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Procès équitable et Due Process of Law

Pascal MBONGO - Professeur à l'Université de Poitiers - Responsable d'un programme de recherche en droit américain

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 44 (Le Conseil constitutionnel et le procès équitable) - juin 2014

Résumé : Les rapports entre Due Process of Law et « droit à un procès équitable » au sens de la Convention européenne des droits de l'homme ou d'autres instruments internationaux ne sont pas de l'ordre de l'équivalence. En effet, le Due Process est un bifrons dont l'un des visages garantit des droits substantiels (Substantive Due Process) et l'autre visage seul garantit des droits procéduraux (Procedural Due Process). D'autre part, un certain nombre de droits procéduraux analysés comme des composantes du droit à un procès équitable (délai raisonnable de jugement, protection contre l'auto-incrimination) sont constitutionnellement protégés en droit américain indépendamment de la clause de Due Process. C'est donc plutôt une consonance que suggère le rapprochement entre ces deux catégories. Cette consonance est politique et intellectuelle, puisque Due Process et droit à un procès équitable sont autant d'éléments du libéralisme institutionnel qui tendent à faire dépendre initialement la modération judicaire d'un certain nombre d'exigences procédurales. Cette consonance est normative, puisque Due Process et droit à un procès équitable ont tous deux un champ d'application qui dépasse l'activité des tribunaux stricto sensu pour s'appliquer y compris à des décisions administratives.


Le concept de « droit au procès équitable », qui désigne depuis 1998 les nombreuses prescriptions de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH), est traduit dans la version anglaise de la Convention par Right to a fair trial au prix d’un paradoxe : fair trial renvoie plutôt littéralement à une idée d’honnêteté(1). En même temps, Due Process of Law, que la littérature juridique américaine associe quelquefois à la fairness(2), pouvait d’autant moins être retenu pour la Convention que ce concept a une originalité statutaire en droit américain. Droit au procès équitable et Due Process of Law ne se recoupent pas moins intellectuellement à différents égards : d’une part ces deux catégories juridiques participent d’un ensemble plus vaste de prérogatives procédurales accordées aux personnes physiques et morales, un ensemble qui comprend par ailleurs le droit à la sûreté (art. 5 CESDH) dans le contexte européen, le IVe Amendement et l’Habeas Corpus dans le contexte américain, le principe non bis in idem (Ve Amendement, art. 4 du protocole n° 7 à la CESDH) et le droit à un double degré de juridiction en matière pénale (art. 2 du protocole n° 7 à la CESDH) ; d’autre part ces deux catégories juridiques subsument le droit répressif (a minima et au-delà donc du droit pénal) sous l’idée du libéralisme politique et institutionnel selon laquelle « le droit pénal [plus généralement, le droit du fond] est fait pour les malandrins et la procédurale pénale [plus généralement, la procédure] pour les honnêtes gens » ; enfin, droit au procès équitable et Due Process of Law sont d’importants marqueurs de la centralité du juge dans les sociétés libérales, les prérogatives dont sont assortis ces droits étant de celles qui ont progressivement fait du procès et du jugement un lieu et un support de la citoyenneté(3).

Du rapprochement entre droit à un procès équitable et Due Process of Law, l’on ne saurait conclure à une équivalence puisque le Due Process est un bifrons dont un visage seul figure des garanties procédurales (I) et qu’un certain nombre de garanties procédurales saisies dans le contexte européen au titre du procès équitable le sont aux États-Unis à d’autres titres que le Due Process (III). C’est donc plutôt une consonance qui demande à être établie entre ces deux catégories (II).

I – La distinction entre Substantive Due Process et Procedural Due Process

La clause de Due Process__of Law n’est pas définie par la Constitution américaine, le Ve Amendement et le XIVe Amendement (qui reprend les termes du Ve Amendement et les rend applicables aux États) disposant seulement que nul ne doit être privé de vie, de liberté ou de propriété, sans Due Process of Law. Il y a donc deux clauses de Due process dans la Constitution américaine, leur importance juridique et politique ressortant d’abord de ce que ce sont elles qui ont largement servi de ressource à la Cour suprême (Incorporation doctrine) pour soumettre les États aux dispositions des dix premiers amendements (Bill of rights) et pour soumettre l’État fédéral à la clause d’égale protection prévue par le XIVe Amendement (Reverse incorporation doctrine). La distinction est néanmoins faite au sein des deux clauses de Due Process entre la partie intéressant des « garanties juridiques fondamentales » en matière de liberté et de propriété (Substantive Due Process) et la partie relative aux « garanties procédurales fondamentales » (Procedural Due Process). Cette distinction a été développée à la fin du xixe siècle à partir d’une interprétation qui veut que la première partie du texte constitutionnel (No person ( ) shall be deprived of life, liberty, or property) énonce en elle-même une protection contre des mesures intrusives dans la vie, la liberté et la propriété et que la deuxième partie seule (without Due Process of Law) désigne des droits procéduraux.

Ainsi, alors que le Procedural Due Process désigne des sujétions procédurales qui pèsent sur les pouvoirs publics lorsqu’ils prennent une mesure restrictive ou privative de liberté ou de propriété de personnes nommément désignées, le Substance Due Process désigne plutôt l’obligation pour les pouvoirs publics de ne s’immiscer dans la vie, la liberté ou la propriété des personnes qu’à la condition de pouvoir exciper à la fois d’un motif légitime et de la proportionnalité des motifs au but poursuivi. Toutefois, le Substantive Due Process n’est pas réductible à une méthode d’évaluation de la constitutionnalité d’une restriction aux droits et libertés puisqu’il peut, seul ou en combinaison avec d’autres droits constitutionnels prévus ou non par la Constitution (spécialement ceux énoncés au Ve Amendement lui-même, au IVe Amendement, au XIVe Amendement), fonder de nouveaux droits constitutionnels. Ainsi, la notion de « liberté » contenue dans la clause de Due Process a été interprétée comme fondement du droit constitutionnel de se marier(4), du droit constitutionnel des parents d’avoir la garde de leurs enfants et de ne pas en être séparés par les pouvoirs publics(5). C’est encore la clause du Due Process qui, au nom de la « liberté personnelle », généra à partir des années 1920 une jurisprudence protectrice de la « vie privée » – avant la consécration de cette notion (privacy) dans Griswold v. Connecticut(6). C’est encore elle seule qui, depuis Planned Parenthood of Southeast Pennsylvania v. Casey (1992), fonde le « droit à l’avortement ».(7)

II – Consonance entre Procedural Due Process et droit au procès équitable

Le Procedural Due Process implique a minima que les destinataires de la décision envisagée doivent disposer d’une information appropriée sur elle ainsi que de la faculté d’être auditionnés(8). C’est précisément parce que le Due Process n’est pas réductible à cette conception sommaire qu’une consonance peut être trouvée entre la catégorie américaine et la catégorie européenne.

A – Consistance du Procedural Due Process

Plutôt qu’une liste exhaustive d’exigences susceptibles d’être déclinées du Due Process, la Cour suprême a défini une méthode devant servir aux autorités publiques pour décider concrètement des garanties procédurales dont elles doivent assortir leur décision. Ce sont trois « facteurs » qu’il faut prendre en considération, a décidé la Cour dans Mathews v. Eldridge(9) : « premièrement, l’intérêt privé qui sera affecté par la décision publique ; deuxièmement, le risque d’une privation à tort d’un tel intérêt par les procédures utilisées et, le cas échéant, la valeur probable de garanties procédurales supplémentaires ou alternatives ; et, enfin, l’intérêt de l’État, qui comprend notamment la fonction impliquée ainsi que les charges fiscales et administratives qu’entraînerait l’exigence procédurale supplémentaire ou alternative »(10).

Telle qu’elle ressort des nombreuses décisions des juridictions fédérales et de la Cour suprême, la portée normative du « test » abstrait du Mathews v. Eldridge a néanmoins pu être rapportée à dix exigences(11) qui, d’une manière ou d’une autre, ont une résonance dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou dans celle du Conseil constitutionnel : 1/ le droit des destinataires de la décision envisagée de disposer d’une information appropriée sur elle (adequate notice) ; 2/ la faculté pour les destinataires de la décision envisagée d’être auditionnés (opportunity to be heard)(12) ; 3/ le droit pour les destinataires de la décision envisagée de présenter des éléments de preuve (the right to present evidence) ; 4/ le droit pour les destinataires de la décision envisagée de confronter des témoins et des experts (confrontation of opposing witnesses) ; 5/ le droit pour les « parties » concernées par la décision envisagée de contre-interroger les témoins (right to cross examine those witnesses) ; 6/ la publicité de tous les moyens mobilisés par les « parties » (disclosure of all adverse evidence) ; 7/ le droit pour toute partie intéressée à la décision envisagée de disposer d’un avocat (the right to an attorney if desired) ; 8/ l’indexation exclusive de la décision sur les preuves et documents fournis à l’occasion des auditions (a decision based solely on the evidence produced at the hearing) ; 9/ la motivation de la décision (statement of the reasons for the decision) ; 10/ l’impartialité de l’auteur de la décision (an impartial decision maker)(13).

B – Une commune captation d’objets extérieurs à la « justice »

Aussi bien le champ d’application du droit au procès équitable de la CESDH que celui du Procedural Due Process ont été élargis à des objets et à des situations extérieurs à la « justice » entendue « organiquement » et de manière classique. Or ces objets et ces situations sont difficiles à recouper immédiatement dans la mesure où, lorsqu’aux fins de l’application de l’art. 6 § 1 de la CESDH, ils sont saisis par la CEDH à travers l’« interprétation autonome » des notions de « tribunal », de « contestations sur les droits et obligations de caractère civil » et de « bien-fondé d’une accusation en matière pénale », l’extension du Due Process pour sa part s’est faite en dehors du champ judiciaire américain à la procédure administrative, et même plus exactement aux décisions administratives dites d’adjucation, soit des décisions prises sur des cas concrets au terme d’une enquête (investigation procedure). En matière de procédure administrative d’adjudication, les exigences du Due Process constituent une sorte de socle minimal auquel se sont ajoutées différentes autres exigences procédurales définies par l’Administrative Procedure Act modifié à plusieurs reprises depuis 1947 – des règles dont certaines valent d’ailleurs aussi bien pour l’adjudication que pour le rulemaking (élaboration d’actes administratifs réglementaires).

La prégnance du Due Process en matière d’adjudication n’est pas universelle puisqu’il faut encore, suivant les termes mêmes des Ve et XIVe Amendements, que la décision administrative en cause soit de nature à « priver » l’administré de « sa vie, de sa liberté ou de sa propriété ». Si en fait de « privation », la jurisprudence envisage plutôt certaines « ingérences » des autorités administratives, encore fallait-il circonscrire la portée de la « liberté » et de la « propriété » à laquelle était susceptible de se rapporter la décision administrative d’adjudication. Il faut, a durablement jugé la Cour suprême, que la décision en cause se rapporte à un droit et non à un privilège consenti par l’État. Cette distinction entre droit et privilège, qui avait pour conséquence d’exclure du champ du Due Process de nombreuses décisions administratives individuelles préjudiciables (les décisions de licenciement, de révocation d’aides publiques, de révocation de licences professionnelles ), a été abandonnée par la Cour suprême en 1970 dans Goldberg v. Kelly(14) par refus du conservatisme social dont elle était désormais synonyme(15), au profit d’une démarche consistant à questionner l’intérêt en jeu, qu’il soit d’ordre propriétaire (property interest) ou qu’il se rapporte au pouvoir d’auto-détermination du sujet (liberty interest).

C’est ici que la consonance avec la jurisprudence de la CEDH se rapportant spécialement au seul article 6 § 1 de la Convention (indépendance du « tribunal », impartialité du « tribunal », équité de la procédure, délai raisonnable de « jugement », caractère public du « jugement ») peut être recherchée, étant admis qu’aux fins de l’application de l’article 6 § 1, ce sont souvent des « administrations » au sens du droit interne ou des institutions de droit privé mais dotées de prérogatives de puissance publique ou investies de missions de service public (toujours au sens du droit interne) qui sont extensivement assimilables à des « tribunaux »(16). Cette consonance est partiellement vérifiable à travers la manière dont le juge américain évalue l’intérêt propriétaire susceptible de justifier le Due Process dans une décision administrative d’adjudication et la manière dont la CEDH évalue les contestations sur des « droits et obligations de caractère civil » aux fins de l’application de l’article 6 § 1(17). Dans les deux cas en effet, l’existence de « droits patrimoniaux » est centrale, même s’il est vrai par ailleurs qu’en droit européen la circonstance qu’un litige soit de nature « patrimoniale » n’est pas suffisant à lui seul pour entraîner l’application de l’article 6 § 1 sous son aspect civil(18) et qu’en droit américain, non seulement les juges peuvent tenir compte de l’importance du droit patrimonial en cause mais qu’en plus l’intérêt propriétaire peut ne pas correspondre à un droit patrimonial : comme depuis Board of Regents v. Roth(19) la Cour suprême a cessé d’évaluer l’intérêt propriétaire de l’administré à l’aune de l’importance du retentissement de la décision dans la vie dudit administré(20) sans définir à proprement parler un critère alternatif, on relèvera plutôt qu’elle considère que l’intérêt propriétaire de l’administré va au-delà des questions de propriété immobilière, de propriété mobilière ou même de questions d’argent(21), au point de pouvoir englober, par exemple, une mesure disciplinaire de suspension temporaire de lycéens(22).

III – Irréductibilité des garanties procédurales du « bon procès » au Due Process

Abstraction faite de l’extension de leur périmètre à des institutions et à des autorités qui ne sont pas analysées dans leurs ordres juridiques respectifs comme étant des « tribunaux », procès équitable et Procedural Due Process participent tous deux de la définition d’une qualité idéale de la « décision de justice »(23). Toutefois, autant cette définition consiste en un système normatif relativement complet dans l’article 6 de la CESDH, autant cette définition est éclatée au sein des Ve et VIe Amendements. L’attention va être portée ici sur deux garanties procédurales extérieures à la clause du Due Process et qui, pour l’une, n’est pas toujours mise au crédit fondateur des États-Unis et qui, pour l’autre, a une portée normative infiniment plus importante dans la procédure pénale américaine.

A – La préséance américaine en matière de délai raisonnable de jugement

La première formulation moderne et constitutionnelle du droit d’être jugé dans un délai raisonnable date, en effet, du VIe amendement de la Constitution des États-Unis en tant qu’il dispose que dans toutes les poursuites pénales, l’accusé devra notamment bénéficier du droit d’être jugé rapidement (the right to a speedy trial). « Amorphe », « glissant », « nécessairement relatif » selon les mots de la Cour suprême(24), ce droit l’est d’autant plus qu’il a constamment été soutenu qu’il participe autant d’un intérêt du mis en cause en matière pénale que d’un intérêt social, ces deux intérêts étant susceptibles d’entrer en conflit. Du point de vue du mis en cause, la Speedy Trial Clause est ainsi vouée à « empêcher l’incarcération injustifiée et oppressive avant le procès, [à] minimiser l’anxiété et la préoccupation induites par une mise en cause publique et [à] limiter la détérioration de la capacité d’un accusé à se défendre »(25). La société pour sa part gagne à voir des mis en cause être rapidement jugés afin d’empêcher un arriéré d’affaires susceptible ou bien de permettre à de « dangereux criminels » de rester sans surveillance durant de longues périodes de libération sous caution, ou bien de retarder la réinsertion des mis en cause, ou bien de gêner de quelque manière la justice pénale(26).

La nécessité de concilier l’intérêt du mis en cause et celui de la société(27) aura donc déterminé les quatre critères définis par la Cour suprême comme devant être pris en compte dans l’évaluation d’un délai raisonnable de jugement, soit : la longueur du retard ; les raisons du retard ; le fait pour le mis en cause de s’être formalisé ou non du retard lors de la période antérieure au procès ; l’existence d’un préjudice découlant pour le mis en cause du fait de n’avoir pas été jugé plus vite(28).

Le premier critère est une question de seuil puisque « par définition, un défendeur ne peut pas se plaindre de ce que le gouvernement l’a privé d’un procès rapide si, en fait, la poursuite s’est faite avec la promptitude usuelle ». Dans cette mesure, les autres critères ne devraient être envisagés que si le mis en cause peut établir que « l’intervalle entre l’accusation et le procès a dépassé le seuil distinguant un retard ordinaire d’un retard “présomptivement préjudiciable” ». Rien n’est cependant moins défini que ce qui est presumptively prejudicial(29) même s’il existe une inclination de différentes juridictions fédérales à considérer qu’au-delà d’un an entre la mise en accusation et le procès, il y a à se poser des questions. Quant au quatrième critère – celui tiré du préjudice pour le mis en cause −, pour être régulièrement éprouvé par les juges, dont ceux de la Cour suprême(30), il est relativement fébrile dans la jurisprudence fédérale. Certains juges sont en effet portés à considérer que la Speedy Trial Clause « est faite pour minimiser la possibilité de longue incarcération avant le procès, pour réduire la restriction de liberté imposée à un accusé libéré sous caution – une restriction qui, pour être limitée n’en est pas moins substantielle – pour abréger la perturbation de vie causée par l’arrestation et le poids de poursuites pénales non résolues »(31). Dans cette perspective, le préjudice découlant pour le mis en cause d’un long écoulement de temps avant le procès ressortirait plutôt des dispositions constitutionnelles relatives au Due Process et des dispositions législatives relatives aux délais de prescription des infractions ou des poursuites.

Somme toute, la Speedy Trial Clause génère beaucoup moins de contentieux que d’autres provisions de « droit processuel » du Ve et du VIe Amendements. L’explication tient largement à l’existence de lois fédérales − spécialement le Speedy Trial Act (1974) − qui inscrivent les étapes successives de la procédure pénale fédérale dans des délais précis et souvent sanctionnables par des nullités.

B – La protection contre l’auto-incrimination

La CEDH a jugé que « le droit de garder le silence et celui de ne pas s’incriminer » sont garantis par l’article 6 § 1 de la Convention. Le dynamisme interprétatif de la Cour est manifeste parce que non seulement elle ajoute à la Convention, mais en plus elle impose un changement important à ceux des États comme la France dont la culture policière et pénale était rétive, voire hostile, à de tels droits. Le dynamisme interprétatif de la Cour est néanmoins très mesuré puisque, selon ses propres termes, ces droits ne sont pas absolus(32), soit une inhibition de ces droits qui est moins vérifiable dans le contexte américain où ils ont accédé à la dignité du sacré.

Aux termes du Ve Amendement de la Constitution des États-Unis, « ( ) nul ( ) ne pourra être obligé de témoigner contre lui-même ». Cette disposition institue donc une « faculté de refuser de répondre à des questions [des forces publiques de sécurité], dans un cadre formel ou informel à la faveur duquel les réponses données par l’intéressé sont susceptibles d’être utilisées afin de le mettre en cause dans une procédure pénale »(33).

Une jurisprudence immémoriale veut ainsi que la demande d’un avocat pendant un interrogatoire policier en garde à vue consiste en elle-même en une invocation de la protection constitutionnelle contre l’auto-incrimination. Il s’agit en réalité d’une interprétation systémique des Ve et VIe Amendements puisque la demande d’un avocat participe du droit d’être assisté d’un conseil pour sa défense qui ressort pour sa part du VIe Amendement dans lequel il recouvre en réalité deux aspects : le droit de ne pas être auditionné sans la présence d’un avocat ; le droit de se voir commettre d’office un avocat si l’on ne peut en avoir un par ses propres moyens. C’est cette interprétation systémique de la protection constitutionnelle contre l’auto-incrimination et du droit constitutionnel à l’avocat qui éclaire leur rapprochement dans l’« avertissement Miranda »(34) que les forces publiques de sécurité doivent prononcer dans le contexte d’une arrestation.

La jurisprudence n’a pas moins posé que la circonstance qu’un accusé ne veuille pas témoigner à son procès ne peut être utilisée contre lui par le ministère public pour étayer sa démonstration de culpabilité. S’il en était ainsi, a considéré la Cour suprême, cela reviendrait en quelque sorte à « punir » les prévenus d’avoir exercé leur droit constitutionnel(35).

L’invocation de la protection constitutionnelle contre l’auto-incrimination doit être expresse, a jugé la Cour suprême en juin 2013 dans Salinas v. Texas qui n’ajoutait pas moins que cette exigence ne s’épuise pas dans les formules rituelles et « magiques » que sont : « J’invoque le VeAmendement » ; « Je veux garder le silence » ; « Je veux un avocat ». La protection constitutionnelle contre l’auto-incrimination instituée par le Ve Amendement doit donc avoir été expressément revendiquée, sauf dans deux hypothèses : l’hypothèse dans laquelle le silence d’un prévenu au cours de son procès, autrement dit son refus de témoigner, est en lui-même assimilable à une invocation du Ve Amendement(36) ; l’hypothèse dans laquelle des manœuvres policières ont pu empêcher ou contrarier la volonté du prévenu d’invoquer le Ve Amendement(37).

Dans Salinas v. Texas, la Cour suprême n’avait pas cru devoir répondre à la question de principe qui lui était posée : celle de savoir si l’accusation peut se servir contre un prévenu du fait pour celui-ci d’avoir invoqué le Ve Amendement pendant un questionnement policier antérieur au placement en « garde à vue » (non custodial police interview). La majorité de la Cour a considéré qu’il n’était pas besoin de s’approprier cette question dès lors qu’en toute hypothèse le prévenu Salinas ne pouvait prétendre bénéficier de la protection offerte par le Ve Amendement, faute pour lui précisément de l’avoir fait expressément durant la phase préalable à son arrestation en bonne et due forme. Si la Cour n’a pas eu besoin de s’approprier la question de principe qui lui était posée, il n’est pas moins apparu que le juge Clarence Thomas, par exemple, était plutôt enclin à considérer que l’accusation pouvait se servir contre un prévenu du fait pour celui-ci d’avoir invoqué le Ve Amendement pendant un questionnement policier antérieur au placement en « garde à vue » dans la double mesure où, de son point de vue, le droit garanti par le Ve Amendement : 1/ de toutes les façons, n’est pas applicable à la phase antérieure à une arrestation en bonne et due forme ; 2/ ne tend à s’opposer qu’aux seules manœuvres de la police et des procureurs qui tendent à obliger un individu à témoigner contre lui-même.

De fait, les cours d’appel fédérales sont partagées sur cette question. Et c’est consciente de ce dissensus que la cour d’appel fédérale pour le 2e circuit a pour sa part décidé le 26 août 2013 (United States v. Okatan) que l’accusation viole le Ve Amendement lorsqu’elle entreprend d’étayer sa démonstration de culpabilité du prévenu en s’appuyant sur le fait pour celui-ci d’avoir demandé un avocat avant son arrestation en bonne et due forme. La Cour fait valoir que permettre à un jury d’inférer la culpabilité à partir d’une demande d’avocat formée avant l’arrestation proprement dite revient à méconnaître l’idée que les droits garantis par le Ve Amendement ne sont pas limités aux seules personnes en « garde à vue » ou déjà formellement accusées d’un crime ou d’un délit. S’il en était ainsi, considère-t-elle dans une référence explicite à Griffin v. California, cela reviendrait en quelque sorte à « punir » les prévenus d’avoir exercé leur droit constitutionnel.

Postface : Le Conseil constitutionnel et la quadrature du cercle

La notion de droit au procès équitable est entrée dans le lexique du Conseil constitutionnel lorsqu’en 2006 le Conseil a soutenu que : « sont garantis par [l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen], “le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense lorsqu’est en cause une sanction ayant le caractère d’une punition(38). Le communiqué dont la décision du Conseil est assortie n’éclaire pas cette innovation et les décisions du Conseil constitutionnel dans lesquelles apparaît cette notion depuis 2006 ne sont pas spécialement instructives, faute de décliner les propriétés spécifiques ou la portée normative propre à un droit que le Conseil cite toujours accolé à d’autres droits dont il dit qu’ils découlent eux aussi de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Au demeurant, les tables analytiques de ses décisions éditées par le Conseil constitutionnel contiennent un chapitre intitulé « Respect des droits de la défense, droit à un procès équitable et droit à un recours juridictionnel effectif en matière pénale » mais qui ne se décline pas (au 1er mars 2014) en paragraphes spécialement labellisés « droit à un procès équitable ». Pour ainsi dire, la difficulté que doit surmonter le Conseil constitutionnel avec son innovation de 2006 est considérable : d’un côté, un assez grand nombre d’objets analysés par la CESDH ou par d’autres instruments juridiques (art. 14 PIDCP) comme éléments du droit à un procès équitable existent par ailleurs déjà dans sa jurisprudence ; de l’autre côté, et contrairement à ce qui a pu être suggéré(39), le droit à un procès équitable ne peut simplement être rapporté à un seul ou à un moment particularisé du « jugement » d’une affaire ou d’une cause.

(1) Voir sur ce point les observations d’É. Zoller, « Procès équitable et due process », Rec. Dalloz, 2007, p. 517. Sur la généalogie du concept de Due Proces of Law, voir notamment : K. Jurow, « Untimely Thoughts : A Reconsideration of the Origins of Due Process of Law », 19 Am. J. Leg. Hist. 265, 1975 ; M. D. Forkosch, « A history of Due Process », in C. Fredericks (dir.), _Amendment XIV. Due Proces_s, Greenhaven Press, 2009, p. 28-39.

(2) M. D. Forkosch, op. cit., p. 39 ; C. Evans, « The Due Process Clause Guarantees the Right to a Fair Trial », in C. Fredericks (dir.), op. cit., p. 72-76.

(3) L. Assier-Andrieu, « Le juge, la loi et le citoyen », in La qualité des décisions de justice (P. Mbongo, dir.), Conseil de l’Europe, coll. Études de la CEPEJ n° 4, 2007, p. 11-16.

(4) Loving v. Virginia, 388 U.S. 1 (1967).

(5) Stanley v. Illinois, 405 U.S. 645 (1972) ; Quilloin v. Walcott, 434 U.S. 246 (1978).

(6) Griswold v. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965). Voir cependant aussi Mapp v. Ohio, 367 U.S. 643 (1961).

(7) Voir notre étude : « Le droit à l’avortement aux États-Unis, entre les pénombres et les émanations de la Constitution », in Mélanges en l’honneur de François Hervouët, Presses universitaires juridiques de Poitiers – LGDJ, 2014.

(8) Entre autres décisions : Mullane v. Central Hanover Bank & Trust Co., 339 U.S. 306 (1950).

(9) 424 U.S. 319 (1976).

(10) C’est nous qui traduisons.

(11) John V. Orth, Due Process of Law. A Brief History, University Press of Kansas, 2003, p. 88.

(12) Goldberg v. Kelly, 397 U.S. 254 (1970).

(13) Gibson v. Berryhill, 411 U.S. 564 (1973).

(14) 397 U.S. 254.

(15) E. Chemerinsky, Constitutional Law, Aspen Publishers, 3e éd., 2009, p. 1176 ; É. Zoller, op. cit., p. 518.

(16) Sramek c. Autriche (22 octobre 1984, § 36) ; Rolf Gustafson c. Suède (1er juillet 1997, § 45) ; Chypre c. Turquie (10 mai 2001, § 233).

(17) Le Due Process n’est donc pas moins appliqué aux décisions administratives d’adjudication lorsque celles-ci affectent un pouvoir d’autodétermination de l’administré (liberty interest). Les situations susceptibles de correspondre à cette hypothèse sont cependant loin de recouper les procédures relatives au « bien-fondé d’une accusation en matière pénale » au sens de la CESDH. Dans le cas des prisonniers par exemple, la Cour suprême a jugé qu’indépendamment des lois et règlements qui régissent les établissements pénitentiaires, ceux-ci peuvent invoquer le Due Process lorsque l’ingérence publique dans leur liberté est « atypique au regard des conditions normales d’emprisonnement » (Sandin v. Conner, 515 U.S. 472 [1995]). Cette notion de liberty interest a même pu trouver à s’appliquer à des décisions administratives d’adjudication susceptibles d’affecter l’image, l’honneur, la réputation ou l’intégrité d’un administré (Wisconsin v. Constantineau, 400 U.S. 433 [1971] ; Goss v. Lopez, 419 U.S. 565 [1975]). Cette solution a été abandonnée dans Paul v. Davis (424 U.S. 693 [1976]).

(18) Entre autres : Pierre-Bloch c. France (21 octobre 1997, § 51) ; Ferrazzini c. Italie (12 juillet 2001, § 25). D’où l’exclusion de son champ d’application de procédures fiscales, des procédures relatives à l’octroi de l’asile politique ou de certains litiges intéressant les fonctionnaires.

(19) 408 U.S. 564 (1972).

(20) Tel était en effet le « critère » qu’elle avait dégagé dans Goldberg v. Kelly, 397 U.S. 254 (1970).

(21) Board of Regents v. Roth, 408 U.S. 564 (1972).

(22) Goss v. Lopez, 419 U.S. 565 (1975) : dans cette espèce, la Cour a trouvé un intérêt propriétaire dans le « droit légitime d’un étudiant à un enseignement public ».

(23) Sur cet idéal, voir l’ouvrage collectif précité : La qualité des décisions de justice.

(24) Barker v. Wingo, 407 U.S. 514, 522 (1972) ; Vermont v. Brillon, 556 U.S. 81, 89 (2009).

(25) United States v. Loud Hawk, 474 U.S. 302, 312 (1986).

(26) Barker v. Wingo, 407 U.S. 519 (1972).

(27) Beavers v. Haubert, 198 U.S. 77, 86 (1905) ; United States v. Ewell, 383 U.S. 116, 120 (1966).

(28) United States v. Cain, 671 F3d 271 (2012).

(29) United States v. Vassell, 970 F2d 1162, 1164 [2d Cir. 1992].

(30) Doggett v. United States, 505 U.S. 647, 654 (1992) ; Reed v. Farley, 512 U.S. 339 (1994).

(31) Opinion du Chief Justice Warren E. Burger, United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982), au point 8 (c’est nous qui traduisons).

(32) John Murray c. Royaume-Uni (8 février 1996) ; Heaney et McGuinness c. Irlande (21 décembre 2000) ; Quinn c. Irlande (21 décembre 2000).

(33) Cour d’appel fédérale pour le 2e circuit, United States v. Ramos, 2012. C’est nous qui traduisons.

(34) Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966).

(35) Griffin v. California, 380 U.S. 609 (1965).

(36) Ibid.

(37) Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966).

(38) Cons. const., déc. n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, Rec. p. 88 (cons. 11).

(39) M. Verpeaux, « Rappel des normes de référence dans le contrôle effectué par le Conseil sur la loi “Droit d’auteur” », La Semaine Juridique (éd. générale), n° 16, 18 avril 2007, II 10066.