Page

Voeux du président du Conseil constitutionnel, M. Pierre Mazeaud, au président de la République

M. Pierre Mazeaud, au Président de la République

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 - juin 2006

(discours prononcé le 3 janvier 2006)

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,

MESDAMES, MESSIEURS,

En 2005, le Conseil constitutionnel n'a guère connu de répit.

Il s'est prononcé sur quatorze lois ordinaires, quatre lois organiques, deux traités, un règlement d'assemblée parlementaire, cinq déclassements et sept élections.

Le référendum sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe a été pour lui l'occasion de rendre seize avis, d'examiner treize requêtes dirigées contre des actes préparatoires et, bien entendu, de trancher les réclamations contre les opérations de vote et de proclamer les résultats de celui-ci.

Enfin, en juillet, le Conseil a fait connaître ses observations sur les échéances électorales de 2007.

Sur le plan qualitatif, la jurisprudence de l'année 2005 a été placée sous le signe de la sécurité juridique.

Celle de l'année 2004 l'avait été sous le signe de l'Europe.

Vous vous souvenez peut-être, Monsieur le président de la République, que j'avais abordé ces deux thèmes il y a un an à cette même place.

La dimension de l'intérêt général a été également très présente dans nos délibérations de l'année écoulée.

C'est à cette belle notion que je voudrais consacrer cette fois-ci mon témoignage de grognard de la République, personnage que je campe, je dois l'avouer, sans trop de déplaisir.

Il me permet en effet, sortant une fois par an de la réserve inhérente à mes fonctions, la plus grande liberté de ton.

Je vais exprimer ici de profondes convictions.

Je souhaite que leur aspect simple et rude ne blesse quiconque.

Interpellant tout le monde, mes propos ne sont dirigés contre personne.

L'intérêt général - ou, pour employer la langue si parlante de l'époque, le « bien commun » - était une préoccupation essentielle des hommes de 1789.

Ainsi, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen fait référence à des notions telles que le « bonheur de tous » ou « l'utilité commune ».

C'est toujours avec émotion que je relis ces passages de notre grande Déclaration.

Pour les hommes de 1789, la loi tend spontanément à la réalisation du bien public car elle exprime la volonté générale.

Si, comme l'énonce l'article 3 de la Déclaration, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation », la Nation, qui parle par la bouche de la loi, doit savoir ce qui lui convient.

Les tragédies du siècle dernier devaient toutefois montrer que la démocratie exige plus que le suffrage universel : la majorité peut s'abuser ou être abusée.

En dehors même de telles circonstances, le principe majoritaire ne garantit pas toujours la prise en compte, dans la conduite des politiques publiques, des intérêts supérieurs de la collectivité.

Les mécanismes démocratiques de prise de décision font parfois plus grand cas d'un intérêt catégoriel actuel, organisé et bruyant que d'un intérêt plus ample et plus éminent, mais aussi plus diffus.

Ces mécanismes arbitrent avec difficulté lorsque la problématique devient complexe.

La griserie de l'annonce l'emporte bien souvent sur les contraintes austères de l'arbitrage et de la prévision.

La protestation d'intention supplante bien souvent l'étude de l'impact réel, la pesée des inconvénients et des avantages, l'anticipation des conséquences indirectes ou des effets pervers.

D'où ces lois d'affichage dont on mesure après coup les conséquences décevantes ou inopportunes. L'actualité récente en fournit d'ailleurs une illustration navrante.

Surtout, nos choix collectifs se révèlent volontiers indifférents aux intérêts des générations futures.

L'expérience montre en effet, hélas, que beaucoup d'accords présents se nouent aux dépens de nos descendants. Je pense ici au fardeau de la dette publique que nous leur léguons inconsidérément.

Déjà, dans la conception classique de la souveraineté nationale, la volonté générale ne se réduisait pas à la sommation des opinions et des intérêts particuliers.

C'est encore plus vrai aujourd'hui, car la politique doit s'atteler aux problèmes ardus posés par la gestion de la société contemporaine.

Les pouvoirs publics doivent à la fois accepter la complexité et fixer des caps lisibles, agir avec détermination et faire preuve de souplesse, comprendre les résistances, mais aussi savoir les surmonter.

Les pouvoirs publics doivent assumer la part incontournable d'autorité que réclame la maîtrise :

  • des dimensions les plus traditionnelles de la responsabilité étatique, comme le maintien de la paix civile ;

  • ou des nécessités de l'action publique nées au siècle dernier, telles que la protection sociale, la formation, la régulation économique, la santé, l'urbanisme et l'aménagement du territoire ;

  • ou des obligations nouvelles que sont la sauvegarde de l'environnement, l'essor de la société d'information, le développement durable, la coopération nord-sud, la lutte contre l'exclusion ou la bioéthique.

Ce dernier type de préoccupations est devenu si vif, et si relative la confiance accordée aux procédures classiques pour les prendre en compte, que, sous votre impulsion, Monsieur le président de la République, nous avons inscrit dans la Constitution une Charte de l'environnement.

Comment dégager une volonté générale éclairée à partir des visions hétérogènes et des points de vue divergents des citoyens, tels que ceux-ci les manifestent, de façon plus ou moins précise, plus ou moins exhaustive, plus ou moins rationnelle, dans l'exercice du suffrage universel ou dans leurs réactions collectives à l'évolution des choses ?

Jean-Jacques Rousseau l'avait bien pressenti, pour lequel :

« Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre n'est qu'une somme de volontés particulières. »

À la supposer techniquement possible, la démocratie directe serait politiquement inconséquente.

Le recours systématique au choix de la majorité des citoyens, pour déterminer au coup par coup le cours des politiques publiques, conduirait en effet à une ligne zigzagante.

A fortiori les pouvoirs publics se condamneraient-ils à « tourner en rond » s'ils se déterminaient principalement en fonction des sondages d'opinion.

Toujours en quête d'acceptation, ils seraient toujours désavoués, in fine, par le jugement public.

C'est dire combien les mécanismes de la Représentation doivent avoir un effet structurant.

Combien, justement, ils ne peuvent se borner à représenter.

Par sa fonction de filtrage, d'arbitrage, de synthèse et de mise à distance des opinions et des intérêts particuliers, la Représentation nationale doit faire émerger la dimension de l'intérêt général.

La Représentation nationale doit non seulement exprimer, mais encore organiser la volonté générale.

Rassembler plutôt que ressembler.

L'article 4 de la Constitution de 1958 rend bien compte de cette fonction organisatrice à propos du rôle des partis politiques : « Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage. »

Comme l'illustre une simple comparaison entre la Ve République et les précédentes, cette fonction s'exerce d'autant mieux que le mode de scrutin permet de dégager une volonté stable et que le système institutionnel donne au gouvernement les moyens de gouverner.

Cette volonté fondera d'autant plus sûrement la légitimité de l'action publique qu'elle fera preuve de courage.

J'appelle courageuse une action à la fois lucide dans la détermination de la meilleure conduite collective, audacieuse dans le choix de ses modalités et obstinée dans sa mise en oeuvre.

Veut-on des exemples ? En voici.

L'intérêt général, en matière budgétaire, c'est affecter les éventuels surplus de recettes fiscales de l'exercice à la réduction du déficit, devenu permanent, et non les présenter, ne serait-ce qu'en partie, comme disponibles pour la dépense.

L'intérêt général, en matière économique, c'est ne pas retarder l'adaptation des comportements par des artifices temporaires consistant à repousser, aux frais de la collectivité, la prise en compte de l'inéluctable.

L'intérêt général, en matière sociale, c'est n'envisager un nouvel avantage ou une nouvelle prestation qu'en en assumant la contrepartie en terme de coûts, d'organisation administrative ou d'effets secondaires.

C'est faire plus en faveur des perdants du système sans détériorer les finances publiques. Ce qui conduit nécessairement à réduire les autres dépenses ou à mettre davantage à contribution le reste de la société, que ce soit par l'impôt ou la tarification.

L'intérêt général, en matière d'immigration, est de mener de pair une intégration chaleureuse et volontariste des étrangers établis sur notre sol et la stricte application de notre législation sur l'entrée et le séjour des étrangers.

Dans le domaine des libertés publiques, l'intérêt général consiste à concilier avec réalisme les droits potentiellement en conflit, sans oublier que la défense trop intransigeante d'un droit peut compromettre la protection des autres.

C'est compter le principe de réalité au nombre des grands principes et ne pas sacrifier la nécessité publique à une conception dogmatique du droit.

L'intérêt général, face aux maux qui menacent le plus dramatiquement la cohérence de la Nation, est d'écarter résolument toute tentation d'exploitation à des fins institutionnelles, partisanes ou personnelles.

Il est au contraire dans un réflexe d'union républicaine.

Il est, au minimum, dans une volonté de rapprochement des paroles et des actes entre responsables politiques de tous bords, sur la base de la bonne foi et du réalisme.

Il est des événements qui, par leur valeur de symptôme, devraient commander non la polémique mais le consensus, pour employer un terme sans doute galvaudé dans d'autres contextes que celui de crise.

Or qui peut nier que notre pays se trouve confronté aujourd'hui à une crise sérieuse et inédite ?

Cette crise, aux aspects multiformes, couvait sans doute depuis longtemps, mais nous avons eu trop longtemps tendance à la minimiser.

L'intérêt général est de ne jamais minimiser les phénomènes que l'on sait graves.

Nous l'avons compris pour ce qui est des crises sanitaires. Il faut en tirer aussi les leçons pour les autres types de crises.

Comme vous l'avez dit vous-même, Monsieur le président de la République, une des marques de la crise morale que nous traversons est la perte des repères : perte des références, perte de lisibilité de l'action publique, extrémisme, repli identitaire.

J'ajouterais pour ma part : perte d'intelligibilité et d'effectivité de la règle de droit, perte d'estime de soi, délitement des civilités et du sentiment d'appartenance, déficit d'autorité à tous les niveaux de l'édifice social.

Cette crise tient plus à notre état d'esprit général qu'à des données objectives.

Son issue se trouve, c'est du moins ma conviction, dans le changement du regard que nous portons sur nous-mêmes.

Cessons de nous complaire dans le ressassement morose de nos maux et de nos péchés nationaux.

Regardons plutôt vers le viaduc de Millau.

Réapprenons à faire confiance à la France.

Par ces temps incertains, la Nation doit redevenir notre boussole.

À cet égard, il serait contre-productif d'ajouter à la désorientation en bouleversant notre ordre constitutionnel.

Car l'intérêt général, en matière d'institutions, est de préférer leur pérennité à leur transformation.

Sauf évidemment à démontrer l'absolue nécessité de changer de République. Mais cette démonstration, c'est le moins que l'on puisse dire, n'est pas administrée. En fait de démonstration, je ne perçois que pétitions de principe ou postures esthétiques.

Dans ce domaine, l'intérêt général commande aux responsables des affaires nationales (et à ceux qui aspirent à les remplacer) de se consacrer d'abord aux problèmes de fond affectant la vie quotidienne de nos concitoyens et, demain, celle de leurs enfants.

Il est plus urgent de combattre le chômage et de rendre espoir à nos banlieues que de dissiper l'énergie de la classe politique en remettant inconsidérément en cause une République dont le fonctionnement se compare plus qu'honorablement à celui des précédentes.

Le propre des démocraties assagies est la stabilité de leurs règles institutionnelles, même lorsque celles-ci ne sont pas sans défaut.

À l'inverse, l'inconstance institutionnelle porte l'empreinte du sous-développement.

Soyons dignes d'une démocratie adulte ; faisons vivre la République ; refondons-la dans les coeurs ; ne touchons que d'une main tremblante les textes qui en sont le socle ; donnons la priorité aux questions concrètes ; défions-nous des sempiternels débats sur les institutions.

Voilà ce que nous souffle l'intérêt général.

Les institutions ne sont pas principalement en cause dans la maladie de langueur qui semble gagner notre démocratie.

Ce qu'il faut restaurer, ce n'est pas la crédibilité de nos institutions, mais celle de nos pratiques politiques, qu'elles soient le fait des hommes qui exercent les responsabilités ou de ceux qui y aspirent.

On abaisse les institutions en faisant du changement de Constitution un instrument de la politique ordinaire.


De façon générale, la recherche du bien commun privilégie l'efficacité sur la présentation, même parée des habits de l'intelligence politique.

Seuls valent les remèdes réels, y compris lorsqu'ils sont difficiles à exposer ou à mettre en oeuvre.

Les remèdes virtuels ou les demi-mesures n'apportent qu'une consolation éphémère.

Sur le moment, ils permettent au responsable public de prendre une pose avantageuse et d'apaiser les appréhensions.

Mais, à terme, lorsque se révèle l'inefficacité de ces médications en trompe-l'oeil, la crédibilité du politique subit une nouvelle érosion.

Ennemi des mesures fallacieuses, l'intérêt général ne l'est pas moins des projets utopiques.

La recherche du bien commun consiste à concentrer les efforts sur le possible, à hiérarchiser les priorités et à prendre clairement acte de ce qui échappe à la volonté politique.

Pour affronter la réalité, il faut commencer par ne pas la nier.

Plutôt que de suggérer qu'il détient une solution en toute chose, l'homme politique s'honore à expliquer que la vie des peuples, comme celle des individus, comporte des épreuves et que l'État ne peut être garant de tout.

La recherche de l'intérêt général accorde plus d'importance aux résultats qu'à l'intention.

Ce sont les effets des politiques, plutôt que les motifs les inspirant, qui appellent, du point de vue de l'intérêt général, un jugement moral.

Loin de s'écarter de l'éthique, cette sensibilité aux effets, plutôt qu'aux motifs, se rattache à une éthique plus exigeante, qui est celle de la responsabilité.

Plus elle s'exposera (dans un premier temps) à l'impopularité, aux attaques des groupes de pression ou aux foudres des chapelles, plus légitime apparaîtra la volonté de poursuivre l'intérêt général lorsque l'Histoire rendra son verdict.

Et ce, si difficile que soit le diagnostic, si contraignante que soit la thérapeutique.

À raison précisément de ces difficultés et de ces contraintes.


Qu'en est-il de l'intérêt général pour le juge lui-même ?

Dans la jurisprudence de notre Conseil, il revêt une importance singulière.

Ainsi, la sauvegarde de l'ordre public est-elle regardée par notre Conseil comme un objectif de valeur constitutionnelle.

Constitue également, à ses yeux, un objectif de valeur constitutionnelle la lutte contre la fraude fiscale.

De même, la continuité du service public a le caractère d'un principe constitutionnel qui s'impose à chacun pour le bénéfice de tous.

Comme le Conseil l'a rappelé en 2005, à propos du nouveau statut des aéroports, la cession d'un élément d'infrastructure d'une entreprise chargée d'un service public « de réseau » doit respecter les principes du service public.

Une autre hypothèse fréquente d'invocation de l'intérêt général est le principe d'égalité.

Comme le rappelle un considérant récurrent : « Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit. »

Les variations de l'intensité du contrôle que pratique le juge constitutionnel sur les motifs d'intérêt général susceptibles de justifier des différences de traitement ne sont nullement aléatoires.

C'est en effet là où l'égalité est à protéger le plus vigoureusement que la « quantité d'intérêt général » à mobiliser pour justifier une différence de traitement devra être la plus importante.

C'est le cas en matière de découpage des circonscriptions électorales.

Les écarts démographiques entre circonscriptions sont par nature suspects, car non conformes à l'égalité devant le suffrage, dimension fondamentale de l'égalité des droits politiques, de l'indivisibilité de la République et de la souveraineté nationale.

Aussi les motifs d'intérêt général susceptibles de justifier des fluctuations du nombre d'habitants par élu entre circonscriptions sont-ils examinés avec rigueur par le Conseil et, en tout état de cause, seulement admis à jouer dans des proportions limitées.

L'intérêt général permet de restreindre, à condition de ne pas les dénaturer, l'exercice de droits de valeur constitutionnelle.

Il en est ainsi des dispositions rétroactives ou encore des restrictions apportées par la loi aux situations acquises légalement et de bonne foi, à la liberté contractuelle ou à la liberté d'entreprendre.

Le Conseil constitutionnel vérifie à chaque fois que de telles dispositions sont dictées par un motif d'intérêt général et que celui-ci est suffisant.

Au nom de l'intérêt général s'attachant à la sécurité routière, le Conseil a admis que le propriétaire d'un véhicule puisse être condamné sur la base d'une présomption suffisante (le « flashage » de sa plaque d'immatriculation en situation d'excès de vitesse).

De même a-t-il admis que l'intérêt général s'attachant à la pérennité de nos systèmes de protection sociale justifiait, dans la mesure nécessaire, un renforcement du contrôle ou la participation des assurés dès lors que la couverture des plus démunis n'était pas compromise.

De même encore, des motifs d'ordre public suffisants justifient-ils, sous le contrôle du juge compétent, des mesures affectant la liberté personnelle dans les domaines de la lutte contre la criminalité ou contre les calamités naturelles.

C'est également au nom de l'intérêt général qui s'attache au bon fonctionnement de la démocratie représentative, et sans attendre d'en être saisi, que le Conseil constitutionnel s'est prononcé, l'été dernier, sur plusieurs points délicats relatifs aux échéances électorales à venir : calendrier des élections, présentation des candidats à l'élection présidentielle, premier examen des comptes de campagne des candidats à l'élection présidentielle par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques...

C'est ainsi, en particulier, qu'il a souligné les dangers que fait peser sur la sincérité du scrutin la dispersion des candidats au premier tour de l'élection présidentielle.

L'électorat doit se reconnaître dans la sélection opérée par ce premier tour.

L'élection présidentielle sert à désigner le Chef de l'État. C'est considérable. Ne lui demandons pas en plus de permettre un sondage en vraie grandeur des différentes sensibilités du paysage politique national.

De façon générale, la possibilité de limiter un principe ou un droit de valeur constitutionnelle au nom de l'intérêt général est fonction de l'éminence du principe « menacé ».

À cet égard, il y a lieu d'être plus exigeant lorsque sont en cause par exemple les droits de la personne, l'égalité devant le suffrage ou l'égalité d'accès aux emplois publics.

Bien sûr, sauf à verser dans le « gouvernement des juges », l'intérêt général ne peut faire l'objet d'un usage arbitraire.

Pour l'essentiel, le Conseil y a recours dans des contextes bien définis.

Il n'en reste pas moins que la référence à l'intérêt général peut servir à tempérer ce qu'aurait d'excessif la revendication de certains droits, même lorsque ceux-ci trouvent une assise dans le texte constitutionnel.

Enfin, c'est la préoccupation de l'intérêt général qui inspire toute la jurisprudence suivie par notre Conseil en matière de qualité de la loi.

L'année 2005 a connu à cet égard des développements jurisprudentiels importants, qu'il s'agisse :

  • de la normativité de la loi,

  • de la lutte contre la complexité inutile de nos textes, surtout lorsqu'ils ont pour destinataire le citoyen ordinaire,

  • ou de la bonne tenue du débat parlementaire (laquelle impose par exemple d'éviter les articles additionnels en fin de navette, phénomène qui connaît un emballement préoccupant).

Le Conseil constitutionnel apporte son concours à la revalorisation de la loi, mais ses moyens sont limités et il ne peut à lui seul combattre tous les maux de notre système normatif.

Pour l'essentiel, le poids de ses décisions est dans leur valeur incitative.

J'avais largement abordé cette question l'année dernière à cette même place.

Je n'y reviens pas, Monsieur le président de la République, sinon pour exprimer la crainte de voir le législateur bouleverser à nouveau notre procédure pénale pour tirer les conséquences d'un désastre judiciaire dont les suites méritent mieux qu'une réponse « à chaud » et appellent sans doute des solutions autres que législatives.

La qualité de la loi, la stabilité de la législation et la sécurité juridique restent pour nous des soucis quotidiens et nous attendons avec intérêt ce que le rapport annuel du Conseil d'État nous dira à ce sujet.


Monsieur le président de la République, Mesdames, Messieurs,

La référence à l'intérêt général exprime des évidences qui, au-delà du droit constitutionnel, au-delà même de la sphère officielle et de l'activité des organismes publics, inspirent ou devraient inspirer nos comportements collectifs :

  • une société est faite de disciplines, de solidarités, j'allais dire de savoir-vivre, qu'il est impossible de réduire à une liste, nécessairement incomplète et conflictuelle, de droits individuels ;

  • les devoirs, et pas seulement les droits, tissent le lien social ;

  • avoir les seconds sans les premiers convient peut-être à l'usager, au consommateur ou au plaignant, mais non au citoyen ;

  • enfin, les décisions majeures de la vie collective, comme de la vie individuelle, se prennent au nom de principes qui transcendent les réclamations ordinaires.

J'ai toujours présent en moi l'enseignement de Michel Debré.

Ses actes et ses paroles nous apprenaient le sens de l'État et le service des autres.

Son oeuvre résume celle de tous ces résistants et de tous ces grands commis de l'État qui ont écrit une page héroïque de notre histoire et qui s'éteignent malheureusement les uns après les autres.

Pour tout cela, je ne peux que formuler, en ce début d'année, le voeu que le bien commun soit plus présent dans notre comportement collectif.

Qu'il redevienne ce « surplomb » de nos actes qu'avaient voulu les pères fondateurs de la République.

Qu'il soit, comme la République elle-même - à laquelle l'identifie l'étymologie - ce qui nous réunit, au-delà de nos intérêts économiques, de nos statuts sociaux et de nos enracinements identitaires.

Ce voeu, Monsieur le président de la République, vous comprenez bien que je ne l'adresse pas seulement, ni même principalement, aux responsables publics.

Par-delà les organisations représentatives de telle ou telle catégorie de nos compatriotes, dont la vocation est nécessairement sectorielle, je destine aussi ce voeu à mes concitoyens.

De ce trouble qui semble nous gagner, de ces violences et de ces convulsions qui agitent certaines parties de notre société, de cette paralysie face aux choix inévitables, de cette répugnance à consentir les efforts nécessaires, personne n'est innocent.

Il serait trop facile d'incriminer nos seuls responsables publics.

Mais il est vrai que ceux-ci doivent montrer l'exemple de la lucidité, de l'intégrité, de la sincérité et du courage.

Telle est, Monsieur le président de la République, la raison pour laquelle j'ai choisi de consacrer à l'intérêt général ce discours traditionnel de Voeux.

Toutefois, la raison première de notre présence auprès de vous, aujourd'hui, est de vous présenter nos Voeux pour vous-même, pour Madame Chirac, pour tous ceux qui vous sont chers, pour vos collaborateurs, ainsi que pour la haute mission que vous accomplissez à la tête de l'État.