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Rapport de la CJCE

Gil Carlos RODRIGUEZ IGLESIAS - Président de la Cour de justice et Jean-Pierre PUISSOCHET - Juge à la cour de justice

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 (Dossier : Droit communautaire - droit constitutionnel) - avril 1998

Les relations entre le contrôle constitutionnel et le droit communautaire dérivé sont, à l'évidence, liées à celles des juridictions, au sens large, investies de fonctions constitutionnelles avec la Cour de justice des Communautés européennes, institution chargée par les traités de responsabilités spécifiques destinées à assurer, autant qu'il est possible, l'unité d'interprétation et d'application du droit communautaire. Plusieurs remarques, d'ailleurs sans prétention à l'originalité, peuvent alors être, dès l'abord, formulées.

En premier lieu, l'intégration croissante depuis plus de quarante ans du droit communautaire et des droits nationaux ne saurait faire oublier la différence de fonctions des hautes juridictions constitutionnelles nationales, d'une part, et de la Cour de justice des Communautés européennes, d'autre part. Aux premières, le souci et la responsabilité de veiller à l'intégrité de l'ordre juridique interne et au respect scrupuleux de la norme constitutionnelle, écrite ou orale ; à la seconde, la tâche de faire en sorte que le droit communautaire soit correctement interprété et appliqué de façon uniforme dans tous les États membres, faute de quoi les normes arrêtées par les institutions communes ne seraient, justement, plus « communautaires ». Les rôles sont peut-être complémentaires ; ils peuvent et doivent certainement se combiner harmonieusement ; mais ils ne sont, à l'évidence, pas identiques.

En second lieu, il va de soi que pour chaque juridiction -et l'on ne parlera ici que de la Cour de justice des Communautés européennes- son rôle, sa responsabilité et ses modes d'intervention sont déterminés par les textes qui lui ont donné naissance et par le contenu de ces textes et de la tradition institutionnelle ou constitutionnelle qui a pu marquer leur interprétation et leur application. Ainsi est-il clair que la Cour de justice des Communautés européennes ne tient son existence, sa légitimité, ses compétences et son autorité que des traités, non pas directement des constitutions nationales. Il faut ici citer évidemment l'article 164 CE, qui impose à la Cour d'assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application du traité, l'article 171 CE, qui établit l'obligation, pour les États membres, de prendre les mesures que comporte l'exécution d'un arrêt de la Cour, ou encore l'article 176 CE qui établit une obligation similaire à l'égard des autres institutions communautaires. Ainsi l'action de la Cour est-elle assez clairement déterminée par les textes des traités institutifs.

On peut évidemment constater -et ce sera l'objet de cette troisième remarque liminaire- que, cependant, les traités, si précis sur bien des points, sont restés assez discrets lorsqu'il s'est agi de définir les effets des actes (autres que les règlements) par lesquels se traduit le droit dérivé, la façon dont il entre dans les ordres juridiques nationaux et dont il se combine avec les normes nationales.

Il est vrai que sur tous ces points, les textes sont peu explicites, et que c'est la jurisprudence de la Cour qui, très vite d'ailleurs, est sortie de l'implicite et a rendu clair ce qui était en germe. On le lui a parfois reproché, et l'histoire de cette institution est jalonnée de contestations au fur et à mesure que les déductions opérées par la jurisprudence de la Cour de justice conduisaient au minimum à des prises de conscience imprévues et, au-delà, à des revirements jurisprudentiels dont on comprend toute la difficulté, voire dans de nombreux cas à des modifications constitutionnelles. En conscience, il est toutefois difficile d'échapper à la constatation que les décisions prises étaient impliquées par les traités : peut-on assurer l'unité d'interprétation et d'application du droit communautaire -préoccupation qui n'a rien de « théologique » mais vise seulement à obtenir un résultat concret, une égale application d'une norme dans chaque État membre- sans devoir faire recours notamment à un principe général de primauté du droit communautaire ?

Ainsi le rôle qui lui est assigné par les traités a-t-il conduit la Cour de justice à mettre en lumière un certain nombre de principes de base, et notamment celui de la primauté du droit communautaire. Les conflits qui pourraient en résulter entre droit communautaire dérivé et dispositions constitutionnelles nationales semblent cependant exceptionnels ; et un ensemble de textes et de pratiques ont permis, jusqu'ici en tout cas, d'en prévenir la venue et le développement. Tels sont les points qui seront brièvement présentés dans cette communication.

I - Le développement des principes de base par la jurisprudence de la Cour de justice

Pour les besoins de la réflexion qui nous préoccupe, il suffira de considérer le principe dit de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux, sans qu'il soit besoin ici de se référer à d'autres principes essentiels de l'ordre juridique communautaire comme à celui de l'effet direct, ou, plus justement, de l'invocabilité directe de très nombreuses dispositions pourvu qu'elles soient, notamment, suffisamment inconditionnelles et précises. Naturellement, l'effet direct influe fortement sur la détermination des dispositions bénéficiant de la primauté ; mais là n'est pas notre propos d'aujourd'hui.

1/ Le principe de la primauté du droit communautaire

Les rapports entre le droit communautaire et le droit constitutionnel national sont notamment marqués par l'application du principe de la primauté du droit communautaire, affirmé et confirmé par la jurisprudence de la Cour de justice depuis l'arrêt du 15 juillet 1964, Costa, 6/64, Rec. p. 1141).

Dès cet arrêt, en effet, la Cour a affirmé :"... issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même".

La portée générale de ce principe conduit à considérer que le droit communautaire s'impose à l'ensemble du droit national, y compris à ses normes les plus élevées, c'est-à-dire constitutionnelles. Cette conséquence, d'ailleurs admise en droit international général, a été tirée par la Cour un an plus tard, dans son ordonnance du 22 juin 1965, Acciaierie San Michele/Haute Autorité (9/65, Rec. 1967 p. 35), par laquelle elle a rejeté une demande incidente de sursis à statuer dans l'attente d'un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne, invitée à se prononcer sur la constitutionnalité de diverses dispositions du traité CECA.

La Cour a ensuite précisé sa position à ce sujet dans plusieurs arrêts :

  • dans celui du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft (11/70, Rec. p. 1125) elle a indiqué que « l'invocation d'atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la Constitution d'un État membre, soit aux principes d'une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d'un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État » ;

  • dans celui du 13 juillet 1972, Commission/Italie (48/71, Rec. p. 529), elle a écarté, « s'agissant d'une règle communautaire directement applicable, la thèse selon laquelle il ne saurait être mis fin à sa violation que par l'adoption de mesures constitutionnellement appropriées pour abroger la disposition » litigieuse et elle a précisé que « l'attribution, opérée par les États membres, à la Communauté des droits et pouvoirs correspondant aux dispositions du traité entraîne une limitation définitive de leurs droits souverains, contre laquelle ne saurait prévaloir l'invocation de dispositions de droit interne de quelque nature qu'elles soient » ;

  • dans celui du 9 mars 1978, Simmenthal (106/77, Rec. p. 629), elle a affirmé que « le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel » ;

  • dans celui du 11 avril 1978 (100/77, Rec. p. 879), et dans celui du 6 mai 1980, Commission/Belgique (102/79, Rec. p. 1473), elle a relevé qu'un État membre défendeur « ne saurait exciper de difficultés internes ou des dispositions de son ordre juridique national, même constitutionnel, pour justifier le non respect des obligations et délais résultant de directives communautaires ». Dans celui du 17 décembre 1980, Commission/Belgique (149/79, Rec. p. 3881), elle a rejeté l'argument tiré de la réserve, par la Constitution belge, des emplois civils et militaires aux nationaux, en indiquant que « Indépendamment de la circonstance que le texte constitutionnel belge n'exclut pas la possibilité d'exceptions à la condition générale de la possession de la nationalité belge, il convient de rappeler, ... que le recours à des dispositions de l'ordre juridique interne pour limiter la portée des dispositions du droit communautaire aurait pour effet de porter atteinte à l'unité et à l'efficacité de ce droit et ne saurait dès lors être admis ». Plus récemment dans les arrêts du 2 juillet 1996, Commission/Luxembourg (C-473/93, Rec. p. I-3207) et Commission/Grèce (C-290/94, Rec. p. I-3285), la Cour a déclaré le manquement de ces États membres à leurs obligations en dépit du fait que c'est leur Constitution qui réservait les emplois publics aux nationaux.

Ainsi qu'il ressort des différents rapports nationaux, l'application du principe de primauté du droit communautaire n'a pas été sans poser, dans plusieurs États membres, d'importants problèmes de constitutionnalité. S'agissant du droit originaire, celui des traités, les difficultés soulevées ont pu imposer, dans certains cas, une révision constitutionnelle ou la formulation de réserves par certaines juridictions et la question même de l'acceptation constitutionnelle initiale de l'ordre juridique communautaire ne semble pas encore incontestée dans tous les États.

2/ Le problème spécifique des actes de droit dérivé

Les actes de droit dérivé bénéficient du principe de primauté au même titre que les autres sources du droit communautaire. On comprend bien la logique de cette situation, et notamment son importance pratique : quinze constitutions nationales, et demain peut-être vingt ou davantage, constituent autant de références dont l'importance est évidente mais qui ne doivent pas pouvoir paralyser le droit dérivé adopté par les institutions communautaires en conformité avec les dispositions des traités.

Cependant, la question de la conformité des actes de droit dérivé avec certaines normes constitutionnelles nationales peut revêtir d'autant plus d'acuité que ces actes, adoptés selon les règles et procédures prévues par les traités, ne sont pas soumis aux règles habituelles d'adoption et de ratification nationales des instruments internationaux. Ce n'est pas seulement que cela leur retire en quelque sorte une part de leur dignité et de leur autorité ; c'est aussi qu'ils échappent, par leur mode d'adoption, à une série de procédures et de contrôles préalables à leur entrée en vigueur (et d'ailleurs susceptibles, dans certains États membres, d'entraîner un contrôle préalable de constitutionnalité).

En tout cas, on sait combien la question a été, et demeure, sensible dans les États dont la Constitution a prévu une protection particulière des droits fondamentaux. De fait, c'est d'ailleurs le seul domaine dans lequel la question semble susceptible d'avoir une importance concrète. Les rapports nationaux confirment que la question de la primauté du droit communautaire ne semble en toute hypothèse pas faire de problème en dehors du champ des droits fondamentaux constitutionnellement garantis.

Vu de Luxembourg, on ne peut que marquer son plein accord avec la constatation faite par les rapports nationaux qu'aucune décision juridictionnelle n'a été rendue par une juridiction constitutionnelle en violation du principe de primauté du droit communautaire, et que la probabilité que des conflits surgissent et posent un problème sérieux paraît peu élevée. Il reste à essayer d'expliquer cette situation.

II - La réduction des conflits potentiels

Il semble possible d'expliquer la situation par la conjonction de deux types de mécanismes, les uns préventifs, les autres curatifs.

1/ L'élimination préventive

Toute situation de conflit entre le droit communautaire et une norme constitutionnelle nationale d'un État membre est, en premier lieu, imputable à un probable manque de vigilance de la part du législateur communautaire en général et des représentants de l'État membre concerné en particulier. Sauf cas exceptionnel, qui ne vient guère à l'esprit, on peut en effet présumer que le législateur communautaire souhaiterait éviter de violer les dispositions constitutionnelles d'un État membre (sauf éventuellement si le traité l'y contraignait) et que si un État membre invoque le risque d'une telle violation, le Conseil fera son possible pour trouver une solution alternative.

A côté de la vigilance spontanée du législateur communautaire, on peut mentionner l'existence de mécanismes mis en place sur le plan national pour examiner systématiquement les projets de textes communautaires « en amont » de façon à déceler le plus tôt possible les incompatibilités possibles ou probables. De tels examens n'ont rien de répréhensible au regard de l'orthodoxie, aussi longtemps bien entendu qu'il est accepté qu'une incompatibilité avec l'ordre constitutionnel national ne constitue pas, ipso jure, une violation du droit communautaire. Ce qu'on pourrait appeler « l'organisation de la veille nationale » peut avoir des effets très positifs. Encore une fois, si un État membre constate, avant l'aboutissement du processus législatif, l'existence d'une difficulté, il est bien compréhensible qu'il en fasse part à ses partenaires au sein du Conseil, tout comme aux autres acteurs de la procédure, de façon à ce que compte puisse en être tenu. Ce n'est pas une question de « compromis de Luxembourg », mais de simple considération des problèmes que peut rencontrer un État et de recherche d'une solution appropriée dans le plus strict esprit communautaire.

Enfin, à la limite des techniques préventives et des méthodes curatives, il y a lieu de rappeler la traditionnelle règle d'interprétation respectée par toutes les juridictions en vertu de laquelle, en présence de difficultés de combinaison d'un texte international et d'un texte national, il y a lieu d'interpréter le texte national de façon à ne pas mettre en péril sa compatibilité avec l'engagement international -dans la mesure en tout cas où cela est possible-. Les cours constitutionnelles n'ignorent pas cette attitude même si elle est plus délicate pour elles que pour d'autres juges compte tenu de la nature des normes qu'elles doivent interpréter.

2/ Collaboration organique et interpénétration des ordres juridiques

Abordons enfin les éléments qui contribuent à expliquer la rareté, ou la quasi-absence, de situations conflictuelles entre les droits constitutionnels nationaux et le droit communautaire.

Le plus important réside sans doute dans l'exercice, par la Cour de justice, d'un véritable contrôle de constitutionnalité des actes communautaires de droit dérivé. Eu égard à l'autonomie des ordres juridiques, il ne lui appartient certes pas de procéder à un tel contrôle sur le fondement de normes nationales. Mais elle le fait en se fondant sur les principes généraux du droit communautaire, dont beaucoup sont inspirés par les traditions constitutionnelles communes aux États membres.

On rappellera, en effet, que dès l'arrêt du 12 juillet 1957, Algera (7/56 et 7/57, Rec. p. 81), la Cour a affirmé la nécessité, en l'absence de règles fixées par le traité, de s'inspirer des principes généralement admis par le droit des États membres. S'agissant plus précisément des droits fondamentaux, auxquels elle s'est référée pour la première fois dans l'arrêt du 12 novembre 1969, Stauder (29/69, Rec. p. 419), elle a retenu, dans l'arrêt Internationale Handelgesellschaft, précité, que leur respect « fait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect » et que « la sauvegarde de ces droits, tout en s'inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté ».

Cela étant, des difficultés particulières pourraient se poser pour les actes de droit dérivé qui auraient été adoptés en dehors des limites des compétences transférées aux Communautés par les traités. Certaines cours ou institutions à compétence constitutionnelle semblent admettre qu'elles seraient habilitées à mettre en cause la validité de tels actes, alors que la Cour de justice, depuis l'arrêt du 22 octobre 1987, Foto Frost (314/85, Rec. p. 4199), dénie clairement aux juridictions nationales le pouvoir de constater elles-mêmes l'invalidité des actes des institutions communautaires. La Cour estime, en effet, que les compétences préjudicielles que lui donne l'article 177 du traité « ont essentiellement pour objet d'assurer une application uniforme du droit communautaire par les juridictions nationales » et que « cette exigence d'uniformité est particulièrement impérieuse lorsque la validité d'un acte communautaire est en cause ».

Ainsi, dans le cas où une juridiction à compétence constitutionnelle considérerait qu'un acte de droit dérivé est intervenu en dehors du champ d'application des compétences transférées par les États membres, elle devrait normalement, comme toute juridiction, interroger la Cour de justice par renvoi préjudiciel sur la validité du dit acte. Elle pourrait également, de la même manière, poser à la Cour une question portant sur l'interprétation de telle ou telle disposition pouvant ou non fonder la compétence de l'institution communautaire auteur de l'acte en cause.

Reste à savoir, car la Cour n'a encore jamais eu à se prononcer sur la recevabilité de semblables renvois, si une Cour ou institution à compétence constitutionnelle constitue bien l'une des juridictions prévues par l'article 177 CE. Bien des indices semblent conduire à admettre la recevabilité de questions préjudicielles émanant d'une juridiction constitutionnelle si celle-ci estime nécessaire de poser une telle question. La Cour sera conduite à se prononcer, dès lors qu'elle vient, en 1997, d'enregistrer le premier renvoi préjudiciel émanant d'une juridiction de cette nature, en l'espèce, la Cour d'arbitrage de Belgique, suivie d'ailleurs, cette même année, par la juridiction constitutionnelle d'un Land allemand.

Notons enfin que, dans la pratique, les obstacles à une telle saisine ne manquent pas, à commencer par les délais impératifs qui sont parfois imposés à certaines cours ou institutions constitutionnelles pour statuer.

* * *

En guise de conclusion, il est impossible de ne pas affirmer que la primauté du droit communautaire consacrée par la jurisprudence de la Cour de justice répond à une exigence existentielle de la Communauté, dont le droit qu'elle édicte doit produire les mêmes effets dans tous les États membres qui la composent, sans qu'il puisse être paralysé par des normes internes, quel qu'en soit le rang. La structure constitutionnelle propre de chaque État membre ne peut constituer un obstacle à l'application uniforme dans toute la Communauté de ce droit commun que constitue le droit communautaire.

La jurisprudence de la Cour a adapté aux particularités du contexte juridique communautaire les règles de droit international qui consacrent la primauté du droit international sur le droit interne. La nouveauté la plus importante tient à ce que -à la différence du droit international, qui laisse en principe à chaque État la possibilité de régler les conséquences précises de la primauté des règles internationales dans son propre ordre juridique-, le droit communautaire impose à tous les organes des États membres, y compris les juridictions, l'obligation d'écarter toute règle nationale en cas de conflit avec une règle communautaire. Cette conception de la primauté répond notamment à la nécessité d'assurer, grâce à l'existence d'une juridiction commune, le respect du droit et son interprétation uniforme dans l'ensemble de la Communauté.

On comprend cependant bien la réticence qu'une cour constitutionnelle peut éprouver à assumer le principe de primauté ainsi conçu si l'on tient compte du fait que la suprématie de la Constitution est le présupposé existentiel d'une cour de ce type.

En fait, au stade actuel de l'intégration européenne, caractérisée sur le plan juridique par la relative autonomie réciproque des ordres communautaire et nationaux, malgré leurs multiples imbrications, et par la séparation de leurs systèmes juridictionnels, entre lesquels n'existe pas de relation hiérarchique, un conflit radical entre les exigences de l'ordre communautaire et celles de la Constitution d'un État membre n'est pas susceptible de recevoir une solution logique satisfaisante.

Mais un tel conflit radical apparaît hypothétique, et tant les cours constitutionnelles que la Cour de justice ont la possibilité, et le devoir, d'éviter qu'un tel conflit se produise. En fait, l'hypothèse d'un conflit doit demeurer limité à la condition d'une contradiction entre les normes communautaires et les principes constitutionnels fondamentaux.

La réalisation de cette hypothèse devrait donc rester exclue dans toute la mesure où les principes constitutionnels qui sont communs aux systèmes juridiques d'États membres, qui partagent les mêmes valeurs essentielles, sont incorporés au droit communautaire. De ce point de vue, une grande responsabilité incombe à la Cour de justice, celle d'interpréter l'ensemble du droit communautaire en conformité avec ces principes, qu'elle doit identifier et formuler de façon suffisamment ouverte et en tenant compte, en particulier, de la jurisprudence des cours constitutionnelles.