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Rapport général

Jean-Eric SCHOETTL

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 (Dossier : Droit communautaire - droit constitutionnel) - avril 1998

SUMMARY

Constitutional law and secondary community law : about a possible conflict

The likelihood of a conflict between secondary legislation and constitutional provisions is not pointless. Therefore, it appeared necessary to consult the national constitutional courts of the European Union, as for their reaction if they were faced to such a conflict.

It could have seemed illusory to reach a joint position between these courts arising from far different legal traditions. However, the consultation brought out a real convergence among the courts concerning the way they decide such collision and conflict matters, either by refusing to consider such questions as belonging to the scope of their authority, or by considering the allegation of unconstitutionality of a secondary legislation act as ineffective.


C'est en toute innocence que la question de la conciliation entre droit communautaire dérivé et droit constitutionnel a été proposée par le Conseil constitutionnel français comme sujet des débats qui vont nous occuper pendant deux jours.

L'idée est en effet souvent émise dans nos pays qu'un acte communautaire qui méconnaîtrait un droit protégé par la Constitution nationale, ou qui porterait une atteinte excessive à la souveraineté nationale, devrait être sinon censuré, du moins paralysé dans ses effets de droit interne par le juge constitutionnel national.

En France par exemple (où le contrôle de constitutionnalité s'exerce exclusivement a priori ) , il a pu être soutenu que le contrôle de constitutionnalité pouvait :

  • en application de l'article 54 de la Constitution - qui organise un contrôle constitutionnel préventif des traités - porter directement sur un acte de droit dérivé ;

  • ou, en application de l'article 61 (2ème alinéa), s'exercer indirectement sur une directive communautaire, au travers de l'examen de dispositions législatives assurant sa transposition.

Par ailleurs, pour reprendre l'exemple français, un certain nombre de propositions de loi constitutionnelles, émanant de parlementaires, tendent à instaurer un contrôle de constitutionnalité sur les projets d'actes communautaires.

Il n'était donc pas inutile d'interroger les cours constitutionnelles des Etats membres de l'Union européenne (ou les Cours suprêmes, dans les pays où le contrôle de constitutionnalité relève des juridictions de droit commun) sur la façon dont est envisagée, dans chacun de nos pays, cette éventualité d'un conflit entre droit constitutionnel et droit communautaire dérivé.

Cette consultation s'est faite par écrit, au cours de l'été dernier, selon un canevas proposé par le Conseil constitutionnel français. Celui-ci remercie ses homologues d'avoir bien voulu se prêter à l'exercice et rend hommage à la qualité et à la clarté des réponses obtenues.

Il remercie également la Cour de justice des communautés européennes d'avoir apporté une précieuse contribution à notre débat et d'être présente parmi nous aujourd'hui.

Il me revient maintenant d'extraire la « substantifique moelle » de ces contributions écrites, de manière à ce que notre débat fasse, si possible, l'économie des questions déjà tranchées dans le même sens par nos différentes Cours et qu'il s'engage, de préférence, sur les questions auxquelles les diverses contributions nationales n'ont pas apporté de réponse identique .

La tâche pouvait paraître a priori redoutable et je ne l'ai pas entreprise sans appréhension.

A la lumière de vos réponses, cette tâche me paraît aujourd'hui beaucoup plus abordable, même si elle reste délicate.

Ce qui frappe en effet, à la lecture des contributions nationales, c'est, malgré des différences d'approche sensibles, une assez grande convergence des constatations :

  • d'une part, sont reconnus dans tous nos pays la spécificité du droit communautaire, son effet direct (sous certaines conditions, comme on sait, pour les directives) et sa primauté sur les normes internes de rang infraconstitutionnel, primauté dont il appartient au juge ordinaire de tirer toutes les conséquences en écartant au profit de la norme communautaire la norme nationale contraire. Comme l'indique la Cour de Justice des Communautés, cela ne s'est pas fait sans doléances, prises de conscience tardives et revirements jurisprudentiels difficiles, mais, enfin, cela paraît désormais acquis ;

  • d'autre part, s'agissant du conflit éventuel entre droit communautaire et droit constitutionnel, le sentiment général qui se dégage des réponses peut être exprimé en quelques mots : « s'il peut y avoir débat sur les principes, il n'y a pas, en revanche, péril en la demeure ».

Cette convergence est d'autant plus remarquable que, d'un pays à l'autre, le contexte varie fortement quant aux traditions juridiques, à l'effet en droit interne des engagements internationaux, à la nature du contrôle de constitutionnalité et aux dispositions constitutionnelles relatives à la place du droit communautaire.

Partie I

Le sentiment qu'il n'y a pas « péril en la demeure » ressort d'un constat factuel opéré par toutes nos Cours : alors que la pénétration du droit communautaire dans notre droit interne est chaque jour plus prononcée, alors que les problèmes d'application du droit communautaire mobilisent sans cesse plus fortement nos diverses juridictions nationales, jamais à ce jour nos Cours constitutionnelles n'ont eu à relever de contrariété entre norme constitutionnelle et norme de droit communautaire dérivé , ni même -à quelques exceptions près- à connaître d'un semblable conflit.

Le contraste est frappant avec le droit communautaire originaire à propos duquel se sont au contraire posés de sérieux problèmes de compatibilité avec l'ordre constitutionnel national.

Dans la plupart des pays, la difficulté soulevée a été alors assez aiguë pour imposer une révision constitutionnelle ou la formulation de réserves. Ainsi, en 1993, le traité sur l'Union européenne n'a pu entrer en vigueur qu'assorti des réserves danoises et après la décision d'octobre 1993 du Tribunal constitutionnel allemand, comportant elle-même certaines réserves quant à l'adéquation aux critères démocratiques de l'organisation et du fonctionnement des institutions européennes.

Quelles que soient leur formulation (limitée à la construction européenne ou portant, plus généralement, sur les engagements internationaux) et leur ancienneté, les dispositions constitutionnelles favorables à la construction européenne ont partout la même portée : celle d'un consentement de la Nation aux transferts de compétence induits par les traités.

Selon les Etats membres, le constituant devra ou non renouveler ce consentement lorsque les stipulations des traités européens relatives au transfert de compétences seront substantiellement modifiées :

  • Le renouvellement semble s'imposer en Allemagne, en Autriche, en Finlande, en Irlande et en France ;

  • Il ne semble pas s'imposer en revanche, compte tenu du caractère intemporel du consentement constitutionnel aux transferts de compétences, en Belgique, en Espagne, en Grèce, en Italie, au Luxembourg, aux Pays-Bas, au Portugal et en Suède (sauf, dans ce dernier pays, si sont affectées des libertés fondamentales constitutionnellement protégées) ;

  • La question de l'acceptation constitutionnelle initiale de l'ordre juridique communautaire ne semble pas réglée encore au Danemark. Elle l'est si peu que, par arrêt du 12 août 1996, la Cour suprême du Danemark a estimé recevable la question de savoir si l'abandon de souveraineté résultant de l'adhésion du pays à l'Union européenne, en 1993, pouvait ou non être réalisé en application de l'article 20 de sa Constitution , lequel admet des transferts de compétences au profit de l'Union européenne, mais seulement dans une mesure précise et limitée ;

  • Enfin le problème de l'accompagnement constitutionnel des progrès de l'intégration européenne se pose, au Royaume-Uni, dans des termes particuliers. Les progrès de la construction européenne, s'ils n'exigent pas d'amender une Constitution non écrite, peuvent y justifier, en revanche, le recours au référendum.

On relèvera que, depuis la conclusion du traité de Maastricht, la construction européenne a suscité des révisions constitutionnelles dans huit pays : Espagne, France, Irlande et Portugal en 1992 ; Allemagne et Finlande en 1993 ; Autriche et Suède en 1994.

Si le droit communautaire originaire a posé d'importants problèmes de constitutionnalité, il ne s'est pas rencontré jusqu'ici de cas dans lequel une de nos Cours ait eu à relever -fût-ce indirectement- l'inconstitutionnalité d'un acte de droit dérivé.

A quelques exceptions près, il est vrai notables (Italie : Aciéries de San Michele en 1965 et Fragd en 1989 ; Allemagne : Solange I en 1974 et Solange II en 1986), elles n'ont pas même eu à connaître d'une telle question.

Bien plus, pour nombre d'entre elles , vos réponses estiment douteux qu'un tel conflit doive être tranché un jour par le juge constitutionnel national.

C'est ainsi, entre autres, que la Cour constitutionnelle du Portugal qualifie l'éventualité envisagée de « théorique ».

De même, dans son arrêt 183/73 Frontini, la cour constitutionnelle italienne considère difficile « de se représenter, même de façon abstraite, le cas où un règlement communautaire pourrait affecter des rapports civils, éthiques, sociaux, économiques ou politiques, par des dispositions contraires à la Constitution ».

Même son de cloche du côté du Conseil d'Etat et de la Cour suprême néerlandais : « il n'est guère envisageable qu'une question de constitutionnalité se posera à l'égard des actes du droit communautaire dérivé ».

Lord Hope estime de son côté qu'un tel risque a été conjuré d'avance, au Royaume-Uni, par l'admission explicite de la spécificité du droit communautaire dans l'acte d'adhésion de son pays à l'Union européenne.

La perplexité, quant à la survenance du conflit envisagé, est même telle, dans certains rapports nationaux, qu'y est considérée comme relevant de la pure spéculation la question du régime de responsabilité étatique qui devrait être mis en oeuvre à la suite d'une déclaration d'inconstitutionnalité d'une norme de droit dérivé.

Partie II

La netteté avec laquelle beaucoup de nos Cours excluent par principe de devoir un jour trancher le conflit de normes envisagé conduit même à s'interroger sur la possibilité d'un tel conflit.

Même s'il est plus ou moins précisément articulé d'un pays à l'autre, le raisonnement tenu pour mettre en doute la possibilité de ce conflit invoque deux raisons, non exclusives l'une de l'autre.

La première est pratique : les actes de droit communautaire dérivé ne relèvent pas des procédures nationales d'adoption et de ratification, en matière de relations internationales, qui peuvent normalement donner prise à un examen de constitutionnalité. Le procès de constitutionnalité ne pourrait donc pas se « nouer » au plan national et ce, d'autant moins que nos cours constitutionnelles, pour la plupart d'entre elles, ne disposent que d'une compétence d'attribution.

La seconde raison est plus profonde. Elle pourrait être résumée comme suit.

En consentant aux transferts de compétences impliqués par les traités, le constituant national a par avance admis, à côté de l'ordre juridique interne, mais intégré à celui-ci lors de l'entrée en vigueur des traités, l'existence d'un ordre juridique communautaire répondant à ses règles propres, notamment sur le plan du contrôle juridictionnel, et dérogeant en tant que de besoin à la norme nationale, fût-elle de niveau constitutionnel.

L'usage que font les institutions communautaires des compétences transférées doit donc échapper au contrôle du juge national, même constitutionnel.

Comme, en outre, en raison de sa spécificité, et notamment de la nécessité de son application uniforme, le droit né du traité ne doit se voir opposer aucune norme interne, fût-elle constitutionnelle, le juge constitutionnel national, dans la ligne de la jurisprudence Van Gend en Loos (1963), Costa (1964), Handelsgesellschaft (1970) et Simmenthal (1978), est tenu d'écarter, si besoin est, le droit constitutionnel au profit du droit communautaire.

Rappelons en effet que, par exemple, dans son arrêt Handelsgesellschaft de 1970, la Cour de Justice a indiqué que « l'invocation d'atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la Constitution d'un Etat membre, soit aux principes d'un système constitutionnel national, ne saurait affecter la validité d'un acte communautaire ou son effet sur le territoire d'un Etat membre ».

La logique de cette position et son importance pratique pour la construction européenne sont ainsi exposées dans le rapport de la Cour de Justice : « quinze constitutions, demain peut-être vingt ou davantage, sont autant de références dont l'importance est évidente, mais qui ne doivent pas paralyser le droit dérivé adopté par les institutions communautaires... »

C'est dans cet esprit que, se fondant sur l'article 34 de la Constitution belge (aux termes duquel « l'exercice de pouvoirs déterminés peut être attribué à des institutions de droit international public »), le Conseil d'Etat de Belgique a fait prévaloir le principe de libre circulation des travailleurs -que la Cour de justice a estimé applicable, sous réserve des fonctions de souveraineté, aux emplois publics- sur des dispositions constitutionnelles précises limitant aux nationaux l'accès à la fonction publique.

De même, la Cour de Cassation de Grèce, faisant état de la position de la plus grande partie de la doctrine hellénique, considère que « les règles de niveau constitutionnel pourraient être écartées par les règles de droit communautaire, même dérivé », si bien qu'il ne « pourrait être question d'inconstitutionnalité du droit communautaire, même dérivé, puisque celui-ci prévaut ».

Pour sa part, le Conseil constitutionnel français considère que les répercussions de la répartition des compétences opérées, par l'article 189 du traité, entre institutions communautaires et autorités nationales, au regard des conditions d'exercice de la souveraineté nationale, ne sont que la conséquence d'engagements internationaux souscrits par la France et sont donc soustraits au débat de constitutionnalité (77-90 DC du 30 décembre 1977). Cette solution est d'autant plus solide qu'il n'existe pas en France d'exception d'inconstitutionnalité à l'encontre du traité ratifié, même à l'occasion de l'examen de dispositions modificatrices.

La Cour constitutionnelle italienne est plus claire encore : ainsi qu'il a été jugé dans son arrêt 509/95, le droit dérivé est insusceptible d'un contrôle de constitutionnalité, sauf dans l'hypothèse extrême envisagée dans les décisions Frontini et Fragd (norme contraire aux principes suprêmes de l'ordonnancement constitutionnel italien ou aux droits inaliénables de la personne humaine). Pour qu'une telle hypothèse se rencontre, il faudrait, nous dit l'arrêt Frontini de 1973, que le traité soit appliqué de façon « aberrante ». Ce n'est pas le cas, par exemple, lorsque le droit dérivé renvoie aux organismes nationaux de façon non conforme à l'ordre constitutionnel des compétences : en pareille hypothèse, les dispositions communautaires , « dans la mesure où elles dérogent aux dispositions constitutionnelles, doivent être considérées comme équipollentes à celles-ci » (399/87 et 224/94).

Citons aussi la Cour supérieure de Justice du Luxembourg, aux yeux de laquelle « la primauté du droit communautaire, résultant de la nature même de ce droit, vaut vis-à-vis de toutes les normes de droit interne, y compris celles de nature constitutionnelle ».

Dans le même sens, la Cour administrative suprême de Finlande estime impossible de déclarer inconstitutionnelle une mesure de droit communautaire dérivé.

Mais les exemples les plus frappants d'acceptation des effets, dans l'ordre juridique interne, de l'appartenance à l'Union européenne sont sans doute ceux des Pays-Bas et de l'Irlande, pays dont la Constitution comporte une clause d'immunité constitutionnelle au profit des normes communautaires.

Ainsi, aux Pays-Bas, les dispositions des traités « qui peuvent engager chacun » priment, en vertu des articles 93 et 94 de la Constitution, les normes constitutionnelles autant que celles de rang inférieur. Et cette règle s'applique aux actes de droit communautaire dérivé.

Quant à l'immunité attachée au droit communautaire par le « Troisième amendement » à la Constitution irlandaise, approuvé par référendum, voici ce qu'en a dit un juge à la Cour suprême de Dublin : « le peuple irlandais pourrait tout aussi bien avoir adopté une seconde Constitution transcendante »

Le degré auquel nos diverses Cours reconnaissent l'immunité constitutionnelle du droit communautaire varie cependant selon que l'acte de droit dérivé est pris ou non dans les limites du transfert de compétences prévu par les traités européens.

a) Si l'acte de droit communautaire dérivé a été pris dans la limite des compétences transférées par le traité, il relève normalement de l'ordre juridique communautaire, y compris pour son régime contentieux.

a.1) La plupart des Cours notent, à ce sujet, que la Cour de justice des communautés européennes peut censurer les actes communautaires contraires aux droits fondamentaux.

Elle y est explicitement habilitée par les dispositions de l'article F § 2 du traité sur l'Union européenne, combinées aux dispositions nouvelles issues du traité d'Amsterdam.

Elle exerçait d'ores et déjà ce contrôle sur le fondement d'une jurisprudence ancienne (Stauder en 1969 ; Internationale Handelsgesellschaft en 1970 ; Nold en 1974 ; Rutili en 1975 ; Panasonic en 1980 ; Kirk en 1985 ; Johnston en 1986 ; Hoechst en 1989 etc.), jurisprudence qui, comblant le silence des traités constitutifs, a progressivement dessiné les contours d'un « bill of rights communautaire », selon l'expression de Marco Darmon.

Eu égard à sa nature (respect des droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres), ce contrôle juridictionnel incombant à la Cour de Justice fait penser à un transfert de contrôle de constitutionnalité.

La construction européenne n'a donc pas ouvert une brèche dans le dispositif de protection des droits fondamentaux. Celle-ci est seulement, en tant que de besoin, « transportée » dans le champ communautaire. A la faveur de ce transfert, elle change, il est vrai, de référentiel, puisque les normes de référence ne sont plus celles de la Constitution nationale, mais celles que reconnaît la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et celles qu'ont en commun nos traditions constitutionnelles.

Le changement de référentiel ne devrait pas, estiment les Cours, mettre sérieusement en péril les droits et libertés fondamentaux compte tenu de la communauté de valeurs inspirant nos traditions constitutionnelles.

Pour la Cour constitutionnelle italienne, par exemple, l'intervention de la C.J.C.E., aux fins d'assurer la conformité du droit communautaire à l'article F § 2 du Traité sur l'Union européenne « rend improbable la constatation d'une éventuelle violation des droits fondamentaux reconnus par la Constitution italienne ».

Pour sa part, le Conseil constitutionnel français a considéré, dans sa décision du 9 avril 1992 relative à l'examen de constitutionnalité du Traité de Maastricht, « que les stipulations du § 2 de l'article F, conjuguées avec l'intervention des juridictions nationales statuant dans le cadre de leurs compétences respectives, sont à même de garantir les droits et libertés des citoyens » et que, par conséquent, le Traité sur l'Union européenne ne portait pas atteinte à ces droits et libertés.

Dans le même sens, selon la Cour suprême et le Conseil d'Etat néerlandais, l'appréciation de la validité des actes de droit communautaire dérivé, y compris au regard des droits fondamentaux protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, relève des procédures de droit communautaire et de la compétence de la Cour de Justice.

Il est vrai que certaines Cours nuancent cette position.

a.2) Çà et là s'exprime tout d'abord la crainte, parfois vive , que tel ou tel droit, particulièrement bien protégé par la norme constitutionnelle nationale, puisse se trouver quelque peu dépouillé de garanties par suite du transfert de compétences (droits de la personnalité en Allemagne ; droits de la « troisième génération » en Espagne ; accès à l'enseignement en Belgique ; égalité de financement des éducations publiques et privées aux Pays-Bas ; principes fondamentaux des services publics et droit d'asile en France ; droit à la vie en Irlande ; droits des travailleurs au Portugal ; liberté d'expression en Suède...) Cette crainte a pu donner lieu à des réserves lors de l'adhésion (Irlande).

Tout en se recouvrant largement, les catalogues des droits et libertés constitutionnellement garantis peuvent en effet différer d'un pays à l'autre dans telle ou telle matière.

a.3) Un petit nombre de Cours sont plus en retrait.

Ainsi, la Cour constitutionnelle fédérale allemande, tout en jugeant en principe irrecevable un recours mettant en cause le respect, par le droit dérivé, des droits fondamentaux reconnus par la Constitution fédérale, accepterait toutefois de l'examiner si la protection communautaire n'était pas substantiellement équivalente à la protection nationale. Elle l'a d'ailleurs fait dans une espèce (décision connue sous le nom de « Solange Beschluss I » en 1974).

Cette position du tribunal de Karlsruhe, quoique modifiée en 1986 (Solange Beschluss II) dans un sens plus conforme à l'autonomie du droit communautaire, a inspiré, et peut désormais invoquer, la nouvelle rédaction de l'art. 23 § 1 de la Loi fondamentale, qui subordonne la participation de la République fédérale au développement de l'Union européenne à « une protection des droits fondamentaux substantiellement comparable à celle de la Loi fondamentale ». Si l'on comprend bien la jurisprudence « Solange », le tribunal de Karlsruhe « suspend » le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire dérivé aussi longtemps que les institutions communautaires en général et la Cour de justice en particulier garantiront une protection efficace des droits fondamentaux.

Situation comparable en Suède, dans la mesure où, suivant l'exemple allemand, la loi d'adhésion de ce pays à l'Union européenne fait la réserve de la protection satisfaisante par le droit communautaire des droits de l'homme protégés par le droit national.

Il y a lieu enfin de rappeler l'attitude de la Cour italienne qui, tout en insistant, comme on a vu, sur le caractère improbable d'une telle hypothèse, déclarerait inconstitutionnelle, par la voie de l'exception, la loi nationale relative à la réception du Traité de Rome dans l'ordre juridique interne, si l'application dudit traité méconnaissait les « principes suprêmes » de l'ordonnancement constitutionnel italien et, plus particulièrement, les « droits inaliénables de la personne humaine ».

b) Le cas le plus délicat au regard d'un éventuel conflit de normes est, selon toutes les Cours qui se sont exprimées sur une pareille hypothèse, celui dans lequel l'acte de droit communautaire dérivé en cause a été pris au-delà des compétences transférées par les traités.

La question de la conformité de cet acte à la Constitution nationale prend alors tout son sens et appelle une réponse franchement négative : en empiétant sur les compétences des pouvoirs publics nationaux au-delà des prévisions du traité, l'institution considérée a porté atteinte à la souveraineté nationale sans y être autorisée ni par le traité, ni par la Constitution (laquelle ne peut évidemment consentir aux transferts de compétences non induits par le droit communautaire originaire).

A vrai dire, un acte de droit communautaire dérivé, bien que trouvant son fondement dans les stipulations d'un traité européen, pourrait également méconnaître le principe constitutionnel de la souveraineté nationale. Cela se produirait si ces stipulations du traité excédaient elles-mêmes l'habilitation constitutionnelle aux transferts de souveraineté et si était encore ouvert le contrôle de constitutionnalité de l'acte d'adhésion.

A l'exception du rapport danois, une telle hypothèse n'est cependant pas envisagée par les rapports nationaux. Ceux-ci postulent que le transfert de souveraineté initial s'est opéré conformément à la Constitution. Quand ils soulèvent la question de la violation de la souveraineté nationale par une norme de droit communautaire dérivé, ils n'évoquent que le cas où une institution européenne commettrait, au regard des traités, un « excès de pouvoir ».

Les rapports nationaux sont unanimes : un tel « ultra vires » serait inconstitutionnel et devrait être censuré.

Toutefois, dire que , en pareille hypothèse, l'acte de droit dérivé violerait les constitutions nationales et devrait être censuré n'implique pas ipso facto que les Cours nationales aient à en connaître. Comme le dit M Dieter Grimm, du Tribunal constitutionnel fédéral allemand : « le principe est clair : une disposition du droit européen qui ne trouverait pas son fondement dans les traités ne saurait primer le droit national. Toute la question est de savoir à qui il incombe de mettre ce principe en oeuvre ».

C'est la réponse à cette question qui donne lieu aux analyses les plus divergentes.

b.1) - Un certain nombre de cours envisagent un contrôle par le juge national.

Ainsi, dans ses décisions 70-39 DC (ressources propres des communautés) et 77-90 DC (isoglucose), le Conseil constitutionnel français vérifie que les actes communautaires en cause sont intervenus conformément aux prévisions du traité avant de prendre en compte leurs effets en droit interne. Il est vrai que ces décisions sont anciennes et d'interprétation délicate.

La position du Tribunal de Karlsruhe est beaucoup plus nette : il appartiendrait aux autorités nationales d'écarter la norme communautaire entachée d'excès de pouvoir et le juge constitutionnel aurait toute latitude pour constater la méconnaissance du traité par cette norme, autrement dit, son inconstitutionnalité. Cette solution est conforme à l'analyse développée dans la décision du 12 octobre 1993 (Brunner) du Tribunal constitutionnel fédéral, relative à la constitutionnalité du traité sur l'Union européenne. Rappelons que cette décision, rendue sur recours constitutionnel, a fait dériver des règles constitutionnelles relatives à l'élection du Bundestag un « droit à la démocratie », susceptible d'être lésé par le droit communautaire et d'être invoqué par chaque électeur.

Au sens de la jurisprudence du 12 octobre 1993 du Tribunal de Karlsruhe, la Cour de justice devrait être regardée comme une institution européenne comme une autre au cas où, poussant l'interprétation des traités jusqu'à les « amender par voie jurisprudentielle », elle outrepasserait la compétence d'attribution que lui ont confiée le traité et, à travers la ratification de celui-ci, le peuple allemand. En pareil cas, la décision de la Cour de Justice se verrait privée d'effet par le Tribunal constitutionnel, car celui-ci ne se sentirait pas lié par l'interprétation donnée à Luxembourg.

Dans le même sens, les tribunaux suédois et danois excluraient , semble-t-il, l'application en droit interne d'un acte de droit dérivé, s'ils estimaient cet acte intervenu au-delà du transfert des compétences résultant des traités.

La comparaison des rapports nationaux montre que cette position se rencontre d'autant plus que le système de réception des normes internationales est dualiste et qu'il existe des procédures de contrôle de constitutionnalité a posteriori ou à titre incident.

Son fondement semble être le suivant :

Les seules limitations de la souveraineté nationale constitutionnellement acceptables sont celles qui respectent les limites des transferts de compétences, en faveur d'organismes supra ou internationaux, permises par la Constitution.

Si le droit communautaire dérivé va au-delà, c'est :

  • soit que la norme de droit dérivé excède les bornes fixées par le traité (et donc par la loi d'incorporation) et cette norme de droit dérivé ne peut produire d'effet dans l'ordre juridique interne ;

  • soit que le droit originaire lui-même ne respecte pas l'habilitation constitutionnelle, et la loi d'incorporation du traité peut alors être déclarée inconstitutionnelle à tout moment .

Le juge constitutionnel est donc compétent à chaque instant pour vérifier l'adéquation entre la mise en oeuvre des traités et l'habilitation constitutionnelle.

b.2) - En sens inverse, et c'est aussi la position de la Cour de justice (dont l'arrêt Foto Frost, du 22 octobre 1987, dénie aux juridictions nationales le pouvoir de déclarer invalides des actes de droit dérivé), beaucoup de nos Cours estiment que devrait jouer ,dans l'hypothèse considérée, une sorte d'exception de recours parallèle.

Dans cet esprit, le tribunal constitutionnel d'Espagne a relevé que « le droit communautaire a ses propres organes de garantie, parmi lesquels on ne compte pas ce tribunal constitutionnel » (ATC 28/1991).

Plus nettement encore, la Cour constitutionnelle autrichienne décline sa compétence pour connaître d'un acte communautaire même intervenu en méconnaissance manifeste des compétences transférées.

Cette position paraît reposer sur les considérations suivantes :

En consentant à l'instauration de l'ordre juridique communautaire, les constitutions des pays membres ont admis que le régime contentieux des actes communautaires suivrait des règles propres. Dès lors, même s'il outrepasse les compétences transférées aux institutions communautaires, un acte de droit dérivé ne peut avoir qu'un seul juge, qui est le juge communautaire.

Le juge communautaire est d'autant mieux placé pour exercer ce rôle qu'il est le juge du traité. Or, du fait du consentement constitutionnel au transfert de compétences, un acte de droit communautaire dérivé n'est contraire à la souveraineté nationale que dans l'exacte mesure où il viole le traité.

Comme l'indiquent la Cour d'arbitrage de Belgique et la Cour administrative suprême de Finlande, si le juge national est confronté au problème de la validité d'un acte de droit dérivé, qu'il s'agisse d'une question de compétence institutionnelle ou du respect des droits fondamentaux, il doit poser une question préjudicielle à la Cour de justice de Luxembourg. La Cour Suprême et le Conseil d'Etat néerlandais se prononcent dans le même sens.

Ainsi, selon l'analyse majoritaire, le grief tiré de l'inconstitutionnalité d'un acte de droit communautaire dérivé est soit inopérant, soit peu ou pas du tout susceptible d'être compétemment connu du juge constitutionnel national.

Incompétent pour statuer sur un recours mettant directement en cause un acte de droit communautaire dérivé, le juge constitutionnel national ne le serait pas moins pour se prononcer indirectement sur lui. C'est le tribunal constitutionnel autrichien qui est le plus net à ce sujet : si une loi transposant une directive lui est soumise, le juge constitutionnel doit s'interdire de se prononcer sur celles des dispositions de cette loi qui sont la conséquence nécessaire de la transposition.

La situation dans laquelle le juge constitutionnel s'interrogerait sur les conséquences que la transposition doit attacher à une directive, afin de circonscrire le champ de son propre contrôle, constituerait l'une des hypothèses dans laquelle il aurait, en théorie, à saisir la Cour de justice d'une question préjudicielle, en application de l'article 177 du traité.

Je dis « en théorie » car, tout en le jugeant utile, et même indispensable, dans certains contextes, beaucoup de Cours constitutionnelles estiment que le renvoi se heurterait à des obstacles tant juridiques que pratiques :

  • juridiques,dans la mesure où l'article 177 ne s'appliquerait pas toujours à une Cour constitutionnelle spécialisée, dont le caractère juridictionnel n'est pas partout admis ;

  • pratiques, en raison de l'incompatibilité entre le délai imparti au juge constitutionnel, lorsque celui-ci doit se prononcer sur recours direct ou a priori, et celui dans lequel la Cour de justice statue sur le renvoi préjudiciel (France, Irlande, Italie).

Sauf exception, comme l'indique le tribunal constitutionnel espagnol, il n'incombe pas au tribunal constitutionnel de saisir la Cour de Justice en application de l'article 177 du traité, car celui-ci « n'est opérant que dans les procédures où l'on doit appliquer le droit communautaire et pour garantir l'application uniforme de celui-ci ».

Réciproquement, même si elle n'a jamais eu à se prononcer là-dessus (mais il semble qu'elle va en avoir prochainement l'occasion), bien des indices font penser que la Cour de justice admettrait d'être saisie à titre préjudiciel par une cour constitutionnelle.

Elle le serait :

  • soit pour interpréter une norme communautaire dont l'application est nécessaire à la solution d'un litige constitutionnel ;

  • soit -ce qui revêt une signification plus grande encore dans notre débat- pour se prononcer sur la validité d'une norme communautaire faisant elle-même l'objet du litige constitutionnel.

En conclusion, en invitant les Cours à compétence constitutionnelle des pays membres de l'Union européenne à explorer les causes, modalités et conséquences, notamment du point de vue de la responsabilité étatique, d'un contrôle de constitutionnalité interne du droit communautaire dérivé, nous avons à décrire un scénario qui ne s'est jamais encore déroulé jusqu'à son terme et ne le fera peut-être jamais.

Cela fait aussi tout l'intérêt du débat.

Jean-Eric SCHOETTL, Secrétaire général du Conseil constitutionnel