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Une approche philosophique du concept émergent de souveraineté numérique

Pierre-Yves QUIVIGER - Professeur des universités, Directeur du Centre de Recherches en Histoire des Idées (CRHI, EA 4318), département de philosophie, Université de Nice

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 57 (dossier : droit constitutionnel à l’épreuve du numérique) - octobre 2017

La principale difficulté par rapport à la notion de souveraineté numérique tient à l’ambivalence d’une formule à laquelle la langue française permet d’accorder deux acceptions : 1) la souveraineté sur le numérique, le numérique étant alors ce sur quoi porte la souveraineté, ou le champ dans lequel la souveraineté peut rencontrer une limite ou avoir vocation à se manifester plus fermement (ou non). Mais pour la langue française, au-delà de cette acception qui relève du génitif objectif, ou du complément du nom – la souveraineté portant sur le numérique, dans le champ numérique, etc. – l’adjectif associé au substantif permet aussi de qualifier le substantif : la souveraineté peut être numérique comme on parle d’une robe rouge ou d’un homme sympathique – c’est selon cette même structure grammaticale qu’on a pu distinguer, après Carré de Malberg, une souveraineté populaire et une souveraineté nationale, qui ne sont en rien des souverainetés portant sur le peuple ou la nation mais des souverainetés du peuple ou de la nation, autrement dit exercées par le peuple ou la nation (je ne discute pas ici de la pertinence de cette distinction, ce n’est pas mon propos). On aurait alors un autre sens de l’expression « souveraineté numérique » à savoir, en un sens minimaliste, les manifestations numériques de la souveraineté (l’écart est alors mince mais non nul avec la première souveraineté, portant sur le numérique), mais aussi, en un sens disons maximaliste, du numérique souverain, c’est-à-dire rien moins qu’un nouveau type de titulaire possible de la souveraineté.

À ce tableau déjà complexe s’ajoute la place de l’État et des États dans l’approche générale de la notion de souveraineté, numérique ou non. Si l’on regarde le Lexique de droit constitutionnel de Pierre Avril et Jean Gicquel pour trouver une définition simple de l’État, on trouve ceci :

Organisation politique et juridique de la nation qu’elle personnifie. L’État est une personne morale caractérisée par la détention de prérogatives de puissance publique et par sa soumission aux sujétions correspondantes. Sujet du droit international public caractérisé par un territoire, une population et l’existence d’un ordre juridique souverain (souveraineté de l’État)(1).

Cette définition doit être complétée par celles que donnent les mêmes auteurs de la souveraineté :

Signifie, négativement, l’absence de toute dépendance extérieure et de tout empêchement intérieur. Positivement, désigne le caractère suprême de la puissance étatique, et cette puissance elle-même, c’est-à-dire les pouvoirs effectifs compris dans la puissance de l’État. La souveraineté emporte donc à la fois l’indépendance dans l’ordre international (la souveraineté de l’État), le pouvoir exclusif et sans limite, sinon celles que l’État de droit s’assigne à lui-même, dans l’ordre interne (souveraineté dans l’État), et le contenu de ce pouvoir. Elle est l’apanage de l’État, à l’opposé d’une organisation internationale (Union européenne) qui ne peut bénéficier que de transferts de compétences consentis par les États membres(2).

On entrevoit bien dans cette définition la possibilité d’une déconnexion entre l’État et la souveraineté. Plusieurs positions sont possibles : 1) on peut considérer cette déconnexion comme impossible – dès lors que l’on renonce volontairement à exercer des compétences dans un domaine, on exerce sa souveraineté, on n’y renonce pas, même partiellement ; 2) on peut considérer cette déconnexion comme partielle et non-problématique : mais alors il faut quand même réussir à légitimer cette chose étonnante : l’existence d’un morceau de souveraineté non-étatique ; 3) on peut considérer cette déconnexion comme partielle et néanmoins fortement problématique, car elle est en réalité la fin de la souveraineté qui, comprend, dans sa définition même l’impossibilité de toute soumission à une autre souveraineté.

De quelle forme est cette déconnexion entre État et souveraineté, quand on parle de souveraineté numérique ? Parle-t-on d’un État souverain face à une réalité – le numérique – qui semble lui échapper ? Si cette réalité lui échappe, au bénéfice de qui ? Doit-on considérer qu’un État, du fait du numérique, se trouve éventuellement dépossédé d’une partie de sa souveraineté au bénéfice de sujets de droit privé (multinationales, etc.) ou bien qu’il s’en trouve dépossédé au bénéfice de l’État qui héberge les entreprises concernées ? Dans le premier cas, on pourrait plaider, dans un horizon libéral, que ce n’est qu’une manifestation comme d’autres des libertés individuelles et on pourrait, si on est libéral, se réjouir de ce qui serait moins dépossession de la souveraineté étatique qu’un développement d’activités extra-étatiques. Dans le second cas, il est difficile de ne pas s’inquiéter de voir se renforcer la puissance d’un autre État car cela revient à laisser s’accroître un rapport de force défavorable, avec des risques considérables en matière de sécurité nationale et un défaut de maîtrise du destin national.

Mais la relation avec l’État ne prend pas nécessairement la forme d’une dépossession – ou plutôt : même dans le contexte d’une dépossession, plusieurs solutions s’offrent à l’État concerné, qui engagent les différentes acceptions que j’ai dégagées de la souveraineté numérique.

La première solution est d’identifier les atteintes portées à la souveraineté à l’occasion ou dans le cadre du développement du numérique, en définissant de manière explicite ce qu’on pourrait appeler les données ou réalités sensibles afin de limiter leur disponibilité. Cette identification accomplie, l’État doit déterminer ce qu’il peut faire : d’un point de vue technique, du point de vue du respect des libertés individuelles, du point de vue des contraintes qu’il a acceptées dans le cadre international. Ces trois leviers sont évidemment distincts : un État peut ne pas pouvoir (du fait d’engagements internationaux) ou ne pas vouloir (par respect pour les libertés individuelles) accomplir ce qui est néanmoins à sa portée techniquement : il n’y a ainsi aucune raison de supposer que l’État français soit, sur le plan de l’informatique, moins capable que la Chine de limiter l’accès des citoyens français à Internet. On voit bien avec cet exemple que la grande difficulté de cette solution tient à son parfum liberticide et éventuellement paternaliste. Il n’est pas sûr qu’une telle solution soit viable politiquement. Elle rencontre aussi sa limite dans la grande liberté de circulation dont jouissent – et tant mieux – les citoyens français. Et, en tout état de cause, cette solution revient à assumer un rôle purement négatif et passif – gendarmer, circonscrire, fermer le robinet.

Une autre solution, plus stimulante, consiste à développer numériquement la souveraineté, c’est-à-dire non pas à « protéger » la souveraineté contre un numérique supra-étatique et supra-souverain mais à investir le champ du numérique de telle manière que la maîtrise soit conservée sur les réalités sensibles que j’évoquais. Évidemment, cela est plus facile à dire qu’à faire, pour plusieurs raisons. La première est factuelle : il est difficile de défaire le passé et de porter atteinte à des monopoles ou quasi-monopoles qui ont connu des réussites exceptionnelles. La deuxième est technique : barricader, sécuriser, même si cela marche plus ou moins bien revient à se situer face à des technologies déjà développées – ce dont on parle suppose que soient inventées non seulement d’autres technologies, d’autres supports, mais que ceux-ci soient susceptibles néanmoins de s’insérer dans un contexte mondialisé. La troisième est conceptuelle : c’est l’idée même de souveraineté qu’il faut repenser puisque comme je l’ai dit plus haut, il s’agit bien ici d’autre chose que de la manière dont la souveraineté fait face au numérique, ou lui résiste ou l’accompagne – le défi est celui de la construction d’un numérique souverain entendu non plus comme un numérique unique (en réalité américain) mais comme un univers numérique dans lequel cohabiteraient plusieurs souverains, de même que cohabitent plusieurs États sur Terre. Je ne veux évidemment pas dire par là que ces souverains numériques devraient être distincts des États, mais simplement qu’un État ne saurait être souverain numériquement comme il est souverain politiquement. Le défi, redoutable, à relever passe par un dialogue entre droit et informatique : les juristes vont devoir inventer une nouvelle modalité de la souveraineté, capable de s’adapter à ce que les informaticiens pourront décrire en termes de possibilité et d’impossibilité technique et, pour parler comme un philosophe, d’ontologie du réseau.

Cette révolution conceptuelle n’est pas neuve dans l’histoire de la souveraineté, celle-ci ayant dû plusieurs fois se remodeler, en particulier en fonction des évolutions géopolitiques – songeons à la question européenne, ou à un phénomène comme la justice pénale internationale. La notion de souveraineté a vocation à conserver une certaine ductilité et la révolution numérique est aussi stimulante intellectuellement – et économiquement – qu’elle est inquiétante matériellement. N’oublions pas que la souveraineté ne doit jamais être confondue avec ses attributs – son premier grand théoricien, Jean Bodin, en 1566, dans sa Methodus ad facilem historiarum cognitionem, donnait une liste de ses attributs qui nous paraît aujourd’hui à la fois incomplète et problématique :

le premier et le plus important est de nommer les hauts magistrats et de définir à chacun son office ; le second est de promulguer ou d’abroger les lois ; le troisième de déclarer la guerre et conclure la paix ; le quatrième de juger en dernier ressort par-dessus tous les magistrats et le dernier d’avoir droit de vie et de mort aux endroits mêmes où la loi ne prête pas à la clémence(3).

Mais cette liste datée (pas intégralement, cela va sans dire) est indissociable d’une définition plus générale de la souveraineté qui, elle, demeure vivante et peut encore nous aider à penser la souveraineté, y compris numérique :

La puissance de donner loy à tous en général, et à chacun en particulier : mais ce n’est pas assez, car il faut adjouster, sans le consentement de plus grand, ni de pareil, ni de moindre que soy : car si le prince est obligé de ne faire loy sans le consentement d’un plus grand que soy, il est vray suject : si d’un pareil il aura compagnon : si des sujets, soit du Sénat, ou du peuple, il n’est pas souverain(4).

(1) Pierre Avril, Jean Gicquel, Lexique de droit constitutionnel, Paris, PUF, 2003.

(2) Idem.

(3) Jean Bodin, La méthode de l’histoire, Corpus général des philosophes français, PUF, 1951, p. 359.

(4) Jean Bodin, Les 6 livres de la République, I, 10, Corpus de la philosophie de langue française, Fayard, p. 306. On trouve aussi dans ce livre une célèbre définition de la république : « un droit gouvernement de plusieurs mesnages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine » (I,1, p. 27).