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Récusation et abstention des juges : analyse comparative de l'exigence commune d'impartialité

Natalie FRICERO - Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur de l'Institut d'Études Judiciaires

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 40 (Dossier : Le Conseil constitutionnel : trois ans de QPC) - juin 2013

L'impartialité, exigence universellement partagée, traduit l'aptitude d'un juge à traiter les parties de manière égalitaire, sans opinion préconçue, sans pré-jugement. Un comportement impartial est celui qu'adopte une personne ou une organisation « qui agit sans entrer elle-même en considération dans l'action »(1). Les éléments permettant de suspecter la partialité du juge peuvent avoir une origine subjective, tenant à ses relations personnelles avec l'une des parties, ou encore une origine objective ou fonctionnelle, tenant au fait que le juge a déjà été amené à intervenir dans l'affaire, de telle sorte qu'il a pu se faire une opinion sur celle-ci(2). Le concept d'impartialité reste unique, indépendamment des causes permettant de soupçonner une opinion préconçue : dans un arrêt Micallef contre Malte du 15 janvier 2008(3), la Cour européenne des droits de l'homme a décidé que la frontière entre l'impartialité subjective et l'impartialité objective n'est « pas hermétique car non seulement la conduite même d'un juge peut, du point de vue d'un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) ».

De très nombreuses dispositions, nationales et internationales, posent le principe du respect de l'impartialité par tout organe juridictionnel. Sans prétendre être exhaustif, on peut citer l'article 14 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de New York et les principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire. Au plan européen, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (art. 47) comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (art. 6 § 1) imposent aux États d'organiser des tribunaux indépendants et impartiaux. D'autres instruments du Conseil de l'Europe, comme la Recommandation CM/Rec(2010)12 sur les juges (indépendance, efficacité et responsabilités), l'avis no 3 du Conseil consultatif des juges européens du 19 novembre 2002 sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la déontologie, les comportements incompatibles et l'impartialité, la Charte européenne sur le statut des juges (1998), la Magna Carta adoptée en novembre 2010 par le Conseil consultatif des juges européens, synthétisant les principales conclusions des avis adoptés. L'impartialité est conçue comme un attribut du droit de l'homme qu'est le droit à un procès équitable, et comme une obligation déontologique du juge.

À l'échelle nationale, l'impartialité des juridictions résulte de diverses sources, constitutionnelles, légales, et décrétales. En effet, le Conseil constitutionnel s'est fondé sur les dispositions prévues à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 pour conférer une valeur constitutionnelle au droit de recourir à un juge depuis la décision du 9 avril 1996(4). Sur ce fondement, il a précisé et rappelé à de nombreuses reprises que « les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables des fonctions juridictionnelles ». Cette exigence constitutionnelle concerne tous les organes dotés de pouvoirs juridictionnels, quelle que soit leur composition ou leur champ de compétence (tribunal maritime commercial, tribunal des affaires de sécurité sociale, commissions départementales d'aide sociale, commission des recours des réfugiés, tribunal de commerce)(5). Dans la mesure où le Conseil constitutionnel est doté de prérogatives qui l'amènent à abroger erga omnes une disposition légale qu'il juge non conforme à la Constitution, on peut considérer qu'il a les caractéristiques d'un « tribunal » au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, ou d'une « Cour suprême »(6) complémentaire de la Cour de cassation et du Conseil d'État. À ce titre, il est soumis à l'exigence d'impartialité(7) : l'article 3 de l'ordonnance organique no 58-1067 du 7 novembre 1958 énonce à cet égard que les membres nommés du Conseil constitutionnel jurent d'exercer leurs fonctions « en toute impartialité ». L'article 4 du règlement intérieur du 4 février 2010 organise une procédure de récusation et prévoit l'abstention. On a pu regretter que ces mécanismes résultent d'un pouvoir normatif d'auto-organisation du Conseil constitutionnel, et non de la loi organique elle-même(8). La mise en œuvre de l'impartialité s'impose au Conseil constitutionnel indépendamment de l'épineuse question de sa nature juridique exacte(9) : la Cour européenne des droits de l'homme soumet aux exigences du procès équitable tous les organes qui disent le droit de manière déterminante pour une contestation portant sur un droit ou une obligation civile ou sur le bien-fondé d'une accusation pénale, quelle qu'en soit la dénomination nationale, ce qui englobe sans contestation le contentieux constitutionnel(10). L'introduction de la QPC a conduit à une procéduralisation du contrôle, avec soumission aux principes fondamentaux de la procédure équitable(11), relatifs aussi bien aux garanties que doit offrir un « bon juge » qu'aux principes directeurs processuels. Le respect des exigences issues de l'article 6 § 1 de la Convention européenne ne s'impose que si le résultat de l'arrêt peut être déterminant sur l'issue du litige, et non lorsque le recours est formé par les pouvoirs publics dans le cadre d'un contrôle abstrait de constitutionnalité, qui n'a pas de lien avec une instance devant une juridiction ordinaire(12) : dans cette acception stricte, les mécanismes de récusation et d'abstention sont exclus lorsque le Conseil constitutionnel statue sur le contrôle a priori de constitutionnalité(13), alors qu'ils sont prévus pour l'examen d'une QPC, même si le Conseil constitutionnel ne détermine pas directement l'issue du litige puisque la QPC a un caractère tout à la fois abstrait et incident à une instance déterminante pour le droit subjectif en cause.

S'agissant des juridictions administratives, le Conseil d'État juge que l'impartialité résulte d'un principe général du droit(14) et la récusation comme l'abstention sont prévues aux articles L. 721-1 et R. 721-1 et suivants du code de justice administrative (CJA), développées dans la charte de déontologie des membres de la juridiction administrative.

Les articles L. 111-6 et suivants du code de l'organisation judiciaire prévoient les principes généraux applicables à l'impartialité des juridictions de l'ordre judiciaire civil, dont on retrouve des développements dans le recueil des obligations déontologiques des magistrats, ces dispositions étant complétées par des règles procédurales prévues essentiellement par le code de procédure civile (CPC) aux articles 339 et suivants. Pour les juridictions de l'ordre judiciaire pénal, ce sont les articles 668 et suivants du code de procédure pénale (CPP) qui organisent la récusation.

La seule lecture des dispositifs existants démontre que l'exigence universelle d'impartialité n'est donc pas uniformément garantie selon le type de juridiction. Il existe également des procédures de renvoi devant une autre juridiction, pour cause de suspicion légitime ou de récusation d'un nombre important de juges : ce renvoi ne sera pas envisagé(15), puisqu'il est techniquement impossible lorsqu'il n'existe qu'une seule juridiction compétente sur le territoire, ce qui est le cas du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation(16) et du Conseil d'État. L'analyse comparative de la protection de l'impartialité permet de conclure que la récusation est conçue devant toutes les juridictions comme une défense des parties contre le soupçon avéré de partialité, alors que l'abstention relève de la déontologie du juge, à visée préventive.

I – La récusation : une défense contre le soupçon avéré de partialité

Depuis l'arrêt Ruiz-Mateos contre Espagne du 23 juin 1993(17), les cours constitutionnelles sont soumises au respect des exigences du procès équitable(18) comme les autres juridictions de l'ordre judiciaire ou administratif. Dans le cadre de la QPC, la décision du Conseil constitutionnel portant contrôle de la constitutionnalité de la loi contestée exerce à l'évidence une influence déterminante, même si elle est indirecte, sur un droit ou une obligation de nature civile ou sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale au sens de l'article 6 de la Convention européenne : on sait que la Cour européenne apprécie le procès de manière globale pour en vérifier la conformité à la Convention et que les exigences du procès équitable sont applicables à toutes les procédures qui conduisent à la détermination du droit ou de l'obligation civile, peu important qu'elles se soient déroulées devant des juridictions différentes. Le règlement intérieur du Conseil constitutionnel (règl. CC) a introduit le processus de récusation par une partie, applicable devant tous les tribunaux.

Le processus de récusation d'un juge s'ouvre à l'initiative d'une partie (en matière pénale, il peut s'agir de la personne mise en examen, du prévenu, de l'accusé ou de toute partie) ou de son mandataire devant toutes les juridictions(19) ; le mandataire éventuel étant muni d'un pouvoir spécial. La procédure est formaliste : devant les juridictions civiles et administratives, la demande doit être formée par un acte remis au secrétariat de la juridiction ou une déclaration consignée par le secrétaire dans un procès-verbal (art. 344 CPC ; art. R. 721-4 CJA), ou une requête (art. 669 CPP) ; devant le Conseil constitutionnel, la demande est formée par un écrit et est enregistrée au secrétariat général du Conseil (art. 4 règl. CC). Devant la Cour de cassation, en matière pénale(20), la dispense d'avocat est expressément prévue, mais ce n'est pas le cas dans les autres matières et la Cour de cassation impose la constitution d'avocat à la Cour de cassation muni d'un pouvoir spécial de la partie, à peine d'irrecevabilité de la récusation(21). Devant le Conseil d'État, le ministère d'avocat est de rigueur(22). Devant le Conseil constitutionnel, une partie ou son représentant muni à cette fin d'un pouvoir spécial peut demander la récusation d'un membre du Conseil (art. 4 règl. CC).

Pour éviter les stratégies dilatoires, la demande de récusation est toujours précise et motivée, et doit être accompagnée des pièces propres à la démontrer ou des justifications utiles. L'impartialité subjective ou objective du juge est toujours présumée, et il appartient à la partie intéressée de rapporter la preuve des éléments objectifs qui lui permettent de suspecter légitimement le juge. Ainsi, une simple lettre qu'un justiciable envoie au juge pour lui faire connaître son intention de le récuser ne constitue pas une demande de récusation susceptible d'entraîner pour le juge une obligation de s'abstenir par application de l'article 346 du CPC(23). De même, à peine d'irrecevabilité, la demande est enfermée dans un délai qui impose à l'intéressé d'agir dès qu'il a connaissance de la cause de récusation : avant la date fixée pour la réception des premières observations pour le Conseil constitutionnel (art. 4 règl. CC), avant la fin de l'audience (art. R. 721-2 CJA), avant la clôture des débats (art. 342 CPC). La Cour de cassation admet que l'absence de demande dans ce délai équivaut à une renonciation à se prévaloir du soupçon de partialité, dans la droite ligne de la Cour européenne des droits de l'homme qui décide que la partie intéressée peut renoncer à récuser un juge, pourvu que sa position soit non équivoque(24). En revanche, si la partie est dans l'impossibilité de connaître la cause de récusation avant ce moment, le jugement peut être annulé pour partialité suspectée du juge, mais en dehors du processus de récusation. La position du Conseil d'État a évolué sur cet aspect à partir de l'arrêt de section du 12 octobre 2009(25) qui juge que « l'irrégularité de la composition d'une formation de jugement, quel qu'en soit le fondement, peut être invoquée à toute étape de la procédure, y compris devant le juge de cassation ».

La demande de récusation est communiquée au juge qui en est l'objet(26) : dans les huit jours de cette communication, le juge récusé fait connaître par écrit s'il acquiesce à la récusation(27) ; il est aussitôt remplacé et l'incident est clos. Devant le Conseil constitutionnel, aucun délai n'est imposé pour la manifestation de cet acquiescement (art. 4 règl. CC). Le juge peut également éviter qu'une décision soit prise sur l'incident de récusation en s'abstenant de siéger : par exemple, dès lors que des magistrats de la chambre criminelle de la Cour de cassation visés par une requête en récusation s'abstiennent de siéger pour examiner le pourvoi, ladite requête devient sans objet(28). Il en va de même devant le Conseil constitutionnel : plusieurs hypothèses ont révélé que des membres du Conseil constitutionnel se sont abstenus en conscience de juger une QPC après avoir fait l'objet d'une demande de récusation(29).

Le juge peut s'opposer à la demande de récusation : il doit faire état des motifs pour lesquels il ne souscrit pas à la demande (art. 347 CPC et art. R. 721-7 CJA). Cette motivation n'a pas à être communiquée à la partie qui a demandé la récusation(30). Si le juge civil s'oppose à la demande de récusation, ou s'abstient de répondre dans les huit jours de la communication, la demande est jugée par la cour d'appel (ou le président de la juridiction échevinale si la récusation concerne un assesseur) sans délai (art. 349 CPC). Devant les juridictions administratives, c'est la juridiction à laquelle appartient le juge récusé qui statue, sans la participation de ce juge (art. R. 721-9 CJA(31)). En matière pénale, le premier président de la cour d'appel reçoit le mémoire complémentaire du demandeur et, s'il y a lieu, celui du magistrat dont la récusation est proposée. Il prend l'avis du procureur général et statue sur la requête (art. 671 CPP). Lorsque la récusation vise un magistrat de la Cour de cassation : en matière pénale, c'est la chambre compétente qui statue dans le mois du dépôt de la requête au greffe, après observations du magistrat concerné (art. 674-2 CPP) ; en matière civile, la demande de récusation d'un magistrat est examinée par une chambre autre que celle à laquelle l'affaire a été distribuée et qui est désignée par le premier président (art. 1027 CPC), mais aucun délai n'est prévu. Le Conseil constitutionnel examine la demande de récusation « sans la participation de celui des membres dont la récusation est demandée » (art. 4 règl. CC, QPC no 142 et 143(32)), comme devant les juridictions administratives, mais aucun délai n'est prévu.

L'incident de récusation n'est pas soumis aux exigences du procès équitable (publicité, contradictoire, motivation), parce qu'il ne tend pas à décider sur un droit ou une obligation(33). En conséquence, devant les juridictions civiles, l'affaire est examinée sans qu'il soit nécessaire d'appeler les parties ni le juge récusé (art. 351 CPC), lequel n'a pas la qualité de partie à l'incident de récusation(34). Devant les juridictions administratives, les parties ne sont averties de la date de l'audience à laquelle la demande sera examinée que si la partie récusante a demandé avant la fixation du rôle à présenter des observations orales(35).

Le juge doit s'abstenir jusqu'à ce qu'il ait été statué sur la récusation(36). En cas d'urgence, un autre juge peut être désigné pour procéder aux opérations nécessaires. Les actes accomplis par le juge avant qu'il ait eu connaissance de la demande de récusation ne peuvent pas être remis en cause(37). Au contraire, en matière pénale, la requête en récusation ne dessaisit pas le magistrat dont la récusation est proposée (art. 670 CPP) : après avis du procureur général, le premier président de la cour d'appel peut ordonner qu'il soit sursis soit à la continuation de l'information ou des débats, soit au prononcé du jugement. Devant le Conseil constitutionnel, aucune disposition ne précise que le membre s'abstient durant ce délai de décision.

Si la récusation est admise, il est procédé au remplacement du juge (art. 352 CPC). La décision n'est pas motivée et ne peut être contestée qu'avec le jugement ou l'arrêt rendu ultérieurement (art. 721-9 CJA) : un appel formé contre la décision de récusation est irrecevable(38). Copie de la décision est adressée ou remise par le secrétaire au juge et aux parties devant les juridictions civiles (art. 351 CPC). En matière pénale, l'ordonnance du premier président statuant sur la récusation n'est susceptible d'aucune voie de recours et produit ses effets de plein droit (art. 671 CPP). Devant le Conseil constitutionnel, c'est la lecture de la décision finale sur la QPC qui permet, eu égard à la liste des membres présents à la délibération, de savoir quels étaient les membres éventuellement abstentionnistes(39). Après une demande de récusation, les commentaires aux Cahiers du Conseil ont parfois mis en évidence les abstentions et le rejet de la demande de récusation(40) : sans doute serait-il opportun qu'une décision, qui n'a pas à être motivée au sens de l'article 6 de la Convention européenne, soit communiquée au membre faisant l'objet de la récusation et à la partie récusante, comme c'est le cas devant les autres juridictions.

La faculté pour les parties de récuser un juge fait incontestablement partie des garanties d'impartialité(41), mais sa mise en œuvre s'avère délicate devant toutes les juridictions, parce qu'elle impose à la partie récusante la preuve d'éléments objectifs de nature à légitimer le soupçon de partialité, alors même qu'il n'existe aucune liste limitative des causes de récusation, ce qui ouvre la voie théorique à tous les doutes légitimes. L'abstention repose sur une approche déontologique plus efficace pour garantir l'impartialité de la juridiction.

II – L'abstention : une garantie déontologique de l'impartialité

Devant la juridiction administrative comme devant les juridictions judiciaires les textes(42) prévoient que tout juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s'abstenir peut se faire remplacer par un autre membre de la juridiction que désigne le président ou, au Conseil d'État, le président de la section du contentieux. Pour le Conseil constitutionnel, cette abstention résulte de l'article 4 du règlement intérieur : tout membre « qui estime devoir s'abstenir de siéger en informe le président ».

Les dispositifs législatifs ne règlementent pas l'abstention (ou déport), conçue comme un processus interne à la juridiction laissé à l'appréciation discrétionnaire du juge. On observe que devant toutes les juridictions, le déport du juge peut être fondé sur des raisons qui constituent soit des causes de récusation, soit des raisons relevant de sa « conscience », ce qui est à l'évidence beaucoup plus extensif. L'abstention du juge est envisagée au titre des obligations déontologiques. Ainsi, s'agissant des juridictions de l'ordre judiciaire, le recueil des obligations déontologiques des magistrats insiste sur le fait que le magistrat doit se déporter si ses engagements associatifs privés interfèrent avec son domaine de compétence au sein de la juridiction, ou encore si l'affaire implique l'un de ses proches, directement ou indirectement, ou concerne une partie avec laquelle il entretient des liens d'amitié, de proximité ou d'inimitié, sans attendre une éventuelle récusation. La charte de déontologie des membres de la juridiction administrative contient une partie consacrée à la prévention des conflits d'intérêts dans l'exercice des fonctions : au titre de l'abstention dans les formations juridictionnelles, la charte rappelle que l'abstention vise les cas de « récusation », pour motifs d'ordre privé (liens privilégies avec une partie), pour participation antérieure à des activités consultatives de la juridiction administrative(43), ou en raison de l'exercice d'une activité accessoire ou de l'exercice successif de fonctions au sein de la juridiction administrative. La charte précise des situations particulières, non visées par les textes relatifs à la récusation : ainsi, le juge doit, notamment, s'abstenir de juger son ancien ou futur employeur (en cas de retour dans la juridiction administrative ou de départ projeté) et s'abstenir de juger une affaire s'il a publié le commentaire d'une décision en émettant un avis qui risque de générer un soupçon d'opinion préconçue. Les membres du Conseil constitutionnel prêtent un serment qui contient des règles déontologiques analogues(44) qui mériteraient sans doute d'être précisées dans une charte.

L'abstention permet de régler des difficultés déontologiques que ne règle pas la faculté de récusation. En effet, l'article 4 du règlement intérieur du Conseil constitutionnel précise que « le seul fait qu'un membre du Conseil constitutionnel ait participé à l'élaboration de la disposition législative faisant l'objet de la question de constitutionnalité ne constitue pas en lui-même une cause de récusation ». Cette restriction paraît conforme à l'approche pragmatique et prudente de l'impartialité objective qu'adopte la Cour européenne des droits de l'homme : dans l'arrêt Kleyn du 6 mai 2003(45), statuant à propos du Conseil d'État néerlandais et du cumul des fonctions juridictionnelles avec les fonctions de conseil et d'avis donné au Gouvernement sur les textes, la Cour européenne a pris parti pour une appréciation plus restrictive de l'impartialité objective du juge. La Cour admet que s'il est incompatible avec l'exigence d'impartialité qu'un juge apprécie deux fois les mêmes faits, en appliquant une règle de droit à un cas concret, il en va autrement si le juge examine la régularité abstraite d'une disposition légale, sans lien avec un cas concret, puis tranche un litige en appliquant cette même disposition légale. Le cumul des fonctions consultatives et juridictionnelles présente l'intérêt d'améliorer la qualité des normes, et de la justice rendue, mais aussi celui de garantir la sécurité juridique et la stabilité de la règle de droit. Si le juge a donné précédemment un avis de pur droit, abstrait, la Cour européenne considère qu'il n'y a pas de raison objectivement justifiée de craindre de sa part un pré-jugement sur des faits concrets. Dans un cadre voisin, la question de l'impartialité objective du juge qui a exercé des fonctions de parlementaire a été abordée dans l'arrêt Pabla Ky du 22 juin 2004(46) : la Cour juge qu'il n'y a pas d'atteinte à l'indépendance et l'impartialité du seul fait qu'une cour d'appel statue avec parmi ses membres un parlementaire. La Cour européenne considère que la cour est restée impartiale, en notant que « même à supposer que la participation d'un député, par exemple, à l'adoption d'une mesure législative générale puisse faire naître des doutes sur ses fonctions judiciaires postérieures, on ne saurait affirmer en l'espèce qu'en raison de sa qualité de député, M. ait été concerné à un autre titre par l'objet de l'affaire de la société requérante » (§ 33). Mais dans l'affaire McGonnell contre Royaume-Uni du 8 février 2000(47) elle admet la violation de l'article 6 en raison de la participation à la Royal Court de Guernesey d'un juge investi par ailleurs de fonctions législatives et exécutives dans l'île de Guernesey, mais insiste sur le fait que le « bailli a personnellement pris part aux questions d'aménagement qui sont au cœur de l'affaire du requérant et ce, à deux reprises » (§ 53) et qu'il avait directement pris une part active à l'élaboration du règlement en question, puis avait été amené « ultérieurement à trancher un différend sur le point de savoir s'il existe des motifs que l'on s'écarte du libellé des textes législatifs et règlementaires en question » (§ 55). La Cour européenne reste prudente dans son appréciation, mais il n'est pas impossible que le principe instauré par l'article 4 du règlement intérieur, consistant à priver les parties de la possibilité de récuser sur ce « seul » fondement(48) soit un jour jugé contraire à l'article 6. Tout dépend du degré d'implication dans l'élaboration de la loi : si le membre du Conseil constitutionnel a déposé des amendements, a été rapporteur, la récusation doit être admise pour sauvegarder les apparences d'impartialité auxquelles la Cour européenne est attachée(49) ! À défaut de récusation, le membre du Conseil constitutionnel qui a pris une part active à l'élaboration d'une loi devrait s'abstenir d'en contrôler la conformité à la Constitution. De très nombreuses abstentions spontanées ont concerné des QPC, en raison essentiellement de la participation du membre au vote de la loi contestée(50). Les travaux du service de la documentation du Conseil constitutionnel permettent d'avoir une analyse des différents débats parlementaires ayant conduit à l'adoption de la loi, ainsi que des décisions juridictionnelles auxquelles la loi a donné lieu, ce qui facilite la prise de position sur l'abstention(51). Mais la question reste entière de savoir quel degré exact de participation à l'élaboration de la loi contestée doit conduire à une abstention(52).

D'un point de vue pratique, il appartient au juge d'informer le président de la juridiction de sa décision de s'abstenir, afin que son remplacement soit effectué. À la Cour de cassation, il est d'usage que le magistrat qui estime avoir une raison de s'abstenir de juger, avertisse le président de la chambre, qui le dispense de participer aux débats et le remplace s'il y a lieu. S'il s'agit du président, il se fait remplacer par le doyen de la chambre(53). Aucune décision n'est rendue dans le cadre de ce processus déontologique interne à la juridiction, aucune motivation particulière n'est demandée au juge qui s'abstient de participer au délibéré. Cette absence de transparence est conforme à la Convention européenne, alors même qu'elle peut générer des incompréhensions, particulièrement devant le Conseil constitutionnel (la décision finale contient la liste des présents et des absents, sans que la cause de l'absence soit énoncée(54)). La difficulté supplémentaire à laquelle se heurte une juridiction unique réside dans le respect du quorum nécessaire à la prise de décision : si, à la Cour de cassation ou au Conseil d'État, le nombre de juges permet toujours de résoudre l'absence de plusieurs d'entre eux, il n'en est pas de même au Conseil constitutionnel où le quorum risque de ne plus être atteint en raison de l'abstention de plusieurs membres. L'article 14 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit la présence de sept conseillers au moins, « sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal » : comme le Conseil constitutionnel est souverain pour apprécier l'existence d'une force majeure, on peut admettre que l'impossibilité de statuer conduirait à un blocage constitutionnel constitutif d'une force majeure. Confrontée à cette difficulté, la Cour constitutionnelle belge, dont de nombreux membres sont également d'origine parlementaire, a privilégié la continuité de la justice constitutionnelle en rejetant les demandes de récusation, réaffirmant que les garanties de nomination garantissent l'impartialité et qu'une paralysie de la justice serait préjudiciable à la garantie des droits fondamentaux(55). La spécificité des fonctions conduit à une approche pragmatique de l'impartialité.

Le choix du Conseil constitutionnel a ainsi consisté à emprunter les mécanismes de récusation et d'abstention existant devant les autres juridictions, afin d'harmoniser les standards de l'impartialité et de donner aux « membres » qui le composent tous les attributs du « juge ».

(1) M.-A. Frison-Roche, « Le droit à un tribunal impartial », in Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2012, no 681 ; M. Revault d'Allones, « L'impartialité du juge. Une problématique de tous les temps : d'Aristote à Hannah Arendt », in L'éthique des gens de justice, Entretiens d'Aguesseau, Limoges, PULIM, 2001, p. 183.

(2) CEDH, Le Stum c/ France, 4 oct. 2007, no 17997/02 : le juge commissaire, par ses fonctions, est placé dans une situation telle qu'il a pu se faire une opinion sur les fautes de gestion du dirigeant, ce qui lui interdit de siéger ultérieurement dans la procédure en sanction ; les art. L. 651-3, L. 652-5 et L. 656-7 C. com. ont été modifiés en conséquence.

(3) No 17056/06, § 73, solution reprise par la Grande chambre le 15 octobre 2009, § 95.

(4) Cons. const., déc. no 96-373 DC, JO 13 avr., p. 5724 ; AJDA, 1996, p. 371, obs. Schrameck.

(5) Cons. const., déc. no 2010-10 QPC du 2 juill. 2010, à propos du tribunal maritime commercial ; déc. no 2010-76 QPC du 3 déc. 2010, à propos du tribunal des affaires de sécurité sociale ; déc. no 2010-110 QPC du 25 mars 2011, à propos des commissions départementales d'aide sociale ; déc. no 2003-485 du 4 déc. 2003, à propos de la Commission des recours des réfugiés ; déc. no 2012-241 QPC du 4 mai 2012, pour le tribunal de commerce ; déc. no 2012-250 QPC du 8 juin 2012, pour la commission centrale d'aide sociale.

(6) M. Guillaume, « Avec la QPC, le Conseil constitutionnel est-il devenu une Cour suprême ? », JCP éd. G., 2012, étude, p. 722.

(7) Sur l'évolution, M. Guillaume, « Question prioritaire de constitutionnalité et Convention européenne des droits de l'homme », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2011, p. 67.

(8) F. Jacquelot, « Regards comparés sur l'abstention et les récusations au sein du Conseil constitutionnel et de la Cour constitutionnelle italienne : histoire d'une impartialité reprogrammée », Constitutions, 2011, p. 347.

(9) C. Tukov, « La 5e mue du Conseil constitutionnel ? », JCP éd. G., 2013, p. 378.

(10) CEDH, Ruiz-Mateos c/ Espagne, 23 juin 1993 ; Demicoli c/ Malte, 27 août 1991, no 13057/87 ; Süssman c/ Allemagne, 16 sept. 1996, no 20024/92 ; Trickovic c/ Slovénie, 12 juin 2001, no 39914/98.

(11) M. Guillaume, « Avec la QPC, le Conseil constitutionnel est-il devenu une Cour suprême ? », JCP éd. G, 2012, p. 1176.

(12) CEDH, Ruiz-Mateos c/ Espagne, 23 juin 1993, Série A, no 262 ; Les grands arrêts de la Cour européenne, comm. J. Andriantsimbazovina.

(13) La situation est identique devant la Cour constitutionnelle italienne, F. Jacquelot, « Regards comparés sur l'abstention et les récusations au sein du Conseil constitutionnel et de la Cour constitutionnelle italienne : histoire d'une impartialité reprogrammée », Constitutions, 2011, p. 347, art. préc.

(14) CE, 20 avr. 2005, Karsenty, req. no 261706, Lebon, p. 151 ; AJDA, 2005, p. 1732, note Lascombe et Vandendriessche ; H. Gérard, « La délicate articulation entre référé précontractuel et référé suspension, entre impartialité et urgence à respecter le contrat », AJDA, 2010, p. 1085.

(15) De même que sont exclues les hypothèses d'incompatibilités qui préviennent les risques de partialité.

(16) La procédure de renvoi est donc inapplicable, faute de juridiction de même nature et en l'absence de juridiction immédiatement supérieure susceptible de désigner la juridiction de renvoi, Cass. civ. 2e, 20 mai 1992, no 92-1001, Bull. II, no 149.

(17) Série A-262 ; F. Sudre, « Question préjudicielle de constitutionnalité et CEDH », RDP, 2009, p. 675.

(18) J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l'homme, LGDJ, 2e éd., no 475 et s.

(19) Art. 343 CPC, art. R. 721-2 CJA, art. 669 CPP.

(20) Art. 674-1 CPP : la demande en récusation d'un magistrat de la chambre criminelle doit être motivée, mais le ministère d'avocat n'est pas obligatoire.

(21) Cass. civ. 2e, 9 juin 2011, no 11-1221, au visa des art. 343 et 973 et 1027 CPC.

(22) CE, 15 avr. 1995, Bidalou, no 159189 ; art. 343 CPC.

(23) Cass. civ. 1re, 10 mai 1989, no 87-05069, Bull. I, no 192.

(24) Cass. ass. plén., 24 nov. 2000, Bull., no 10 ; BICC, 15 janv. 2001, concl. Lafortune et rapport Tric ; D., 2001, somm. 1067, N. Fricero ; CEDH, Bulut c/ Autriche, 22 févr. 1996, no 17358/90.

(25) CE, Petit, Rec., p. 267, concl. Guyomar ; AJDA, 2009, p. 2163, chron. S.J. Liéber et D. Botteghi.

(26) Par le greffe, art. R. 721-5 CJA ; par le secrétaire, art. 345 CPC ; elle est adressée au président de la juridiction à laquelle le magistrat récusé appartient en matière pénale, art. 670 CPP, elle est communiquée au membre du Conseil constitutionnel qui en fait l'objet, art. 4 règl. CC.

(27) Art. 348 CPC ; R. 721-7 et R. 721-9 CJA.

(28) Cass. crim., 12 janv. 1994, Bull., no 20.

(29) M. Guillaume, « Question prioritaire de constitutionnalité », Rép. cont. adm., Dalloz, no 171 et les réf. citées.

(30) Cass. civ. 2e, 19 nov. 1975, Bull. II, no 259 ; JCP, 1976, IV, p. 15 ; C. Puigelier, La pratique de la cassation en matière sociale, LexisNexis, 2e éd., no 1270.

(31) CE, 30 juin 2003, Murciano, no 222160.

(32) M. Guillaume, « Question prioritaire de constitutionnalité », Rép. cont. adm., Dalloz, no 171 et les réf. citées.

(33) Cass. civ. 2e, 15 déc. 2005, Bull. II, no 328.

(34) Cass. soc., 19 déc. 2003, Bull. V, no 320.

(35) Art. R. 721-9 CJA.

(36) Art. R. 721-6 CJA ; art. 346 CPC.

(37) Art. 354 CPC ; art. R. 721-8 CJA.

(38) CE, 29 oct. 1975, Paisnel, Rec., p. 534.

(39) C. Lagrave, « La récusation des membres du Conseil constitutionnel : une application prudente des mécanismes du « procès constitutionnel » », RFDA, 2011, no 89, p. 152.

(40) D. Rousseau et P.-Y. Gahdoun, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2011 », RDP, 20 déc. 2011, no 1, p. 127.

(41) Cons. const., déc. no 98-408 DC du 22 janv. 1999, Traité portant statut de la Cour pénale internationale, cons. 27 ; déc. no 2010-110 QPC du 25 mars 2011, Jean-Pierre B.

(42) Art. R. 721-1 CJA, art. L. 111-7 COJ, et art. 339 CPC.

(43) La participation à cette activité consultative peut être considérée comme un pré-jugement, CEDH, Sacilor-Lormines c/ France, 9 nov. 2006, no 65411/01.

(44) Art. 3 ordonn. no 58-1067 du 7 nov. 1958 : ils jurent de « bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution, de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence du Conseil ».

(45) CEDH, Kleyn et a. c/ Pays-Bas, 6 mai 2003, no 39343/98 ; AJDA, 2003, p. 918 ; ibid., F. Aubert ; p. 1490, F. Rollin ; JCP, 2003-I-160, no 7, F. Sudre ; G. Gonzalez, « Chaud et froid sur la compatibilité des fonctions consultatives et contentieuses avec l'exigence d'impartialité », RTDH, 2004, p. 365.

(46) CEDH, Pabla Ky c/ Finlande, no 47221/99.

(47) No 28488/95.

(48) Cette solution est également adoptée par l'art. 101 de la loi du 6 janv. 1989 sur la Cour constitutionnelle belge, F. Jacquelot, « La procédure de la QPC devant le Conseil constitutionnel », AJDA, 2010, p. 950.

(49) La réforme projetée de la composition du Conseil constitutionnel va dans ce sens, en mettant fin à la présence de droit des anciens présidents de la République.

(50) Pour l'énoncé des questionnements, P. Cassia, « Le renvoi préjudiciel en appréciation de constitutionnalité, une question d'actualité », RFDA, 2008, p. 894.

(51) R. Fraisse, « La procédure en matière de QPC devant le Conseil constitutionnel, considérations pratiques », AJDA, 2011, p. 1246.

(52) E. Cartier, « La récusation et le déport devant le Conseil constitutionnel : cote mal taillée ou réelle avancée ? » Les Petites Afffiches, 2011, no 89, p. 22.

(53) J. Boré et L. Boré, La cassation en matière civile, Dalloz action, no 113-21.

(54) Sur cette absence de visibilité, E. Cartier, « La récusation et le déport devant le Conseil constitutionnel : cote mal taillée ou réelle avancée ? » Les Petites Afffiches, 2011, no 89, p. 22.

(55) Arrêt no 157/2009 du 13 oct. 2009, qui renvoie à des arrêts de la CEDH, rappelant que la récusation ne doit pas entraver l'accès au juge, CEDH, Debled c/ Belgique, 22 sept. 1994 ; CEDH, Sofianopoulos c/ Grèce, 12 déc. 2002.