Page

Textes à l'appui - Sélection d'arrêts de la Cour d'arbitrage de Belgique

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Belgique) - mai 2002

Arrêt n° 100/2000 du 4 octobre 2000

En cause: les recours en annulation de la loi du 18 décembre 1998 modifiant le Code électoral en vue d'octroyer le droit de vote aux Belges établis à l'étranger pour l'élection des Chambres législatives fédérales, introduits par J.-P. Vandersmissen, L. Michel et J.-M. Henckaerts.

La Cour d'arbitrage,

composée des présidents M. Melchior et G. De Baets, et des juges P. Martens, E. Cerexhe, H. Coremans, A. Arts et E. De Groot, assistée du référendaire R. Moerenhout, faisant fonction de greffier, présidée par le président M. Melchior,

après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :

I. Objet des recours

Par requêtes adressées à la Cour par lettres recommandées à la poste les 23 et 30 juin 1999 et parvenues au greffe les 24 juin 1999 et 7 juillet 1999, J.-P. Vandersmissen, demeurant en France, F-75009 Paris, rue Notre-Dame de Lorette 56, et L. Michel, demeurant à 6061 Charleroi, rue Saint-Charles 65, d'une part, et J.-M. Henckaerts, demeurant en Suisse, CH-1230 Nyon, Chemin d'Eysins 51, d'autre part, ont introduit un recours en annulation totale ou partielle de la loi du 18 décembre 1998 modifiant le Code électoral en vue d'octroyer le droit de vote aux Belges établis à l'étranger pour l'élection des Chambres législatives fédérales (publiée au Moniteur belge du 31 décembre 1998, deuxième édition).

II. La procédure

Par ordonnances des 24 juin 1999 et 7 juillet 1999, le président en exercice a désigné les juges des sièges respectifs conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application dans ces affaires des articles 71 ou 72 de la loi organique.

Par ordonnance du 14 juillet 1999, la Cour a joint les affaires.

Les recours ont été notifiés conformément à l'article 76 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 31 août 1999.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 23 septembre 1999.

Le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, a introduit un mémoire dans chacune des affaires, par lettres recommandées à la poste le 18 octobre 1999.

Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 8 décembre 1999.

Le requérant dans l'affaire n° 1732 a introduit un mémoire en réponse, par lettre recommandée à la poste le 31 janvier 1999.

Par ordonnances du 30 novembre 1999 et du 31 mai 2000, la Cour a prorogé respectivement jusqu'aux 23 juin 2000 et 23 décembre 2000 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

Par ordonnance du 10 mai 2000, la Cour a déclaré les affaires en état et fixé l'audience au 30 mai 2000.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats par lettres recommandées à la poste le 11 mai 2000.

À l'audience publique du 30 mai 2000 :

- a comparu Me M. Mahieu, avocat à la Cour de cassation, pour le Conseil des ministres ;

- les juges-rapporteurs P. Martens et E. De Groot ont fait rapport ;

- l'avocat précité a été entendu ;

- les affaires ont été mises en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

III. En droit

- A -

Quant à l'affaire n° 1712

Position des requérants

A.1. Pour justifier la recevabilité de leur recours, les requérants font état, l'un, J.-P. Vandersmissen, de sa qualité de citoyen belge résidant en France, l'autre, L. Michel, de sa qualité de président d'un parti, le « PCN-NCP », privé de la possibilité de faire appel à des candidats belges résidant à l'étranger, tel que le premier requérant qui peut se porter candidat uniquement aux élections européennes.

A.2. Les requérants prennent cinq moyens de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution par la loi du 18 décembre 1998 modifiant le Code électoral en vue d'octroyer le droit de vote aux Belges établis à l'étranger pour l'élection des Chambres législatives fédérales.

A.3. Ils reprochent à cette loi d'établir une différence de traitement injustifiée entre deux catégories de citoyens (premier moyen) et deux catégories d'électeurs (deuxième moyen), à savoir ceux qui résident et votent en Belgique sans aucune formalité et ceux qui, résidant à l'étranger, doivent se soumettre à une impressionnante série de démarches à renouveler chaque année.

A.4. Ils soutiennent que la loi crée en outre une discrimination entre Belges résidant à l'étranger, au détriment de ceux qui n'ont pas de parents ou alliés de nationalité belge disposant de leurs droits électoraux et qui ne peuvent donc désigner un mandataire pour voter (troisième moyen).

A.5. Ils font valoir que la loi discrimine l'électeur résidant à l'étranger qui vote par procuration et qui, bien que membre d'un collège électoral, ne peut se porter candidat (quatrième moyen).

A.6. Ils estiment enfin que les démarches et formalités imposées aux électeurs résidant à l'étranger, qu'ils qualifient d'« ubuesques », sont aggravées par leur coût qui peut s'élever à plus de 10000 F belges, alors que le principe absolu du droit électoral belge est la gratuité de tous les actes électoraux (cinquième moyen). Ces formalités ont d'ailleurs découragé presque tous les électeurs résidant à l'étranger puisque, alors qu'ils sont plusieurs centaines de milliers, seuls dix-huit d'entre eux ont finalement obtenu le droit de vote, ce qui confirme la disproportion inacceptable entre le but poursuivi par la loi et les obligations administratives qu'elle impose.

A.7. Les requérants demandent, à titre principal, l'annulation de la loi attaquée et l'annulation des élections législatives (Chambre et Sénat) du 13 juin 1999.

A.8. Les requérants demandent également à la Cour à titre subsidiaire de poser à la Cour de justice des Communautés européennes la question préjudicielle suivante :

" La loi susdite attaquée devant la Cour d'arbitrage en vue de son annulation viole-t-elle ou non les droits démocratiques les plus élémentaires du citoyen belge résidant en dehors du Royaume ou des candidats de listes présentées au suffrage des électeurs dans les collèges électoraux législatifs du Royaume ?

Ladite Loi attaquée est-elle en concordance, soit en valeur, soit en relation semblable avec d'autres dispositions en droit comparé des autres États membres et est-elle en respect des droits démocratiques du citoyen belge résidant en dehors du Royaume ou du candidat se présentant aux élections telles qu'organisées ?

Les requérants incluent dans leur question les reproches faits à la loi attaquée, tels qu'énoncés dans leurs moyens développés dans la présente requête. "

Mémoire du Conseil des ministres

A.9. Le Conseil des ministres se réfère à la sagesse de la Cour en ce qui concerne l'intérêt des requérants, tout en ajoutant qu'il appartient à J.-P. Vandersmissen d'apporter la preuve de sa résidence en France.

A.10. En ce qui concerne les premier et deuxième moyens, le Conseil des ministres les dit irrecevables, faute qu'ils précisent les dispositions de la loi du 18 décembre 1998 qu'ils attaquent. À titre subsidiaire, et pour autant qu'on puisse les considérer comme dirigés contre l'article 2, § 5, de la loi, qui dispose que le vote de l'électeur belge résidant à l'étranger doit se faire par procuration, le Conseil des ministres répond qu'il s'agit là d'un choix du législateur effectué en opportunité à l'égard d'une catégorie d'électeurs qui ne sont pas comparables à ceux qui résident en Belgique. Il rappelle qu'antérieurement, le vote était limité aux Belges établis dans le royaume qui votaient soit en personne, soit par procuration, ce dernier mode de vote étant assorti de contraintes destinées à éviter les abus. Il estime que les règles adoptées à l'égard des Belges établis à l'étranger sont adaptées à la spécificité de leur situation et qu'elles sont raisonnables et proportionnées au but poursuivi.

A.11. Après avoir identifié l'article 2, § 1er, alinéa 3, dernière phrase, et l'article 2, § 4, 2 °, alinéas 3 et 5, de la loi attaquée comme étant ceux auxquels s'adressent les critiques des requérants, le Conseil des ministres expose que ces dispositions ne sont pas discriminatoires. Il estime qu'il est raisonnablement justifié d'exiger que le mandataire choisi par l'électeur soit inscrit sur les registres de la population d'une commune belge, qu'il dispose des droits électoraux et qu'il soit le conjoint, un parent ou un allié de l'électeur, cette dernière exigence, formulée à l'article 147 bis, § 2, du Code électoral, devant être applicable aux Belges expatriés, sous peine de faire bénéficier ceux-ci d'un régime plus favorable.

A.12. Le Conseil des ministres soutient que le quatrième moyen repose sur une erreur de droit, rien ne justifiant que des Belges établis de manière permanente à l'étranger puissent être candidats puisqu'ils ne présentent pas un lien suffisamment effectif avec la Belgique, l'électorat et l'éligibilité n'allant pas nécessairement de concert. La comparaison avec les élections européennes ne serait pas pertinente.

A.13. Le cinquième moyen serait également, selon le Conseil des ministres, irrecevable à défaut de précision.

Subsidiairement, il ne serait pas fondé puisqu'il critique non la loi elle-même mais les conditions de son application. La loi attaquée constituerait un « premier essai » qui doit faire l'objet d'une évaluation par le Parlement afin d'en modifier les règles. La Cour ne pourrait, sans excéder sa compétence, annuler une loi au seul motif que ses objectifs n'auraient pas été atteints.

A.14. Enfin, le Conseil des ministres fait valoir que la Cour est sans compétence pour annuler les élections législatives du 13 juin 1999 et que la question préjudicielle libellée par les requérants est étrangère aux matières mentionnées à l'article 177 du traité CE.

Quant à l'affaire n° 1732

A.15. Le requérant, en sa qualité de Belge à l'étranger, estime avoir intérêt à ce qu'il soit mis fin aux discriminations qu'il dénonce, afin qu'il puisse participer, ultérieurement, aux élections « comme tout autre Belge ».

Il demande l'annulation de l'article 2, § 4 et § 5, de la loi du 18 décembre 1998, « ainsi que de la loi dans son ensemble ».

A.16. Il soutient qu'il est discriminatoire que le Belge établi à l'étranger doive justifier de sa nationalité et de son âge, alors que les Belges qui habitent en Belgique sont convoqués aux élections s'ils satisfont à ces conditions, sans qu'ils aient à les justifier et alors que le poste diplomatique ou consulaire où le Belge expatrié est inscrit dispose déjà de l'information nécessaire, laquelle peut également être établie par le passeport. Il estime que la charge de la preuve que doit apporter le Belge résidant à l'étranger est à ce point formaliste qu'il est quasiment impossible de s'y conformer.

A.17. Le requérant souligne le caractère essentiel du droit de vote, consacré par l'article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les restrictions à ce droit violent, selon lui, à la fois cet article et les articles 10 et 11 de la Constitution.

Il estime que la différence de situation des Belges, selon qu'ils résident en Belgique ou à l'étranger, ne justifie pas les différences qu'il dénonce, la possibilité de voter à l'étranger pouvant être instaurée au moyen d'une procédure plus simple, telle que celle qui permet aux ressortissants des États-Unis d'Amérique de remplir un formulaire d'enregistrement dans le poste diplomatique ou consulaire dont ils relèvent, sur simple présentation de leur passeport. Cette procédure dure dix minutes alors que celle qu'a imaginée le législateur belge exige le sacrifice de deux jours ouvrables au moins.

A.18. Le requérant considère que les restrictions imposées par l'article 5 sont déraisonnables en ce qu'elles ne permettent de désigner comme mandataires que des alliés - et non une personne de confiance qui serait un ami -, à qui on impose, après avoir voté où ils sont inscrits, d'aller voter là où le mandant a sa dernière résidence. Il critique également l'exigence d'un acte de notoriété établissant le lien de parenté ou l'alliance ainsi que l'obligation de prouver, au moins quinze jours avant les élections, que le mandant est en vie.

Il estime que le vote pourrait se faire sans mandataire et sans formalités superflues, au poste diplomatique ou consulaire dont dépend l'électeur et rappelle la procédure prévue par la législation des USA.

A.19. Le requérant critique également les dispositions imposant le renouvellement annuel de la procuration, alors que celle-ci pourrait être tenue pour valable aussi longtemps qu'elle n'est pas retirée.

A.20. Le requérant estime que l'obligation de voter par procuration est, en elle-même, une violation du droit reconnu à l'article 25 du Pacte précité, d'autant que cette obligation conduit aux restrictions qu'il estime déraisonnables.

A.21. Enfin, le requérant considère qu'il n'est pas justifié de permettre le vote des Belges expatriés aux élections fédérales mais de ne pas l'autoriser pour les élections qui concernent le Parlement européen et les parlements régionaux et communautaires.

Mémoire du Conseil des ministres

A.22. Le Conseil des ministres s'en réfère à la sagesse de la Cour en ce qui concerne l'intérêt du requérant, pour autant que celui-ci fasse la preuve de sa résidence en Suisse.

A.23. Rappelant que, comme l'admet le requérant, il existe une différence objective entre les Belges établis en Belgique et ceux qui résident à l'étranger, le Conseil des ministres estime que le requérant ne démontre pas in concreto en quoi les règles qu'il critique seraient discriminatoires, les éléments de fait qu'il avance ayant trait à des circonstances étrangères à la loi. Il détaille les formalités et conclut que les conditions qu'elles imposent ne sont pas excessives et qu'elles correspondent aux conditions de nationalité, d'âge et de résidence imposées aux électeurs belges établis en Belgique.

De même, la déclaration sur l'honneur de n'avoir pas encouru certaines condamnations correspond à la condition imposée aux Belges résidant en Belgique de n'être pas sous le coup d'une déchéance ou d'une suspension des droits électoraux. Est également justifiée, selon le Conseil des ministres, l'attestation selon laquelle la personne ne jouit pas du droit de voter dans l'État où elle est établie.

A.24. En ce qui concerne le vote par procuration, le Conseil des ministres souligne qu'il s'agit d'un choix effectué par le législateur après qu'il eut évalué les difficultés du vote par correspondance, utilisé lors des élections européennes de 1994.

A.25. Le Conseil des ministres estime que ni l'obligation de faire choix d'un mandataire inscrit dans le registre de population d'une commune belge, ni l'exigence d'annexer la procuration, établie sur un formulaire délivré gratuitement, à la demande d'agrément en tant qu'électeur, ni les mentions qui doivent y figurer concernant le mandant et le mandataire ne seraient constitutives d'une atteinte déraisonnable et discriminatoire à l'exercice du droit de vote. Il conteste que le législateur ait fait preuve d'un formalisme excessif, rappelle qu'un registre des Belges vivant à l'étranger pourrait se heurter au respect de la vie privée et doute que le système suggéré par le requérant soit moins compliqué que celui qu'il critique.

A.26. La liste des personnes pouvant être choisies comme mandataires figure à l'article 147 bis, § 2, alinéa 1er et alinéa 5, § 3, alinéa 3, et § 5, du Code électoral, auquel renvoie l'article 5 de la loi attaquée. Le Conseil des ministres en déduit qu'aucune distinction n'est faite entre Belges selon qu'ils résident en Belgique ou à l'étranger et que le principe d'égalité ne peut donc avoir été violé. Quant à la possibilité de choisir pour mandataire une personne de confiance, elle existait dans l'article 147 bis du Code électoral tel qu'il avait été modifié par la loi du 5 juillet 1976 ; le système a été changé en 1982 en raison d'abus constatés, spécialement dans les lieux où se trouvent des personnes malades ou infirmes qui ne peuvent se rendre au bureau de vote, ce qui justifie d'introduire les limites qui figurent dans le texte actuel (Doc. parl., Chambre, 1981-1982, n° 235/3, p. 2 ; Ann., Chambre, 1981-1982, séance du 26 mai 1982, pp. 1704 et 1709).

Les débats précédant le vote de la loi du 28 juillet 1987, qui a permis de donner procuration à un parent ou un allié jusqu'au troisième degré alors que le texte antérieur visait le deuxième degré, expriment la volonté du législateur de trouver un équilibre entre la faculté réelle de pouvoir voter par procuration et la lutte contre les abus (Doc. parl., Chambre, 1985-1986, n° 591/3, p. 2). Selon le Conseil des ministres, il n'appartient pas à la Cour de redéfinir cet équilibre dès lors que son caractère disproportionné n'est pas établi.

A.27. L'exigence d'un acte de notoriété ne serait pas davantage critiquable. Elle est d'ailleurs prévue, par l'article 147 bis, § 2, alinéa 3, du Code électoral, en ce qui concerne l'électeur résidant en Belgique qui vote par procuration.

A.28. Quant au lieu du vote, l'obligation de voter dans la commune de la dernière résidence du mandant est semblable à l'exigence formulée à l'égard de l'électeur qui réside en Belgique. Laisser le choix à l'électeur aurait compliqué la situation administrative et perturbé les résultats. La solution choisie a en outre " [limité] les risques de manipulation des élections " (Doc. parl., Sénat, 1998-1999, n° 1-1122/2, p. 25).

A.29. Le Conseil des ministres considère que l'attestation de vie, exigée par l'article 5, in fine, limite strictement le risque de voir voter au nom d'une personne décédée.

A.30. La limitation dans le temps de la validité de la procuration a été justifiée par la nécessité d'une « évaluation régulière, ne fût-ce que pour éviter que l'on fasse voter des personnes décédées entre-temps » (Doc. parl., Sénat, 1998-1999, n° 1-1122/2, p. 26).

Le Conseil des ministres ajoute que cette question relève également de l'appréciation exclusive du législateur.

A.31. La critique dirigée contre l'article 5 revient, selon le Conseil des ministres, à critiquer le principe même du vote par procuration alors qu'il s'applique aussi aux Belges résidant en Belgique, ce qui exclut toute discrimination. Le choix de ce mode de vote relève de l'opportunité. L'exigence d'un lien de parenté favorise le respect de la volonté formelle du mandant par le mandataire. Si l'électeur établi à l'étranger ne dispose que de ce mode de vote, c'est précisément parce qu'il ne réside pas en Belgique, circonstance qui justifie qu'il ne dispose pas du même choix que l'électeur établi en Belgique.

A.32. Enfin, le Conseil des ministres estime que le législateur a pu considérer que le droit de vote des Belges établis à l'étranger pour l'élection des Chambres législatives fédérales constituait une première expérience, qu'il appartiendra au législateur d'étendre éventuellement à d'autres élections, sans que ce choix puisse être jugé discriminatoire.

- B -

B.1. L'article 61 de la Constitution dispose :

" Les membres de la Chambre des représentants sont élus directement par les citoyens âgés de dix-huit ans accomplis et ne se trouvant pas dans l'un des cas d'exclusion prévus par la loi.

Chaque électeur n'a droit qu'à un vote. "

L'article 1er du Code électoral précise que, pour être électeur général, il faut, en outre, être Belge et inscrit aux registres de population d'une commune belge.

L'article 2 de la loi attaquée du 18 décembre 1998 introduit dans le Code électoral un nouvel article 2 qui permet à toute personne de nationalité belge établie à l'étranger de conserver ou d'acquérir sa qualité d'électeur. Il fixe les conditions auxquelles doit satisfaire cet électeur et les modalités de son vote.

B.2. C'est au Constituant et au législateur qu'il appartient de décider si et à quelles conditions les Belges établis à l'étranger peuvent exercer leur droit d'élire et leur droit d'être élus, dont on trouve également l'expression, notamment, dans l'article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

B.3.1. Les requérants soutiennent en chacun de leurs moyens, à l'exception d'un seul, que la législation attaquée emporte une discrimination entre les électeurs belges selon qu'ils sont établis en Belgique ou à l'étranger.

B.3.2. La différence de traitement critiquée repose sur un critère objectif fondé sur le lieu de résidence des électeurs. Ce critère est pertinent par rapport au but poursuivi, qui est de permettre un contrôle efficace des conditions auxquelles les électeurs doivent satisfaire.

La circonstance qu'un électeur n'a pas sa résidence principale en Belgique impose des vérifications qui ne se justifieraient pas pour un électeur qui est inscrit dans le registre de population tenu par les communes belges. Ce dernier électeur se présente habituellement en personne au bureau de vote, muni de sa carte d'identité, ce qui permet de vérifier aisément s'il est inscrit sur la liste déposée au bureau de vote et s'il satisfait ainsi à toutes les conditions requises pour pouvoir voter.

B.4. La Cour ne pourrait censurer les modalités différentes prévues pour les électeurs établis à l'étranger que si elles apparaissaient sans aucune pertinence par rapport à l'objectif mentionné en B.3.2, ou si ces modalités étaient disproportionnées à cet objectif.

B.5. Le choix de recourir au vote par procuration pour les électeurs établis à l'étranger relève du pouvoir d'appréciation du législateur. Ce pouvoir a été exercé après qu'il eut été constaté que le vote par correspondance, utilisé pour les élections européennes de 1994, avait posé de nombreux problèmes pratiques (Doc. parl., Chambre, 1997-1998, n° 1742/3, pp. 10 et 11).

Il n'appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle du législateur alors que rien ne révèle qu'elle serait entachée d'erreur manifeste. Quant à la possibilité de faire voter les électeurs au poste diplomatique ou consulaire dont ils relèvent, il s'agit d'une option dont il revient au législateur d'apprécier si elle est praticable, compte tenu de la manière dont ces postes sont organisés et répartis.

B.6. Il convient toutefois d'examiner si la manière dont le vote par procuration est organisé n'impose pas des contraintes qui ne seraient pas raisonnablement justifiées.

B.7. Il ressort des écrits de procédure des parties requérantes que leurs griefs s'adressent à l'article 2, § 4, à l'article 2, § 5, et à l'article 5 de la loi attaquée.

B.8. L'article 2, § 4, dispose :

" Toute personne visée au § 2 introduit sa demande d'agrément en qualité d'électeur au moyen d'un formulaire dont le modèle est fixé par le roi et qui, après avoir été dûment complété et signé, doit être adressé au poste diplomatique ou consulaire belge dont elle relève.

L'introduction d'une telle demande entraîne l'inscription de son auteur au registre national par le poste diplomatique ou consulaire qui la reçoit.

L'intéressé justifie dans sa demande :

1 ° qu'il possède la qualité de Belge ;

2 ° qu'il est âgé de dix-huit ans accomplis ;

3 ° qu'il réside à titre habituel sur le territoire de l'État où il est établi et qu'il est détenteur des autorisations de séjour nécessaires à cette fin.

Il y déclare sur l'honneur :

1 ° qu'il n'a pas encouru dans l'État où il est établi de condamnations qui, si elles avaient été prononcées en Belgique, emporteraient la déchéance ou la suspension de ses droits électoraux ;

2 ° qu'il ne jouit pas du droit de vote pour les élections législatives dans l'État où il est établi.

Il indique en outre dans cette demande les nom, prénoms, sexe, adresse et commune de résidence en Belgique de l'électeur qu'il désigne en qualité de mandataire à l'effet de voter en son nom, ainsi que, le cas échéant, la commune belge où il a résidé en dernier lieu avant de s'établir à l'étranger.

Le mandataire doit être inscrit dans les registres de population d'une commune belge.

La procuration que le Belge établi à l'étranger rédige aux fins visées à l'alinéa précédent est annexée à la demande. Elle est établie sur un formulaire dont le modèle est fixé par le roi et qui est délivré gratuitement par le poste diplomatique ou consulaire belge dont l'intéressé relève.

La procuration, dûment signée et datée par le mandant et le mandataire, mentionne en tout cas les nom, prénoms, date de naissance et adresse du mandant et du mandataire ainsi que, le cas échéant, la commune de dernière résidence en Belgique du mandant.

La procuration peut également être rédigée entièrement de la main du mandant, pour autant que toutes les mentions du modèle fixé par le roi y soient reproduites et que toutes les rubriques de ce modèle soient dûment remplies. "

B.9. Aucune de ces dispositions ne révèle une différence de traitement qui serait injustifiée par rapport aux électeurs établis en Belgique. Au contraire, elles ont pour objet, d'une part, de permettre à l'électeur de démontrer qu'il satisfait aux conditions requises pour voter, d'autre part, de fixer les éléments que doit comporter la procuration par laquelle il donne mandat à un électeur établi en Belgique de voter à sa place. Si les formalités imposées par cette disposition sont plus lourdes que celles auxquelles doit satisfaire un électeur établi en Belgique, c'est parce que, pour celui-ci, ces éléments résultent d'une consultation de registres et de documents sans qu'il ait à en apporter lui-même la preuve.

En ce qu'ils sont dirigés contre ces dispositions, les moyens ne sont pas fondés.

B.10. L'article 2, § 5, de la loi attaquée dispose :

" La procuration visée aux §§ 1er et 4 est valable jusqu'au 31 décembre de l'année au cours de laquelle elle a été établie.

Si elle a été établie dans les trois mois qui précèdent le 31 décembre, sa validité est prorogée jusqu'au 31 décembre de l'année qui suit.

Sans préjudice de l'alinéa 2, toute personne visée au § 1er ou au § 2 peut, dans le courant du mois d'octobre de chaque année, déclarer par écrit au poste diplomatique ou consulaire belge dont elle relève, qu'elle confirme la procuration par laquelle elle a désigné un électeur pour voter en son nom.

À défaut d'une telle déclaration confirmative, la procuration perd sa validité.

Dans le courant du mois de novembre de chaque année, le poste diplomatique ou consulaire communique la déclaration confirmative à la commune de dernière résidence en Belgique du mandant, ou, si celui-ci n'a jamais résidé en Belgique, à la commune de résidence de l'électeur qu'il a désigné en qualité de mandataire.

À défaut de recevoir une telle déclaration confirmative, le collège des bourgmestre et échevins de la commune visée à l'alinéa précédent indique dans le registre des électeurs visé à l'article 11, § 1er, que le mandant est suspendu de l'exercice de son droit de vote et notifie cette suspension, en la motivant dûment, à l'électeur qui en fait l'objet, via le poste diplomatique ou consulaire dont il relève.

Le collège des bourgmestre et échevins qui a procédé à la suspension du mandant de l'exercice de son droit de vote avise en outre le mandataire qu'il est mis fin à son mandat.

[...] ".

B.11. À l'égard de l'électeur établi à l'étranger, les autorités belges ne disposent pas des moyens permettant de vérifier s'il y est toujours établi et s'il est encore en vie à l'époque des élections. L'obligation de confirmer une procuration qui, à défaut, ne sera plus valable, est un moyen qui permet d'atteindre l'objectif de ne pas permettre qu'un mandataire puisse voter alors que le mandant n'est plus établi à l'étranger, n'est plus en vie ou n'a pas manifesté son intention de maintenir le mandat qu'il a donné de voter en son nom. Aucune des dispositions de l'article 2, § 5, n'exige des formalités ou des démarches qui seraient disproportionnées par rapport à cet objectif.

B.12. L'article 5 de la loi attaquée modifie l'article 147 ter du Code électoral, qu'il remplace par la disposition suivante :

" Article 147_ter_.

§ 1er. Les électeurs belges établis à l'étranger et inscrits sur la liste des électeurs visée à l'article 11, § 2, expriment leur suffrage par procuration.

Les dispositions de l'article 147 bis, § 2, alinéa 1er et alinéa 5, § 3, alinéa 3, et § 5, sont d'application.

Le bourgmestre de la commune où le mandataire est inscrit atteste sur le formulaire de procuration le lien de parenté ou d'alliance qui unit le mandataire au mandant. Le mandataire produit à cet effet un acte de notoriété. L'acte de notoriété est joint au formulaire de procuration.

Sauf si le mandant n'a jamais résidé en Belgique, auquel cas le mandataire vote en son nom dans la commune où il est lui-même inscrit comme électeur, le mandataire vote au nom de son mandant dans la commune où celui-ci a résidé en dernier lieu avant de s'établir à l'étranger. Pour être reçu à voter au nom de son mandant, le mandataire est tenu de produire un certificat attestant que le mandant qui l'a désigné en cette qualité est toujours en vie. Ce certificat dont le modèle est établi par le roi et qui est délivré par le poste diplomatique ou consulaire belge dont le mandant relève, ne peut être antérieur de plus de quinze jours au jour de l'élection lors de laquelle il est appelé à être produit. Le mandataire remet au président du bureau de vote sa carte d'identité et ce certificat, de même qu'un extrait de la procuration qui l'habilite à voter au nom de son mandant. Il lui présente ensuite sa propre convocation au scrutin sur laquelle le président mentionne « a voté par procuration », après avoir contrôlé sur la liste des électeurs visée à l'article 11, § 2, que le mandataire a bien été désigné en cette qualité par le mandant.

§ 2. Les électeurs belges établis à l'étranger peuvent être admis à voter en personne à l'occasion d'un retour au pays pour autant qu'ils puissent justifier de leur identité et qu'ils produisent l'extrait de la procuration, visé à l'article 107 ter, par laquelle ils ont mandaté un autre électeur à l'effet de voter en leur nom. "

B.13. Par le renvoi qu'il fait à l'article 147 bis, § 2, alinéa 1er et alinéa 5, § 3, alinéa 3, et § 5, cet article rend applicables les dispositions suivantes :

" Article 147 bis

[...]

§ 2. Peut seul être désigné comme mandataire soit le conjoint, soit un parent ou un allié

jusqu'au troisième degré, à condition qu'il soit lui-même électeur.

[...]

Chaque mandataire ne peut disposer que d'une procuration.

§ 3. [...]

Le formulaire de procuration est signé par le mandant et par le mandataire.

[...]

§ 5. Les procurations sont jointes au relevé visé à l'article 146, alinéa 1er, et transmises, avec ce relevé, au juge de paix du canton. "

B.14. En limitant au conjoint et au parent ou allié jusqu'au troisième degré les personnes qui peuvent être choisies comme mandataires, le législateur a pris une mesure propre à éviter certains abus. On lit, en effet, dans les travaux préparatoires de la loi du 6 juillet 1982, qui a modifié l'article 147 bis, que le système antérieur, qui ne limitait pas les personnes pouvant être choisies comme mandataires, avait permis de récolter « un nombre élevé de procurations qui, souvent, ne sont pas remplies au moment de leur délivrance, et qui sont complétées après coup, au nom d'un électeur totalement inconnu de l'électeur malade ou âgé et auquel ce dernier ne pourra même pas faire connaître le sens du vote qu'il veut émettre. L'anonymat de la procuration a fait l'objet de nombreuses critiques justifiées. En limitant le choix du mandataire à l'un des proches parents ou alliés du mandant, en l'occurrence jusqu'au deuxième degré inclus, le projet met fin aux abus possibles tout en permettant un choix suffisamment large » (Doc. Parl., Chambre, 1981-1982, n° 235/3, p. 2).

B.15. De telles considérations peuvent justifier que les électeurs belges qui sont établis en Belgique et qui, la plupart du temps en raison de leur âge ou de leur état de santé, ne peuvent se déplacer au bureau de vote, ne puissent choisir pour mandataires que des personnes proches, à l'exclusion de tiers, en raison des abus constatés dans le passé.

B.16. Tant dans la comparaison entre les Belges résidant à l'étranger, selon qu'ils ont ou n'ont pas de parents vivant en Belgique qu'ils peuvent désigner comme leurs mandataires, que dans la comparaison entre les électeurs belges selon qu'ils résident ou non en Belgique, la mesure attaquée, qui traite différemment les deux premières catégories et semblablement les deux dernières, est dénuée de pertinence en ce qui concerne les Belges qui résident à l'étranger.

B.17. Les considérations mentionnées en B.14 ne sont en effet pas pertinentes en ce qui concerne les Belges établis à l'étranger. Ces électeurs ne peuvent se déplacer non parce que leur âge ou leur état de santé le leur interdirait, mais en raison de ce qu'ils n'ont pas ou n'ont plus leur résidence en Belgique. Limiter le choix de leurs mandataires à leur conjoint et à leurs parents ou alliés revient à les priver de leur droit de vote s'ils n'ont pas en Belgique des parents ou alliés qui accepteraient de voter en leur nom ou si ceux-ci se sont également expatriés. Il n'existe donc pas de motif raisonnable, en ce qui concerne les électeurs établis à l'étranger, de ne pas leur permettre de désigner la personne qui a leur confiance, dès lors que les risques d'abus qui ont justifié la limitation inscrite à l'article 147 bis n'existent pas en ce qui les concerne.

B.18. Quant à l'obligation qui est faite au mandataire, par la deuxième phrase de l'alinéa 4 de l'article 147 ter, § 1er, la Cour n'en aperçoit pas la pertinence. Dès lors que la procuration a une durée limitée au 31 décembre de l'année en cours et qu'elle doit être confirmée, chaque année, dans le courant du mois d'octobre, sous peine d'être caduque, le législateur a pris une mesure qui, comme l'indiquent les travaux préparatoires de la loi, veut éviter que « l'on fasse voter des personnes qui sont décédées entre-temps » (Doc. parl., Sénat, 1998-1999, n° 1-1122/2, p. 26). Exiger en outre une attestation de vie qui doit être délivrée par le poste diplomatique ou consulaire dont le mandant relève, et qui ne peut être antérieure de plus de quinze jours à la date de l'élection, impose une formalité supplémentaire qui, compte tenu notamment de la manière dont les postes diplomatiques sont organisés et répartis, n'est pas raisonnablement justifiée, et qui n'est d'ailleurs pas exigée des électeurs établis en Belgique qui votent par procuration.

B.19. Il convient donc d'annuler, à l'alinéa 2 de l'article 147 ter, § 1er, du Code électoral, modifié par l'article 5 de la loi attaquée, les mots « alinéa 1er et », l'alinéa 3 du même article, ainsi que, à l'alinéa 4, les deuxième et troisième phrases, et, dans la quatrième phrase, les mots « et ce certificat ».

B.20. En ce qui concerne le grief tiré de ce que la loi attaquée ne concerne que les élections législatives fédérales, il ne peut être reproché au législateur de n'avoir pas permis aux Belges établis à l'étranger de participer à toutes les élections parlementaires. En effet, il a pu estimer qu'il convenait de n'organiser leur vote que pour les élections législatives fédérales et de n'aborder les problèmes spécifiques posés par les élections européennes, communautaires et régionales qu'à la lumière des résultats de l'expérience acquise.

B.21. Quant à l'impossibilité pour l'électeur belge résidant à l'étranger d'être candidat aux élections, elle résulte des articles 64, 4 °, et 69, 4 °, de la Constitution et ne pourrait donc être censurée par la Cour.

B.22. La Cour n'est pas compétente pour annuler les élections du 13 juin 1999. Elle ne pourrait davantage poser la question préjudicielle suggérée par les requérants dans l'affaire n° 1712, cette question étant étrangère à celles qui, aux termes de l'article 234 (ancien article 177) du Traité CE, peuvent être posées à la Cour de justice des Communautés européennes.

B.23. Étant donné la portée limitée de l'annulation, la Cour, en application de l'article 8, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, maintient les effets des dispositions annulées.

Par ces motifs,

la Cour

annule, dans l'article 147 ter, § 1er, du Code électoral, tel qu'il a été rétabli par l'article 5 de la loi du 18 décembre 1998 modifiant le Code électoral en vue d'octroyer le droit de vote aux Belges établis à l'étranger pour l'élection des Chambres législatives fédérales :

- à l'alinéa 2, les mots « alinéa 1er et »,

- l'alinéa 3,

- à l'alinéa 4, les deuxième et troisième phrases, et, dans la quatrième phrase, les mots « et ce certificat » ;

rejette les recours pour le surplus ;

maintient les effets des dispositions annulées.

Ainsi prononcé en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 4 octobre 2000, par le siège précité, dans lequel le juge E. Cerexhe est remplacé, pour le prononcé, par le juge R. Henneuse, conformément à l'article 110 de la même loi.

Le greffier f.f.,

R. Moerenhout

Le président,

M. Melchior

Arrêt n° 80/2000 du 21 juin 2000

En cause: les questions préjudicielles concernant l'article 42, § 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, coordonnées le 19 décembre 1939, modifié par l'arrêté royal du 21 avril 1997, qui a été confirmé par la loi du 12 décembre 1997, posées par le tribunal du travail de Courtrai et le tribunal du travail de Termonde.

La Cour d'arbitrage,

composée des présidents G. De Baets et M. Melchior, et des juges H. Boel, L. François, R. Henneuse, M. Bossuyt et E. De Groot, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président G. De Baets,

après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :

I. Objet des questions préjudicielles

a) Par jugement du 19 mai 1999 en cause de D. Sameyn et I. Desmet contre l'Office national d'allocations familiales pour travailleurs salariés, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 26 mai 1999, le tribunal du travail de Courtrai a posé la question préjudicielle suivante :

« L'article 42, § 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés [coordonnées le 19 décembre 1939], modifié par l'article 1er de l'arrêté royal du 21 avril 1997 (Moniteur belge du 30 avr. 1997), avec effet au 1er octobre 1997, confirmé par l'article 8 de la loi du 12 décembre 1997 (Moniteur belge du 18 déc. 1997), viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il dispose que lorsqu'il y a plusieurs allocataires, il est tenu compte, pour la détermination du rang, de l'ensemble des enfants bénéficiaires à condition que les allocataires soient, soit conjoints, soit des personnes de sexe différent établies en ménage, alors que pour les cohabitants du même sexe, qui forment tout autant un ménage, cette détermination du rang n'est pas applicable ? »

Cette affaire est inscrite sous le numéro 1688 du rôle de la Cour.

b) Par jugement du 9 novembre 1999 en cause de N. Hellebroeck contre l'a.s.b.l. Algemene Compensatiekas voor Werknemers, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 19 novembre 1999, le tribunal du travail de Termonde a posé la question préjudicielle suivante :

« L'article 42, § 1er, alinéa 3, 2 °, de l'arrêté royal du 19 septembre [lire : décembre] 1939 portant coordination des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, inséré par l'article 1er de l'arrêté royal du 21 avril 1997 portant certaines dispositions relatives aux prestations familiales en exécution de l'article 21 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux des pensions (Moniteur belge du 30 avr. 1997) et confirmé par l'article 8 de la loi du 12 décembre 1997 »portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux des pensions, et [de] la loi du 26 juillet 1996 visant à réaliser les conditions budgétaires de la participation de la Belgique à l'Union économique et monétaire européenne" (Moniteur belge du 18 déc. 1997), en tant que pour la détermination du rang visée à l'alinéa 1er du susdit article 42 de l'arrêté royal du 19 septembre [lire : décembre] 1939, il est tenu compte de l'ensemble des enfants bénéficiaires s'il y a plusieurs allocataires qui forment un ménage, à condition que ces personnes soient de sexe différent, alors que ce n'est pas le cas si les allocataires qui forment un ménage sont du même sexe, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? "

Cette affaire est inscrite sous le numéro 1810 du rôle de la Cour.

II. Les faits et la procédure antérieure

Affaire n° 1688

Les demanderesses devant le tribunal du travail de Courtrai cohabitent, ont chacune un enfant et forment avec ces enfants un ménage de fait.

Avant la modification de l'article 42, § 1er, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés par l'arrêté royal du 21 avril 1997, les enfants des deux demanderesses étaient regroupés en vue de l'application du système du rang visé à l'article 40 de la loi précitée, en vertu duquel il était accordé pour un enfant une allocation de premier rang et pour l'autre une allocation de deuxième rang, c'est-à-dire un montant plus élevé.

Par décision du 24 novembre 1997, l'Office national d'allocations familiales pour travailleurs salariés a fait savoir qu'il serait désormais payé pour chacun des enfants une allocation de premier rang, puisque, suivant la nouvelle réglementation, l'avantage résultant du regroupement des enfants n'est plus accordé aux cohabitants de même sexe.

Les demanderesses ont fait appel de cette décision devant le tribunal du travail, qui a posé la question préjudicielle précitée.

Affaire n° 1810

La demanderesse devant le tribunal du travail de Termonde a deux enfants et fait valoir qu'elle cohabite avec une personne du même sexe ayant trois enfants.

En application de l'article 42, § 1er, alinéa 3, 2 °, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, modifié par l'arrêté royal du 21 avril 1997, des allocations familiales ont été payées à la demanderesse sans tenir compte des enfants de sa compagne. La demanderesse conteste devant le tribunal du travail de Termonde le montant que lui a octroyé l'a.s.b.l. Algemene Compensatiekas voor Werknemers. Sur ce point, elle s'estime discriminée par rapport aux personnes de sexe différent qui forment un ménage et dont les enfants sont regroupés, en vertu des mêmes dispositions, en vue de l'application du système du rang visé à l'article 40 des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés. Elle demande au tribunal du travail de poser à ce sujet une question préjudicielle.

III. La procédure devant la Cour

a) L'affaire n° 1688

Par ordonnance du 26 mai 1999, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 15 juin 1999.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 3 juillet 1999.

Le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, a introduit un mémoire par lettre recommandée à la poste le 27 juillet 1999.

Par ordonnance du 26 octobre 1999, la Cour a prorogé jusqu'au 26 mai 2000 le délai dans lequel l'arrêt devait être rendu.

b) L'affaire n° 1810

Par ordonnance du 19 novembre 1999, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 16 décembre 1999.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 12 janvier 2000.

Des mémoires ont été introduits par :

- N. Hellebroeck, demeurant à 9100 Saint-Nicolas, Bekelstraat 58, par lettre recommandée à la poste le 13 janvier 2000 ;

- le Conseil des ministres, par lettre recommandée à la poste le 28 janvier 2000.

c) Les affaires jointes nos 1688 et 1810

Par ordonnance du 25 novembre 1999, la Cour a joint les affaires.

Les mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 11 février 2000.

Par ordonnance du 5 avril 2000, la Cour a déclaré les affaires en état et fixé l'audience au 17 mai 2000.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats, par lettres recommandées à la poste le 7 avril 2000.

Par ordonnance du 27 avril 2000, la Cour a prorogé jusqu'au 26 novembre 2000 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

À l'audience publique du 17 mai 2000 :

- ont comparu :

- Me M. Vaninbroukx loco Me F. Pauwels, avocats au barreau de Termonde, pour N. Hellebroeck ;

- Me B. Van Hyfte, avocat au barreau de Bruxelles, pour le Conseil des ministres ;

- les juges-rapporteurs M. Bossuyt et R. Henneuse ont fait rapport ;

- les avocats précités ont été entendus ;

- les affaires ont été mises en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

IV. En droit

- A -

Position du Conseil des ministres

A.1.1. La modification du régime des allocations familiales par l'arrêté royal du 21 avril 1997 visait à résoudre certains problèmes nés du fait que l'ancienne réglementation n'était pas appliquée de manière uniforme par les différents organismes d'allocations familiales.

L'article 42 de la loi relative aux allocations familiales établit les règles à suivre pour le regroupement d'enfants bénéficiaires, en vue de la détermination du rang commandée par l'article 40 de la même loi, qui fixe le montant de l'allocation familiale en fonction du rang de l'enfant bénéficiaire.

La détermination du rang, c'est-à-dire la place qu'occupe l'enfant dans un groupe d'enfants en fonction de la chronologie des naissances, a pour but de faire croître le montant de l'allocation familiale en fonction du nombre d'enfants élevés par l'allocataire. Ce qui est neuf depuis la modification législative précitée, c'est que la détermination du rang s'effectue en tenant compte de la situation de l'allocataire et que la situation de l'attributaire n'est désormais plus prise en compte.

A.1.2. Les questions préjudicielles soumises à la Cour concernent exclusivement la situation dans laquelle il y a plusieurs allocataires.

Le législateur a voulu, d'une part, étendre le régime de la détermination du rang à cette catégorie de personnes et, d'autre part, prévenir des abus résultant du fait que des personnes étrangères à un ménage soient regroupées de manière arbitraire.

Deux conditions ont été posées à cette fin : premièrement, les allocataires doivent avoir la même résidence principale ; deuxièmement, et ceci concerne le lien qui doit exister entre eux, les allocataires doivent être soit conjoints, soit des personnes de sexe différent établies en ménage, ou être parents ou alliés au premier, au deuxième ou au troisième degré.

A.1.3. Lors de la modification du régime des allocations familiales en exécution de la loi du 26 juillet 1996, le législateur a souligné qu'en exigeant que des allocataires mis en ménage soient de sexe différent, le but était d'établir une cohérence avec d'autres dispositions de la réglementation concernée et non d'instituer une distinction fondée sur le sexe. Le Conseil des ministres renvoie, à cet égard, à l'article 56 bis des lois relatives aux allocations familiales qui concerne les orphelins et que la Cour, dans un arrêt du 24 juin 1998, n'a pas jugé contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.

A.1.4. Le traitement différent que l'article 42 de la loi relative aux allocations familiales réserve aux conjoints et aux cohabitants de sexe différent, d'une part, et aux cohabitants de même sexe, d'autre part, est basé sur une situation réellement inégale résultant de l'impossibilité pour les personnes de même sexe de contracter mariage.

Le critère de distinction entre les deux catégories de personnes est objectif et concerne le sexe des personnes qui sont mariées ou forment ensemble un ménage.

La distinction opérée est adéquate au regard du but que le législateur veut atteindre, qui est d'exiger l'existence d'un certain lien entre les allocataires, afin de prévenir les abus. Elle est également adéquate pour que ne soient pas assimilées les situations des catégories précitées, car en décider autrement conduirait à une nouvelle discrimination à l'égard des conjoints qui, dans l'état actuel de la législation, doivent nécessairement être de sexe différent.

A.1.5. Enfin, le Conseil des ministres souligne que le régime des allocations familiales est un régime d'assurance et qu'il n'est pas tenu compte de l'incidence économique de la forme de cohabitation choisie par les allocataires. Eu égard à cela, les effets de la réglementation soumise à l'appréciation de la Cour ne peuvent être considérés comme disproportionnés pour les intéressés.

Position de N. Hellebroeck

A.2.1. Selon la demanderesse devant le tribunal du travail de Termonde, la disposition soumise à la Cour viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que, pour la détermination du rang des enfants bénéficiaires lorsqu'il y a plusieurs allocataires, une distinction injustifiée est opérée entre les cohabitants de sexe différent et les cohabitants de même sexe qui, dans les deux cas, forment un ménage. Les travaux préparatoires de la disposition en cause ne fournissent pas de justification satisfaisante pour cette différence de traitement.

A.2.2. Pour appuyer son point de vue, N. Hellebroeck renvoie à un jugement du tribunal du travail de Gand du 4 avril 1996 qui a jugé contraire aux règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination une règle similaire dans le cadre de la réglementation du chômage, ce qui a conduit à une modification des dispositions en cause. Il est dit dans ce jugement qu'une communauté de vie stable entre deux personnes du même sexe doit être assimilée à une communauté de vie entre un homme et une femme, mariés ou non, étant donné qu'il s'agit dans tous les cas d'un ménage de fait. Le raisonnement contenu dans ce jugement peut être appliqué à la réglementation relative aux allocations familiales lorsqu'il y a plusieurs allocataires.

A.2.3. N. Hellebroeck estime que la règle soumise à la Cour apparaît également comme injuste et incohérente lorsqu'on la situe dans l'ensemble des prestations de sécurité sociale, étant donné que, dans le cadre des indemnités d'invalidité, M. De Greyt, avec laquelle elle cohabite, est considérée comme cohabitante et se voit dès lors attribuer une indemnité moins élevée, de sorte que la sécurité sociale joue deux fois en défaveur d'un ménage de fait formé par deux personnes de même sexe.

Enfin, N. Hellebroeck souligne que dans l'état actuel de la législation, deux personnes de même sexe qui cohabitent n'ont pas la possibilité d'opter pour le mariage, alors que les couples de personnes de sexe différent ont cette possibilité. Ceci justifie d'autant plus que les premières soient traitées de la même manière que les conjoints ou les cohabitants de sexe différent, en ce qui concerne le régime des allocations familiales.

- B -

B.1. Conformément aux articles 40 et 42 des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, le montant des allocations familiales accordées par enfant varie en fonction du rang qu'occupe cet enfant au sein du ménage, ce rang étant déterminé en tenant compte de la chronologie des naissances des enfants. L'allocation est la moins élevée pour le premier enfant et la plus élevée à partir du troisième enfant et pour chacun des suivants.

B.1.2. Les questions préjudicielles concernent l'article 42, § 1er, alinéa 3, de la loi relative aux allocations familiales, qui dispose :

" Lorsqu'il y a plusieurs allocataires, pour la détermination du rang visée à l'alinéa 1er, il est tenu compte de l'ensemble des enfants bénéficiaires aux conditions suivantes :

1 ° les allocataires doivent avoir la même résidence principale au sens de l'article 3, alinéa 1er, 5 °, de la loi du 8 août 1983 organisant un registre national des personnes physiques ;

2 ° les allocataires doivent être, soit conjoints, soit des personnes de sexe différent établies en ménage, soit être parents ou alliés au premier, au deuxième ou au troisième degré. "

B.1.3. La Cour est interrogée sur la compatibilité de cette disposition avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que, pour la détermination du rang des enfants, lorsqu'il y a plusieurs allocataires, il est tenu compte de l'ensemble des enfants bénéficiaires si les allocataires sont conjoints ou sont des personnes de sexe opposé établies en ménage, alors qu'il n'en est pas tenu compte lorsqu'un ménage est formé par des personnes du même sexe qui ne sont pas parentes ou alliées.

B.1.4. La réglementation, telle qu'elle est soumise à la Cour, a été instaurée par l'arrêté royal du 21 avril 1997 « portant certaines dispositions relatives aux prestations familiales en exécution de l'article 21 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux des pensions », confirmé par la loi du 12 décembre 1997.

Selon le rapport au roi, l'arrêté royal précité entend « adapter le régime des allocations familiales pour travailleurs salariés aux modifications des conditions sociales et, plus particulièrement, aux différentes formes de ménage. La manière dont le groupement des enfants doit être opéré pour le calcul du rang de l'enfant a fait l'objet d'une nouvelle approche. La notion de rang de l'enfant part du postulat que la charge à supporter par la famille augmente en fonction de sa taille. [...] le groupement doit se faire [désormais] autour de l'allocataire, c'est-à-dire la personne qui élève l'enfant et à qui les allocations familiales sont payées, ou autour des allocataires dans le même ménage » (Moniteur belge du 30 avr. 1997, pp. 10514-10515).

B.2.1. Il ressort de ce qui précède que le législateur a voulu tenir compte des différentes formes de ménage qui existent dans le contexte social modifié et qu'il pose comme principe que la charge que le ménage doit supporter s'accroît en fonction de sa taille.

B.2.2. En effet, la cohabitation de plusieurs allocataires avec enfants conduit à la formation d'un ménage plus grand, tant pour les cohabitants de même sexe que pour les cohabitants de sexe différent ou les conjoints, et les partenaires ont à assumer de la même manière l'entretien des enfants.

B.2.3. La Cour observe qu'en accordant l'avantage du regroupement indifféremment aux cohabitants de sexe différent, qu'ils soient mariés ou non, ainsi qu'aux cohabitants de même sexe s'ils sont parents ou alliés, mais non aux cohabitants de même sexe s'ils ne sont pas parents ou alliés, la mesure applicable manque de cohérence. En outre, les allocataires devant avoir la même résidence principale, il n'y a pas de raison de croire que le risque d'abus, invoqué par le Conseil des ministres, soit plus grand lorsqu'il s'agit de cohabitants de même sexe plutôt que de cohabitants de sexe différent. La différence de traitement en cause n'est pas raisonnablement justifiée.

B.2.4. Les questions préjudicielles appellent une réponse positive.

Par ces motifs,

la Cour

dit pour droit :

L'article 42, § 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, coordonnées le 19 décembre 1939, modifié par l'arrêté royal du 21 avril 1997, viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il contient, à l'alinéa 3, 2 °, les mots « de sexe différent ».

Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 21 2000.

Le greffier,

L. Potoms

Le président,

G. De Baets