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Sur les rapports entre le Conseil constitutionnel et les diverses branches du droit

Denys de BECHILLON - Professeur à l'Université de Pau

Nicolas MOLFESSIS - Professeur à l'Université de Pau

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 16 (Dossier : le Conseil constitutionnel et les diverses branches du droit) - juin 2004

Le thème des relations entre le droit constitutionnel et les autres « branches » du droit peut et doit entrer dans une nouvelle ère. La phase de croissance du Conseil constitutionnel est sans doute derrière nous et avec elle, il faut l'espérer, les logiques d'affrontement disciplinaire que cette zone frontalière du droit a pu connaître. La question de l'insertion du droit constitutionnel dans notre système juridique devrait désormais être traitée avec moins de passion et plus de technique, le temps des craintes et de l'inconnu étant, sans nul doute, révolu.

Ce n'est pas dire que l'essor des droits fondamentaux sur lequel repose le contentieux constitutionnel doive nécessairement rallier les esprits : la fondamentalisation du droit comme sa subjectivisation font l'objet de critiques qui ne doivent pas être négligées. Toutefois, la présence du Conseil constitutionnel dans notre système juridique ne devrait plus soulever les querelles de clochers que, nouveau venu, il avait pu provoquer entre publicistes et privatistes voire en leur sein. Aussi, les juristes de droit privé comme de droit public doivent à présent réfléchir aux particularités, aux éventuelles incohérences et imperfections qui marquent notre contrôle de constitutionnalité des lois. L'essentiel, pour l'heure, est donc de comprendre le point où nous en sommes arrivés. Libre à chacun, ensuite, de prôner telle ou telle évolution.

C'est l'objet du présent dossier que de porter un regard sur différents domaines dans lesquels le droit constitutionnel a pu souffler, avec plus ou moins d'efficacité et de retentissement. En guise d'introduction, qu'il soit ainsi permis de pointer quelques problèmes actuels.

I. Hiérarchie des normes et effectivité des normes constitutionnelles

L'autorité de principe de la Constitution sur toutes les autres catégories de règles juridiques nationales, sans considération pour le domaine dans lequel elles portent leurs effets, ne fait plus débat. Ce n'est pas que la doctrine kelsenienne ait triomphé comme telle dans la communauté universitaire française - il s'en faut même de beaucoup - mais, tout simplement, que chacun peut désormais partager avec elle un constat : les systèmes de droit moderne ne se conçoivent pas sans référence à une hiérarchie des normes, et la Constitution se voit conférer le sommet de cette hiérarchie-là. Mais cette seule affirmation est insuffisante pour saisir les complexités à l'oeuvre. Une chose est de comprendre l'utilité d'une vision hiérarchique des normes juridiques, une autre est d'observer sa réalisation concrète dans l'ordre juridique.

La coexistence d'un ordre national et d'un ordre européen, si tant est que l'on puisse admettre que les deux ne s'interpénètrent pas purement et simplement, brouille les données. La suprématie de la Constitution vaut dans l'ordre interne affirment le Conseil d'État et la Cour de cassation, mais ce constat, cohérent dans sa logique propre, peut, tout autant, n'être pas partagé par les juridictions internationales. On sait que les juridictions européennes ne rechignent pas à sanctionner des solutions internes pourtant conformes à la Constitution.

Les juges nationaux, en outre, pratiquent bien davantage les normes européennes que constitutionnelles. C'est d'ailleurs là un handicap notable dont souffre la Constitution : réputée supérieure, elle est d'un commerce juridique peu aisé et donc finalement assez restreint. À l'évidence, les avocats peuvent ne pas bien voir le profit qu'ils pourraient tirer des principes et règles constitutionnelles, dès lors que le juge se refuse à déduire de leur suprématie le droit d'écarter la règle législative contraire. Sous cet aspect, les principes européens dominent sans partage et le contrôle de constitutionnalité peut s'opérer sous forme de contrôle de conventionnalité sans que la séparation des pouvoirs ne soit invoquée pour faire prévaloir la loi. Redisons une nouvelle fois que, puisqu'il existe, grossièrement, au moins un équivalent international ou européen à chacune de nos règles constitutionnelles de fond, le contrôle de conventionnalité de la loi par les juges administratifs, judiciaires, mais aussi européens, revient, matériellement parlant, à un contrôle de sa constitutionnalité.

Ce qui a été jugé par le Conseil constitutionnel sur le fond peut donc être rejugé par d'autres. La fiction d'une absence d'identité de causes juridiques - constitutionnalité ici et conventionnalité là - ne sauve plus guère que ce qu'elle peut sauver, c'est-à-dire les apparences. (Re)jugement de la loi il peut parfaitement y avoir, devant les juridictions ordinaires françaises comme devant les Cours européennes(1), sur des bases juridiques intimement comparables, et avec des résultats potentiellement discordants. En tant que de besoin, la célèbre affaire Zielinski-Pradal est là pour apporter confirmation de ce que cette perspective n'est pas une vue de l'esprit. Ainsi, si la Cour de cassation était logique avec elle-même et en conformité avec la conclusion de sa jurisprudence Fraisse du 2 juin 2000 - la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle -, elle devrait refuser de contrôler la conventionnalité d'une disposition de loi reconnue conforme à la Constitution.

Poussons les choses à leur terme : il faut, à peu de choses près, dresser le constat de décès du Considérant central de la décision IVG. Même si le Conseil constitutionnel revenait sur sa jurisprudence, l'idée selon laquelle le contrôle de constitutionnalité des lois est « absolu et définitif » est purement et simplement révolue en ce qui concerne les lois déclarées conformes à la Constitution. Rien n'est définitif puisque tout - mis à part la procédure législative - est réexaminable. Et rien n'est absolu puisque le Conseil constitutionnel ne dispose d'aucun moyen coercitif ou disciplinaire pour empêcher les juges qui statuent après lui de se prononcer autrement que lui sur cette « même » question de l'orthodoxie matérielle de la loi(2). Sous ce rapport, l'histoire est ironique. Car les arrêts Jacques Vabre et Nicolo, dont on sait qu'ils ont été largement voulus par le Conseil constitutionnel, sont peut-être ceux qui contribuent le plus à restreindre sa souveraineté.

On ne saurait donc se contenter de l'image officielle d'une supériorité de la Constitution, et refuser de s'ouvrir à d'autres regards, différemment orientés, sur ce même objet. Il faut admettre - sans nécessairement s'y résoudre - que la Constitution prévaut uniquement dans certains contentieux. Les décisions éparses des juridictions ordinaires qui lui font jouer un rôle ne suffisent pas à infléchir l'idée d'un caractère faiblement opératoire des normes constitutionnelles dans les litiges ordinaires en l'état actuel du fonctionnement de notre système juridique.

La question revient alors à savoir si la norme constitutionnelle doit être, à peu de choses près, réservée au seul contentieux qui se noue devant le Conseil constitutionnel ou s'il ne vaudrait mieux pas qu'elle soit pleinement applicable pour ce qu'elle est - c'est-à-dire une norme supralégislative - devant tous les juges nationaux. Le débat se renoue ainsi immanquablement autour de l'instauration d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori. C'est-à-dire autour de l'impasse que l'on sait.

II. Autorité des décisions du Conseil constitutionnel et influence de sa jurisprudence

Il n'y a plus vraiment à s'interroger sur la possibilité que le Conseil constitutionnel influe sur le contenu des divers domaines de notre droit. Il n'était, à vrai dire, pas concevable qu'il en aille autrement, dès lors la Constitution est porteuse, dorénavant, d'un catalogue étendu de droits matériels et procéduraux, virtuellement applicable à tous les registres de la vie juridique.

La cause est donc entendue : la jurisprudence du Conseil constitutionnel a vocation à modifier, parfois de manière très sensible, la teneur du droit applicable. Sur le principe, on voit mal qu'il y ait encore matière à ferrailler sur ce sujet de part et d'autre du Rubicon disciplinaire. Et c'est tant mieux ainsi. D'autant plus que, à bien y réfléchir, l'existence d'un assez large consensus à ce propos libère la place utile pour réfléchir au fait que le Conseil constitutionnel, là aussi comme la CEDH ou la CJCE, mais peut-être d'une manière plus fine ou plus systématiquement instruite, prend en compte d'importantes spécificités de nature ou de régime propres à certaines institutions du droit privé ou du droit public français(3). Et qu'il contribue ainsi à asseoir ou à consacrer certaines spécificités propres à l'une ou à l'autre de ces branches du droit.

Mais une fois reconnue l'influence du Conseil constitutionnel sur les diverses branches du droit, à des degrés divers dont on aura un aperçu particulièrement probant dans le présent dossier, il reste à comprendre comment s'opère le passage de la phase du contrôle de constitutionnalité a priori à celle de l'application de la loi devant les juges ordinaires. Pour le privatiste, c'est l'interrogation essentielle. Si la jurisprudence du Conseil constitutionnel devait être oubliée une fois la loi entrée en vigueur, elle n'aurait jamais vocation qu'à influer sur l'élaboration des textes, sans pouvoir prétendre à une quelconque influence dans les relations de droit privé elles-mêmes.

Sous cet aspect, de deux choses l'une : soit la loi en cause a fait l'objet d'un contrôle de la part du Conseil constitutionnel, soit elle y a échappé. Les deux hypothèses, bien distinctes, se rejoignent nettement pour imposer à l'observateur de réfléchir à l'influence réelle de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, quelle que soit l'autorité juridique attachée à ses décisions en vertu de l'article 62 de la Constitution.

- Dans la première hypothèse, avocats et juges pourraient vouloir tirer plusieurs types de conséquences de la décision, ciblées par hypothèse sur des dispositions jugées conformes à la Constitution, les autres ayant été privées de vie par le Conseil constitutionnel. En premier lieu, il n'est pas douteux que les dispositions jugées conformes à la Constitution ne sauraient être remises en cause devant le juge ordinaire sous prétexte d'une prétendue inconstitutionnalité. L'assertion est pourtant purement stérile dès lors que c'est par principe que le juge judiciaire se refuse à discuter de la constitutionnalité des lois : l'irrecevabilité du grief d'inconstitutionnalité rend sans portée toute interrogation liée à l'autorité de la décision rendue par le Conseil constitutionnel. Dans ce cas, l'absence d'influence possible de la jurisprudence du Conseil constitutionnel prive d'intérêt pratique la recherche de l'autorité de ses décisions. En deuxième lieu, les dispositions jugées conformes à la Constitution devraient, selon une certaine logique, ne pas pouvoir être arguées d'inconventionnalité, si l'on admet que la supériorité de la Constitution sur les normes internationales devrait, par réflexivité, non pas faire écran mais, en quelque sorte, « parapluie ». Toutefois, on a rappelé précédemment que l'hypothèse d'une couverture contre le grief d'inconventionnalité offerte par les décisions du Conseil constitutionnel n'avait pas eu d'écho. Là encore, l'influence n'est pas proportionnelle à l'autorité. Reste, en troisième lieu, les réserves d'interprétation formulées par le Conseil constitutionnel, qui devraient être suivies d'effet devant le juge judiciaire ou administratif, pour guider l'interprétation de la loi. On sait que le Conseil constitutionnel a soigneusement veillé à en assurer tant la raison d'être que l'autorité : « il revient au Conseil constitutionnel de procéder à l'interprétation des dispositions d'une loi qui lui est déférée dans la mesure où cette interprétation est nécessaire à l'appréciation de sa constitutionnalité » a-t-il exposé, selon une formule reproduite dans une décision du 12 janvier 2002. La suite est sans discussion : « il appartient aux autorités administratives et juridictionnelles compétentes d'appliquer la loi, le cas échéant, sous les réserves que le Conseil constitutionnel a pu être conduit à formuler pour en admettre la conformité à la Constitution ». Le Conseil d'État comme la Cour de cassation ont donné des preuves, cette fois, de l'attention qu'ils pouvaient porter aux réserves formulées par le Conseil constitutionnel. Mais les expressions de cette attention restent apparemment assez rares. Devant les juges judiciaires, en tout cas, la trace d'une influence des réserves d'interprétation est peu visible. Didier Rebut, sous l'angle du droit pénal, en donne ici une explication, tirée du faible intérêt desdites réserves pour le juge, soit qu'elles restent trop générales, soit qu'elles correspondent déjà à sa jurisprudence. On pourrait également admettre que l'on se trouve en présence d'une source encore trop peu explorée par les plaideurs pour être véritablement féconde dans les diverses hypothèses où elle pourrait l'être. Quoi qu'il en soit, enfin, on manque encore d'études systématiques sur la réception réelle des réserves d'interprétation par le juge ordinaire. L'amont a été très bien exploré ; l'aval l'est sans doute moins.

- Lorsque le texte discuté devant le juge ordinaire n'a pas fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, l'invocation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel pourra sembler irréaliste. Toutefois, on sait que le Conseil constitutionnel a affirmé, notamment dans une décision du 8 juillet 1989(4), que : « Si l'autorité attachée à une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnelles des dispositions d'une loi ne peut en principe être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi conçue en termes distincts, il n'en va pas ainsi lorsque les dispositions de cette loi, bien que rédigées sous une forme différente, ont en substance, un objet analogue à celui des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution »

Dès lors, ce qui a été jugé par le Conseil ne vaut pas seulement pour le texte de loi dont il était saisi, mais pour toute disposition légale rédigée en termes « analogues ». Le contrôle de constitutionnalité opéré pour un article de loi doit pouvoir aussi valoir pour une autre disposition, non explicitement examinée par le Conseil. Cette solution est déterminante, puisqu'elle transforme l'objet même du contrôle de constitutionnalité, qui porte non plus sur des lois mais sur des normes. Elle pourrait également être essentielle devant le juge ordinaire. C'est en effet en vertu de l'autorité de la chose jugée dans une précédente décision que les dispositions ayant « en substance un objet analogue » à celles précédemment censurées vont être déclarées contraires à la Constitution. Autrement dit, il n'est pas interdit de comprendre qu'un texte rédigé à l'identique d'une disposition expressément censurée par le Conseil constitutionnel est réputé avoir déjà été jugé contraire à la Constitution.

Par conséquent, sur le fondement de l'article 62 de la Constitution, le juge judiciaire pourrait, dans certains cas, constater l'inconstitutionnalité d'une disposition contenue dans une loi dont le Conseil n'aurait pas été saisi. Un tel raisonnement pourra peut-être sembler audacieux. Il ne l'est pas tant que cela, dès lors que l'on admet de tenir pour incohérente et illégitime l'application d'une norme que le Conseil constitutionnel a, dans sa teneur, déjà considérée comme contraire à la Constitution. On aura compris qu'une telle option ne consisterait pas à contrôler la constitutionnalité de la loi, et que, en cela, elle n'exposerait pas le juge ordinaire à affronter la prohibition derrière laquelle il s'abrite pour déclarer irrecevable le grief d'inconstitutionnalité invoqué devant lui.

Mais l'argument se heurte à une limite : les juges judiciaires, s'ils sont soumis à l'autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel, peuvent parfaitement décider de limiter cette autorité en jugeant qu'elle ne vise que le seul texte expressément examiné. Car la Cour de cassation a ici le dernier mot. Et l'on sait qu'à propos de la question du statut pénal du chef de l'État, elle a entendu montrer une certaine indépendance à l'égard du Conseil constitutionnel en jugeant que ses affirmations ne valaient que pour le seul texte de loi examiné(5).

À nouveau, se dresse ici l'obstacle majeur qui vient limiter l'influence de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Le juge ordinaire a la maîtrise pratique de l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel. Il peut fort bien limiter cette autorité, en restreignant de facto la portée de l'article 62, comme il peut aussi, et toujours en fait, choisir plus radicalement de ne pas suivre une décision du Conseil constitutionnel. Sous ce rapport, l'article 62 souffre d'une absence de sanction. Le Conseil constitutionnel a le premier mot, mais jamais le dernier. Celui-ci est prononcé par les juridictions ordinaires ou par les juges européens. On comprend bien, dès lors, pourquoi la Cour de cassation préfère selon quelque vraisemblance (et sans doute le Conseil d'État avec elle), porter attention à une jurisprudence européenne qui coule en aval de ses décisions et risque de la mettre en cause, plutôt que prendre en considération des décisions intervenues en amont des siennes, dont l'éventuelle méconnaissance resterait sans conséquence autre que théorique.

On saisit aussi le fait que les rapports entre les différents juges tiennent à la qualité de leur dialogue et à l'écoute respective qu'ils s'accordent. Mais cette question mérite, elle aussi, d'être regardée de près à la lumière des évolutions récentes de notre droit. Sans doute, on ne parviendra jamais à dire pour de bon, et surtout globalement, si l'état d'esprit des juges est, en première intention, à affirmer leur indépendance au besoin par le conflit ou à faire primer l'harmonie(6). Des arguments sérieux militent dans les deux sens. Et il est surtout probable que l'ambiance varie notablement en fonction des occurrences et du degré de sensibilité que rencontre, ou non, chaque question à juger. On voit mal, par exemple, que la perspective - d'ailleurs non concrétisée - d'une profonde remise en cause de l'institution du Commissaire du Gouvernement ait pu être envisagée autrement que comme une agression dans le sein des juridictions administratives. Et l'on imagine tout aussi mal, en sens inverse, qu'il ait été vraiment douloureux d'abandonner certaines positions divergentes dans des domaines à enjeu symbolique plus réduit, lorsque les divergences en cause n'étaient guère mieux justifiées que par la force des habitudes et perduraient de manière par trop manifeste au détriment de l'égalité de traitement due aux justiciables(7). Bref, nous sommes ici au coeur d'un domaine empreint de beaucoup de relativisme et de pas mal de subjectivité. Par voie de conséquence, si l'on n'entend pas se doter des moyens d'une investigation sociologique sérieuse - investigation qui, à notre connaissance, n'a pas encore été menée -, mieux vaut renoncer à statuer trop vite et trop globalement sur les prétendues lignes de force de la psychologie relationnelle des juges d'appartenances diverses.

En outre, l'ambiance dépend pour une part importante de la légitimité dont dispose le juge constitutionnel aux yeux du juge ordinaire pour statuer sur des questions qui relèvent, habituellement, de son domaine de compétence. Nombre de facteurs concourent à construire une telle légitimité, dont le recrutement et la formation des membres du Conseil, la motivation des décisions, leur aptitude à être reçues et comprises. De ce point de vue, il serait inconséquent de ne pas se rendre compte que, au nombre de ces déterminations, la prise en compte, par le Conseil constitutionnel lui-même, des solutions de droit positif et des modes de raisonnement qui préexistent aux siennes est tout à fait essentielle. Venons-y.

III. L'influence des diverses branches du droit sur le Conseil constitutionnel

Le contexte objectif a changé. A priori, il est devenu impensable que le Conseil constitutionnel ne soit pas incité, au moment où il statue, à se demander comment les autres juges appréhenderont, à leur tour, cette « même » question de l'acceptabilité juridique de la loi déférée à son examen. Qu'il entende affirmer l'éventuelle singularité de ses vues ou qu'il souhaite, au contraire, les infléchir pour tendre vers une appréciation commune à celle des autres juges de la loi (et éviter par là les désagréments liés à une remise en cause de la chose par lui jugée), le Conseil constitutionnel est aujourd'hui forcément en condition de devoir statuer en regard et dans l'attente de ce qui pourrait être décidé après lui et par d'autres que lui. Pour le dire d'un mot, il a à se situer désormais, presque autant qu'il a à trancher. L'état factuel des postures qu'occupent les juges devant la loi, comme les rapports de force possibles qui en découlent, devraient nécessairement influer sur sa jurisprudence.

Au Conseil constitutionnel, la chose a souvent été soulignée, une attention considérable a depuis longtemps été prêtée au droit comparé, « interne » et international. Le Conseil s'est toujours laissé enrichir par ces apports multiples. À ce titre, il en va des juges comme des acteurs économiques : il y a tout lieu de croire en l'existence d'une concurrence entre eux et d'escompter que cette concurrence accélère le mouvement de l'histoire juridique. Ainsi la mise en lumière de l'existence, des causes, comme des manifestations de la capacité du Conseil constitutionnel à se laisser influer de l'extérieur s'offre à nous tout à la fois comme un formidable objet d'étude, et comme un révélateur de la capacité de nos structures juridiques à changer. Ou à ne pas changer.

Reste que les moyens de ce type d'investigation ne sont pas tous d'accès facile. Il est assez fascinant de voir comment, par exemple, la Cour de cassation a dernièrement remodelé, dans la contemplation manifeste des jurisprudences constitutionnelles et européennes, maints aspects de sa jurisprudence en matière de lois interprétatives et de lois de validation. Mais précisément, la connaissance que l'on peut avoir de l'argumentation (au moins officielle) du changement qui s'est ainsi opéré au sein de la juridiction judiciaire est amplement facilitée par la publication des conclusions et du rapport. L'opacité délibérative propre au Conseil constitutionnel n'offre pas les mêmes secours.

Du côté des relations entretenues par le Conseil constitutionnel avec le droit que l'on pourrait dire infraconstitutionnel mais qui, sous l'angle qui nous retient, se caractérise par le fait qu'il a précédé ses interventions, il est évident que le juge constitutionnel ne saurait en ignorer l'existence. Autrement dit, une des clés essentielles pour comprendre le contentieux constitutionnel réside dans le fait que le Conseil est institutionnellement contraint de tenir compte des règles et solutions qui préexistent à ses interventions. Interversion de la hiérarchie des normes ? La conclusion serait inexacte et surtout inappropriée : le problème n'est pas là. Un tel phénomène signifie simplement que le Conseil ne peut, toujours en pratique, se conduire comme un révolutionnaire qui viendrait, au seul prétexte qu'il est porteur de la protection des droits constitutionnels, mettre à mal ou ignorer des pans entiers du système juridique. Si l'on néglige cette donnée, on sera souvent affecté par le caractère peu audacieux, aux yeux de certains, des décisions du Conseil constitutionnel. On escompte souvent du Conseil qu'il vienne rétablir le respect de principes depuis longtemps méconnus en droit positif - que l'on songe aux principes du droit des contrats en général et à la liberté contractuelle en particulier. Mais à bien y réfléchir, on peut douter qu'il en ait la liberté ou la licence, à supposer même que ce soit son rôle. Les droits fondamentaux dont il est le gardien sont eux aussi soumis au même environnement que celui qui entoure l'ensemble du droit. Et l'on observe souvent que, dans sa pratique, le Conseil sait procéder à une analyse de droit comparé interne et qu'il se montre souvent soucieux de ne pas condamner une solution dont il existe des équivalents bien admis. Là encore, se manifeste cette interpénétration des sources, des solutions, et peut-être des mentalités juridiques qui caractérise les systèmes de droit moderne.

Un champ d'investigation passionnant s'ouvre devant nous. L'évolution contextuelle dont on vient de dire un mot ouvre la porte d'une hybridation croissante des jurisprudences. Terrain possible d'affrontements, d'influences, de raidissements, de manifestations de singularités, mais aussi de compromis, de convergences forcées ou voulues, d'harmonisations voire, peut-être, de tendances à l'unité, la compétence partagée des juges sur les mêmes objets devrait logiquement pousser à l'interpénétration, et à une évolution accélérée du droit. Mais il faut aller voir de près ce qu'il en est pour de bon. Et cela pose des questions de méthodologie de la recherche qu'il faudrait aborder avec beaucoup de sérieux.

Des questions d'histoire et de grande politique, aussi. La construction historique du droit français s'est faite sur la base d'une séparation profonde entre le droit privé et le droit public, la justice judiciaire et la justice administrative. L'on ne peut douter que l'apparition et la sanction effective d'un corps de règles constitutionnelles (et européennes) ont contribué à atténuer l'impact de ce clivage. Mais l'on n'en finit pas aisément avec l'histoire. L'annexion du droit civil par le droit constitutionnel n'a pas eu lieu ; la disparition du droit public non plus. Tout juste une réorganisation, profonde, même si elle est parfois discrète.

Il convient désormais de mettre au jour, en particulier dans les jurisprudences du Conseil constitutionnel, de la CEDH et de la CJCE, ce qui fixe désormais, à un certain degré d'irréversibilité juridique, le niveau de spécificité laissé au droit public comme au droit privé. Pas pour satisfaire les vanités académiques, bien sûr : cela n'a aucune importance. Mais pour comprendre ce qu'il en est vraiment du devenir de cette idée centrale de l'histoire de nos sociétés, selon laquelle le droit privé et le droit public sont distincts parce qu'ils touchent à des univers qui doivent demeurer distincts. Sous cet aspect, le thème de l'ancrage, constitutionnel et européen, de cette division se présente comme l'un des plus importants qui soient donnés à la recherche juridique de demain.

(1) Au sujet des nuances qu'appelle cette dernière affirmation, considérant la nature du contrôle exercé en particulier par la Cour de Strasbourg, qui ne peut connaître « objectivement » de la loi que de manière indirecte, par le truchement de la situation subjective du plaignant, cf. D. de Béchillon, « Conflit de sentences entre les juges de la loi », Pouvoirs, n° 96, Les Cours européennes, 2001, p. 107.
(2) La technique de la déclaration de conformité sous réserve tend, bien évidemment, à produire ce genre de résultat, mais on ne saurait perdre de vue la fragilité structurelle dont elle est affligée : parce que les moyens de contrainte manquent pour qu'il en aille autrement, l'efficacité de la réserve d'interprétation repose, en pratique, là aussi, sur le bon vouloir de ses destinataires. C'est à eux, et à eux seuls, que la souveraineté est abandonnée lorsqu'il s'agit de dire si la loi est juridiquement correcte ou non. Le particularisme de la position du Conseil constitutionnel, qui, sur le terrain institutionnel, n'est pas en situation de contrôle hiérarchique sur les autres juridictions, interdit qu'il en aille autrement. Le problème est bien d'ordre structurel. Sous ce rapport, et soit dit par parenthèse, il serait intéressant que se développent des études systématiques au sujet de la qualité de la réception des réserves contenues dans les décisions du Conseil constitutionnel, notamment devant le juge judiciaire.
(3) Cf. par ex. Pierre Delvolvé, « Constitution et contrats publics », Mouvement du Droit, Mélanges en l'honneur de Franck Moderne, Dalloz 2004 (à paraître).
(4) Déc. 89-258 DC du 8 juill. 1989, Rec., p. 48. Cf. aussi par ex. les décisions du 9 avr. 1996, du 20 mars 1997, etc.
(5) Ass. plén., 10 oct. 2001 : « Si l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel s'attache non seulement au dispositif, mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire, ces décisions ne s'imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives et juridictionnelles qu'en ce qui concerne le texte soumis à l'examen du Conseil ».
(6) F. Lichère, L. Potvin-Solis et A. Raynouard (dir.), Le dialogue des juges, incantation ou réalité ?, Bruylant, Nemesis, 2004.
(7) On peut penser en particulier aux nombreux rapprochements de position des juges administratifs et judiciaires enregistrés depuis quelques années dans le domaine de la responsabilité, et principalement de la responsabilité médicale (arrêts Perruche et Quarez exceptés s'entend). Pour un tableau plus large encore des convergences obtenues, v. not. l'étude récente de B. Stirn, Le Conseil d'État et le dialogue des juges, in F. Lichère, L. Potvin-Solis et A. Raynouard (dir.), op. cit. p. 81.