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Présentation du Tribunal constitutionnel espagnol

Pierre BON - Professeur à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, Directeur de l'Institut d'études juridiques ibériques et ibérico-américaines (CNRS, UPRESA 5058)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 2 (Dossier : Mali) - mai 1997

Au professeur FRANCISCO TOMÁS Y VALIENTE, Ancien président du Tribunal constitutionnel, assassiné par ETA le 14 février 1996 dans son bureau de l'Université autonome de Madrid

À la différence par exemple du titre VIII de la Constitution consacré à l'organisation territoriale de l'Etat et notamment aux Communautés autonomes, le titre IX qui traite du Tribunal constitutionnel n'a pas soulevé de passions lors des travaux constituants de 1978. Presque tous les partis dotés d'une représentation parlementaire étaient en effet d'accord sur la nécessité de confier le contrôle de la constitutionnalité des actes législatifs (et d'autres compétences) à un organe concentré (seul le parti communiste était en effet hostile au principe d'une juridiction constitutionnelle mais il ne s'est pas véritablement opposé à son instauration) et l'avant-projet de Constitution élaboré par une commission ad hoc (Ponencia) n'a fait l'objet, sur ce point, que de quelques amendements de détail . Il est vrai que l'Espagne avait déjà fait l'expérience, au travers de son histoire, d'une juridiction constitutionnelle aux compétences étendues avec le Tribunal des garanties constitutionnelles de la Seconde République et que les constituants d'alors avaient nettement adhéré aux idées de Kelsen sur le modèle concentré de justice constitutionnelle. Il est vrai surtout que la nouvelle Constitution était largement inspirée des expériences constitutionnelles italienne et allemande favorables à un rôle important joué par la juridiction constitutionnelle. En d'autres termes, il y a eu en Espagne, tout au long des travaux constituants, un large consensus sur la justice constitutionnelle, consensus qui s'est prolongé lors de l'adoption de la loi organique 2/1979 du 3 octobre 1979 sur le Tribunal constitutionnel (LOTC), et ce consensus portait sur une juridiction constitutionnelle aux compétences particulièrement étendues puisque le Tribunal constitutionnel espagnol est, sans conteste, l'une des juridictions constitutionnelles européennes aux attributions les plus larges. Mais, avant de préciser ces compétences (III), il n'est pas inutile de rappeler brièvement les modalités de désignation et le statut des juges (I) de même que les règles générales relatives à l'organisation et au fonctionnement de la juridiction (II).

I - Désignation et statut des juges

A - Désignation des juges

Aux termes de l'article 159-1 de la Constitution, le Tribunal constitutionnel comprend douze membres - officiellement dénommés « magistrats du Tribunal constitutionnel » -, ce qui le situe, du point de vue de son effectif, dans la moyenne des juridictions constitutionnelles européennes. Les modalités de désignation de ses membres sont également conformes au droit commun européen dans la mesure où les autorités de désignation sont très largement des autorités politiques tandis que les juges désignés doivent, tous, être des juristes de profession.

1/ Les autorités de désignation sont très largement des autorités politiques

L'article 159-1 poursuit que les douze membres du Tribunal sont nommés par le Roi dans les conditions suivantes : " quatre sur proposition du Congrès des députés adoptée à la majorité des trois cinquièmes de ses membres, quatre sur la proposition du Sénat adoptée à la même majorité, deux sur la proposition du gouvernement et deux sur la proposition du Conseil général du pouvoir judiciaire.

Si le Congrès des députés, le Sénat et le gouvernement sont, à l'évidence, des autorités politiques, la qualification du Conseil général du pouvoir judiciaire est moins évidente. Selon l'article 122 de la Constitution, cette institution, qui est « l'organe de gouvernement » du pouvoir judiciaire, comprend, en plus de son président qui est le président du Tribunal suprême (lui-même élu par le Conseil général du pouvoir judiciaire), vingt membres : quatre choisis par le Congrès des députés à la majorité des trois cinquième parmi les avocats et autres juristes à la compétence reconnue et qui exercent depuis plus de quinze ans, quatre choisis par le Sénat dans les mêmes conditions et douze choisis parmi les magistrats dans les conditions prévues par la loi organique. La loi organique 1/1980 du 10 janvier 1980 avait prévu que ces douze magistrats seraient élus par leurs pairs. Mais, mécontents des résultats issus des premières élections qui avaient donné naissance à un Conseil général du pouvoir judiciaire largement conservateur, le gouvernement socialiste a fait adopter la loi organique 6/1985 du 1er juillet 1985 selon laquelle ces douze juges sont élus pour moitié par le Congrès des députés et pour moitié par le Sénat à la majorité des trois cinquièmes. Ainsi, les vingt membres du Conseil sont maintenant tous élus par le Parlement à la majorité des trois cinquièmes, dix par le Congrès des députés dont six parmi des magistrats et quatre parmi des avocats ou autres juristes, dix par le Sénat dans les mêmes conditions. Les liens du Conseil général du pouvoir judiciaire avec le pouvoir politique semblent donc assez étroits.

C'est pour éviter justement que la participation d'autorités politiques à la désignation des membres du Tribunal constitutionnel n'aboutisse à une politisation excessive de l'institution qu'ont été mis en place un certain nombre de garde-fous. Au nombre de ces derniers, on évoque parfois l'exigence d'une majorité des trois cinquièmes pour pouvoir être élu au Tribunal constitutionnel, majorité qualifiée qui concerne d'ailleurs, non seulement les membres élus par le Congrès des députés et le Sénat (article 159-1 précité de la Constitution), mais aussi ceux élus par le Conseil général du pouvoir judiciaire (article 127-1 de la loi organique 6/1985 du 1er juillet 1985). Cette exigence d'une majorité qualifiée peut en effet faire l'objet d'une lecture idéaliste selon laquelle elle permettrait de désigner au Tribunal des personnalités indépendantes des forces politiques et néanmoins plébiscitées par elles et, de fait, lors de la constitution initiale du Tribunal en 1980, deux membres ont effectivement été proposés par les deux principaux partis de l'époque, l'UCD (Unión del centro democratico) et le PSOE (Partido socialista obrero español). Mais, d'autres comportements des forces politiques sont également concevables et, d'ailleurs, plus fréquents en pratique.

Il peut d'abord y avoir une négociation entre la majorité et l'opposition, les sièges à pourvoir étant partagés entre elles au prorata de leur force respective et la liste des noms ainsi obtenue étant ensuite soutenue par les deux blocs pour atteindre la majorité qualifiée requise. C'est ce qui s'est passé également en 1980 où la négociation politique conduite entre l'UCD et le PSOE a d'ailleurs porté, non seulement sur les sièges à pourvoir par le Congrès des députés et par le Sénat, mais également sur ceux relevant de la compétence du gouvernement, seuls les sièges pourvus par le Conseil général du pouvoir judiciaire étant laissés de côté, et dont les résultats ont été reconduits en 1983. C'est également ce qui s'est passé en 1989 pour les quatre sièges à pourvoir par le Sénat pour lesquels il y a eu une négociation politique entre le PSOE et le PP (Partido popular).

Il peut également y avoir une négociation entre le parti au pouvoir et les partis tiers qui le soutiennent, le principal parti d'opposition étant laissé de côté. Le renouvellement de 1992 en donne un exemple pour les quatre sièges à pourvoir par le Congrès des députés auxquels il convenait d'ajouter, suite à une démission, un siège à pourvoir par le Sénat : à la suite de l'échec de la négociation entre le PSOE et le PP, le PSOE a négocié une liste avec le parti nationaliste catalan de centre droit CiU (Convergència i Unió), liste soutenue également par un petit parti centriste, le CDS (Centro democratico y social), et IU (Izquierda unida), une coalition de partis soutenue par le Parti communiste espagnol.

Il peut même arriver, de façon exceptionnelle, qu'il n'y ait pas du tout de négociation, un seul parti ayant dans l'une des chambres la majorité des trois cinquièmes requise. Il en a été ainsi en 1986 où, en plus des deux sièges à pourvoir par le gouvernement et des deux sièges à pourvoir par le Conseil général du pouvoir judiciaire, sièges pourvus librement par ces deux institutions, étaient vacants, suite à des démissions, un siège à pourvoir par le Congrès des députés et un siège à pourvoir par le Sénat : si, à la chambre basse, il y eut un accord entre le PSOE, le parti nationaliste basque de centre droit PNV (Partido nacionalista vasco) et le groupe parlementaire mixte, à la chambre haute, le siège fut pourvu par le seul PSOE, ce parti ayant alors la majorité qualifiée requise à la chambre haute.

Evidemment, lorsqu'il est nécessaire qu'il y ait des tractations, ce qui est généralement le cas, elles peuvent prendre du temps et retarder d'autant le renouvellement du Tribunal constitutionnel : par exemple, en 1995, étaient à pourvoir, outre les deux sièges de la compétence du gouvernement et les deux sièges de la compétence du Conseil général du pouvoir judiciaire, un siège relevant du Sénat et devenu vacant suite à une démission ; or, si les quatre premiers sièges ont été pourvus rapidement, il n'en a pas été de même du cinquième faute d'accord entre le PSOE et le PP et de l'absence de majorité de substitution de telle sorte que, à l'heure actuelle, le magistrat démissionnaire est toujours en fonctions en application des dispositions de l'article 17-2 de la LOTC selon lesquelles « les magistrats du Tribunal constitutionnel continueront à exercer leurs fonctions jusqu'à la prise de fonctions de leur successeur ».

Au total, l'exigence d'une majorité qualifiée des trois cinquièmes n'est pas un véritable garde-fou à une politisation excessive du Tribunal. Elle est plutôt un élément garantissant en principe le caractère pluraliste de sa composition. C'est ainsi que, dans le Tribunal constitutionnel actuellement en fonctions et si on laisse de côté les deux membres désignés par le Conseil général du pouvoir judiciaire, il y a huit juges dont le principal soutien politique a été le PSOE, soit seul, soit de concert avec d'autres partis comme CiU ou IU, et deux qui ont été soutenus par le PP.

En revanche, est sans aucun doute un garde-fou plus efficace à la politisation le fait que les juges désignés doivent, tous, être des juristes de profession.

2/ Les juges désignés doivent être des juristes de profession

On connaît la formule de Kelsen selon laquelle « il est de la plus grande importance d'accorder dans la composition de la juridiction constitutionnelle une place adéquate aux juristes de profession ». Il est clair en effet que les risques de dérapage politique seront moins grands si la juridiction constitutionnelle est composée de professionnels du droit que si elle est composée de non juristes susceptibles alors de trancher plus par faveur qu'en droit.

C'est pourquoi l'article 159-2 de la Constitution dispose que « les membres du Tribunal constitutionnel devront être nommés parmi des magistrats du sièges et du parquet, des professeurs d'université, des fonctionnaires publics et des avocats ; ils devront tous être des juristes aux compétences reconnues et exerçant leur profession depuis plus de quinze ans ».

Si quatre professions sont ainsi mises sur le même plan - magistrature, université, fonction publique et barreau -, les nominations effectuées depuis 1980 en ont privilégié deux, celles de professeur de droit et celle de magistrat. A l'inverse, il n'y a eu jusqu'à maintenant qu'un seul avocat à temps plein et aucun fonctionnaire autre que professeur de droit ou magistrat. A l'heure actuelle, le Tribunal constitutionnel comprend sept professeurs de droit - trois professeurs de droit constitutionnel, un professeur de droit financier et fiscal, un professeur de procédure, un professeur de droit international et un professeur de droit pénal -, trois magistrats et un avocat.

B - Statut des juges

Autre garde-fou contre une politisation excessive de la juridiction constitutionnelle et vraisemblablement le plus efficace, le statut particulièrement protecteur accordé par la Constitution et par la LOTC au juge constitutionnel. On sait en effet, au moins depuis Eisenmann, que le droit positif ne peut garantir l'impartialité des juges : « sur cette qualité intellectuelle et d'ailleurs difficilement définissable - d'autant plus difficilement qu'il s'agit de notions moins déterminées et c'est le cas de nombre des notions que le juge constitutionnel est appelé à mettre en oeuvre -, le droit n'a pas d'action directe, les moyens juridiques n'ont pas de prise. Ce qu'il faut à tout prix garantir, c'est l'indépendance des juges, qui est la condition, sinon suffisante, du moins nécessaire, de l'impartialité, celle qui fera, non pas que les juges soient impartiaux, mais qu'ils ne soient pas empêchés de l'être, s'il est en eux de l'être. Or l'indépendance - qualité juridique - ne tient pas tant au mode de nomination qu'au statut des juges une fois nommés : ce qui importe - même s'ils sont désignés (ce qu'on ne pourra pas toujours, peut-être jamais, éviter) par un organe politique, Parlement ou chef de l'Etat -, c'est qu'ils échappent à toute influence de l'autorité qui les a choisis, qu'ils n'aient plus rien à craindre ni à attendre d'elle ».

En premier lieu, la durée du mandat des juges est dans la bonne moyenne européenne puisqu'elle est de neuf ans.

En second lieu, le mandat n'est pas renouvelable ou, plus précisément et pour reprendre la formule partiellement discutable de l'article 16-2 de la LOTC, non immédiatement renouvelable. Ainsi, après une période d'interruption des fonctions, il est possible de renommer au Tribunal un juge qui en a déjà été membre. Heureusement pour l'indépendance des juges constitutionnelle, cette possibilité n'a jamais été utilisée jusqu'à maintenant et il faut espérer qu'elle ne le sera pas.

En troisième lieu, le régime des incompatibilités est particulièrement rigoureux. L'article 159-4 de la Constitution dispose d'abord que « la condition de membre du Tribunal constitutionnel est incompatible avec tout mandat représentatif, l'exercice de fonctions politiques ou administratives, l'exercice d'une charge de direction dans un parti politique ou un syndicat et un emploi au service de ceux-ci, l'exercice de fonctions judiciaires ou de fonctions relevant du ministère public et avec toute autre activité professionnelle ou commerciale ». Et, si cela ne suffisait pas, le même article poursuit : « pour le reste, les incompatibilités affectant les membres du Tribunal constitutionnel seront celles qui sont propres aux membres du pouvoir judiciaire ». Il est vrai que, avec plus de quatre mille huit cents recours reçus en 1996, il vaut mieux que le juge constitutionnel espagnol soit un juge à temps plein.

En quatrième lieu, le régime des immunités est déterminé par les articles 22 et 26 de la LOTC. Le premier dispose que les membres du Tribunal constitutionnel ne pourront être poursuivis pour les opinions exprimées dans l'exercice de leurs fonctions tandis que le second attribue à la seule chambre criminelle du Tribunal suprême la mise en jeu de leur responsabilité pénale. Dans la mesure où aucune règle spécifique ne régit la mise en jeu de leur responsabilité civile, il faut en déduire qu'elle s'exerce dans les conditions de droit commun ou, du moins, dans les conditions identiques à celles des membres du pouvoir judiciaire.

En dernier lieu, les juges constitutionnels sont « inamovibles pendant la durée de leur mandat » (article 159-5 de la Constitution). Ils ne peuvent cesser leurs fonctions que pour l'une des sept causes suivantes énumérées par l'article 23-1 de la LOTC (sans compter le décès) : 1 ° démission acceptée par le président du Tribunal : 2 ° expiration de la durée du mandat ; 3 ° survenance d'un des cas d'incapacité prévus pour les membres du pouvoir judiciaire ; 4 ° survenance d'un des cas d'incompatibilités précédemment évoqués ; 5 ° manque de diligence dans l'accomplissement des devoirs de la charge ; 6 ° transgression de l'obligation de réserve propre à la fonction ; 7 ° avoir été déclaré civilement responsable pour dol ou condamné pour un délit dolosif ou pour une faute grave. C'est l'assemblée plénière qui décide de la cessation de fonctions dans les hypothèses 3 à 7, à la majorité simple dans les hypothèses 3 et 4, à la majorité des deux tiers dans les hypothèses 5 à 7 qui peuvent soulever des questions d'appréciation plus délicates.

II - Organisation et fonctionnement du tribunal

A - Président et Vice-président

Le président du Tribunal constitutionnel est élu pour trois ans renouvelables une seule fois par l'ensemble des juges constitutionnels réunis en assemblée plénière. Au premier tour, la majorité absolue est requise. Si elle n'est pas atteinte, on procède à un deuxième tour où est élu le juge qui obtient le plus de voix. S'il y a partage des voix, un tour supplémentaire est organisé et, s'il y a toujours partage des voix, est nommé président le candidat le plus ancien dans la charge de juge constitutionnel ou, en cas d'égalité dans l'ancienneté dans la charge, le candidat le plus âgé. Ainsi, en 1995, deux membres du Tribunal constitutionnel se sont portés candidats à la présidence, d'une part Álvaro Rodríguez Bereijo, professeur de droit financier et fiscal, nommé en 1989 par le Sénat sur proposition du PSOE, d'autre part Vicente Gimeno Sendra, professeur de droit pénal, nommé également en 1989 par le Sénat toujours sur proposition du PSOE. Aucun des deux candidats n'ayant eu la majorité absolue de sept voix, un second tour fut organisé qui vit l'élection du professeur Robríguez Bereijo.

Un vice-président est élu dans les mêmes conditions. Par exemple, en 1995, aucun des candidats à la vice-présidence n'ayant eu la majorité absolue au premier tour, un second tour fut également organisé et José Gabaldón López, un magistrat du Tribunal suprême nommé en 1990 par le Congrès des députés sur proposition du PP et renouvelé en 1992 par le Sénat sur proposition de la même force politique, fut élu vice-président par cinq voix contre quatre à Rafael de Mendizábal Allende, un autre magistrat, et trois à Vicente Gimeno Sendra, candidat malheureux à la présidence. Ainsi, alors que le président est un universitaire, le vice-président est un magistrat . Alors que le président est proche du PSOE, le vice-président est proche du PP. Il y a peut-être là un équilibre satisfaisant qui, par exemple, n'avait pas été atteint en 1992 où président et vice-président étaient des universitaires proches du PSOE.

Les compétences du président sont définies notamment par l'article 15 de la LOTC : il représente le Tribunal ; il convoque, fixe l'ordre du jour et préside l'assemblée plénière du Tribunal ; il convoque les chambres et préside la première ; il prend les mesures opportunes pour le fonctionnement de la juridiction et, en particulier, est le chef du personnel administratif.

Quant au vice-président, il remplace le président en cas d'absence ou de vacance de la charge et préside la seconde chambre.

B - Assemblée plénière, chambres et sections

À côté de l'assemblée plénière (pleno) du Tribunal qui comprend, à l'évidence, les douze juges constitutionnels et qui est présidée par le président, il y a deux chambres (salas) de six juges, la première présidée également par le président, la seconde par le vice-président. C'est l'assemblée plénière du Tribunal qui, en principe à chaque renouvellement triennal, répartit les juges entre les deux chambres. Chaque chambre comprend deux sections de trois juges : la première section est présidée par le président du Tribunal et comprend deux juges de la première chambre ; la seconde section est présidée par un juge de la première chambre et comprend deux autres juges de la même chambre ; la troisième section est présidée par le vice-président et comprend deux juges de la seconde chambre ; la quatrième section est présidée par un juge de la seconde chambre et comprend deux autres juges de la même chambre.

L'assemblée plénière a à la fois des attributions administratives et des attributions juridictionnelles. Au titre des attributions administratives, on peut mentionner par exemple la désignation du secrétaire général, la définition des emplois administratifs à pourvoir, l'approbation du budget et la surveillance de son exécution, l'approbation et la modification du règlement interne du Tribunal... Quant aux attributions juridictionnelles, il s'agit de la résolution de tous les litiges juridictionnels de la compétence du Tribunal exception faite, en principe, des recours d'amparo.

Ces derniers relèvent en effet de la compétence des chambres dont c'est en principe la seule compétence mais cette compétence n'est pas exclusive. En effet, en application de l'article 10 k) de la LOTC, il est loisible à l'assemblée plénière d'évoquer un recours d'amparo sur proposition du président ou de trois juges. Il s'agit toutefois d'une procédure exceptionnelle : ainsi, en 1996, alors que les chambres ont été saisies de 4689 recours d'amparo, cinq seulement ont été évoqués par l'assemblée plénière.

Quant aux sections, elles expédient les affaires ordinaires et décident de l'admissibilité ou de l'inadmissibilité sommaire des recours d'amparo

C - Personnel

Le personnel administratif au service du Tribunal constitutionnel, qui est soumis à un règlement élaboré par l'assemblée plénière, est relativement important puisque, à la date du 31 décembre 1996, il s'élevait à 154 agents. Il s'agit toutefois d'un effectif théorique correspondant aux emplois budgétaires et non aux emplois effectivement pourvus à cette date. Surtout, cet effectif doit être comparé aux 4810 recours reçus par la haute instance en 1996.

A la tête de ce personnel, se trouve un secrétaire général, actuellement Javier Jiménez Campo, professeur de droit constitutionnel. Aux termes de l'article 98 de la LOTC, il est élu par l'assemblée plénière du Tribunal parmi les letrados, ce corps de hauts fonctionnaires à la disposition du Tribunal que l'on évoquera dans un instant. Ses compétences sont essentiellement d'ordre administratif et financier. C'est ainsi que, sous l'autorité du président, il dirige le personnel administratif et procède à l'exécution courante du budget.

Quant aux letrados, il s'agit des plus hauts fonctionnaires à la disposition du Tribunal constitutionnel. Leur nombre s'élevait, à la date du 31 décembre 1996, à trente sept. Parmi ceux-ci, trois seulement sont affectés à des fonctions plutôt administratives : il s'agit du secrétaire général, du directeur des services et du chef du service de la bibliothèque, de la documentation et du traitement de la jurisprudence constitutionnelle. Quant aux autres letrados, leurs missions sont principalement d'ordre juridictionnel en ce sens qu'ils assistent les juges dans la préparation des dossiers contentieux qui leur sont attribués. Plus précisément, depuis une réforme en date du 5 octobre 1994, ces letrados peuvent être, soit affectés personnellement à un juge (letrados adscritos), soit membres d'un pool de letrados à la disposition de tous les juges (letrados generales).

Le président dispose de trois letrados qui lui sont personnellement affectés tandis que les onze autres juges disposent chacun d'un letrado, ce qui donne un total de quatorze letrados affectés. Ces letrados sont en principe recrutés à titre temporaire parmi de jeunes professeurs de droit ou de jeunes magistrats. Ils sont nommés par l'assemblée plénière sur proposition du juge auprès duquel ils sont affectés et exercent leurs fonctions pour la durée du mandat de ce dernier.

Quant au pool de letrados non affectés, au nombre d'une vingtaine, il s'agit, soit de letrados temporaires recrutés pour neuf ans, soit de letrados titulaires. Dans les deux cas, ils sont recrutés par l'assemblée plénière du Tribunal par concours.

D - Budget

Si le Tribunal jouit ainsi d'une large autonomie dans le choix de son personnel, autonomie indispensable pour garantir son indépendance, il jouit également, toujours pour la même raison, de l'autonomie budgétaire. Certes, son budget est approuvé définitivement par les Cortes generales. Certes, son exécution est soumise au contrôle du Tribunal des comptes (Cour des comptes). Mais, l'intervention d'institutions extérieures s'arrête là. Le projet de budget, préparé par le secrétariat général et adopté par l'assemblée plénière du Tribunal, est inséré, sans modifications, par le ministère des finances dans le projet de loi de finances. Il est exécuté sous la seule autorité de l'assemblée plénière, du président, du secrétaire général et de l'intendant du Tribunal.

Le projet de budget pour 1997 s'élève à 1 687 902 000 pesetas dont 1 232 749 000 pesetas, soit plus de 73 %, au titre des dépenses du chapitre premier, c'est-à-dire des dépenses de personnel (juges et personnel administratif).

E - Procédure

Il va de soi que les règles de procédure ne sont pas les mêmes selon la compétence du Tribunal constitutionnel considérée. Dès lors, à ce niveau de l'analyse, c'est-à-dire avant, justement, d'évoquer les différentes compétences de la juridiction constitutionnelle espagnole, on s'en tiendra à l'exposé des règles générales de procédure qui sont, on s'en doute, les règles classiques d'une procédure juridictionnelle.

Le recours, qui, selon les cas, peut ou doit être présenté par un avocat ou un mandataire, doit être écrit et préciser les moyens soulevés et les conclusions formulées. Il n'a pas en principe d'effet suspensif. Une fois enregistré par le greffe, il est envoyé à l'une des quatre sections du Tribunal afin qu'elle statue, par une ordonnance dénommée, selon les cas, providencia ou auto, sur la recevabilité du recours (admisión a trámite). Dans le même temps, est désigné un rapporteur par application d'un processus de sélection automatique qui ne laisse aucun choix au président. C'est ce rapporteur qui, à partir d'un dossier que lui a préparé un letrado , propose à la section la solution en matière de recevabilité. Si le recours est considéré comme recevable, débute alors ce que l'on peut appeler la procédure d'instruction du recours. Il s'agit évidemment d'une procédure contradictoire. Le recours est communiqué à l'auteur (ou aux auteurs) de la norme contestée afin qu'il(s) fasse(nt) connaître leur position : par exemple, si le recours est dirigé contre une loi nationale, il est transmis au Congrès des députés, au Sénat et au gouvernement afin que, dans le délai qui leur est fixé, ils présentent, s'ils le souhaitent, des observations. Un corps d'avocats spécialisés dans la défense des intérêts publics, les avocats de l'Etat, interviennent pour représenter le gouvernement. Le Ministère public peut également, le cas échéant, intervenir. Lorsque l'instruction de l'affaire est terminée, elle est inscrite à l'ordre du jour d'une séance de l'assemblée plénière ou d'une chambre. Tous les juges composant l'instance de jugement disposent d'un dossier comprenant une copie du recours et des mémoires qui ont été échangés de même que du projet de décision préparé par le rapporteur. Ce projet de décision doit statuer sur chacun des moyens et sur chacune des conclusions contenues dans le recours. Si des conclusions ne peuvent être soulevées d'office (sauf par voie de connexité ou de conséquence), des moyens peuvent l'être mais les parties doivent en être informées en temps utile afin, éventuellement, d'argumenter. La discussion, qui a lieu à huis clos, part du projet de décision rédigé par le rapporteur. Si cela est nécessaire, le rapporteur modifie son projet de décision. Il est exceptionnel que, en cas de rejet de son projet, il soit remplacé par un autre rapporteur. Le délibéré est clos par un vote. En cas de partage des voix, le président de la formation de jugement a voix prépondérante. Les résultats du vote est secret mais les juges constitutionnels ont la possibilité, s'ils le désirent, de faire suivre l'arrêt (sentencia) adopté par la majorité d'entre eux de leur opinion dissidente (voto particular) qui peut porter soit sur les motifs (fundamentos jurídicos) soit sur le dispositif de l'arrêt (fallo) soit sur les deux à la fois. Ces opinions dissidentes sont publiées au Bulletin officiel de l'Etat après le texte de l'arrêt qui précise le nom du rapporteur. Ainsi, les lecteurs du Bulletin officiel de l'Etat en date du 18 mai 1985 ont-ils pu voir que l'arrêt 53/1985 du 11 avril 1985 déclarant inconstitutionnel le projet de loi de dépénalisation partielle de l'avortement était suivi de six opinions dissidentes favorables à la constitutionnalité du texte, ce qui, compte tenu du fait que le Tribunal constitutionnel comprend douze membres, impliquait qu'il y avait eu partage des voix et que le président avait fait usage de sa voix prépondérante en faveur de la thèse de l'inconstitutionnalité...

III - Compétences du tribunal

Le Tribunal constitutionnel est sans aucun doute l'une des juridictions constitutionnelles d'Europe de l'ouest aux compétences les plus étendues puisqu'il intervient en matière de contrôle des normes, qu'il s'agisse d'un contrôle abstrait sur saisine d'autorités politiques ou d'un contrôle concret sur saisine du juge, en matière de protection des droits fondamentaux par le biais du recours d'amparo ouvert à toute personne physique ou morale victime d'une violation de ses droits et en matière de résolution des conflits constitutionnels. Il a donc les mêmes compétences que la Cour constitutionnelle fédérale allemande, généralement considérée, avec la Cour autrichienne, comme la juridiction constitutionnelle dotée des attributions les plus larges, à ceci près que la Cour allemande dispose de compétences particulières en matière de contentieux quasi pénal (déchéance du président de la République, interdiction des partis politiques, révocation des juges et privation des individus de leurs droits civiques au cas d'atteinte à l'ordre constitutionnel démocratique et libéral) et électoral (recours contre les décisions du Bundestag relatives à la validité d'une élection) alors que le Tribunal constitutionnel espagnol est dépourvu de compétences de ce type . Mais, en sens inverse, la Cour de Karlsruhe n'est pas unique en son genre en ce sens que, dans chaque Land, il existe une Cour constitutionnelle du Land chargée de contrôler la conformité des normes du Land à la Constitution du Land, la Cour fédérale n'intervenant que pour contrôler la conformité des normes des Länder ou du Bund à la Constitution fédérale. En revanche, le Tribunal constitutionnel est unique en son genre : il n'y pas de juridiction constitutionnelle dans chaque Communauté autonome ; c'est le Tribunal constitutionnel de Madrid qui, non seulement contrôle la conformité des normes des Communautés autonomes et de l'Etat à la Constitution de 1978, mais également par rapport « aux lois qui, dans le respect de la Constitution, ont été édictées pour délimiter les compétences de l'Etat et des différentes Communautés autonomes et pour réglementer ou harmoniser l'exercice des compétences de ces dernières » et aux premiers rangs desquelles figurent les statuts d'autonomie. Cette compétence étant, dans l'Espagne d'aujourd'hui, une compétence au moins aussi importante que le contentieux quasi pénal, le Tribunal constitutionnel espagnol nous semble se situer, du point de vue de ses compétences, au premier rang des juridictions constitutionnelles européennes. Qu'on en juge.

Activité du tribunal constitutionnel espagnol

Affaires reçues du 15 juillet 19801 au 31 décembre 1996 Affaires jugées du 15 juillet 19801 au 31 décembre 1996 Affaires pendantes au 31 décembre 1996
CONTRÔLE ABSTRAIT DES NORMES
Recours d'inconstitutionnalité a priori 21313
Déclarations relatives à la constitutionnalité des traités internationaux11
Recours d'inconstitutionnalité a posteriori447330117
Saisines du titre V de la LOTC 8 7 1
CONTRÔLE CONCRET DES NORMES
Questions d'inconstitutionnalité 814 668 146
PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX
Recours d'amparo37.53734.7112.826
RÉSOLUTION DES CONFLITS CONSTITUTIONNELS
Conflits positifs entre l'Etat et les C.A.571508
Conflits négatifs entre l'Etat et les C.A.111163
Conflits entre organes constitutionnels centraux431
TOTAL 39.406 36.252 3.154

1 Date d'entrée en fonctions du Tribunal.

2 Abrogé par la loi organique 4/1985 du 7 juin 1985.

A - Contrôle abstrait des normes

1/ Contrôle a priori

Sur le fondement de l'article 161-1 d) de la Constitution selon lequel la loi organique peut attribuer au Tribunal constitutionnel des compétences qui ne lui ont pas été accordées par la Constitution, l'article 79 de la LOTC avait institué un contrôle a priori de la constitutionnalité des projets de lois organiques étant entendu que, en droit constitutionnel espagnol, les lois organiques « sont celles qui se réfèrent au développement des droits fondamentaux et des libertés publiques, celles qui approuvent les statuts d'autonomie et le régime électoral général, ainsi que les autres lois prévues par la Constitution ». Les autorités de saisine étaient le président du gouvernement, cinquante députés, cinquante sénateurs, le Défenseur du peuple et les organes dirigeants des Communautés autonomes. Le recours devait être intenté dans un délai de trois jours après que le projet de loi ait été définitivement approuvé et avant qu'il ne soit promulgué. L'arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel sur recours préalable ne préjudiciait pas des positions qu'il pourrait prendre ultérieurement une fois la norme entrée en vigueur, par exemple sur recours d'inconstitutionnalité a posteriori ou sur questions d'inconstitutionnalité, ce qui revenait à admettre que les décisions rendues sur recours a priori ne bénéficiaient pas de l'autorité de chose jugée. Critiquée par la doctrine dès son institution à raison d'une opposition de principe au contrôle a priori de la constitutionnalité des lois, cette compétence du Tribunal constitutionnel a été supprimée lors d'une modification de la LOTC opérée par la loi organique 4/1985 du 7 juin 1985. La raison principalement avancée pour justifier cette suppression a été que la procédure du contrôle a priori avait été utilisée à des fins d'obstruction par l'opposition. La critique est largement excessive. D'une part, sept lois seulement (donnant lieu à treize recours) ont, en cinq ans, fait l'objet d'un contrôle a priori, ce qui est fort peu même s'il s'agissait de lois particulièrement importantes (projet de loi organique d'harmonisation du processus d'autonomie, projet de loi organique de dépénalisation partielle de l'avortement, projet de loi organique relatif au droit à l'éducation, projet de loi organique relatif à la liberté syndicale...). D'autre part, si la saisine a effectivement retardé l'entrée en vigueur des lois contestées, c'est que le Tribunal constitutionnel lui-même a mis plusieurs mois pour statuer sur les recours (douze mois pour le texte sur l'harmonisation du processus d'autonomie, treize mois pour le texte sur l'avortement, quinze mois pour le texte sur le droit à l'éducation, treize mois pour le texte sur la liberté syndicale...), bloquant d'autant l'application des textes déférés. Il a donc une large responsabilité dans le phénomène de blocage dénoncé et, partant, dans l'abandon du contrôle a priori des lois organiques. L'expérience espagnole montre d'ailleurs qu'un tel contrôle n'est supportable par la majorité que si le juge constitutionnel statue, comme en France ou au Portugal, dans des délais très brefs, ne retardant l'entrée en vigueur des textes contestés que d'un mois au maximum (dans l'hypothèse où, bien évidemment, il rend une décision de conformité).

Le contrôle a priori de la constitutionnalité des projets de lois organiques ayant ainsi été supprimé, il n'y a plus maintenant en Espagne qu'un contrôle a priori de la constitutionnalité des traités internationaux, contrôle prévu par l'article 95 de la Constitution de 1978 qui doit être rapproché de l'article 54 de la Constitution française. L'article 95 dispose en effet : « 1. La conclusion d'un traité international qui contient des stipulations contraires à la Constitution exigera une révision constitutionnelle préalable. 2. Le gouvernement ou l'une ou l'autre des deux chambres pourra demander au Tribunal constitutionnel qu'il déclare s'il y a ou non contradiction ». Les autorités de saisine sont donc simplement le gouvernement et l'une ou l'autre des deux chambres. La saisine ne peut avoir lieu qu'après que le texte du traité ait été définitivement fixé (article 78-1 de la LOTC), ce qui implique, selon la terminologie française, qu'il ait été signé (mais, évidemment, non encore ratifié). Le Tribunal constitutionnel ne rend pas, comme à l'habitude, un arrêt (sentencia) mais prononce une déclaration (declaración). Toutefois, cette différence de terminologie ne saurait abuser : il s'agit d'une déclaration qui a des effets contraignants erga omnes. Jusqu'à maintenant, cette procédure n'a eu l'occasion de jouer qu'une seule fois, en 1992, à propos du traité de Maastricht : le Tribunal constitutionnel a été saisi par le gouvernement, non de toutes les dispositions du traité, mais seulement d'un de ses articles et il a rendu, le 1 ° juillet 1992, une déclaration de non conformité qui devait conduire à la révision constitutionnelle du 27 août 1992.

2/ Contrôle a posteriori

Si le contrôle a priori ne joue ainsi en Espagne qu'un rôle marginal, il n'en va pas de même du contrôle abstrait a posteriori puisque, depuis le 15 juillet 1980, date d'entrée en fonctions du Tribunal, jusqu'au 31 décembre 1996, 447 recours d'inconstitutionnalité ont été intentés.

Ces recours d'inconstitutionnalité peuvent être intentés contre les quatre catégories de normes suivantes : traités internationaux ; lois de l'Etat et des Communautés autonomes ; actes ayant force de loi de l'Etat et des Communautés autonomes, ce qui, s'agissant des actes de l'Etat, vise les décrets législatifs (décrets ayant force de loi pris par le gouvernement sur habilitation parlementaire) et les décrets-lois (décrets ayant force de loi pris, à titre provisoire, par le gouvernement sans habilitation parlementaire en cas de nécessité extraordinaire et urgente et qui, sous peine de caducité, doivent être confirmés par le Congrès des députés dans un délai d'un mois) ; règlements des Cortes generales et des assemblées législatives des Communautés autonomes. En pratique, les recours d'inconstitutionnalité ne visent que des lois ou des actes de force législative de l'Etat et des Communautés autonomes.

Les autorités de saisine sont de cinq types : président du gouvernement, Défenseur du peuple, cinquante députés ce qui correspond au septième de la chambre basse, cinquante sénateurs ce qui correspond au cinquième de la chambre haute ; organes exécutifs collégiaux et assemblées des Communautés autonomes. A ce dernier propos, alors que la Constitution habilitait sans restrictions les organes exécutifs collégiaux et les assemblées des Communautés autonomes à intenter des recours d'inconstitutionnalité, l'article 32-2 de la LOTC, d'une constitutionnalité douteuse, a introduit en la matière deux restrictions : d'une part, le recours n'est recevable que s'il concerne une loi ou un acte ayant force de loi de l'Etat ; d'autre part, il faut que cet acte affecte la propre sphère d'autonomie de la Communauté autonome. En pratique, les autorités de saisine les plus actives sont les Communautés autonomes (plus de 40 % des recours émanent d'elles) et elles attaquent donc, comme on vient de l'indiquer, les lois ou actes ayant force de loi de l'Etat qui portent atteinte à leur autonomie, notion qui est entendue de façon large par le Tribunal constitutionnel. Puis vient, en second lieu, le président du gouvernement (35 % des recours environ), ce dernier attaquant presque exclusivement les lois ou actes ayant force de loi des Communautés autonomes qui portent atteinte aux compétences de l'Etat. Quant aux saisines des parlementaires, elles sont, curieusement, peu nombreuses (moins de 20 %) et celles du Défenseur du peuple exceptionnelles (3 % environ), ce qui n'est sans doute pas un point à mettre à l'actif de ce dernier. Il en résulte que, dans la mesure où les saisines quantitativement les plus nombreuses concernent le plus souvent des problèmes de répartition des compétences entre l'Etat et les Communautés autonomes, la technique du recours d'inconstitutionnalité sert principalement à garantir le respect par les lois et les actes ayant force de loi des règles constitutionnelles de répartition des compétences et joue donc en pratique à l'égard de ces actes un rôle assez semblable à celui joué par les conflits positifs de compétence à l'égard des actes administratifs. Il y a vraisemblablement là une réduction regrettable des potentialités du recours d'inconstitutionnalité mais il est vrai qu'il existe d'autres possibilités de dénoncer devant le juge constitutionnel des inconstitutionnalité d'ordre matériel.

Bien que la Constitution ne pose aucune condition en matière de délais de recours, l'article 33 de la LOTC exige, de façon singulière au regard du droit comparé, que le recours d'inconstitutionnalité soit intenté dans un délai de trois mois à compter de la publication de la loi, disposition ou acte ayant force de loi attaqué. Ainsi, alors que le contrôle concret est, comme on le verra, un contrôle perpétuel, le contrôle abstrait a posteriori est un contrôle éphémère, enserré qu'il est dans des délais relativement brefs. On s'est beaucoup interrogé sur cette différence de traitement. L'explication vient peut-être de la nature différente des autorités de saisine dans l'un et l'autre cas : le recours d'inconstitutionnalité est principalement intenté par des organes politiques tandis que la question d'inconstitutionnalité est posée par des juges ; dès lors, il est vraisemblable que les premiers se détermineront largement pour des raisons politiques tandis que les seconds seront plus sensibles à des considérations juridiques ; or la vie politique a ses aléas et ses changements de majorité ; un recours d'inconstitutionnalité ouvert perpétuellement risquerait d'être affecté par ces péripéties ; il est donc préférable que la voie de droit ouverte aux organes politiques soit limitée dans le temps, à la différence de celle ouverte aux juges.

Quant aux effets des arrêts rendus sur recours d'inconstitutionnalité, ils sont particulièrement complexes à préciser. On s'en tiendra à quelques règles générales. Lorsqu'on a affaire à un arrêt de rejet, c'est-à-dire à un arrêt qui ne relève aucune inconstitutionnalité, l'article 38-2 de la LOTC dispose que cela empêche que le problème de constitutionnalité soit à nouveau soulevé selon la même procédure pour violation du même principe constitutionnel. En d'autres termes, si deux recours successifs d'inconstitutionnalité ne peuvent avoir le même objet, en revanche, une question d'inconstitutionnalité peut être posée à l'encontre d'une norme dont la constitutionnalité a déjà été reconnue à l'occasion d'un recours d'inconstitutionnalité (et il en va vraisemblablement de même si cette constitutionnalité a déjà été reconnue lors d'une première question d'inconstitutionnalité). Lorsque, à l'inverse, on a affaire à un arrêt qui relève une inconstitutionnalité, la déclaration d'inconstitutionnalité entraîne la nullité des dispositions attaquées avec un effet ex tunc, c'est-à-dire que la norme attaquée est censée n'avoir jamais existé. Ce principe connaît toutefois une exception fondée sur les articles 161-1 a) de la Constitution et 40-1 de la LOTC : la nullité ex tunc de la disposition attaquée ne permet pas de réviser les arrêts passés en force de chose jugée et l'ayant appliquée. Mais, à son tour, cette exception est assortie d'une exception fondée sur le même article 40-1 de la LOTC : il est possible de réviser les procès pénaux et les procès contentieux administratifs à caractère répressif lorsque, du fait de la nullité de la norme qu'ils ont appliquée, il y aurait une réduction de la peine ou de la sanction ou une exclusion, une exemption ou une limitation de la responsabilité.

A côté du recours d'inconstitutionnalité que l'on vient d'évoquer, il existe une autre technique de contrôle abstrait a posteriori des normes quoique son importance pratique soit très limitée. Il s'agit des saisines du titre V de la LOTC. Pour comprendre ce dont il s'agit, il faut partir du principe déjà évoqué selon lequel les recours intentés devant le Tribunal constitutionnel n'ont pas d'effets suspensifs, principe dans lequel une brèche est ouverte par l'article 161-2 de la Constitution puisque cet article dispose que le gouvernement pourra attaquer avec un effet suspensif limité à cinq mois maximum les dispositions et résolutions adoptées par les organes des Communautés autonomes, le Tribunal devant, dans ce délai maximum de cinq mois, confirmer ou infirmer la suspension. En d'autres termes, une prime est accordée au gouvernement puisque, lorsqu'il attaque un acte d'une Communauté autonome, il a le privilège de pouvoir donner à son action un effet suspensif. Dès lors, lorsqu'il forme un recours d'inconstitutionnalité contre une loi ou un acte ayant force de loi d'une Communauté autonome, il peut donner à son recours un effet suspensif. De la même manière, lorsqu'il soulève à l'encontre d'un acte administratif d'une Communauté autonome un conflit positif de compétence , il peut assortir cette saisine d'un effet suspensif. Mais la LOTC, dans son titre V, a donné à l'article 161-2 de la Constitution une portée encore plus large puisqu'elle en a fait un chef de compétence autonome de la juridiction constitutionnelle : alors même qu'il n'y a ni recours d'inconstitutionnalité ni conflit positif de compétences, le gouvernement peut déférer au Tribunal constitutionnel avec effet suspensif n'importe quelle norme émanant d'une Communauté autonome. En pratique, cela concerne les actes administratifs (puisque pour les lois et les actes législatifs il y a la procédure du recours d'inconstitutionnalité) à l'égard desquels le grief d'inconstitutionnalité est étranger à un empiétement de compétences (puisque, pour les actes administratifs suspectés d'empiétement de compétences, il y a la procédure des conflits positifs de compétence) : en principe, le litige devrait relever de la compétence du juge ordinaire avec la possibilité de demander à ce dernier de prononcer le sursis à exécution de la décision attaquée, sursis qu'il peut accorder ou ne pas accorder ; si le gouvernement entend donner à son action un effet automatiquement suspensif, il doit saisir, non le juge ordinaire, mais le juge constitutionnel. Il s'agit là d'une possibilité qui n'a été utilisée que fort peu de fois puisque, de 1980 au 31 juillet 1996, il n'y a eu que huit saisines du titre V de la LOTC.

B - Contrôle concret des normes

Le contrôle concret des normes porte en Espagne le nom de question d'inconstitutionnalité. C'est, après les recours d'amparo dont on traitera au point suivant, la compétence du Tribunal constitutionnel la plus utilisée puisque, de 1980 au 31 décembre 1996, il y a eu 814 questions d'inconstitutionnalité posées au juge constitutionnel, soit presque deux fois plus que de recours d'inconstitutionnalité.

Il y a d'ailleurs un certain nombre de points communs entre la question d'inconstitutionnalité et le recours d'inconstitutionnalité : les normes dont la constitutionnalité est susceptible d'être mise en cause sont les mêmes ; les effets des arrêts rendus par le juge constitutionnel sont identiques. On renverra donc sur ces deux points aux développements qui précèdent.

Mais il y a également des différences entre les deux procédures. Comme on l'a déjà indiqué, le recours d'inconstitutionnalité est éphémère alors que la question d'inconstitutionnalité est perpétuelle. Surtout et à l'évidence, les autorités de saisine ne sont pas les mêmes : dans le cas du recours d'inconstitutionnalité, il s'agit d'autorités principalement politiques ; dans le cas de la question d'inconstitutionnalité, il s'agit du juge. Reste à savoir quelles sont les conditions de recevabilité de la question d'inconstitutionnalité et comment elle est examinée par le juge constitutionnel.

1/ Les conditions de recevabilité de la question d'inconstitutionnalité

La question d'inconstitutionnalité peut être posée par tout juge quelle que soit sa place dans la hiérarchie des tribunaux ordinaires. En pratique, la moitié environ des questions d'inconstitutionnalité sont posées par les tribunaux supérieurs et plus de 40 % par les tribunaux inférieurs. En revanche, il y a peu de questions d'inconstitutionnalité posées par l'Audiencia nacional et surtout par le Tribunal suprême qui, aux termes de l'article 123-1 de la Constitution, est l'organe juridictionnel suprême du pays. Peut-être cela s'explique-t-il par le fait que, s'il y a matière à question, la question a déjà été posée à un degré inférieur de la hiérarchie judiciaire. Peut-être cela s'explique-t-il également à raison d'une certaine rivalité entre le Tribunal suprême et le Tribunal constitutionnel, le premier n'étant pas, en dépit de son appellation, une juridiction suprême dans tous les domaines puisque l'article 1-1 de la LOTC fait du Tribunal constitutionnel l'interprète suprême de la Constitution.

Quoiqu'il en soit, le juge ordinaire ne peut poser une question d'inconstitutionnalité au Tribunal constitutionnel que si un certain nombre de conditions de procédure et de fond sont remplies.

Du point de vue de la procédure, la question d'inconstitutionnalité ne peut être posée par le juge a quo (selon la terminologie italienne reprise systématiquement par les auteurs espagnols), soit d'office, soit à la demande des parties, que si, au préalable, il a demandé à ces dernières et au ministère public de prendre position sur sa pertinence.

Du point de vue du fond, la question ne peut être posée que si deux conditions, classiques en la matière, sont cumulativement remplies. D'une part, le juge a quo doit éprouver un doute sur la constitutionnalité d'une norme : il ne peut se borner à renvoyer aux doutes exprimés par les parties ; il ne peut non plus se limiter à invoquer des principes constitutionnels susceptibles d'être méconnus sans démontrer en quoi ils le sont ; il doit, dans son ordonnance de saisine, détailler les raisons qui le conduisent à penser qu'une norme donnée viole telle ou telle disposition de la Constitution expressément mentionnée. D'autre part, il doit démontrer que l'issue du procès pendant devant lui dépend de la solution donnée au problème de la constitutionnalité de la norme : la question de savoir si la norme objet de la question est constitutionnelle ou non doit avoir une incidence directe sur la satisfaction ou non des prétentions des parties dans le procès a quo.

2/ L'examen de la question d'inconstitutionnalité par le Tribunal constitutionnel

Elle soulève deux problèmes principaux partiellement liés.

Le premier a trait à la nature exacte du contrôle exercé par le juge constitutionnel. L'expression contrôle concret ne doit pas en effet abuser car elle désigne une réalité qui n'a rien à voir avec celle du contrôle concret exercé dans les systèmes diffus de type nord américain. Ce contrôle est, ici, dit concret seulement parce qu'il est exercé par la juridiction constitutionnelle à partir d'un litige concret posé au juge ordinaire et, de ce fait, il est opposé au contrôle dit abstrait qui est exercé sans que le point de départ en soit une affaire concrète. Mais le juge constitutionnel de la question d'inconstitutionnalité est en réalité confronté au seul problème objectif de la conformité de la norme attaquée à la Constitution, à l'instar de ce qui se passe au cas de recours d'inconstitutionnalité, et il ne prend à aucun moment en considération les circonstances concrètes du litige qui est à l'origine de la question sauf pour vérifier qu'elle est bien recevable. Dans ces conditions, l'appellation classique de contrôle concret est sans doute impropre et il a été soutenu, non sans pertinence, qu'il s'agissait d'un contrôle aussi abstrait que le contrôle du même nom.

Autre problème, les parties susceptibles d'intervenir devant le juge constitutionnel. Lorsque l'article 37-2 de la LOTC organise la procédure d'examen contradictoire de la question d'inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel, il prévoit simplement que la question sera communiquée au Congrès des députés, au Sénat, au Procureur général de l'Etat et, si la norme suspectée d'inconstitutionnalité émane d'une Communauté autonome, aux organes législatifs et exécutifs de cette dernière afin qu'ils présentent des observations. Il ne prévoit pas que les parties au procès a quo puissent participer à la procédure devant le juge constitutionnel. N'y-a-t-il pas là une atteinte aux droits de la défense ? La réponse est délicate. En faveur d'une réponse négative, on peut rappeler ce qui a été souligné au point précédent, à savoir que le Tribunal constitutionnel, lorsqu'il est saisi d'une question d'inconstitutionnalité, exerce seulement un contrôle objectif : il vérifie uniquement si la norme objet de la question d'inconstitutionnalité est ou non conforme à la Constitution, vérification qui ne le conduit pas à examiner le cas concret qui est à l'origine de sa saisine. En faveur d'une réponse positive, on notera que l'issue du procès devant le juge constitutionnel a une incidence directe sur l'issue du procès devant le juge ordinaire de telle sorte que les parties devant le juge a quo se sentent concernées au premier chef par le procès devant le juge constitutionnel. La Cour européenne des droits de l'homme a été saisie du problème dans l'affaire Ruiz-Mateos c/ Espagne. Le groupe Rumasa appartenant au requérant avait été nationalisé par une loi qui avait fait l'objet d'une question d'inconstitutionnalité posée au Tribunal constitutionnel par un juge et, lors du procès devant le juge constitutionnel, Ruiz-Mateos n'avait pu, conformément aux règles qui viennent d'être exposées, intervenir. Il avait alors saisi les instances de la Convention européenne des droits de l'homme en excipant notamment d'une violation du droit à un procès équitable (article 6-1 de la Convention) et, dans son arrêt en date du 23 juin 1993, la Cour lui a donné raison en condamnant l'Espagne mais dans des termes tels que l'arrêt n'a peut-être qu'une portée limitée à des cas très particuliers, ceux dans lesquels la loi n'a pas une portée générale et impersonnelle mais est, comme la loi nationalisant le groupe Rumasa, une loi d'espèce. C'est du moins comme cela que le Tribunal constitutionnel espagnol a compris l'arrêt du 23 juin 1993 : l'article 37-2 de la LOTC n'a pas été modifié ; toutefois, il a été admis que les parties au procès a quo pourraient être admises à défendre leurs intérêts devant le juge constitutionnel dans les cas exceptionnels où la question d'inconstitutionnalité vise une loi d'espèce (ley de caso único ou ley singular selon la terminologie espagnole), c'est-à-dire une loi dépourvue du caractère de généralité qui est la caractéristique habituelle des normes législatives.

C - Protection des droits fondamentaux

Il va de soi que les procédures de contrôle des normes qui viennent d'être étudiées, qu'il s'agisse de procédures de contrôle abstrait ou de procédures de contrôle concret, servent à protéger les droits fondamentaux : il suffit en effet que la norme objet du recours ou de la question d'inconstitutionnalité porte atteinte aux droits fondamentaux pour qu'elle soit éliminée de l'ordre juridique. Mais ce n'est là, pourrait-on dire, qu'une fonction épisodique et dérivée du contrôle des normes, sa fonction permanente et principale étant de garantir le respect de la Constitution, qu'un problème de droits fondamentaux soit ou non en cause.

En revanche, il existe en Espagne, comme d'ailleurs en Autriche et en Allemagne, un chef de compétence de la juridiction constitutionnelle dont l'objet spécifique et exclusif est de protéger les droits fondamentaux : c'est le recours d'amparo constitutionnel (littéralement recours en protection constitutionnelle) dont on étudiera successivement les conditions de recevabilité et l'examen par le juge constitutionnel.

1/ Les conditions de recevabilité du recours d'amparo

- La première condition de recevabilité a trait aux droits fondamentaux concernés. Tous les droits fondamentaux proclamés par le titre I de la Constitution, intitulé justement « Des droits et des devoirs fondamentaux » ne sont pas susceptibles de recours d'amparo. Sur le fondement de l'article 53-2 de la Constitution, il s'agit simplement des droits reconnus par les articles 14 à 30 de la Constitution que, de ce fait, on a pris l'habitude de qualifier de droits fondamentaux de premier rang puisqu'ils bénéficient de garanties plus étendues que celles concernant les autres droits fondamentaux. Il s'agit pour l'essentiel des droits de la première et de la seconde génération, c'est-à-dire des libertés publiques classiques à caractère individuel ou collectif exception faite du droit de propriété : égalité, droit à la vie et à l'intégrité physique et morale, liberté idéologique, sûreté, droit à l'honneur et à l'intimité personnelle et familiale, liberté de circulation et de résidence, liberté d'expression et d'information, droit de réunion, droit d'association, droit de participer aux affaires publiques, droit d'obtenir la protection effective des juges, droit à l'éducation, droit syndical, droit de grève, droit de pétition (et même objection de conscience).

En revanche, outre le droit de propriété, un certain nombre d'autres droits qui, pour l'essentiel, sont des droits économiques et sociaux, c'est-à-dire des droits de la troisième génération, ne peuvent donner lieu à recours d'amparo : droit au travail, liberté d'entreprendre, droit à la protection de la santé, droit à la culture, droit de jouir d'un environnement approprié, droit au logement, droits spécifiques à la jeunesse, au troisième âge, aux handicapés et aux consommateurs... Cette exclusion se comprend aisément : dans la plupart des cas, les droits non susceptibles de recours d'amparo sont plus des objectifs de la politique économique et sociale que des droits subjectifs susceptibles de donner naissance à des obligations dont la méconnaissance serait susceptible d'être sanctionnée par le juge. D'ailleurs, pour la plupart d'entre eux, l'article 53-3 de la Constitution précise que, s'ils doivent inspirer la législation positive, la pratique judiciaire et l'action des pouvoirs publics, ils ne pourront être invoqués devant le juge que conformément aux dispositions des lois qui les développeront, ce qui revient à dire qu'ils ne sont pas directement applicables et qu'une interpositio legislatoris est nécessaire.

En d'autres termes, le recours d'amparo n'est recevable que lorsque sont en cause des droits fondamentaux qu'il est facile de protéger juridictionnellement parce que, la plupart du temps, ils n'impliquent pas une action positive de la puissance publique mais, tout simplement, son abstention.

En pratique, le droit fondamental dont la méconnaissance est le plus souvent invoquée est le droit à une protection juridictionnelle effective (article 24 de la Constitution) dont les composantes sont multiples (droit au juge ordinaire déterminé préalablement par la loi, droit de se défendre et de se faire assister par un avocat, droit d'être informé de l'accusation formulée contre soi, droit d'avoir un procès public et avec toutes les garanties, droit d'utiliser les preuves pertinentes pour sa défense, droit de ne pas déclarer contre soi-même, droit de ne pas s'avouer coupable et d'être présumé innocent...). Il est en effet invoqué dans les deux tiers des saisines. En second lieu, vient le principe d'égalité dont la méconnaissance est mise en avant dans à peu près 20 % des cas. Quant à la violation des autres droits fondamentaux susceptibles de recours d'amparo, elle n'est soulevée que dans environ 10 % des cas.

- La seconde condition de recevabilité concerne les actes susceptibles de donner lieu à recours d'amparo. L'article 41-2 en donne une définition compréhensive puisqu'il s'agit des dispositions, actes juridiques ou simples comportements matériels des pouvoirs publics de l'Etat, des Communautés autonomes et des autres organismes publics à caractère territorial, professionnel ou institutionnel ainsi que de leurs fonctionnaires ou agents. Toutefois, les articles qui suivent n'ouvrent concrètement le recours d'amparo qu'à l'égard de trois catégories d'actes : les actes sans force de loi émanant des Cortes generales ou des assemblées législatives des Communautés autonomes, ce qui correspond au concept français d'actes parlementaires (article 42), les actes administratifs (article 43) et les actes juridictionnels émanant du juge ordinaire (article 44). Trois remarques doivent être faites à ce propos.

On constatera tout d'abord que si les actes parlementaires peuvent faire l'objet d'un recours d'amparo, il n'en va pas de même des actes législatifs. Toutefois, il est parfaitement possible d'attaquer devant le Tribunal constitutionnel, par le biais d'un recours d'amparo, l'acte d'application d'une loi considérée comme inconstitutionnelle, qu'il s'agisse par exemple d'un acte administratif ou d'un acte juridictionnel, et, si le Tribunal constitutionnel ou, plus exactement, la chambre du Tribunal constitutionnel (puisque, on l'a vu, les recours d'amparo relèvent de la compétence des chambres) est d'accord avec les griefs d'inconstitutionnalité invoqués dans le recours, il accordera l'amparo et annulera en conséquence l'acte d'application de loi avec effets inter partes. Quant à la loi elle-même, elle devra faire l'objet d'une question d'inconstitutionnalité posée par la chambre du Tribunal constitutionnel à l'assemblée plénière (compétente en matière de questions d'inconstitutionnalité) en application des dispositions de l'article 55-2 de la LOTC selon lesquelles « au cas où il serait fait droit à un recours d'amparo parce que la loi appliquée lèse des droits fondamentaux ou des libertés publiques, la chambre soumettra la question (de la constitutionnalité de la loi) au Tribunal réuni en assemblée plénière qui pourra déclarer l'inconstitutionnalité de ladite loi par un nouvel arrêt ayant les effets ordinaires prévus aux articles 38 et suivants » de la LOTC, c'est-à-dire, notamment, des effets erga omnes. C'est ce que l'on appelle l'auto question d'inconstitutionnalité ou encore la question d'inconstitutionnalité interne. Depuis l'entrée en fonction du Tribunal, il n'y a eu qu'une dizaine de questions de ce type, ce qui est fort peu. Cela s'explique vraisemblablement par l'existence de la procédure de contrôle concret des normes qui a permis d'éliminer de l'ordre juridique espagnol la plupart des lois inconstitutionnelles. Cela s'explique peut-être aussi par le fait que, dans certains cas, la chambre du Tribunal constitutionnel s'en est tenue à l'examen de la constitutionnalité de l'acte d'application de la loi sans remonter à cette dernière et sans en remettre en cause la constitutionnalité.

On constatera ensuite que les seuls actes susceptibles de recours d'amparo sont des actes qui émanent des pouvoirs publics. Il est vrai que, la plupart du temps, c'est la puissance publique qui est une menace pour les droits fondamentaux. Toutefois, on sait que les droits fondamentaux peuvent également être menacés par le comportement de simples particuliers : par exemple, si un chef d'entreprise licencie un employé à raison de ses activités syndicales, il est porté atteinte à la liberté syndicale par un acte émanant d'un particulier et qui est étranger à tout acte des pouvoirs publics. Est-ce à dire que le recours d'amparo ne permet pas de protéger ce type d'atteintes, ne garantissant que les effets verticaux des droits fondamentaux (droits face aux pouvoirs publics) et non leurs effets horizontaux (droits face aux personnes privées) ? La réponse est négative : si l'employé estime qu'il a été porté atteinte à son droit syndical, il saisira le juge ordinaire ; si ce dernier lui donne raison, il n'y a aucun problème ; si, à l'inverse, il le déboute, son jugement porte, à son tour, atteinte au droit syndical de l'employé ; on a alors affaire à un acte de la puissance publique qui lèse un droit fondamental et contre lequel il est possible d'intenter un recours d'amparo devant le juge constitutionnel ; si le juge constitutionnel considère qu'il y a eu effectivement violation du droit syndical, il annulera à la fois le jugement rendu par le juge ordinaire et ne donnant pas satisfaction au requérant et la mesure de licenciement prise à son encontre par l'employeur. Ainsi, par le biais des recours d'amparo contre les décisions de justice ne protégeant pas les droits fondamentaux des particuliers contre les menaces émanant d'autres particuliers, il est possible de garantir les effets horizontaux des droits fondamentaux tout autant que leurs effets verticaux.

On soulignera enfin que, statistiquement, s'il y a peu de recours d'amparo contre des actes parlementaires, s'il y a un certain nombre de recours d'amparo contre des actes administratifs (qui, à raison de la règle de l'épuisement des voies de recours devant le juge ordinaire que l'on évoquera plus loin, ne peuvent être connus du juge constitutionnel qu'après que le juge ordinaire - plus précisément, les chambres du contentieux administratif de la juridiction ordinaire - ait été saisi et n'ait pas donné satisfaction au requérant), la majorité des recours sont formés contre des décisions de justice (tout particulièrement du juge pénal) et fondés sur des vices propres à ces dernières (principalement, violation des droits de l'article 24 précité). Dans ces conditions, le recours d'amparo sert principalement à protéger les droits fondamentaux contre les violations susceptibles de provenir du juge ordinaire. Cela ne manque pas d'être paradoxal compte tenu de l'analyse traditionnelle qui fait du juge ordinaire le protecteur naturel des droits fondamentaux. Cela ne manque pas non plus de susciter des tensions entre le Tribunal constitutionnel et le Tribunal suprême, notamment lorsque le premier annule un arrêt du second tout en déclarant définitifs des jugements rendus en première ou en seconde instance par les tribunaux ordinaires inférieurs et que le Tribunal suprême avait, en son temps, annulé.

- La troisième condition de recevabilité concerne les auteurs des recours d'amparo. Aux termes de l'article 162-1 b), il peut être intenté par toute personne physique ou morale invoquant un intérêt légitime de même que par le Défenseur du peuple et le Ministère public. L'immense majorité des recours provient, on s'en doute, des personnes physiques ou morales qui s'estiment lésées dans leurs droits fondamentaux. Il s'agit le plus souvent de personnes de droit privé mais également parfois de personnes de droit public. Les recours émanant du Défenseur du peuple, que l'article 54 de la Constitution charge expressément de la défense des droits fondamentaux, ne dépassent pas la dizaine. Quant aux recours du Ministère public, ils ne dépassent pas la trentaine : la plupart du temps, le Ministère public intervient, à l'instar du Défenseur du peuple, en défense des droits fondamentaux des citoyens face aux pouvoirs publics mais il est arrivé également, ce qui est plus curieux et peu conforme à la fonction du recours d'amparo, qu'il intervienne en défense de l'intérêt des pouvoirs publics face aux comportements des particuliers.

- La dernière condition de recevabilité résulte de la règle de l'épuisement des autres voies de droit. Le recours d'amparo n'est qu'un recours subsidiaire. Il ne peut être intenté que si le requérant n'a pas pu obtenir satisfaction en utilisant les autres moyens à sa disposition. Si l'acte à l'origine de la violation des droits fondamentaux est un acte parlementaire, il faudra utiliser, avant de saisir le Tribunal constitutionnel dans un délai maximum de trois mois, les différents recours internes prévus par le droit parlementaire s'il en existe (s'il n'en existe pas, la saisine du Tribunal constitutionnel peut être immédiate). S'il s'agit d'un acte administratif, il faudra avoir épuisé, non seulement les voies de recours devant l'administration elle-même, mais aussi les voies de recours devant les chambres du contentieux administratif de la juridiction ordinaire (qu'il s'agisse des voies de recours ordinaires ou de la voie de recours spéciale prévue par l'article 53-2 de la Constitution et qui se caractérise par une procédure spécifique fondée sur les principes de priorité et d'examen sommaire, voie de recours spéciale parfois appelée amparo ordinaire par opposition à l'amparo constitutionnel porté devant le Tribunal constitutionnel et dont elle est un préalable) en invoquant expressément la violation d'un ou de plusieurs droits fondamentaux, le Tribunal constitutionnel devant être saisi dans un délai de vingt jours à compter de la notification du jugement rendu par le juge ordinaire. Il en va de même, mutatis mutandis, s'il s'agit d'un acte juridictionnel. D'une manière générale, un recours d'amparo devant le juge constitutionnel n'est pas recevable contre les décisions interlocutoires ou intermédiaires : pour pouvoir exciper de leur inconstitutionnalité devant le juge constitutionnel, il faut attendre que le procès sur le fond soit définitivement terminé devant le juge ordinaire et objet d'un recours d'amparo devant le Tribunal constitutionnel.

_2/ L'examen du recours d'_amparo par le Tribunal constitutionnel

Sur les 39 406 affaires engrangées par le Tribunal constitutionnel jusqu'au 31 décembre 1996, 37 537, soit plus de 95 %, étaient des recours d'amparo. Pour la seule année 1996, sur les 4810 recours reçus, 4689 sont des recours d'amparo. Un nombre aussi élevé de recours a conduit à mettre en place des mécanismes de filtrage ou, plus exactement, de rejet sommaire des recours. Tel est l'objet de l'article 50 de la LOTC dont les dispositions ont été modifiées par la loi organique 6/1988 du 9 juin 1988. Non seulement les cas de rejet sommaire sont définis de façon un peu plus large que par le passé mais, surtout, la procédure de rejet sommaire est sensiblement modifiée.

Les cas de rejet sommaire sont au nombre de trois : la demande ne remplit pas de façon manifeste et irréversible l'une quelconque des conditions de recevabilité précédemment évoquées ; la demande manque manifestement de contenu justifiant une décision du Tribunal constitutionnel portant sur le fond ; le Tribunal constitutionnel a déjà rejeté un recours d'inconstitutionnalité, une question d'inconstitutionnalité ou un recours d'amparo dans un cas d'espèce substantiellement identique. De ces trois hypothèses, c'est certainement la seconde dont le sens est le moins clair. Dans un premier temps, le Tribunal constitutionnel semblait entendre par « demande manquant manifestement de contenu justifiant une décision du Tribunal constitutionnel » les demandes soulevant des questions étrangères à tout problème de constitutionnalité. Plus récemment, le Tribunal a, en 1994, donné un autre sens à cette expression en considérant qu'elle visait également des affaires où, certes, des problèmes de constitutionnalité étaient en cause, mais où les intérêts en jeu étaient mineurs.

La procédure de rejet sommaire donne un pouvoir important à la section qui, rappelons-le, est composée de trois juges. Si les trois juges sont unanimes à estimer que l'on est bien dans l'un des cas de rejet sommaire précédemment évoqué, le rejet est décidé par une ordonnance non motivée (providencia) contre laquelle seul le Ministère public peut faire appel dans un délai de trois jours. Il est alors statué sur cet appel par une ordonnance motivée (auto) insusceptible d'appel. Si deux des trois juges composant la section estiment qu'il y a lieu à rejet sommaire, le rejet peut être décidé, après auditions du demandeur et du Ministère public, par une ordonnance motivée (auto) insusceptible d'appel. Si un seul juge ou aucun juge n'est en faveur du rejet sommaire, l'affaire est alors connue de la chambre du Tribunal constitutionnel (six juges), voire, dans certains exceptionnels, de son assemblée plénière (douze juges), qui rend un arrêt (sentencia) bien évidement motivé. Entre temps, et conformément à la règle posée par l'article 56 de la LOTC, la chambre (ou l'assemblée plénière) aura pu, soit d'office, soit à la demande du requérant, suspendre l'acte attaqué dans les cas où son exécution serait susceptible de causer un préjudice faisant perdre à l'amparo tout intérêt.

L'examen de la pratique montre que l'essentiel des recours d'amparo sont rejetés en sections de trois juges par des ordonnances non motivées (providencias). Ainsi, en 1996, les 4157 recours d'amparo résolus par les sections et les chambres l'ont été de la façon suivante : il y a eu 3811 providencias , c'est-à-dire 3811 rejets sommaires à l'unanimité des trois juges de la section décidés par ordonnance non motivée ; il y a eu 170 autos sur lesquels 115 étaient des autos de rejet sommaire décidés par deux des trois juges de la section par ordonnance motivée, les autres étant notamment des autos de désistement ; il y a eu 176 sentencias, c'est-à-dire 176 arrêts rendus par les six juges de la première ou de la seconde chambre, 101 étant des arrêts donnant satisfaction au requérant, 75 étant des arrêts rejetant le recours. En d'autres termes, près de 92 % des recours d'amparo ont été résolus (c'est-à-dire rejetés) par des ordonnances non motivées de trois juges (statuant, il est vrai, à l'unanimité)...

Lorsque l'on a affaire à un arrêt accordant l'amparo , l'arrêt a en principe le contenu suivant (article 55-1 de la LOTC) : il indique le droit fondamental qui a été considéré comme violé, par exemple le droit à l'égal accès aux emplois publics ; il annule les actes qui ont violé ce droit fondamental ou cette liberté publique, par exemple l'acte administratif écartant le requérant de la liste des candidats admis à se présenter à un concours et les jugements rendus par les chambres du contentieux administratif qui n'avaient vu dans cet acte aucune inconstitutionnalité ; le cas échéant, il contient les mesures propres à garantir le rétablissement du requérant dans ses droits, par exemple en annulant les épreuves du concours dont avait été exclu le requérant et en proclamant le droit de ce dernier de s'y présenter. En application de l'article 164-1 de la Constitution, il a valeur de chose jugée mais ses effets ne sont pas erga omnes mais simplement inter partes.

D - Résolution des conflits constitutionnels

1/ Conflits entre l'Etat et les Communautés autonomes

L'Espagne est, on le sait, un Etat composé : sans être un Etat fédéral, elle n'est pas non plus un Etat unitaire classique où la décentralisation serait seulement une décentralisation administrative ; il s'agit de ce qu'il est convenu d'appeler un Etat régional, c'est-à-dire un Etat unitaire où les régions sont des entités politiques jouissant d'une autonomie de nature politique. Dans ces conditions, le Tribunal constitutionnel ne pouvait pas ne pas se voir chargé d'attributions importantes en matière de résolution des conflits de compétence entre l'Etat et ses éléments composants dotés de l'autonomie politique, les Communautés autonomes (et entre Communautés autonomes elles-mêmes), qu'il s'agisse de conflits positifs ou de conflits négatifs.

Il y a d'abord conflit positif de compétence lorsque l'organe exécutif supérieur d'une Communauté autonome considère qu'une disposition, une résolution ou un acte émanant d'une autre Communauté autonome ou de l'Etat ne respecte pas la répartition des compétences telle qu'elle résulte de la Constitution, des statuts d'autonomies et des lois correspondantes .Il doit alors soulever l'incompétence de l'Etat ou de la Communauté autonome dans un délai de deux mois à compter de la publicité de l'acte en cause en saisissant le gouvernement central ou l'organe exécutif supérieur de la Communauté d'un déclinatoire de compétence. Le gouvernement central ou l'organe exécutif supérieur a un mois pour prendre position sur ce déclinatoire étant entendu que son silence gardé pendant ce laps de temps équivaut à un rejet. Si le déclinatoire de compétence est rejeté, l'organe exécutif supérieur de la Communauté autonome à l'origine du conflit a alors un mois pour déférer le conflit au Tribunal constitutionnel en assortissant, le cas échéant, son recours d'une demande de sursis à exécution.

Il y a également conflit positif de compétence lorsque le gouvernement central estime qu'une disposition ou une résolution émanant d'une Communauté autonome ne respecte pas la répartition des compétences telle qu'elle résulte de la Constitution, des statuts et des lois organiques correspondantes. Dans ce cas, il peut directement porter le conflit devant le Tribunal constitutionnel ou agir comme au point précédent, c'est-à-dire en adressant un déclinatoire de compétence à la Communauté autonome et en ne saisissant le Tribunal constitutionnel qu'après rejet du déclinatoire de compétence par la Communauté autonome. Il peut donner à sa saisine du Tribunal constitutionnel les effets suspensifs automatiques de la décision attaquée que lui accorde l'article 161-2 de la Constitution.

Dans un cas comme dans l'autre, la procédure du conflit positif de compétence ne peut concerner que des actes administratifs. Si la compétence contestée résulte d'une loi ou d'un acte ayant force de loi, le conflit de compétence est en réalité considéré comme un recours d'inconstitutionnalité. Dans son arrêt qui a des effets erga omnes, le Tribunal constitutionnel déclare à qui appartient la compétence contestée et, le cas échéant, annule l'acte à l'origine du conflit qui n'a pas respecté les règles de répartition des compétences.

Jusqu'au 31 décembre 1996, 571 conflits positifs de compétence ont été soulevés avec une croissance régulière du nombre de conflits d'année en année jusqu'en 1986 puis, depuis, une baisse régulière qui s'explique notamment par le fait que les règles de répartition des compétences, précisées qu'elles ont été par plus de quinze ans de jurisprudence constitutionnelle, sont maintenant mieux connues. Dans plus des deux tiers des cas, le conflit avait été soulevé par une Communauté autonome et concernait une norme de l'Etat, les Communautés autonomes les plus actives étant traditionnellement la Catalogne (mais depuis que CiU, qui domine l'exécutif catalan, soutient le gouvernement de Madrid, elle a d'autres moyens d'action) et le Pays basque (mais il n'a pratiquement plus saisi le Tribunal depuis le début des années 1990, sans doute pour boycotter une institution qu'il estime trop défavorable aux autonomies). Dans un petit tiers des cas, le conflit émanait du gouvernement central et concernait des normes des Communautés autonomes, le plus souvent de Catalogne et du Pays basque. Les conflits de compétence entre Communautés autonomes sont, eux, marginaux (une demi douzaine).

Quant aux conflits négatifs de compétence, ils se posent d'abord lorsqu'une prétention émanant d'une personne physique ou d'une personne morale est rejetée par l'Etat au motif que c'est la Communauté autonome qui est compétente pour agir et par la Communauté autonome au motif que c'est l'Etat qui est compétent pour statuer. Dans un tel cas, dans un délai d'un mois à compter de la décision d'incompétence de la collectivité publique requise en second lieu, la personne physique ou morale peut saisir le Tribunal constitutionnel afin qu'il déclare à qui appartient la compétence controversée, ce qui s'est passé une dizaine de fois depuis l'entrée en fonction du Tribunal.

Il y a également conflit négatif de compétence lorsque le gouvernement central somme une Communauté autonome d'exercer une attribution que lui confie son statut ou une loi organique de délégation ou de transfert et que la Communauté autonome refuse d'exercer cette compétence au motif qu'elle ne lui appartient pas. Le gouvernement peut alors saisir le Tribunal constitutionnel (ce qui, jusqu'à maintenant, n'a jamais été fait) afin qu'il déclare que la Communauté autonome était bien compétente pour agir et qu'il fixe un délai dans lequel cette dernière devra effectivement exercer la compétence contestée.

2/ Conflits entre organes constitutionnels centraux

Il s'agit des conflits de compétence susceptibles de survenir entre quatre organes constitutionnels centraux à l'exclusion de tous autres : le gouvernement, le Congrès des députés, le Sénat et le Conseil général du pouvoir judiciaire. Lorsque l'un de ces organes estime qu'un autre de ces organes prend des décisions dans des matières que la Constitution ou les lois organiques lui réservent et porte de ce fait atteinte à la séparation des pouvoirs, il l'en informe dans un délai d'un mois. Si l'organe saisi rétorque qu'il a agi dans le cadre de ses attributions constitutionnelles ou s'il garde le silence pendant un mois, l'organe qui estime que ses compétences ont été méconnues peut saisir le Tribunal constitutionnel. L'arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel détermine l'organe compétent pour exercer les attributions contestées et déclare nuls les actes éventuellement entachés d'un vice d'incompétence.

Jusqu'ici, cette procédure n'a été utilisée que dans deux circonstances.

Elle a d'abord été utilisée en 1985 où le Conseil général du pouvoir judiciaire a estimé que le projet de loi organique en discussion aux Cortes generales qui modifiait sa composition en décidant que tous ses membres étaient dorénavant élus par le Parlement et non plus élus pour partie par les juges eux-mêmes portait atteinte à ses compétences et, partant, à la séparation des pouvoirs. C'est pourquoi il a successivement saisi le Tribunal constitutionnel d'un conflit de compétence avec le Congrès des députés à l'occasion de l'adoption, en première lecture, des dispositions contestées, d'un conflit de compétence avec le Sénat lorsque le texte en question a été adopté par la chambre haute et d'un nouveau conflit de compétence contre le Congrès des députés à l'occasion de l'approbation définitive de la loi. Ces trois conflits ont été joints pour connexité par le Tribunal qui, dans un même arrêt, a estimé que, si la modification législative était peu opportune, elle ne pouvait être analysée comme une atteinte inconstitutionnelle à la séparation des pouvoirs.

Elle a ensuite été utilisée en 1995 où le gouvernement a saisi le Tribunal constitutionnel du refus du Sénat d'examiner en urgence un projet de loi organique relatif à la réglementation de l'interruption volontaire de grossesse et qui assouplissait la loi en vigueur. A l'heure où ces lignes sont écrites, l'arrêt n'a pas encore été rendu.


Comme on l'imagine, l'ampleur des compétences du Tribunal constitutionnel qui viennent d'être exposées a permis à la haute instance de jouer un rôle fondamental dans la naissance et la consolidation de l'Etat de droit dont il convient de souligner les aspects principaux.

Tout d'abord, le Tribunal constitutionnel a joué un rôle décisif dans le phénomène de constitutionnalisation du droit. Non seulement des actes de force législative lui ont été déférés dans le cadre des procédures de contrôle des normes mais, par le biais du recours d'amparo, il a été également amené à connaître d'actes parlementaires, d'actes administratifs et, surtout, d'actes juridictionnels. En un mot, disposant de moyens aptes à forcer le Parlement, l'administration et le juge à respecter les édictions de la Constitution, il a favorisé leur pénétration rapide dans l'ordre juridique. En particulier, le fait que, à l'occasion d'un recours d'amparo, il puisse annuler les décisions de justice qui vont à l'encontre des dispositions de la Constitution relatives aux droits fondamentaux telles qu'il les interprète, a été déterminant. Dans les premiers mois qui ont suivi l'entrée en vigueur de la Constitution nouvelle, le juge ordinaire, et tout particulièrement les chambres civiles du Tribunal suprême, avait en effet eu parfois tendance à conserver l'analyse qui était la sienne du temps du franquisme et qui consistait à voir dans la Loi fondamentale de simples dispositions programmatiques dépourvues de valeur normative directe et devant simplement orienter, dans le futur, l'activité des pouvoirs publics. Dès ses premiers arrêts, le Tribunal constitutionnel a fermement affirmé la valeur normative de l'ensemble des dispositions de la Constitution et annulé les décisions de justice qui, dans la matière des droits fondamentaux, s'en écartaient, forçant ainsi le pouvoir judiciaire à respecter la Constitution telle qu'elle est interprétée par le juge constitutionnel.

Le Tribunal constitutionnel a joué également un rôle déterminant dans la définition du statut des droits fondamentaux, là encore grâce aux procédures de contrôle des normes mais, surtout, grâce aux dizaines de milliers de recours d'amparo dont il a été saisi. A cette occasion, il a précisé, non seulement les règles spécifiques à tel ou tel droit fondamentaux, mais, plus généralement, les éléments déterminants d'une théorie générale des droits fondamentaux, qu'il s'agisse, par exemple, de leur force juridique, du problème de leur applicabilité directe, de l'étendue de la réserve de loi en la matière ou du respect de leur contenu essentiel.

La haute instance a aussi très fortement contribué à préciser les contours de l'Etat des autonomies, cette forme originale d'Etat qui, sans pour autant être un Etat fédéral, donne aux Communautés autonomes une autonomie politique qui, parfois, est supérieure à celle de certains Etats fédérés. A l'occasion des recours d'inconstitutionnalité intentés contre des lois qui, comme on l'a souligné, soulèvent souvent des questions de répartition des compétences, à l'occasion également des conflits de compétence qui soulèvent exclusivement des problèmes de répartition des compétences nés d'actes administratifs, le juge constitutionnel a été conduit, non seulement à éclairer, matière par matière, les règles de répartition des compétences entre l'Etat et les Communautés autonomes, mais aussi à définir ou préciser une certain nombre de concepts transversaux : notion de bases d'une matière, notion de lois de transfert, de délégation ou d'harmonisation... Il l'a fait en prenant en considération, certes la Constitution, mais également les statuts d'autonomies et certaines lois puisque, en la matière, la LOTC étend la liste des normes de référence au-delà de la seule Constitution.

Enfin, le Tribunal constitutionnel a joué un rôle majeur dans l'élaboration de la théorie des sources du droit, qu'il s'agisse, par exemple, du régime des lois organiques (lois relatives au développement des droits fondamentaux et des libertés publiques, lois approuvant les statuts d'autonomie et le régime électoral général et autres lois auxquelles la Constitution a expressément attribué la qualité de loi organique), des décrets législatifs (actes de force législative édictés par le gouvernement sur habilitation parlementaire préalable) et des décrets-lois (actes de force législative édictés à titre provisoire par le gouvernement sans habilitation parlementaire préalable au cas de nécessité extraordinaire et urgente) ou de la place des traités internationaux dans l'ordonnancement juridique ou encore des rapports respectifs de la loi et du règlement.

Si le Tribunal constitutionnel a joué ainsi un rôle décisif dans la naissance et la consolidation de l'Etat de droit, il ne faut pas se cacher qu'il se trouve à l'heure actuelle à la croisée des chemins, déstabilisé qu'il est par son encombrement et par les retards que cet encombrement provoque. On l'a déjà indiqué, en 1996, le Tribunal constitutionnel a été saisi de 4810 recours. Dans le même laps de temps, il en a résolu 4237, chiffre au-delà duquel il semble difficile d'aller. En tout état de cause, 3154 litiges restaient en instance à la date du 31 décembre 1996, à comparer aux 2911 pendants au 31 décembre 1995 et aux 2314 pendants au 31 décembre 1994. Sur ces 3154 litiges pendants, 2826 étaient des recours d'amparo, 146 des questions d'inconstitutionnalité, 117 des recours d'inconstitutionnalité et 63 des conflits positifs de compétence. On imagine les retards qui en découlent. Si le retard à juger les recours d'amparo ne dépasse pas en principe trois ans (mais c'est déjà beaucoup), il n'en va pas de même pour les recours d'inconstitutionnalité, les questions d'inconstitutionnalité et les conflits de compétence. Pour ne prendre qu'un seul exemple, et il y en a peut-être de plus topiques, la loi 42/1988 du 28 décembre 1988 sur la donation et l'utilisation d'embryons et de foetus humains a été déférée au Tribunal constitutionnel par l'opposition parlementaire le 31 mars 1989 et ce dernier vient tout juste de rendre son arrêt (arrêt 212/1996 du 19 décembre 1996), mettant ainsi près de huit ans pour statuer.

La cause de ces dérèglements doit être bien évidemment cherchée du côté des recours d'amparo puisque, on l'a déjà également indiqué, sur les 4810 recours enregistrés en 1996, 4694, soit plus de 97 %, étaient des recours de ce type. C'est la croissance exponentielle des recours d'amparo qui est sur le point de paralyser le Tribunal constitutionnel. Or, il convient de rappeler que ces recours d'amparo servent principalement à protéger les droits fondamentaux contre les violations susceptibles de provenir du juge ordinaire. Il s'agit là d'une fonction qui, en son temps, a été décisive : dans les premières années d'application de la Constitution nouvelle, le pouvoir judiciaire était très largement le pouvoir judiciaire du régime antérieur de telle sorte qu'il a été très utile qu'il soit soumis à un contrôle étroit de la part du Tribunal constitutionnel puisque cela l'a forcé à respecter les nouvelles valeurs constitutionnelles. Mais, depuis, ce pouvoir judiciaire s'est considérablement renouvelé de telle sorte que son contrôle par le Tribunal constitutionnel est sans doute moins vital. S'il était possible de l'assouplir, cela permettrait au Tribunal constitutionnel de se concentrer sur ce qui, dans la conception kelsenienne de la justice constitutionnelle est la raison d'être d'une juridiction constitutionnelle, à savoir le contrôle du législateur. Le Tribunal constitutionnel peut sans doute faire pas mal en la matière, notamment en se livrant à une interprétation plus restrictive des droits constitutionnels de l'article 24 de la Constitution (droit à une protection juridictionnelle effective des juges et des tribunaux, droit au juge ordinaire préalablement déterminé par la loi, droit de se défendre et de se faire assister par un avocat... ) que celle qui lui a permis de devenir une sorte de super juge de cassation. Il s'est d'ailleurs, semble-t-il, déjà engagé dans cette voie. Mais il ne peut tout faire et une modification des normes qui le régisse sera peut-être inévitable. Si ces évolutions ne se renforçaient pas ou ne se produisaient pas à court terme, la crédibilité du Tribunal pourrait être gravement compromise. Il ne le mérite pas tant sont grands les services qu'il a rendus à la cause de la Constitution, c'est-à-dire à la cause de la démocratie pluraliste.