, le principe négatif est respecté par exemple aussi bien par la spécialisation, en particulier par l'attribution du monopole du pouvoir législatif à une ou deux assemblées, comme dans la constitution actuelle, qu'à l'exercice conjoint de ce pouvoir législatif par une ou deux assemblées et par le titulaire du pouvoir exécutif, comme dans la constitution anglaise, dans la Constitution des États-Unis ou dans la Constitution française de 1791. Toujours d'un point de vue de fonctionnel, le principe est respecté quelle que soit la définition des diverses fonctions, c'est-à-dire aussi bien si la fonction législative consiste exclusivement dans la production de règles générales et la fonction exécutive dans la production d'actes matériels ou d'actes juridiques individuels, que si les deux fonctions sont définies formellement, de sorte que toutes deux peuvent consister dans la production de règles générales, que ces règles aient ou non des degrés de généralité ou des valeurs différents.
De même, d'un point de vue organique, il est entendu que les diverses autorités, qu'elles soient spécialisées ou non, doivent être en mesure d'exercer les compétences qui leur ont été attribuées, sans subir d'immixtion de la part des autres autorités et qu'elles doivent donc être rendues mutuellement indépendantes, mais l'indépendance peut se concevoir de multiples façons. Elle peut consister dans le fait pour une autorité ou ses membres de ne pas devoir leur nomination à une autre et de ne pas être révocable par une autre. Mais là encore, on a pu considérer que le régime parlementaire était compatible avec le principe de la séparation des pouvoirs, quand les autorités disposaient de moyens d'action réciproques, comme la responsabilité politique et la dissolution, mais aussi quand il n'y avait pas de réciprocité. L'indépendance a été aussi parfois comprise comme une indépendance financière, aucune autorité ne devant attendre ses crédits de la bonne volonté d'une autre, mais si, dans certains cas, le principe impliquait la détermination du montant de la liste civile pour toute la durée du règne, dans d'autres cas, le budget de l'État, adopté par le seul pouvoir législatif autorise seul les dépenses de toutes les autres autorités. Enfin, on a pu considérer que l'indépendance devait être physique et qu'elle impliquait que chacune des autorités disposât d'une garde armée distincte ou encore que ses membres ne puissent pas communiquer directement, mais seulement par messages.
On n'a raisonné jusqu'ici que sur deux fonctions ou deux autorités ou groupes d'autorités, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, mais on invoque aussi le principe de la séparation des pouvoirs pour justifier des questions touchant au pouvoir constituant, au pouvoir judiciaire, aux cours constitutionnelles, aux agences indépendantes. On rattache à la séparation des pouvoirs un principe de séparation du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués, dont Sieyès revendiquait la paternité, et qui interdit à l'un des pouvoirs constitués de réviser la constitution, bien évidemment parce qu'il serait ainsi en mesure de s'attribuer tous les pouvoirs, mais, dans de nombreux systèmes jugés compatibles avec la séparation des pouvoirs, le pouvoir législatif peut parfaitement adopter des lois de révision, parfois selon une procédure particulière, mais parfois aussi selon la procédure législative ordinaire, comme au Royaume-Uni. En France, on invoque aussi la séparation des pouvoirs pour justifier l'interdiction faite aux tribunaux ordinaires de contrôler la validité des actes administratifs, mais il est peu probable que cette interdiction, qui n'a été prononcée que par la loi des 16-24 août 1791, l'ait été sur le fondement de l'article 16, ni même que cette loi ait réellement eu cette signification et cette portée. Et de même encore, on a pu soutenir avec tout autant de pertinence tantôt, comme dans une tradition française relativement ancienne ou comme Carl Schmitt, que le contrôle de constitutionnalité des lois était incompatible avec le principe de la séparation des pouvoirs parce qu'il permettait à une autorité juridictionnelle de s'immiscer dans la fonction législative, tantôt qu'il n'y avait aucune atteinte au principe, ou bien, comme le disait Kelsen face à Carl Schmitt, parce que l'autorité qui exerce ce contrôle est une autorité législative, ou bien, comme la doctrine américaine et la doctrine française récente, parce que le juge constitutionnel ne fait rien d'autre que juger et ne participe pas à la formation de la loi.
Ainsi, n'importe quelle décision pourra toujours être présentée ex post comme compatible avec la séparation des pouvoirs, mais l'on voit bien que l'on ne peut espérer résoudre un litige ou justifier une décision en la déduisant d'un principe de séparation des pouvoirs, même s'il est inscrit dans la constitution. Il en est ainsi parce que l'intention de l'auteur d'un texte, notamment s'il s'agit d'un auteur collectif, est toujours une construction de l'interprète. Dans ce cas précis, il est impossible d'opérer une construction de ce genre. On sait que les constituants voulaient des choses très différentes et même contraires et que, en tout état de cause, ce qu'ils pouvaient vouloir ne concernait que l'organisation générale du pouvoir, mais en aucune façon des questions comme celles qui touchent au contrôle de constitutionnalité des lois, à l'indépendance du parquet ou aux compétences des agences indépendantes.
Si la sémantique et l'histoire ne sont d'aucun secours, on peut espérer - et c'est-ce que font la plupart des juristes -- tirer un argument non pas du principe tel qu'il aurait été posé, mais de la « véritable » nature de la séparation des pouvoirs.
Le recours à la théorie générale de l'État
Une théorie de la séparation des pouvoirs, comme d'ailleurs n'importe quelle autre théorie relative à l'État, peut être invoquée de plusieurs point de vue différents : elle peut l'être par le juge qui veut dériver d'une bonne théorie la solution d'un cas difficile, comme elle peut l'être par les commentateurs qui veulent examiner une décision à l'aune de la théorie de la séparation des pouvoirs.
Où la trouver ? La première tentation est évidemment de se tourner vers Montesquieu, puisque ce qu'on appelle « théorie de la séparation des pouvoirs » lui est généralement attribuée. Cette recherche est cependant vouée à l'échec pour au moins deux raisons. D'une part, le fameux chapitre VI du Livre XI de l'Esprit des Lois ne contient pas cette expression. Il aurait certes parfaitement pu exposer la théorie sans lui donner ce nom. D'autre part, comme Charles Eisenmann l'a parfaitement démontré, Montesquieu soutient deux thèses bien différentes : la thèse négative, déjà examinée plus haut, qu'il ne faut pas que tous les pouvoirs soient réunis dans les mêmes mains, mais répartis entre plusieurs et une thèse positive qu'il faut que le pouvoir arrête le pouvoir. Ces deux thèses sont logiquement indépendantes et, comme on l'a vu, tout un chacun peut s'accorder sur la première sans nécessairement partager la deuxième. Or, s'il s'agit de résoudre un cas concret -- le droit d'un tribunal de juger l'administration, celui d'une commission parlementaire de convoquer un collaborateur du Président de la République ou encore le droit du Président des États-Unis de refuser de communiquer des documents au Congrès --, on ne peut tirer aucun argument de l'une ou de l'autre thèse.
Pas de la première, parce que le principe négatif n'exige pas la spécialisation et que la reconnaissance de l'un ou l'autre de ces droits n'aboutirait, en aucun cas, à une concentration de tous les pouvoirs entre les mêmes mains. Et même si l'on admet que la séparation des pouvoirs signifie spécialisation et que le pouvoir législatif doit seul produire des lois, on peut, selon que l'on définit la loi de façon matérielle ou formelle, justifier en France la répartition des compétences opérée par les articles 34-37 soit comme une dérogation soit comme la mise en œuvre de la séparation des pouvoirs.
On ne peut pas davantage tirer argument de la seconde idée -- que le pouvoir arrête le pouvoir -- car, comme on le sait depuis Carré de Malberg, la hiérarchie des organes suit la hiérarchie des fonctions et il n'y a pas d'équilibre possible entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, mais seulement une balance des pouvoirs entre plusieurs autorités législatives, ce qui était d'ailleurs précisément la solution de la constitution anglaise, celle que préconisait Montesquieu et qui fut reprise dans plusieurs constitutions ultérieures aux 18èmes et 19 èmesiècles. Or, sur le fondement de cette théorie, on peut certes justifier des règles particulières visant à protéger les autorités législatives partielles de toute pression susceptible de les empêcher d'exercer leur pouvoir de participation au pouvoir législatif. En revanche, pour ce qui est des règles principales -- comme l'irresponsabilité du chef de l'État ou l'interdiction de la dissolution --, une fois inscrites dans la constitution, elles ne donnent guère lieu à des conflits qu'on ne pourrait régler qu'à l'aide de la théorie de la balance des pouvoirs.
En tout état de cause, dans les systèmes constitutionnels contemporains qui ne confèrent pas au chef de l'État un droit de veto, on ne peut pas invoquer la séparation des pouvoirs comme balance des pouvoirs. Il existe bien une balance semblable, mais entre le Parlement et une cour constitutionnelle. Toutefois, parce que le système se présente malgré tout comme une démocratie dans laquelle les représentants élus expriment seuls la volonté générale, il est difficile d'admettre ouvertement que le juge constitutionnel participe lui aussi à la formation de la loi en exprimant une volonté dont le libre exercice devrait être protégé. C'est pourquoi toutes les règles particulières, notamment celles qui sont relatives au contrôle de constitutionnalité des lois, doivent être justifiées sur d'autres fondements qu'un principe d'équilibre des pouvoirs.
On objectera peut-être que l'équilibre des pouvoirs peut être envisagé en d'autres termes dans les démocraties parlementaires contemporaines, qu'il ne s'agit pas d'y réaliser un équilibre entre pouvoirs spécialisés, mais d'équilibrer des moyens d'action entre une autorité exécutive et une autorité législative, par exemple la responsabilité politique du gouvernement et le droit de dissolution ou dans le système américain d'organiser un jeu de freins et contrepoids. En réalité, il s'agit de tout autre chose. Le système de balance des pouvoirs se fonde sur une philosophie toute différente. L'équilibre entre autorités législatives a dans la vision du 18ème siècle plusieurs fonctions : empêcher qu'une autorité ne s'empare des compétences d'une autre, maintenir un équilibre politique et social entre groupes ou classes représentés par les différentes autorités, maintenir les privilèges d'une minorité de nobles ou de propriétaires, assurer une garantie purement interne de la constitution. La balance des pouvoirs est ainsi censée empêcher, par la seule mécanique des forces, toute violation de la constitution, au point qu'elle pourrait suppléer, comme en Angleterre, la séparation du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués et qu'il rend inutile la garantie externe que pourrait apporter le contrôle de constitutionnalité des lois à savoir préserver la liberté.
Encore est-ce là une conception particulière de la liberté. La règle négative se fonde sur une conception de la liberté comme « sécurité juridique » (ou prévisibilité du droit). Si l'autorité qui fait la loi n'est pas en mesure d'intervenir dans l'exécution, ni celle qui exécute la loi de la modifier en fonction de ses préférences, les citoyens sont libres parce qu'ils connaissent la loi à laquelle ils sont soumis et peuvent agir en prévoyant les conséquences de leurs actions. Cette liberté existe, quel que soit le contenu de la loi, même si elle est sévère, voire oppressive. C'est en raison de cette liberté qu'on peut inscrire « libertas » sur les portes des prisons.
Mais la balance des pouvoirs repose sur l'idée que la liberté du citoyen est inversement proportionnelle à l'intensité du pouvoir. Or, ce système rend difficile l'adoption de lois nouvelles parce que la procédure est longue et requiert des compromis, de sorte qu'elles seront à la fois peu nombreuses et modérées.
Or, ni le droit de dissolution, ni la responsabilité ministérielle, ni le droit pour les commissions parlementaires de contrôler les autorités exécutives ne peuvent avoir pour fonction de ralentir les procédures législatives ou à forcer au compromis pour rendre la législation modérée.
Des théories de la séparation des pouvoirs dont on dispose, la règle négative ou la balance des pouvoirs, on ne peut donc pas déduire des solutions applicables à la plupart des problèmes.
Si l'on invoque malgré tout la séparation des pouvoirs, c'est une ou plusieurs théories toutes différentes non seulement des diverses théories traditionnelles, mais aussi très différentes entre elles, des théories qui ne sont en réalité que des constructions ad hoc. Ainsi, on ne peut pas déduire la séparation des juridictions d'un principe de séparation des pouvoirs, mais on peut très bien justifier la séparation des juridictions en construisant un principe de séparation des pouvoirs.
S'il n'est donc pas possible de tirer des solutions pratiques de la théorie, il n'est en revanche pas impossible de tirer de la pratique une théorie et même, comme les besoins sont variables, plusieurs théories.
La construction du principe
La théorie du droit dont il a été question jusqu'à présent est une théorie normative. Si elle cherche à mettre en évidence un principe, ce n'est pas parce qu'il appartiendrait au droit positif mais parce qu'elle vise à en configurer le contenu de telle manière qu'il permette d'en déduire telle ou telle solution. La théorie n'a pas à faire au droit positif, mais seulement à des textes, l'article 16 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Elle ne cherche pas à les interpréter comme pourrait le faire un juge au moment de l'application, en analysant le sens des mots censés traduire l'intention du constituant, mais à construire une théorie propre à justifier que l'on sépare les pouvoirs de telle ou telle manière, qui permette d'atteindre telle ou telle fin souhaitable et qui soit en même temps compatible avec certains caractères constitutifs du système, comme la hiérarchie des normes et d'autres principes jugés essentiels comme l'unité de la souveraineté, la représentation ou l'État de droit.
En d'autres termes, il s'agit pour elle de déterminer le contenu du principe de la séparation des pouvoirs tel qu'il doit être. Comme on l'a vu, cette recherche échoue nécessairement parce que, comme toutes les démarches normatives, elle dépend des préférences de ceux qui la mènent, et, parce que, en tout état de cause, tous les principes qu'elle pourrait prétendre « dégager » peuvent justifier les solutions concrètes les plus hétéroclites.
Cependant, si la théorie du droit ne peut proposer une théorie de la séparation des pouvoirs telle qu'elle devrait être pour satisfaire des besoins pratiques, elle peut tenter de décrire le principe tel qu'il est effectivement construit notamment par les juges.
C'est précisément ce qui semble ressortir de ce numéro de Titre VII. Ce n'est pas le principe de la séparation des pouvoirs qui informe les décisions du Conseil, mais les décisions du Conseil (ou d'autres juridictions) qui donnent un contenu et une signification à la séparation des pouvoirs comme principe. Il en va de même des arguments utilisés par des acteurs politiques, chefs du pouvoir exécutif, commissions parlementaires ou par les professeurs de droit qui entendent critiquer ou défendre une jurisprudence ou une décision politique.
À vrai dire, il s'agit de plusieurs principes différents et ces décisions n'ont en commun que la formule « séparation des pouvoirs ». Certaines se rattachent à un principe de spécialisation, d'autres à un principe d'indépendance organique, d'autres encore à un principe d'équilibre ou bien à l'idée que certaines autorités ont des compétences liées à la nature de leurs fonctions. Plusieurs pourraient être aisément rattachées à une disposition constitutionnelle spécifique ou bien à d'autres principes, tout aussi vagues d'ailleurs, comme l'État de droit, et elles le sont parfois.
Mais l'invocation de la « séparation des pouvoirs » confère un avantage rhétorique incontestable, la référence à « l'illustre Montesquieu », à la Déclaration des droits et au préambule de la constitution et à la tradition doctrinale, sans qu'il soit nécessaire de rien sacrifier de la marge de pouvoir discrétionnaire.
Le traitement de la séparation des pouvoirs est un bon exemple à la fois des limites d'une théorie normative du droit, des ressources d'une théorie descriptive et des modes de justification des juges.
Et il offre l'occasion de mesurer la pertinence de théories plus générales sur la nature des principes. On les présente le plus souvent comme une espèce de normes, dont on se demande si elles s'appliquent ou non comme des règles, si elles leur sont supérieures, si elles sont de nature morale et cependant juridique. D'excellents auteurs soutiennent que le juge les découvre par un effort d'interprétation de l'ensemble du système juridique. Ce que nous apercevons ici, c'est qu'il ne les découvre que si c'est lui qui les y a mis et que, au besoin, il en mettra d'autres.
Dans le cas de la séparation des pouvoirs, le ou les principes n'avaient pas été conçus au 18esiècle comme des normes, mais comme des règles anancastiques, des normes techniques indiquant les moyens à employer pour parvenir à un certain résultat. S'il faut éviter de concentrer tous les pouvoirs dans les mêmes mains, c'est parce que c'est le moyen de préserver la liberté politique. S'il faut interdire à une autorité d'empiéter sur les compétences d'une autre, c'est aussi bien pour éviter qu'elle ne finisse par cumuler tous les pouvoirs, que pour assurer une meilleure division du travail. Ces règles sont adressées non pas au juge, mais aux constituants.
Cependant, une fois que celui-ci les a inscrites dans des textes constitutionnels, on les invoque seulement comme normes juridiques. Les principes de la séparation des pouvoirs sont désormais considérés en tant qu'énoncés qu'on peut interpréter, selon les besoins, indépendamment de leurs finalités, comme des dogmes, dont on ne discute pas les fondements, mais qui sont propres à justifier n'importe quelle décision.
Citer cet article
Michel TROPER. « À quoi sert la séparation des pouvoirs ? Le point de vue de la théorie du droit », Titre VII [en ligne], n° 3, La séparation des pouvoirs, octobre 2019. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/a-quoi-sert-la-separation-des-pouvoirs-le-point-de-vue-de-la-theorie-du-droit
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