Résumé

1982 marque une étape importante dans le mouvement de décentralisation de l'État. Les collectivités territoriales ont bénéficié alors de transferts de compétences importants sans que soit toutefois menée une réflexion sur la structure et le nombre de collectivités. Durant les quarante ans qui ont suivi, le législateur a cherché à mener une réforme institutionnelle (intercommunalité, fusion des régions, communes nouvelles). La révision constitutionnelle de 2003 n'a, en revanche, pas modifié substantiellement le droit local. Le Conseil constitutionnel a contrôlé toutes les réformes à l'aune du principe d'égalité et de l'indivisibilité de la République. La différenciation ne sera donc possible que par une révision constitutionnelle.

Titre VII

N° 9 - octobre 2022

1982-2022 : quarante ans de décentralisation en France

Faire un bilan de la décentralisation d'une période qui débute en 1982 semble légitime. La décentralisation n'a pourtant pas commencé cette année-là. Sans remonter à la loi de 1884 sur l'organisation municipale, la notion de collectivité territoriale apparaît dans la Constitution de 1946, confirmée sur ce point par celle de 1958. Pourtant, choisir cette date inaugurale paraît judicieux pour deux raisons : tout d'abord, la loi du 2 mars 1982 joue un rôle symbolique très fort puisque la révision constitutionnelle de 2003 qui révise profondément le titre XII de la Constitution consacré aux collectivités territoriales est généralement appelée l'acte II de la décentralisation comme si 1982 était l'acte I. Ensuite, la loi de décentralisation de 1982 est votée à une époque où le Conseil constitutionnel prend son envol. Quelques années après la révision constitutionnelle qui permet à l'opposition de saisir le Conseil, la droite qui perd le pouvoir après vingt-trois ans de règne continu multiplie les saisines, ce qui permet au Conseil d'asseoir sa jurisprudence. Dès sa décision du 25 février 1982 relative à la loi du 2 mars 1982, le juge constitutionnel posa une limite à la décentralisation : le législateur avait prévu que les actes des collectivités territoriales seraient exécutoires dès l'accomplissement des formalités habituelles de notification et de publication, la collectivité ayant ensuite un délai de quinze jours pour transmettre l'acte aux services de la préfecture afin qu'ils effectuent le contrôle de légalité. Le Conseil censura ce dispositif au motif qu'il privait « fût-ce temporairement » le préfet de l'exercice du contrôle administratif et du respect des lois qui lui incombent en vertu de l'article 72 de la Constitution.

Dans la période étudiée, un nouvel élan fut donné à la décentralisation par la révision de 2003. Le Conseil constitutionnel n'eut pas son mot à dire sauf et ce n'est pas négligeable sur les lois organiques qui la complétèrent.

Il nous semble que deux mouvements animent la décentralisation ces quarante dernières années. En 1982, le législateur a souhaité renforcer la décentralisation sans aucune réflexion sur les structures existantes. Il crée une strate supplémentaire : la région, jusqu'alors établissement public territorial en collectivité territoriale, avec prise d'effet à compter des premières élections régionales (1986) puisque la qualité de collectivité territoriale est subordonnée à l'administration par des conseils élus. Mais il n'entreprend aucune réflexion sur le nombre considéré comme excessif de communes, sur l'empilement des strates. Ce mutisme peut étonner puisque dès les années 60, lorsque les commissions du plan envisageaient de renforcer les compétences des communes en matière d'urbanisme ou de développement économique, elles ajoutaient que ces transferts de compétences ne pouvaient bénéficier qu'à des collectivités aptes à les exercer, donc que cela nécessitait des regroupements. Pendant les quarante années qui nous séparent de 1982, le législateur a tenté, avec plus ou moins de cohérence, de rationaliser cette carte (I).

Le second mouvement a consisté à approfondir la décentralisation. À chaque fois qu'il en a eu l'occasion, le Conseil constitutionnel a rappelé les limites constitutionnelles à cet approfondissement de l'autonomie (II).

I) La rationalisation

La loi de décentralisation a été votée sans que soit menée une réflexion sur les structures. Aussi, le débat est-il sans cesse focalisé, on hésite à l'écrire tant la formule est éculée, sur le millefeuille territorial. Il est vrai que quarante ans plus tard, la commune, le département et la région sont toujours là. Leur existence est garantie par la Constitution. Nul n'a donc songé, ou alors pas longtemps, à supprimer l'une ou l'autre de ces catégories de collectivités territoriales. En revanche, il est possible d'agir sur leur nombre à catégories constantes, sur leurs compétences (1). Le nombre de communes a peu varié, mais elles ont été contraintes de s'intégrer dans des structures intercommunales (2).

1) Le maintien des collectivités territoriales existantes

L'idée s'est imposée que l'enchevêtrement des compétences alourdit le coût de la décentralisation. Comme toutes les idées reçues, elle demanderait sans doute à être nuancée, tout d'abord parce qu'il est assez rare qu'une collectivité territoriale fonde son action sur la clause générale de compétence(1). Ensuite parce que, comme l'a démontré un expert de la décentralisation, la nécessité pour mener une action coûteuse de recueillir l'accord de plusieurs collectivités territoriales peut être un frein à la dépense(2). Lorsque le législateur a décidé de supprimer cette clause générale de compétence pour les départements et les régions, le Conseil constitutionnel n'y a rien trouvé à redire, considérant qu'il n'existait pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République garantissant le maintien de cette clause pour le département sans que cela préjuge, bien entendu, la réponse qu'il ferait si la commune était affectée par une réforme identique(3). Cette disparition de la clause générale de compétence comme critère de la collectivité territoriale obscurcit la distinction avec les établissements publics. Mais ce brouillard ne date pas d'hier. En 1974, André de Laubadère évoquait déjà les vicissitudes actuelles d'une distinction classique(4). André de Laubadère observait qu'il était difficile de soutenir que la communauté urbaine, établissement public de coopération intercommunale, créée par une loi de 1966 était, comme tout établissement public, une personne publique spéciale. Comme on le verra ci-dessous, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre se sont diversifiés. Ils sont toujours régis par le principe de spécialité, mais leurs compétences sont si étendues que c'est une spécialité assez vaste. De toute façon, cette opposition entre personnes publiques à compétence spéciale et personnes publiques à compétence générale ne tient plus puisque les départements et les régions sont toujours des collectivités territoriales, mais n'ont plus une compétence générale(5).

Le législateur a pu sans aucun frein redécouper les régions(6). La Constitution garantit l'existence de la région en tant que catégorie puisqu'elle est citée à l'article 72 alinéa 1er, mais pas l'existence de chaque région. La France a bien ratifié la Charte européenne de l'autonomie locale qui garantit aux collectivités territoriales qu'elles doivent être consultées sur toute modification de leurs limites territoriales (art. 5). Mais le Conseil d'État a jugé que si en application de l'arrêt Nicolo (1989), le juge administratif doit s'assurer qu'une loi n'est pas contraire aux règles de fond d'un traité, il n'exerce pas le même contrôle pour les règles de forme(7). Le redécoupage des régions et leur réduction de vingt-deux à treize a été réalisé sans cohérence, selon le poids politique des barons concernés, peut-être aussi pour des raisons inavouées (sauver le département dont la pérennité comme collectivité intermédiaire est mieux assurée si la région devient lointaine). Il a fallu ensuite calmer les plus réfractaires, d'où la création de la collectivité européenne d'Alsace qui permet de redonner une identité institutionnelle à l'Alsace sans mettre un terme à sa dilution dans la région Grand Est(8).

Quarante ans plus tard, les communes, les départements et les régions sont donc toujours là. Mais cette stabilité masque des évolutions. Lors du vote des lois de décentralisation de 1982-1983, les maires souhaitaient obtenir la maîtrise du sol de leur commune. Ce fut chose faite avec la loi du 7 janvier 1983. Dès lors que la commune adoptait un plan d'occupation des sols, le maire détenait le pouvoir de délivrer les permis de construire au nom de la commune. Quarante ans plus tard, le plan local d'urbanisme, qui a remplacé le POS, est devenu une compétence intercommunale, une minorité de communes pouvant bloquer ce transfert quand l'EPCI est une communauté de communes. Dans les lois votées ces dernières années, le législateur a marqué sa préférence pour certaines collectivités territoriales plutôt que d'autres ; ainsi, la loi Notre du 7 août 2015 marque une préférence pour le binôme région-intercommunalité (celle-ci n'étant certes pas une collectivité territoriale) au détriment du binôme département-commune.

2) Le développement de l'intercommunalité

Le discours politique déplore généralement le nombre excessif de communes. En 1982, le législateur a transféré des compétences aux communes à structure constante sans s'assurer qu'elles étaient en mesure de les exercer réellement. L'État a renoncé à mener une politique de réduction drastique des communes sur le modèle de celle entreprise par nos voisins. Il a donc privilégié la coopération intercommunale. Celle-ci n'a pas une assise constitutionnelle même si la révision de 2003 a permis l'introduction de la notion de groupements de collectivités territoriales, à deux endroits de l'article 72 : pour l'expérimentation (alinéa 4) et pour la notion de chef de file (alinéa 5). Les communes ont d'abord été incitées financièrement à coopérer (loi Chevènement du 12 juillet 1999). Puis à compter du milieu des années 2000 et surtout à partir de la loi du 16 décembre 2010, le pouvoir de coercition du préfet a été renforcé. Il établit un schéma départemental de la coopération intercommunale qui fixe un programme de création, fusion et dissolution d'EPCI à fiscalité propre selon des critères légaux très stricts. Le Conseil constitutionnel n'y a rien trouvé à redire. Le Conseil constitutionnel a admis que la libre administration des collectivités territoriales pouvait être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité. Mais il a jugé que ce pouvoir coercitif donné au préfet ne portait pas atteinte à cette liberté. Une commune peut donc être intégrée contre son gré dans un EPCI à fiscalité propre. Le Conseil constitutionnel rappelle que le législateur peut, sur le fondement des articles 34 et 72 de la Constitution, assujettir les collectivités territoriales ou leurs groupements à des obligations, ou les soumettre à des interdictions si cela répond à une fin d'intérêt général. Faire en sorte que toutes les communes soient intégrées à un EPCI à fiscalité propre, que la carte de l'intercommunalité soit rationalisée, sont des fins d'intérêt général qui justifient que des restrictions soient apportées à la libre administration des collectivités territoriales(9).

Le Conseil constitutionnel a, de la même façon, admis la réforme opérée en 2010, supprimée depuis, créant le conseiller territorial qui aurait siégé à la fois au conseil départemental et au conseil régional. Le Conseil a jugé que « si le principe selon lequel les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus implique que toute collectivité dispose d'une assemblée délibérante élue dotée d'attributions effectives, il n'interdit pas que les élus désignés lors d'un unique scrutin siègent dans deux assemblées territoriales »(10).

II) L'approfondissement

Sincères ou non, tous les présidents de la République élus depuis quarante ans ont défendu un programme décentralisateur, à l'exception peut-être du dernier. Cependant, toute velléité de réforme se heurte à des obstacles constitutionnels. Aussi, il faut relever l'adoption d'une révision constitutionnelle en 2003 (« l'acte II de la décentralisation ») pour en souligner immédiatement les limites (1). Toute nouvelle évolution se heurte au principe d'indivisibilité de la République et au principe d'égalité des citoyens devant la loi (2).

1) La révision constitutionnelle de 2003

La période a été marquée par la révision constitutionnelle de 2003 qui avait pour objet d'approfondir la décentralisation. La révision précise que l'organisation de la République est décentralisée (art. 1er). Elle réforme profondément le régime des collectivités d'outre-mer, la distinction département et territoire d'outre-mer étant devenue difficilement compréhensible. Elle introduit la notion de collectivité à statut particulier, ce qui a permis d'opérer une différenciation. Elle permet de créer des collectivités uniques dans leur genre (ce qu'avait déjà autorisé le Conseil constitutionnel en 1982, mais avec des limites). Elle introduit dans la Constitution la notion de subsidiarité : « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon » (art. 72 alinéa 2). Elle dote les collectivités territoriales d'un pouvoir réglementaire (art. 72 alinéa 3). Elle introduit également la notion d'expérimentation (art. 72 alinéa 4), la notion de chef de file (« lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l'une d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune »), le droit de pétition et le référendum (art. 72-1) et enfin la garantie de ressources propres (art. 72-2). Mais l'apport de cette réforme constitutionnelle est bien maigre. Sans vouloir être exhaustif, on peut insister sur les points suivants :

L'autonomie financière des collectivités territoriales n'a jamais autant subi de coups de butoir que depuis qu'elle a été consacrée constitutionnellement. L'article 72-2 devait être complété par une loi organique en précisant les modalités d'application. Or, cette loi organique de 2004 a précisé que « les ressources propres des collectivités territoriales sont constituées du produit des impositions de toutes natures dont la loi les autorise à fixer l'assiette, le taux ou le tarif, ou dont elle détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d'assiette »... (art. L.O.1114-2 du Code général des collectivités territoriales). Le Conseil constitutionnel a validé cette interprétation : il y a ressource propre lorsque la loi autorise la collectivité à en fixer l'assiette, le taux ou le tarif « mais encore lorsque (la loi) en détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d'assiette »(11). La loi du 10 janvier 1980 avait reconnu à la commune le pouvoir de fixer les taux des quatre impôts directs locaux, liberté encadrée afin d'éviter que les communes ne fassent porter l'effort uniquement sur les entreprises (avec la taxe professionnelle). La suppression de la taxe professionnelle puis celle de la taxe d'habitation ont réduit cette autonomie(12). La taxe professionnelle est remplacée par la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), l'IFER (imposition forfaitaire des entreprises de réseaux) et la CFE (cotisation foncière des entreprises). Or, les collectivités territoriales ne sont plus compétentes pour fixer les taux de la CVAE (taux unique de 1,5 %) et de l'IFER. Le taux de la CFE est lui fixé par l'EPCI à fiscalité propre. Saisi de cette loi, le Conseil constitutionnel a dénié aux collectivités territoriales un quelconque pouvoir fiscal(13). Il ressort de la combinaison de ces dispositions (l'article 72-2 et la loi organique de 2004) que les recettes fiscales qui entrent dans la catégorie des ressources propres des collectivités territoriales s'entendent, au sens de l'article 72-2 de la Constitution, du produit des impositions de toutes natures non seulement lorsque la loi autorise ces collectivités à en fixer l'assiette, le taux ou le tarif, mais encore lorsqu'elle en détermine, « par collectivité, le taux ou une part locale d'assiette »(14). Le législateur a donc pu supprimer des impôts locaux dont les collectivités territoriales déterminaient le taux par des transferts d'impôt d'État, comme la TVA par exemple, sans que l'autonomie financière des collectivités territoriales garantie par l'article 72-2 de la Constitution ne soit remise en cause. Puisque l'on aborde les questions financières, on peut ajouter que les notions de compensation et de péréquation introduites dans la Constitution en 2003 également (article 72 alinéas 4 et 5) n'ont pas apporté toute satisfaction non plus aux collectivités territoriales(15). Le département, en particulier, croule sous les dépenses sociales au point que la loi de finances pour 2022 a lancé une expérimentation tendant à la renationalisation du revenu de solidarité active à laquelle le département de Seine-Saint-Denis s'est empressé de se porter candidat(16).

L'octroi d'un pouvoir réglementaire aux collectivités territoriales n'a pas changé grand-chose à la situation antérieure. On se souvient que la question du pouvoir réglementaire des collectivités territoriales avait donné lieu à une joute doctrinale opposant Maurice Bourjol et Louis Favoreu. Le premier soutenait que le Premier ministre ne peut exercer son pouvoir réglementaire d'application de la loi qu'il tient de l'article 21 de la Constitution lorsque cette loi intéresse les collectivités territoriales, car ce serait porter atteinte à la libre administration des collectivités territoriales garantie à l'article 72 de la Constitution. Selon Maurice Bourjol, sur le fondement de cette disposition, les mesures d'application de la loi doivent être prises par les collectivités territoriales lorsqu'elles ont trait à celles-ci(17). Louis Favoreu contestait cette thèse. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État lui ont donné raison. Saisi de la loi portant statut de la fonction publique territoriale qui renvoyait à de multiples décrets pour en assurer l'application, le Conseil constitutionnel n'a pas censuré ce renvoi. Le Conseil d'État a adopté la même position(18). Il n'est même pas nécessaire que la loi ait expressément prévu l'intervention d'un décret pour que le Premier ministre soit habilité à agir. En d'autres termes, le silence de la loi n'implique pas compétence du pouvoir réglementaire local : le Conseil d'État a jugé que le Premier ministre, chargé « en vertu de l'article 21 de la Constitution de prendre les règlements d'exécution de la loi », avait pu prendre un décret d'application de la loi du 3 janvier 2001 relative aux 35 heures dans la fonction publique territoriale. Alors même que la loi précisait que les règles sur le temps de travail étaient « fixées » par les collectivités(19). Le Conseil constitutionnel souhaite avant tout éviter toute remise en cause du principe d'égalité des citoyens devant la loi. Ce principe serait remis en cause si les règles étaient différentes selon les points du territoire. Le Conseil veille, en particulier, au respect des droits et libertés constitutionnellement garantis qui ne peuvent pas être affectés par des actes des collectivités territoriales. C'est tout l'enjeu de la différenciation. La reconnaissance par la révision constitutionnelle de 2003 d'un pouvoir réglementaire aux collectivités territoriales n'a pas remis en cause cette jurisprudence antérieure(20).

2) L'indivisibilité et le principe d'égalité

La France est une République décentralisée, comme l'affirme l'article 1er de la Constitution depuis 2003, mais elle est aussi indivisible. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Cette indivisibilité et ce principe d'égalité constituent un frein efficace aux volontés réformatrices les plus audacieuses et le Conseil constitutionnel a su le rappeler. Ainsi, dès 1982, la majorité nouvellement élue a voulu répondre à la revendication d'autonomie exprimée par les Corses à compter des évènements d'Aléria de 1975. Le premier statut particulier de la Corse est voté en 1982. Le Conseil constitutionnel fait d'ailleurs preuve d'ouverture. Les parlementaires d'opposition auteurs de la saisine soutenaient que quand l'article 72 de la Constitution dispose que « toute autre collectivité territoriale est créée par la loi », il faut en déduire que cela n'autorise pas le législateur à créer une collectivité territoriale particulière et dérogatoire au droit commun, une catégorie de collectivité territoriale ne peut pas être constituée d'une unité unique. Le Conseil a rejeté cet argument et jugé que la disposition précitée permet de créer une catégorie de collectivité territoriale qui ne comprend qu'une unité(21).

En revanche, à l'occasion du vote du statut suivant qui comportait un article 1er en vertu duquel « la République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques », le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition, car il n'existe qu'un peuple, le peuple français, tous les citoyens, quelles que soient leurs origines, doivent être traités de la même façon. Il n'est pas possible d'en singulariser certains à l'intérieur de cette communauté(22).

L'admission par le Conseil constitutionnel qu'une collectivité territoriale ne comporte qu'une unité permettait au législateur d'adopter des statuts différenciés, mais avec une limite importante que le Conseil constitutionnel a exprimée dans sa décision de 1991. Le Conseil a admis que la collectivité territoriale de Corse coexiste avec les deux départements de Corse dès lors que « la définition par le législateur des compétences de la collectivité territoriale de Corse [n'avait pas] pour conséquence d'affecter de façon substantielle les attributions des deux départements de Corse et ne [portait] donc pas atteinte aux dispositions de l'article 72 de la Constitution ». Bref, une collectivité à statut particulier ne pouvait pas affecter de façon substantielle les compétences des autres collectivités. Pour faire sauter ce verrou, le constituant a inséré dans l'article 72 de la Constitution la notion de collectivité à statut particulier. Sur le fondement de cette disposition ont été créées la métropole de Lyon (art. L. 3611-1 du Code général des collectivités territoriales), la ville de Paris (article L. 2512-1) ou encore la collectivité de Corse (art. L. 4421-1). Collectivité à statut particulier, la métropole de Lyon a pu se substituer au département du Rhône dans son périmètre et donc exercer ses compétences. On ne peut pas aller plus loin. Lors de la précédente législature, le Parlement a voté une loi relative à la différenciation(23). Mais le titre de la loi est un leurre. Saisi par le Gouvernement, le Conseil d'État, dans un avis du 7 décembre 2017 (avis n° 393651), avait indiqué que l'approfondissement de la différenciation nécessitait une révision de la Constitution. Le Gouvernement lui posait deux questions : est-il possible de confier des compétences différentes à des collectivités territoriales relevant d'une même catégorie ? Le Conseil d'État répond par la négative, car cela porterait atteinte au principe d'égalité. À la seconde question posée, le Conseil d'État a répondu qu'en l'état de la Constitution, il n'était pas possible de permettre à une collectivité territoriale de déroger aux dispositions législatives et réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences. Pour surmonter ces obstacles, le Gouvernement d'Édouard Philippe avait déposé un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau démocratique qui introduisait ce droit à la différenciation dans la Constitution qui comportait deux volets : la possibilité pour une collectivité territoriale d'avoir des compétences que ne détenaient pas les collectivités territoriales de sa catégorie et le droit pour une collectivité territoriale de déroger aux dispositions législatives et réglementaires. La révision constitutionnelle n'ayant pu aboutir, il ne pouvait pas être question de différenciation dans la loi relative à la différenciation du 21 février 2022. Pour l'instant, il n'est donc pas possible de satisfaire la revendication souvent exprimée par les élus de permettre à une collectivité territoriale d'adapter des règles adaptées à sa connaissance du territoire. Ainsi, le conseil départemental du Haut-Rhin avait subordonné l'octroi du RSA à des missions de bénévolat (idée reprise par le président de la République lors de la dernière campagne présidentielle). Le tribunal administratif de Strasbourg puis la cour administrative d'appel de Nancy avaient censuré la délibération au motif que le département ne pouvait pas subordonner le versement du RSA à des conditions autres que celles fixées par la loi. Le Conseil d'État a adopté une solution plus favorable à l'autonomie locale, mais sans remettre en cause l'interdiction d'adopter des règles différenciées. Le Conseil d'État a simplement trouvé dans la loi une disposition permettant aux conseils départementaux de subordonner le versement du RSA à des actions de bénévolat(24).

Bien entendu, ces limites ne valent pas pour les collectivités d'outre-mer. La Polynésie, par exemple, a bénéficié d'une autonomie de plus en plus grande au fur et à mesure de l'adoption de lois organiques qui définissent son statut (loi statutaire du 12 juillet 1977, loi du 6 septembre 1984, loi organique du 12 avril 1996). Cette autonomie a été consacrée par la révision constitutionnelle de 2003 qui a modifié l'article 74 de la Constitution, article applicable aux collectivités d'outre-mer. En vertu de cette disposition, le législateur organique peut transférer à la collectivité d'outre-mer la compétence de fixer des règles dans des matières qui relèvent en métropole du domaine de la loi ou du règlement. En vertu de la loi organique du 27 février 2004, une loi de la République ou un règlement ne s'applique en Polynésie que si la loi ou le règlement l'indique expressément (art. 7). Mais, par exception, dans certains domaines que l'article 7 énumère, les lois s'appliquent sans qu'il soit nécessaire que ce soit indiqué. Huit domaines sont indiqués : ce sont des lois relatives aux pouvoirs publics et juridictions, les lois relatives au domaine public et privé de l'État et de ses établissements publics, à la nationalité, à l'état et à la capacité des personnes. Signe d'autonomie, les compétences de principe sont celles de la collectivité : « les autorités de la Polynésie française sont compétentes dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l'État par l'article 14 et celles qui ne sont pas dévolues aux communes en vertu des lois et règlements applicables en Polynésie française » (art. 13). Le Conseil constitutionnel est obligatoirement saisi des lois organiques. Il a validé les transferts de compétence en posant une limite : les « conditions essentielles de mise en œuvre des libertés publiques doivent être les mêmes sur l'ensemble du territoire de la République » (décision de 1996).

L'agression dont a été victime Yvan Colonna, l'assassin du préfet Érignac, alors qu'il purgeait sa peine à la prison d'Arles, a relancé le débat sur l'autonomie de la Corse, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin ayant déclaré le 16 mars 2022 que le Gouvernement était prêt à aller vers l'autonomie. Les autonomistes qui contrôlent l'assemblée territoriale corse ont plusieurs revendications : la reconnaissance de la notion de peuple corse, la co-officialité de la langue corse. Ils souhaitent que la langue corse soit la langue officielle sur l'île au même titre que le français. Le statut de résident : 40 % des logements en Corse sont la propriété de non-résidents. Les insulaires rencontrent donc des difficultés à se loger. Bref, les Corses aimeraient accéder à une autonomie équivalente à celle acquise par la Polynésie française. Mais cela nécessitera une révision de la Constitution puisque la Corse n'est pas une collectivité d'outre-mer régie par l'article 74 de la Constitution et que les revendications que l'on vient de présenter se heurtent à des obstacles constitutionnels que seule une révision peut lever : la reconnaissance de la notion de peuple corse se heurte à la décision de 1991 précitée. « La langue de la République est le français », proclame l'article 2 de la Constitution. Restreindre la liberté de vente d'un bien immobilier porte atteinte au droit de propriété constitutionnellement garanti.

(1): G. Le Chatelier, « Le débat sur la clause générale de compétence est-il vraiment utile ? », AJDA 2009, p. 186.

(2): Ph. Laurent, Décentralisation : en finir avec les idées reçues, LGDJ, 2009.

(3): J.-P. Pastorel, « Collectivité territoriale et clause générale de compétence », RDP 2007, n° 1, p. 51

(4): A. De Laubadère, « Vicissitudes actuelles d'une distinction classique : établissement public et collectivité territoriale », in Mélanges offerts à P. Couzinet, Presses universitaires de Toulouse, 1974, p. 411.

(5): L. Janicot, « Les collectivités territoriales, une définition doctrinale menacée ? », RFDA 2011, p. 227.

(6): Cons. const., déc. n° 2014-709 DC du 15 janvier 2015, Loi relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral

(7): CE, 27 octobre 2015, n° 393026, M. Allenbach et autres, chronique de L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; BJCL, 2016, p. 9, concl. V. Daumas, J. David, « Le Conseil d'État et le contrôle de la conventionnalité procédurale de la loi : autopsie d'un refus », AJDA 2018, p. 1255. R. Hertzog, « La France et la charte européenne de l'autonomie locale », AJDA 2016, p. 1551. 

(8): O. Gohin, « La collectivité européenne d'Alsace (loi du 2 août 2019) », RFDA 2020, p. 8.

(9): Cons. const., déc. n° 2010-618 DC du 9 décembre 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales, cons. 52 à 56 ; déc. n° 2013-303 QPC du 26 avril 2013, Commune de Puyravault.

(10): Cons. const., déc. n° 2010-618 DC du 9 décembre 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales, cons. 23

(11): Cons. const., déc. n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, Loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales, voir R. Hertzog, AJDA, n° 3, 2004, p. 2003 ; L. Philip, RFDC, n° 60, oct. déc. 2004, p. 798 ; J.-É. Schoettl, Les Petites affiches, n° 162, 2004, p. 12.

(12): X. Cabannes, « L'autonomie financière des collectivités territoriales après les récentes lois financières », AJDA, 2018, p. 720.

(13): Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010

(14): Voir X. Cabannes, « Libre administration des collectivités territoriales et pouvoir fiscal local », RFFP, n° 131, octobre 2015, p. 7 et la thèse de V. Sempastous.

(15): Voir V. Sempastous, La péréquation financière en droit des collectivités territoriales, Thèse Université de Toulouse 1 Capitole, 2020.

(16): Art. 43 de la loi n° 2021-1900 du 30 décembre 2021.

(17): Intervention lors d'un colloque à Angers en 1983 reproduite dans Dossier sur le pouvoir réglementaire local, Cah. CFPC, n° 13, octobre 1983. Voir également P.-L. Frier, « Le pouvoir réglementaire local : force de frappe ou puissance symbolique ? », AJDA, 2003, p. 559.

(18): CE, 27 novembre 1992, Fédération Interco CFDT et autres, AJDA, 1993, p. 208, Note F.-X. Aubry.

(19): CE, 9 octobre 2002, n° 238 070, Fédération des services des départements et des régions CGT-FO, Syndicat CGT des agents du Conseil général de Saône-et-Loire.  Pour une présentation complète, B. Faure, « Le Conseil d'État et le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales », AJDA, 2013, p. 2240.

(20): X. Magnon, « Le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales : nouveau bilan après la décision du Conseil constitutionnel du 17 janvier 2022 sur le statut de la Corse », Revue de droit prospectif, 2003/4, p. 2757.

(21): Cons. const., déc. n° 82-138 DC du 25 février 1982, Loi portant statut particulier de la région de Corse

(22): Cons. const., déc. n° 91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse

(23): Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale

(24): CE, 15 juin 2018, n° 411630, mentionné dans les tables du recueil Lebon.

Citer cet article

Michel DEGOFFE. « 1982-2022 : quarante ans de décentralisation en France », Titre VII [en ligne], n° 9, La décentralisation, octobre 2022. URL complète : https://webview.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/1982-2022-quarante-ans-de-decentralisation-en-france