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Présentation du Tribunal fédéral suprême et place dans le système judiciaire brésilien

Ellen GRACIE - Juge au Tribunal fédéral suprême, ancienne présidente

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 26 (Dossier : Tribunal fédéral suprême du Brésil) - août 2009

Toute réflexion sur le système de contrôle de constitutionnalité, tel qu'il est appliqué par le Tribunal fédéral suprême (Supremo Tribunal Federal), et sur la crise causée par l'augmentation exponentielle du nombre de procès dans le système judiciaire brésilien nous mène, de façon impérative, à rappeler les circonstances dans lesquelles a été rédigée la Constitution fédérale de 1988.

À l'origine, l'Assemblée constituante de 1987 a subi l'influence d'un mouvement national de prise de conscience populaire, une véritable « vague d'espoir » qui s'est formée à la fin du régime autoritaire. Le Barreau, de son côté, a été très actif à ce moment-là et a fortement influencé la rédaction du projet.

L'Assemblée n'a pas été élue, exclusivement, pour rédiger la nouvelle Constitution. Il s'est agi d'une simple transformation du Congrès national existant. Ceci a permis la survie, au sein de l'Assemblée, de forts courants conservateurs, en syntonie avec les gouvernements d'exception précédents.

En conséquence, par l'effet du jeu politique et du besoin de formation d'alliances, même ponctuelles, pour atteindre la majorité des voix requises, beaucoup de matières ont été abordées de manière imprécise, voire volontairement contradictoire. En outre, la division du travail d'élaboration de la Constitution entre plusieurs sous-commissions a produit une variété de critères, y compris sémantiques, qui n'ont guère contribué à la précision du texte.

Cependant, la nation attendait, avec une impatience croissante, des résultats. De ce processus quelque peu chaotique est née la Constitution de 1988, texte inégal et imparfait qui, en conséquence, a reçu, jusqu'à présent, 56 amendements.

Un texte qui, toutefois, a assuré, pendant ces vingt dernières années, l'épanouissement de la vie démocratique jointe à un indéniable progrès dans le respect des droits fondamentaux, à une sensible amélioration des conditions de vie de la couche la plus pauvre de la société – en ce qui concerne la nutrition, la santé et l'école primaire –, comme le prouvent les chiffres de l'IDH, à la victoire sur le dérèglement économique et l'inflation galopante.

Qui plus est, la Constitution a garanti la stabilité des institutions, soumises à de rudes épreuves telles que l'« impeachment » d'un président de la République en 1992 et des accusations de corruption portées par le Parquet contre des membres très proches du cabinet présidentiel en 2005. En outre plusieurs scandales de détournement de fonds et de trafic d'influence ont concerné un nombre considérable d'élus au Congrès national.

Le Tribunal fédéral suprême a été un acteur central dans tous ces épisodes ayant soumis à l'épreuve la solidité des institutions et la viabilité des instruments de contrôle et de correction mis en place par la Constitution de 1988.

Commentant la décision du Conseil constitutionnel réservant aux Français l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité, P. Avril disait que le principe de solidarité était « une création prétorienne dont on pourra louer la générosité, mais dont on aura du mal à trouver la source dans le texte de la Constitution. »(1) Quelques-unes des décisions récentes du Tribunal fédéral suprême pourraient faire l'objet d'un commentaire semblable, même si notre Constitution est la plus programmatique que l'on puisse imaginer.

Cependant, coincée par des difficultés qui ressortent d'un texte constitutionnel souvent ambigu et surtout de nature programmatique, la Cour est saisie pour trancher des conflits politiques insolubles par les deux chambres législatives. En plus, il convient d'ajouter que la nouvelle constitution a ouvert la saisine à un grand nombre de requérants, y compris les partis politiques et les associations professionnelles. Comme le signalait Jean Rivero pour la France, au Brésil aussi « la saisine du Conseil constitutionnel chaque fois qu'une loi de quelque importance a été votée par le Parlement est devenue une phase normale du processus législatif. L'opposition d'hier, celle d'aujourd'hui en ont fait l'ultime rempart contre le texte qu'elles ont combattu »(2).

Très étendue et minutieuse, la Constitution exige toutefois l'élaboration d'un grand nombre de dispositions législatives complémentaires. Cent quarante et une de ses normes attendent encore l'approbation de textes législatifs pour avoir pleine efficacité.

Dans un tel cadre, on peut affirmer que, pour s'accomplir de leur tâche, les magistrats brésiliens ont du faire usage de leur pouvoir allant au-delà du rôle de législateur négatif dont parlait Kelsen. Ceci est inévitable face à un texte constitutionnel avec toutes les caractéristiques soulignées auparavant. Jusqu'où peut-on aller ou quel doit être le degré de « judicial restraint » ? Cette question se pose quotidiennement au juge constitutionnel au Brésil.

Le fait que presque toutes les questions de politiques publiques soient soumises à l'appréciation du Tribunal fédéral suprême font qu'il assume un contrôle élargi sur ce sujet. Le déplacement du cours d'un fleuve (cas du São Francisco), des questions relatives au processus de privatisation d'entreprises publiques, l'utilisation des cellulles-souches pour la recherche scientifique, et l'élargissement des conditions d'autorisation de l'avortement sont des exemples où le consensus n'ayant pu être obtenu par la voie des débats parlementaires, la décision finale a abouti au judiciaire.

Il convient d'ajouter que les compétences accordées au Tribunal par l'article 102 sont à la fois celle de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

Qui plus est, avec un texte aussi large que la Constitution de 1988, on peut s'attendre à ce que, dans n'importe quel litige, l'on puisse trouver une racine constitutionnelle, ce qui permet de saisir le Tribunal suprême, par la voie du contrôle diffus.

Hélas, cette compétence extrêmement élargie a débouché sur un véritable raz-de-marée de recours. Le problème des délais, présent dans toutes les instances dans presque tous les pays, a gagné des proportions extraordinaires en ce qui concerne le Tribunal fédéral suprême. Ayant perdu en 1988 son pouvoir discrétionnaire de choisir parmi les affaires qui lui sont soumises, le Tribunal a vu son « passif » juridictionnel s'accroître de 637,89 %, au cours des vingt dernières années.

En outre, le système ne connaissait pas le mécanisme de respect des précédents judiciaires. Ceux-ci n'étant pas obligatoires, il en est résulté une vraie avalanche de recours « extraordinaires », surtout dans des affaires intéressant toute une catégorie sociale où les juges des instances inférieures pouvaient manifester leur désaccord avec les décisions du Tribunal fédéral suprême. Toutefois, il faut reconnaître que lorsque le Tribunal tardait trop à trancher, les instances inférieures ne pouvaient rester paralysées en attendant la décision finale.

Ce système allait très vite vers une asphyxie totale. L'amendement constitutionnel 45/2004 a rétabli le filtrage des recours « extraordinaires » (repercussão geral) donnant au Tribunal le pouvoir de les rejeter lorsque l'intérêt général n'est pas en cause. Les textes d'application nécessaires à cette nouvelle procédure ont été publiés le 20/12/2006, avec une vacatio legis jusqu'au 20/3/2007. Le Tribunal a révisé son règlement intérieur et, depuis le 3 mai 2007, chaque recours extraordinaire doit démontrer la présence d'une question qui dépasse l'intérêt des parties et concerne l'intérêt général économique, social ou autre.

Dans une courageuse initiative d'exploitation de ses ressources technologiques, la Cour a établi un système de « séance électronique » permettant aux juges de discuter en réseau, afin de déterminer les recours dont l'examen au fond est justifié. L'examen de tous les cas identiques dans les instances inférieures est dès lors, suspendu en attendant que le Tribunal se prononce.

L'autre procédure destinée à corriger le système est inspiré de la tradition anglo-saxonne du stare decisis ainsi que de l'expérience préalable de la Cour. Depuis 1963 la Cour rend des décisions par lesquelles elle fait connaître sa jurisprudence consolidée dans des énoncés de principe qui déterminent l'interprétation du droit ( Sumula.). Bien que proclamant l'interprétation du Tribunal, leur adoption par les juges n'était pas obligatoire. C'est l'amendement 45/2004 qui leur a donné force obligatoire. Pour cette raison elles sont désormais dénommées « Súmulas Vinculantes » et devront être appliquées par les instances inférieures du pouvoir judiciaire, aussi bien que par l'administration publique.

L'utilisation d'une telle procédure devra donner au système judiciaire plus de stabilité et garantir au citoyen et aux entreprises la sécurité juridique.

Et surtout, on peut affirmer que nous sommes en bonne voie pour résoudre le plus grave des problèmes du pouvoir judiciaire au Brésil : celui de la morosité. En 2006, j'ai annoncé une diminution importante à la fin de l'année 2008 du nombre de cas soumis au Tribunal. On peut vérifier, aujourd'hui que le volume d'affaires quotidien a été réduit de 43,8 %. Cependant il faut encore beaucoup de travail, de persévérance et de créativité pour faire évoluer les procédures et juger les affaires qui se sont accumulées au fil des années. L'impatience n'est pas de mise, alors que nous mettons en œuvre un programme visant la correction de distorsions profondes ayant persisté pendant une aussi longue période.

(1) Pech (Laurent), Le remède au gouvernement des juges : le judicial self restraint ? In « Gouvernement des juges et démocratie », Publications de la Sorbonne, 2001, p. 93.
(2) Le Conseil constitutionnel et les Libertés, Économica, 1987, p.1.